« La culture savante de la fin du Moyen Âge ne cachait pas sa finalité pratique et sa volonté d’utilité1. »

1Cette réflexion pénétrante de Jean-Michel Matz ne se vérifie pas que dans les affirmations de quelques lettrés. La science imprégnait toujours plus l’exercice du pouvoir. Ainsi le phénomène concernait-il les deux dynasties dites « angevines » des rois de Sicile-Naples et leur entourage, entre xiii^e et xv^e siècle. La dimension intellectuelle de leur idéologie et de leurs pratiques administratives est restée longtemps négligée. Notre regretté ami avait perçu cette lacune. Il incita et contribua à la combler en se dévouant, selon sa générosité habituelle, aux entreprises collectives du nouvel « angevinisme2 ».

2La première maison d’Anjou (1246-1435) méritait le plus une telle révision. Elle souffre encore de la piètre réputation forgée par une longue historiographie. Peu d’exceptions, surtout françaises ou napolitaines, la nuançaient3. Selon sa « vulgate », la question intellectuelle participait d’un ensemble de travers structurels de la monarchie concernée. Ils partaient du triomphe même de son fondateur, Charles I^er, savoir la conquête en 1266, à l’appel de la papauté, du Mezzogiorno ou Royaume (Regno) par antonomase en Italie. Installés par la force, les Anjou ne gagnaient que médiocrement l’adhésion des sujets. La révolte des Vêpres palermitaines (1282) illustrait la tiédeur de ces derniers et accentuait une fragilité pérenne du régime. En bref, il s’agissait d’une royauté tyrannique à la tête d’un royaume pourtant divisé mais encore déprimé, par l’économie et par l’esprit, face au reste de l’Italie. Les Angevins tenaient certes la tête du camp « guelfe » et en tiraient une légitimité, du moins jusque vers le milieu du xiv^e siècle. Ancre de miséricorde du régime et de ses serviteurs, ce recours palliait leur pauvreté culturelle et doctrinale. Ils n’en restaient que davantage à la remorque de l’Église comme, par ailleurs, des communes de la Péninsule4.

3Le jugement plus complexe, qui progresse depuis quelques années, dépend d’un retour méthodique aux sources. Celle ici publiée compte parmi les moins connues. Il s’agit d’un double sermon qu’un grand officier du royaume, Bartolomeo da Capua, adressait au collège des cardinaux. Il les pressait, au nom de son maître, d’élire un pape. Ce discours est une véritable pierre de touche quant à l’intelligentsia angevine. Il la met en scène après la crise résultant des Vêpres, et précisément face aux leçons de l’Église romaine.

4Au vrai, le décri des lettrés angevins est mis en doute par la seule biographie de Bartolomeo da Capua. Il rassemblait en sa personne le docte et l’officier. Professeur de droit civil au studium de Naples promu en 1278, il parcourut un remarquable cursus honorum à la cour. Conseiller (cité dès 1282), maître rational (cité dès 1289), il rédigeait des lettres royales dès 1283. Il devenait protonotaire du royaume en 1290 et son logothète en 1296. Il conservait les deux titres jusqu’à son décès en 1328. En accord avec eux, il était surtout le principal ministre de Charles II (1285-1309) puis de Robert (1309-1343)5.

5Or, sa réussite ne fut que la plus manifeste parmi d’autres. Les Anjou entendaient contrôler les esprits cultivés et s’assurer de leurs services, à commencer pour leur bureaucratie. À ces fins, ils reprenaient un programme de Frédéric II ; mais ils le stabilisaient et l’amplifiaient, eu égard avant tout au studium parthénopéen6. Dès 1266, Charles I^er le refondait. Il lui attribuait en 1272 le monopole de l’enseignement supérieur dans le royaume. Ne feraient exception que Salerne, pour la médecine, puis une chaire de droit canonique permise en 1303, par Charles II, auprès de San Nicola de Bari. Les lettrés employés par la monarchie ne provenaient pas tous, encore moins dans les débuts, de l’École napolitaine. Elle en fournissait une bonne part quant à ces « professeurs-officiers » et à ces « juristes-fonctionnaires » qui tenaient une place si notable dans l’administration7.

6D’aucuns incarnaient une authentique continuité entre la spéculation et le trône. Derechef, Bartolomeo da Capua donnait un bel exemple de cette synergie8. Sa réputation de juriste s’est perpétuée au long des siècles. Elle ne vient pas que des actes de chancellerie qu’il dressait. Elle s’étend à sa production théorique. De vrai caractère académique, celle-ci comporte conseils, questions et gloses au droit civil comme à la législation du royaume, soit Constitutions de Frédéric II et Capitula angevins, outre un probable traité, perdu, sur les estimations fiscales. Toutefois, les charges gouvernementales interdirent au grand ministre une œuvre doctrinale volumineuse. Pour compléter la démonstration, il vaut d’ajouter le cas d’Andrea d’Isernia, lieutenant dudit Bartolomeo dans le protonotariat de 1294 à sa mort en 1315-1316. Pareillement professeur de droit civil à Naples, il composa malgré ses obligations une célèbre et longue lecture aux Livres des fiefs et une autre, également fameuse et abondante, aux Constitutions du royaume9.

7Les deux officiers partageaient, au reste, les mêmes vues ou à peu près sur le savoir. Le double sermon proposé les embrasse dans leur extension. Les circonstances suggéraient en effet à l’orateur de brosser l’ordre général du monde chrétien. Le fil conducteur de la vaste science requise se dévoilait dans cette assertion : « La prudence est de fait la droite raison des réalisables selon le Philosophe […]. Or, le bien de l’âme ou de cette vie c’est de vivre selon la raison, comme dit Denys [l’Aréopagite] » (§ 4).

8La primauté de la raison ouvrait sur la mobilisation de l’entière scolastique, pour guide de la société. La compétence du romaniste se fondait dans cet ensemble. Celui-ci incluait, comme l’indique la mention d’Aristote, la philosophie morale. Le socle du droit romain ne manquait pas non plus, pour régler le comportement de chacun, en l’occurrence vivre honnêtement et ne pas léser autrui, comme le voulaient les Institutes et le Digeste (§ 4). Cependant, les normes du temporel s’éclairaient du droit canon. La référence se faisait limpide au Décret de Gratien, aux collections de décrétales et au reste de la législation pontificale : « Les décrets des saints pères, les éditions et les constitutions des souverains pontifes nous forment et nous dirigent vers la justice à respecter » (§ 3). Par-dessus, exégèse et théologie dominaient de loin l’argumentation. À l’arrière-plan, le recours en filigrane au Docteur commun, de l’éthique à la science sacrée, correspondait à une subalternation de tout le savoir à la théologie (§ 4 et 6).

9En continuité avec le contenu, le mode d’exposition s’alignait sur celui de l’éloquence sacrée, comme elle avait cours10. Bartolomeo da Capua prononçait à la suite deux sermons thématiques, chacun bâti à partir d’une brève citation biblique ou thème. Il en maîtrisait encore les modes de développement, les appliquât-il avec un peu de liberté. Dans le premier sermon, il adoptait le procédé de la distinction. Retenant le mot « biens », contenu dans le thème, il discernait quatre bénéfices apportés par l’Église : foi, justice, bonne conduite et salut éternel (§ 2-5). Dans le deuxième sermon, il divisait le passage de l’Évangile pris pour départ en deux segments : « Montre-nous un Père », puis : « et cela nous suffit » (§ 6). Le premier tronçon soutenait la demande d’un pape auprès des cardinaux. L’instance se déployait, par une sorte de distinction, en trois mobiles : remédier aux scandales du monde, favoriser les vertus, éviter la ruine générale (§ 7-10). Le second fragment protestait de la docilité des fidèles devant le prochain choix du sacré collège (§ 12). Cette manière de prêcher s’était propagée, en grande proportion, depuis les Écoles. La forme et le fond s’associaient pour insérer la double allocution de Bartolomeo da Capua dans une prédication pleinement scolastique. Ce résultat donnait tout son relief aux intentions de l’orateur, celles d’une pastorale politique de haut niveau. Elle n’avait rien d’une exception.

10Elle s’alignait sur les convictions du pouvoir angevin et de son entourage. Bartolomeo da Capua partageait une présomption qui progressait, parmi les juristes du temps, quant à leur compétence intellectuelle pour ainsi dire universelle. Il exprimait bien plus l’idéologie du régime qu’il servait. Celui-ci croyait remonter toute l’échelle du savoir jusqu’aux disciplines religieuses, car il revendiquait comme une obligation et un avantage de parvenir à l’enseignement divin. Dans cette perspective, la « sagesse légale » atteignait aux confins de la théologie, pour l’École napolitaine. Quant au droit positif, temporel, il se tenait sous la lumière de la loi éternelle11.

11Cette science s’étalait, entre autres, dans une riche prédication. Elle se déployait, plus ou moins savante, médiatement ou directement politique, en soutien des classes dirigeantes ou du pouvoir angevins. Elle se centrait sur Naples, sans s’y limiter. Elle venait de Mendiants amis du trône mais pas seulement. Il faut mentionner les discours académiques y compris de laïcs, encore que leur souvenir soit ténu ou passe par les exemples de Bartolomeo da Capua et du roi Robert. Les deux personnages se révélaient des prédicateurs infatigables, à l’affût de toutes les occasions propices. Autour de 280 sermons demeurent pour le monarque et une grosse trentaine pour son ministre12.

12Leur production témoigne le mieux de la volonté d’articuler théorie et pratique, de diffuser la vérité, jusqu’à son degré ultime, pour de là fonder la société. Les deux prêches pour l’élection d’un pape exposent le procès de bout en bout. Le premier établissait la nécessité de l’Église pour préparer les cardinaux à reconnaître la conséquence qui suivait : l’urgence de choisir un nouveau pontife. Cette disposition initiale des esprits s’inspirait sans nul doute de l’usage du prothème. Placé devant le sermon, il suscitait la grâce nécessaire pour le prononcer ou pour l’entendre. C’était en tout cas une technique éprouvée de Bartolomeo da Capua que de prêcher son auditoire, puis d’envisager l’application concrète des principes révélés13.

13Ce deuxième temps prenait la forme d’une simple harangue, comme les laïcs en prononçaient. Elle convenait du reste aux dispositions pratiques. Pour l’élection d’un pape, affaire toute sacrée, Bartolomeo da Capua conservait cependant le modèle du sermon au long de son double discours. Ainsi s’inclinait-il devant la prééminence du spirituel. Cette déférence couronnait la tension théologique qui traversait la politologie du régime angevin. Elle trouvait son issue logique et sa légitimité en se réclamant de la théocratie pontificale.

14La perspective de l’élection pontificale donnait une occasion de franchir cette étape conclusive. En la circonstance, le ministre justifiait le ralliement de la société à l’Église, partant au Saint-Siège, par l’espoir du salut : « Cette Église nous montre les chemins valables pour l’obtention du règne éternel » (§ 5). Il ne s’arrêtait pas, toutefois, à la banale hiérarchie des fins. Il l’ouvrait à la façon des théocrates, du moins implicitement, sur une autorité générale du pape. Lui revenait le « nécessaire gouvernement du monde » (§ 12). Comme « gouverneur […], père et pasteur », il garantissait la direction unique du « peuple », en lieu de l’anarchie (§ 10).

15Il ne s’agissait pas que de propos de circonstance. Ils coïncidaient avec la doctrine de Bartolomeo da Capua. Dans ses gloses aux Constitutions du royaume, il insistait sur le pouvoir et l’obligation du Saint-Père de prévenir les guerres entre princes chrétiens, car ses subordonnés. Et si les royaumes dépendaient de l’Empire, celui de Sicile lui échappait, parce que fief de l’Église14. Le tout adressait clairement à l’idée d’un pape véritable empereur. Le régime angevin proclamait effectivement cette thèse dans le cadre d’une adhésion résolue à la théocratie pontificale, selon sa version plutôt radicale15. Ce ralliement n’avait pourtant rien d’une timide sujétion.

16L’audace du double sermon se relève au premier regard. Toute la prédication du roi et de son ministre manifestait quelque hardiesse, quand prêcher était interdit aux laïcs, comme chacun d’eux l’était16. La demande d’un pape montrait jusqu’où allait l’aplomb, sous le rapport de l’auditoire et de l’objet. Elle précédait peut-être l’entrée des cardinaux en assemblée électorale. Elle violait nonobstant l’esprit de l’élection pontificale, comme la bulle Ubi periculum l’imposait depuis 1274 en réglementant le conclave17. Pour comble, il s’agit du prêche le plus ancien datable à ce jour de Bartolomeo da Capua, antérieur a fortiori à la prédication de Robert.

17Il n’est en réalité qu’un exemple des ingérences dans la vie de l’Église, qui ne manquaient pas avec Charles II, monarque affaibli par les suites des Vêpres mais donc à la recherche d’un réarmement moral et politique. Ainsi, en 1293, Bartolomeo da Capua en personne était-il envoyé à la curie romaine, à l’évidence pour peser sur le choix d’un successeur à Nicolas IV († 1292). Charles II pénétrait le conclave de Pérouse, en mars 1294. L’élection de Célestin V, en juillet, marquait un succès qu’amplifiaient le transport de la curie à Naples et la désignation de Bartolomeo da Capua comme notaire apostolique. Elle lui conférait la haute main sur la chancellerie pontificale18. Son double sermon marquait l’apogée et la conclusion d’une vraie tentative de théocratie sous contrôle, à l’issue du bref pontificat de Célestin V.

18Le texte n’est pas daté, mais se situe aisément. Avant 1290, le futur protonotaire et logothète ne pouvait guère paraître en truchement du roi. Une confrontation de sa carrière avec les vacances pontificales fixe déjà les années 1292 et 1316 pour extrêmes au discours étudié. L’on a proposé de l’attribuer au voyage de Bartolomeo da Capua à la curie, à l’été 129319. À cette époque, le sacré collège restait dispersé, contrairement à ce que fait entendre le double sermon. Tout converge pour le placer juste avant l’élection de Boniface VIII, en décembre 1294. Comme il lui arrivait à l’occasion, Bartolomeo da Capua prêchait fort probablement pour le roi mais en sa présence20. Il le décrivait, de fait, s’adressant aux cardinaux (§ 6). De surcroît, le discours appuyait sur la liberté de choix laissée au sacré collège (§ 11-12). Ces paroles lénifiantes s’imposaient pour un conclave réuni dans le palais royal parthénopéen de Castel Nuovo. Par ailleurs, aucun éloge du précédent pape ne transpirait, soit aucun effort pour gagner son parti ; mais il valait mieux taire la faillite de Célestin V. La référence aux papes législateurs s’adaptait à un changement de cap et au caractère du pontife qui s’annonçait (§ 3). S’ajoute l’insistance sur la nécessité d’établir la paix dans un monde partout troublé par les guerres et menacé d’un effondrement. Ces paroles n’adressaient pas nécessairement au contexte de décembre 1294. Un pareil tableau lui convenait néanmoins. Il correspondait aux préoccupations de Charles II sur la fin du xiii^e siècle que, en sus, l’ermite des Abruzzes n’avait en rien apaisées (§ 8-10).

19Le monarque angevin tenait la couronne de Jérusalem. La récente chute de Saint-Jean d’Acre, en 1291, l’affectait par priorité entre les chrétiens. Devant la catastrophe, Nicolas IV avait sollicité son avis sur la croisade. Il avait alors souligné la nécessité première d’un pape imposant la paix entre les fidèles21. Le futur logothète rédigeait peut-être ce conseil. L’écho en est clair, de toute façon, dans son double sermon. L’autre question prioritaire, pour Charles II, était l’affaire de la Sicile insulaire et du conflit avec l’Aragon. Seigneur féodal du royaume de Sicile, un pape devait s’en préoccuper.

20La coopération avec la théocratie pontificale se promettait fructueuse pour restaurer le temporel du roi de Sicile-Naples. Elle ne valorisait pas moins son statut de vassal privilégié du Saint-Siège. L’adresse aux cardinaux le décrivait en porte-parole « des princes pieux de la terre et des tous les fidèles », donc comme le plus éminent par la dignité morale ou spirituelle (§ 6).

21Le prix de cette réussite était l’élection d’un souverain pontife dont le double sermon du protonotaire et bientôt logothète annonçait qu’il devait être un personnage d’autorité. Malgré ce tournant, le régime angevin continuerait de sermonner et d’enseigner les vérités suprêmes, à l’occasion devant les élites ecclésiastiques. Plus que jamais, il s’accorderait des libertés paradoxales, au nom de son dévouement au Saint-Siège. Et ce dernier s’en accommoderait. Ainsi Bartolomeo da Capua prêcherait-il, en 1303, une leçon de théocratie à Boniface VIII22. Plus tard, Jean XXII, il est vrai ancien officier angevin, solliciterait même de Robert, en 1318, la venue à Avignon dudit Bartolomeo pour ses précieuses capacités intellectuelles, entre autres comme prédicateur23 !

22Les luttes entre le Sacerdoce et l’Empire ou entre Philippe IV et Boniface VIII ont gauchi notre perception de la théocratie, comme ne se comprenant guère qu’en conflit avec les pouvoirs laïques. Les lettrés angevins avaient conscience que ses fondements demeuraient inhérents à la société chrétienne. Pour autant, ils ne recevaient pas dans la passivité le quasi-dogme théocratique. Ils participaient à sa justification, y compris dans un dialogue avec le Saint-Siège. Ils l’interprétaient pour bénéficier à un monarque temporel comme leur roi. En somme, la question théocratique ouvrait le champ à leur dextérité.