« L’histoire est écrite par les vainqueurs. »

Robert Brasillach, Les frères ennemis.

1Jeanne I^re, petite-fille de Robert d’Anjou, reine de Naples, comtesse de Provence, meurt sans descendance directe, étouffée sous ses oreillers par la volonté de son cousin et rival Charles de Duras, dans le château de Muro en Lucanie, le 27 juillet 1382. Avec elle s’éteint la « première maison d’Anjou », fondée et établie en Provence et dans le royaume par Charles d’Anjou, frère de Saint Louis un siècle et demi auparavant. S’ouvre alors une période d’intense rivalité entre le très abominable (nefandissimus) et très cruel (crudelissimus) matricide et son lointain cousin, le duc Louis d’Anjou, que Jeanne avait adopté comme fils et héritier par un acte du 29 juin 1380. Des partis se forment, dans le royaume et en Provence, autour d’une question successorale envenimée par la cristallisation des allégeances clémentistes et urbanistes aux premières années du Grand Schisme1. En Provence, échaudées par les incursions qu’avait menées le duc d’Anjou dans la basse vallée du Rhône en 1368 et par la rigueur avec laquelle, en tant que lieutenant général en Languedoc, il avait sanctionné la révolte montpelliéraine de 13792, les communautés, guidées par les élites du gouvernement de la ville d’Aix, s’opposent résolument à cette personnalité honnie et redoutée. Dès que survient, à la fin de l’été ou à l’automne de 1382, la nouvelle de la mort de la reine, le parti aixois, auquel adhèrent un quarteron de nobles et quelques prélats, se rallie à Charles de Duras, désormais Charles III de Naples, dit aussi Charles de la Paix, dont on lève l’étendard un peu partout à travers le comté. Les années 1382 à 1387 sont marquées par un lancinant conflit, guerre de course, de pillage et de brigandage, entre un parti « aixois » dit aussi de l’« Union d’Aix » et un parti « angevin ». Ce conflit connaît une fin heureuse à la suite de la très habile intervention de Marie de Blois, régente de son fils Louis II après la mort du duc Louis dans le sud de l’Italie en septembre 13843. Tous ces faits sont connus de longue date et ont été fort bien étudiés4. Ils sont surtout connus grâce à la source exceptionnelle que constitue le Journal de l’évêque de Chartres, Jean Le Fèvre, dont j’ai eu le plaisir de préparer une édition annotée avec l’amicale complicité du regretté Jean-Michel Matz, à qui cette petite contribution est dédiée5.

2Les partisans aixois s’étaient donné un « gouverneur, capitaine et défenseur » au printemps 1382 en la personne de Barral de Pontevès, un des rares membres de la grande noblesse qui avait adhéré à l’Union et qu’on trouve encore dans cette fonction et avec ce titre de gouverneur en février 13836. Mais dès après la mort de la reine et la consolidation de son autorité sur le royaume, Charles de Duras dépêchait vers la Provence un capitaine de fortune issu d’un des plus grands lignages de la noblesse génoise, Baldassare Spinola, avec le mandat de prendre possession du comté et d’y recevoir l’hommage de ses sujets. Gouvernant avec un titre sans doute autoproclamé de « sénéchal », il fut largement méconnu, mal identifié et injustement étrillé par l’ancienne historiographie provençale, foyer d’origine de cette « histoire écrite par les vainqueurs ». Antoine de Ruffi, dans son histoire de Marseille, en 1642, donne le ton, mentionnant l’envoi par Charles d’un « Nicolas Spinolis Neapolitain avec une bonne armée pour tacher de s’en rendre le maistre7 ». La confusion avec Niccoló Spinelli, sénéchal napolitain de Provence de 1370 à 1376 et chancelier du royaume de Sicile est patente8. Honoré Bouche, à peine moins fautif, évoque l’entrée en Provence d’« un Spinolis Neapolitain avec une grande armée qui y fera d’horribles carnages », à la tête d’une armée « composée de gens desesperez, de bannis, de malfaicteurs, de gens de sac et de corde », tyrannisant le pays « par [ses] extorsions, rançonnements, pilleries, meurtres & incendies9 ». Le fils d’Antoine de Ruffi, Louis-Antoine, dans l’édition de 1696 de l’œuvre de son père, corrige au moins le prénom de Spinola, qui est encore napolitain cependant, sans manifester pour autant un excès de sympathie : Charles « envoïa en Provence Baltezar Spinelis Neapolitain, seigneur de Torpeie en Calabre, à qui il donna la charge de Sénéchal de ce Païs, ce qui fut cause que la guerre s’y raluma10 ». Le père Papon, au siècle suivant, n’est pas moins sévère : « Balthasar Spinola, Sénéchal de Provence pour le roi Charles, ne le cédoit point à ses ennemis en courage, & l’emportoit en animosité. Les ravages qu’il fit ne sont connus que par les traces profondes qu’ils laisserent11. » Incorrects sur le nom et sur l’origine du personnage, ces historiens se trompent aussi, on le verra ci-dessous, sur son destin ultime, flétri par une fuite déshonorante.

3Baldassare Spinola est mentionné très fréquemment dans le Journal de Jean Le Fèvre et les sources provençales permettent d’entrevoir de manière au moins fragmentaire la manière dont il exerça son « sénéchalat » dans un comté où il fut certainement autre chose qu’un simple bandit fauteur de troubles. Après avoir rappelé brièvement les étapes de sa présence et de son action à la tête de l’union, j’aimerais attirer l’attention sur la nature réelle de ses pouvoirs, par l’analyse des lettres de commission qu’il avait reçues de Charles de Duras le 6 novembre 1382 (annexe 1) et par la constitution d’un bref regeste des actes délivrés par lui ou sous son autorité en faveur des communautés provençales soumises à son gouvernement (annexe 2).

4De la vie de Baldassare avant son arrivée en Provence on sait peu de choses de manière assurée. Issu d’un des plus puissants clans familiaux de la république de Gênes, aux côtés des Doria12, il conduit une flotte génoise pendant la guerre de Chioggia contre la république vénitienne entre 1378 et 138113. Une recherche sommaire montre que, dans la péninsule ibérique, connu dans les sources comme Badasal de Espinola, il fut conseiller du roi Ferdinand I^er du Portugal à l’époque de son mariage avec l’intrigante Éléonore Teles de Menezes (1372)14. Ce séjour ibérique accréditerait une affirmation de l’historien niçois Pietro Gioffredo, selon lequel il aurait été mandé comme ambassadeur par le roi d’Angleterre (allié du Portugal) auprès du roi d’Aragon pour l’engager à prendre les armes contre le roi de Castille en 137015. L’accréditerait aussi une petite phrase de la chronique portugaise de Fernão Lopes, selon lequel ce même Badasal fut, en ces mêmes années, l’amant de l’infante Marie, fille de Pierre I^er, roi du Portugal, laquelle laissa tout pour le suivre à Gênes et y mourir dans la pauvreté16, confirmant très certainement que ce Badasal est bien notre Baldassare.

5Baldassare arrive en Provence, sans doute à Nice et peut-être déjà accompagné de ses frères Niccolò et Melchior (qui exerceront quelques missions sous sa direction), au plus tard en février 1383. Une lettre adressée par Charles VI aux Marseillais le 21 février évoque déjà l’arrivée en Provence d’un « ennemi mortel » de la reine Jeanne et, début mars, une lettre envoyée par un correspondant avignonnais de la compagnie des Datini annonce que « misser Baldassare Ispinora è siniscalcho de Provenza17 ». Il s’installe rapidement à Aix et le premier acte donné sous son nom et « sous le grand sceau du sénéchal de Provence » y est daté du 3 mars (annexe 2, document 1). Il exerce alors les fonctions associées à cette magistrature, accordant ou confirmant divers privilèges pour les communautés qui soutiennent l’Union, recevant des hommages18, bénéficiant de l’appui de la plupart des grands officiers de la cour19, réunissant l’assemblée des États de son allégeance, par exemple à Brignoles en octobre 1383 et de nouveau en octobre 138420. Il mène en parallèle des opérations militaires, destinées surtout à défendre les places de l’Union menacées d’abord par les troupes du sénéchal de Beaucaire Enguerrand d’Eudin, puis par des mercenaires à la solde de Marie de Blois et du pape Clément VII, et à négocier les termes d’une reddition honorable des communautés de l’Union, dont l’accord du 29 octobre 1387 marque, à toutes fins pratiques, l’aboutissement. Ce n’est pas ici le lieu de commenter le détail de toutes ces actions, remarquablement documentées par Jean Le Fèvre et analysées avec une grande acuité par Alain Venturini. Le ralliement de Baldassare a été payé au prix fort : « 25 000 francs ou florins » selon Jean Le Fèvre, avec donation des castra d’Hyères et de Brégançon et espoir d’accéder au sénéchalat au service de Louis II. Il est, au cours des derniers mois de négociations, aux côtés de Georges de Marle, Raymond Bernard Flamenc et Guillaume Andronis, évêque de Györ, l’un des quatre arbitres désignés par les parties pour mettre fin au conflit. Il intervient en outre, en juillet 1387, pour apaiser la révolte des derniers ultra-carlistes dans la ville d’Aix21. Son « sénéchalat » prend donc fin avec l’entrée de Marie dans la ville d’Aix en octobre 1387 et la nomination de son fidèle conseiller Georges de Marle au titre de sénéchal, par lettres du 20 décembre suivant22.

6« Spinelis aïant tout perdu fut contraint de déloger avec diligence & de se retirer en Italie », écrivait Louis-Antoine Ruffi, suivant Bouche, plus direct, « il sortit de Provence & s’enfuit en Italie23 » et Pitton, dans son histoire d’Aix, qui en remet, il « s’en fuict tout de nuict par la porte Sainte Magdelaine, de laquelle il estoit le maistre24 ». La réalité est un peu différente. Baldassare ne fut pas nommé sénéchal et ne conserva pas non plus les donations d’Hyères et de Brégançon, bientôt révoquées par la reine Marie. Mais il ne s’enfuit certainement pas non plus. Il avait pris une part active au gouvernement des communautés qui adhéraient à l’Union d’Aix pendant cinq bonnes années et participé aux négociations de paix des années 1386-1387. Le souvenir de ses années de gouvernement se confondait certainement avec celui de Charles de Duras lui-même, « plus chery des Provençaux que non pas Louis d’Anjou son competiteur25 », dont un article des capitulations générales de l’Union prévoyait une promesse de la reine de ne jamais engager le pays dans quelque entreprise guerrière lancée contre lui26. Le destin ultérieur de Baldassare est aussi mal connu que son passé antérieur à son entrée en Provence. Conseiller et ambassadeur du seigneur de Milan Giangaleazzo Visconti à la fin du siècle, il reçoit de lui des biens dans le territoire de Vérone. Sa charge de général des galères napolitaines, obtenue de Charles III, paraît maintenue sous le règne de Ladislas (1386-1414). Il meurt avant 141727.

7Reste à tenter de répondre à deux questions à propos de cet intrigant personnage : à quel titre gouverna-t-il l’Union pendant ces cinq années et quelle marque a-t-il laissée sur les communautés de son allégeance ? Sénéchal autoproclamé, Baldassare fut immédiatement reconnu comme tel par ses partisans, on l’a vu, dès son arrivée à Aix en 1383. Le correspondant de Datini est catégorique : il « è siniscalcho ». Dans tous les actes ici répertoriés28, Baldassare s’intitule, non sans une certaine ambiguïté, « senescallus et commissarius […] specialiter deputatus ». Que la reine Marie ne lui reconnaisse jamais le titre, même pendant l’intervalle de deux ans entre la mort de Foulque d’Agoult en décembre 1385 et la nomination de Georges de Marle, ne surprend guère29. L’emploi du titre de sénéchal par Baldassare, en revanche, et sauf à retrouver des lettres de nomination issues de la chancellerie napolitaine de Duras dont il ne subsiste nulle trace, se fonde plutôt sur les lettres de commission du 6 novembre 1382 que nous transcrivons en annexe. Or, ces lettres ne sont ni des lettres de commission d’office, ni des lettres de lieutenance générale. Elles ont pour objet principal la réduction du pays à l’obéissance de Charles et la réception d’hommages et de serments de fidélité. Elles donnent au commissaire ainsi désigné le pouvoir d’accorder aux individus et aux communautés toute espèce de rémission ainsi que d’offrir « grâces, promesses et donations » pour obtenir le ralliement du plus grand nombre. Quant aux actes de gouvernement, elles accordent simplement le pouvoir de « révoquer, confirmer, subroger ou nommer » châtelains et officiers, assorti d’une promesse de confirmation de ces mesures ainsi que des « peines et bans » éventuellement décrétés, « comme si ces mesures avaient été imposées par notre propre personne » (selon la formule habituelle des actes de procuration). L’acte s’achève par une injonction générale aux prélats, nobles et communautés d’obéir au commissaire et de lui prêter aide et conseil dans toutes ses entreprises. Il ne s’agit pas de lettres de commission de l’office de sénéchal, comparables à celles que Jeanne avait données à Foulque d’Agoult à Casasana le 18 octobre 1376 ou celles que Marie donnera à Georges de Marle à Avignon le 20 décembre 138730. Données à Naples par Giovanni di Napoleone Orsini, comte de Manoppello31, logothète de Charles III, donc dans une chancellerie bien informée des précédentes lettres de commission au sénéchalat provençal, elles diffèrent de ces lettres par bien des points : elles font l’économie de l’éloge de l’impétrant généralement donné en exergue, elles ne mentionnent ni le titre de sénéchal ni la révocation de son prédécesseur, elles omettent la délégation solennelle de la pleine puissance, « merum et mixtum imperium ac potestatem gladii in ipsius administratione officii », qui en est bien le point central, tout autant que l’exigence de la prestation d’un serment d’office. En revanche, la similitude de certains passages donne à penser qu’un formulaire de lettres de provision d’office a pu en inspirer au moins en partie la rédaction : le pouvoir d’imposer peines et bans, de nommer et de révoquer les officiers et l’obtention de l’obéissance des « prélats, nobles et communautés » figurent également dans les lettres données à Foulque d’Agoult et à Georges de Marle. En somme, nos lettres du 6 novembre 1382 sont plutôt une commission en vue de la pacification et de la mise en possession du comté qu’une véritable provision d’office. Il y a tout lieu de supposer que, profitant des circonstances, Baldassare se soit autoproclamé sénéchal dès le mois de mars 1383, avec la reconnaissance des grands officiers qui demeuraient à Aix et dans son allégeance, et qu’à ce titre, il ait promulgué un certain nombre d’actes de gouvernement, « grâces, promesses et donations », au bénéfice des communautés de l’Union.

8Dans le cadre d’un projet de recherche sur la supplique politique en Provence à la fin du Moyen Âge32, j’ai pu répertorier treize actes donnés par Baldassare (10) ou par Jean de Grimaldi, son lieutenant33 (3), entre mars 1383 et mars 1386, octrois ou confirmations de privilèges pour une dizaine de communautés principalement situées en Provence orientale, présentés sommairement dans l’annexe 2 ci-dessous34. C’est peu, à peine plus de quatre par année, si l’on compare avec la « production » de Marie de Blois qui, au cours des seules années 1385-1387, destine au moins soixante-dix actes analogues à presque toutes les villes et à bon nombre de simples castra du pays, dans sa patiente politique de réconciliation. Insouciance d’un administrateur occupé plutôt à la diplomatie et aux affaires militaires ? Je tends à croire que les aléas de la conservation des archives expliquent au moins partiellement cette relative disette documentaire. Les communautés ralliées à Marie à partir de 1385, ayant obtenu d’elle une véritable pluie de grâces, ont pu délaisser, plus ou moins volontairement, des documents antérieurs, délivrés par une autorité qu’ils étaient appelés ouvertement à rejeter, sans les avoir présentés à l’enregistrement de la Chambre des comptes, qui constitue de loin notre principale source documentaire pour la période. Des treize actes conservés, huit sont adressés à des communautés qui, demeurant fidèles à Charles de Duras, passent dans le domaine savoyard à partir de 1388 sans jamais être rentrés dans l’allégeance de Marie et de son fils Louis II. D’autres proviennent des archives des communautés (Aups ou Draguignan) ou alors de copies anciennes ou enregistrées tardivement à la cour d’Aix, comme le statut de Jean de Grimaldi pour Allos (document 7) ou le statut du même pour Beauvezer (document 8), quasiment égaré dans une liasse de papiers du « franc alleu » dans le fonds des États de Provence aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône. À l’évidence, il ne se trouve aucune trace d’un enregistrement systématique, malgré la collaboration avérée des grands officiers de la cour, par la main desquels plusieurs de ces actes ont été donnés : le juge mage Leonardo d’Afflitto de Scalis (documents 2 et 4, le maître rational Véran d’Esclapon, document 5 ou le lieutenant de juge mage Antoine Boutaric, document 9). Il est hors de question de proposer ici une analyse du contenu de ces actes souvent très longs, parfois plus de 60 articles, sauf à signaler qu’ils sont très proches de ces nombreuses « capitulations » accordées par la reine Marie pendant les mêmes années35. La « guerre » de l’Union d’Aix, à l’évidence, s’est doublée d’une « guerre des privilèges » dont l’histoire reste à écrire. Les quelques remarques qui précèdent visent moins à « réhabiliter » un sénéchal autoproclamé qu’à ouvrir une fenêtre sur un aspect méconnu d’un parti qui fut, pour ses adhérents et pendant quelques années, reconnu comme parfaitement légitime.