Un cardinal sorti de prison (1480)

2Jean Balue a la carrière fulgurante que l’on sait en devenant aumônier (1464) de Louis XI qui l’impose ensuite sur le siège d’Évreux (1465). Conseiller écouté dans les affaires ecclésiastiques, il reçoit de Paul II (1464-1471) sur recommandation royale les abbayes de Saint-Thierry de Reims, Saint-Jean d’Angély et Beaugency. Il est transféré par le même à Angers le 5 juin 1467, jour de la déposition de son ancien mentor Jean de Beauvau dont il avait été le vicaire général, tout en percevant les revenus du temporel ébroïcien durant encore deux ans. Avançant son rôle dans la seconde abolition de la Pragmatique sanction le 24 juillet, Louis XI demande pour lui le chapeau lorsque le pape réunirait son premier consistoire3. C’est chose faite le 18 septembre : Balue est le seul Français des huit nouveaux cardinaux, dont le futur Sixte IV. Le cardinal prêtre de Sainte-Suzanne conserve l’administration d’Angers, siège de frontière avant la Bretagne, où pèse l’ombre du roi René († 1480). Il reçoit le chapeau à Notre-Dame de Paris en 1468, non à Rome, année où il reçoit l’abbaye de Fécamp possédée encore à sa mort. Le roi écrit au pape pour lui obtenir Poitiers ou Clermont à leur vacance4, puis il apprend que Balue incite son frère à refuser l’apanage de Guyenne. Il l’accuse aussi de l’avoir humilié au traité de Péronne face au duc de Bourgogne avec lequel il entretiendrait une correspondance. En avril 1469, Louis XI emprisonne son protégé et confisque ses biens : un mémoire accuse Balue de briguer la tiare quand le Téméraire serait devenu empereur. Légat envoyé en 1472 par Sixte IV, le cardinal Bessarion demande en vain sa libération. Le pouvoir impose deux administrateurs à Angers : Jean de Beauvau, revenu en grâce pour jouir du temporel (1469) puis du spirituel (1476-† 1479), l’angevin Auger de Brie, élu en 1479 sur ordre royal5. Élargi en décembre 1480 sans procès abouti, Balue quitte le royaume sous la garde du cardinal légat Julien della Rovere. Il n’arrive à Rome qu’en février 1482 où le pape le rétablit dans ses bénéfices en y ajoutant l’abbaye Saint-Ouen de Rouen qu’il aura encore à sa mort. Le 7 août, Sixte IV retire l’administration temporelle d’Angers à Auger de Brie, qui fait appel au Parlement. Le 9 novembre, ne pouvant revenir en France, Balue nomme coadjuteur d’Angers son frère, évêque de Saint-Pons de Thomières. Pourquoi dans les mois suivants devient-il protecteur de l’ordre cistercien, lui qui est réputé pour son goût de l’argent et son esprit retors, et qui devra œuvrer avec de grands abbés français ?

Cardinal protecteur de l’ordre cistercien (1483)

3En septembre 1482, et depuis 1479, le chapitre général cistercien prie après le pape pour son cardinal protecteur6, doyen du Sacré collège, évêque d’Ostie. Cardinal depuis 1439 et archevêque de Rouen depuis 1453, Guillaume d’Estouteville cumule plusieurs abbayes bénédictines, mais aussi celle cistercienne de Bonnecombe depuis 1474. Il meurt à Rome le 22 janvier 1483. Dans la Ville depuis moins d’un an, Balue est réhabilité en recevant le 31 le prestigieux évêché suburbicaire d’Albano. Souffla-t-il au pape le désir de succéder au doyen pour intervenir dans un ordre dont les cinq premières abbayes sont françaises. L’ordre cistercien veut peut-être aussi un protecteur français, mais qui soit bien en cour à Rome. L’abbé de Cîteaux (1467) Jean de Cirey, qui dirige l’ordre quand le chapitre n’est pas réuni, l’a nécessairement agréé malgré une réputation sulfureuse et Louis XI qui vit jusqu’au 30 août. Il est peut-être venu à Balue sur recommandation d’Estouteville, mais aussi faute d’avoir le choix : des six cardinaux français en janvier 1483, seul Balue réside à Rome et trois meurent dans l’année7. Balue est institué protecteur de l’ordre entre janvier et septembre 1483 quand le chapitre s’ouvre par les prières pour Sixte IV, le révérendissime Jean évêque d’Albano, cardinal de la Sainte Église romaine, vulgariter Andegavensi nuncupato, nostrique ordinis in curia protectore benevelo, et l’empereur8. Le cardinal d’Angers n’avait jusque-là aucun lien avec les cisterciens, pas même semble-t-il par une commende.

4Plus ancien que le cardinal protecteur d’une nation (1464)9, le cardinal protecteur d’un ordre se trouve à la jonction du pape, du Sacré collège, d’un éventuel procureur général de l’ordre à Rome, d’une famille régulière avec de fortes personnalités, parfois même de souverains. Il y trouve un pouvoir d’influence et sûrement aussi un intérêt financier. Il s’agit de régler des problèmes, d’obtenir des privilèges ou de défendre des positions. Malgré de rares études synthétiques10, il est difficile de saisir ce que recouvrait la fonction et son mode de désignation depuis son invention papale pour les franciscains en 1217, avant que la charge de gubernator, protector et corrector entre dans la Regula bullata (1223). Seuls les ordres centralisés la demandent pour des cardinaux résidant apud sedem. Les chapitres généraux cisterciens font état d’un premier protecteur avec le cardinal (1244) cistercien Jean de Tolède, specialissimus pater noster (1245)11, reverendus pater noster et praecipuus ordinis protector (1255). En 1260, le chapitre désavoue son protector qui a obtenu que des abbés confèrent les ordres mineurs. Pour ménager les évêques, le chapitre ordonne à ces abbés de n’user désormais de ce droit qu’avec son autorisation12. Dans un rapport d’autorité singulier, le protecteur subit des démarches personnelles et n’est pas tenu d’être de l’ordre13, ce qui l’aurait soumis en partie à l’abbé de Cîteaux et au chapitre général.

Légat a latere humilié en France avant d’en sortir protecteur des affaires du roi à Rome (1484)

5L’avènement de Charles VIII, âgé de 13 ans, rebat les cartes. Sa sœur et son mari prennent la tutelle royale, mais aussi le gouvernement malgré les contestations du plus proche héritier, le duc d’Orléans. Le roi écrit au Sacré collège pour apprendre la mort de son père14. Il remercie ensuite le pape pour ses condoléances et son désir d’envoyer rapidement un légat a latere, la plus haute délégation revêtue par un légat avec des facultés sans limite dont celles de donner des commendes et de transférer des évêques. Il écrit à ses très chiers et grans amys les cardinaulx pour que le légat soit nostre très chier et feal amy le cardinal d’Angiers, car un Français est plus apte à comprendre le pays. Le duc de Bourbon, aîné du régent, l’avait déjà recommandé au pape, le conseil de régence soutenant en outre les droits de Balue à Angers dans un retournement d’attitude surprenant15. Sixte IV donne ses instructions le 6 octobre au légat envoyé comme un ange de paix en France et terres adjacentes des Gaules jusqu’au Rhin.

6L’abbé de Cîteaux préside l’ambassade envoyée par les États du duché de Bourgogne pour complimenter le roi. Rallié dès la mort du Téméraire à Louis XI qui lui donna le titre de premier conseiller-né du Parlement de Bourgogne, il harangue Charles VIII le 26 octobre16. Ce dernier demande aux États du duché de déléguer à nouveau l’abbé, son féal et conseiller, aux États généraux17. En novembre, il adresse, comme principal fondateur et protecteur (!) de l’ordre, des lettres à Jean de Cirey promettant que ses Parlements et officiers ne contrarieront plus les provisions apostoliques d’abbayes comme au temps de son père, même pour des séculiers18. Le même mois, le pape répond au roi jugé inconstant qu’il ne peut révoquer son légat pour le remplacer par le cardinal de Lyon, frère du régent. Siégeant aux États généraux réunis à Tours de janvier à mars 1484, l’official de Rouen croit que le légat vient récompenser des prélats fidèles au roi avec le pouvoir de donner deux ou trois chapeaux à ceux qui combattraient la Pragmatique19 : il oublie qu’il fut son vicaire à Fécamp de 1469 à 147620. Des prélats craignent l’arrivée d’étrangers à la tête d’abbayes et d’évêchés, quand d’autres espèrent accélérer leur cursus par des bulles. Les États demandent au roi de les protéger des collations apostoliques qui donnent les bénéfices à des incompétents et des abbayes à des séculiers, alors que le roi en demande pour ses affidés : l’évêque bénédictin de Lombez Jean de Bilhères siège pour la prévôté de Paris comme abbé de Saint-Denis. Le pouvoir n’aime pas voir sortir des taxes versées à la papauté par les nouveaux titulaires de bénéfices. Les États de Bourgogne ont délégué Cirey ou encore Antoine de Chalon pour l’Église d’Autun, sans que la liste le mentionnant indique sa qualité de doyen du chapitre et d’évêque élu depuis juillet, à la mort du cardinal Rolin21. Le roi se dit le protecteur et défenseur des décrets, libertés et franchises de l’Église de France et du Dauphiné : le protectorat se décline de bien des façons. Le 10 mars, Cirey profite de sa présence pour évoquer devant le conseil étroit ses affaires pendantes au Parlement contre l’abbé de Clairvaux22. Il prend le chemin de Paris pour se présenter au Parlement où l’avocat du roi lui demande le 26 juin de révoquer les procédures engagées contre Clairvaux devant le Parlement de Bourgogne, pour renvoyer tout à celui de Paris, arguant que Clairvaux est en limite des deux ressorts. Le Parlement l’oblige à rester au domicile parisien de son procureur à la cour pendant un mois et l’élargit le 28 juillet sub verbo praelati. Le légat n’avait pas encore passé Lyon en avril, le pouvoir le faisant attendre depuis novembre dans les Alpes. Il se trouve dans la situation inconfortable d’être légat a latere, ancien contempteur de la Pragmatique, ancien prisonnier de Louis XI, évêque contesté d’Angers et curieux de tester le nouveau pouvoir. Le 8 mai, le conseil l’autorise à venir présenter à Vincennes ses bulles au roi, mais lui suggère de se retirer dans son évêché. Le légat n’est pas au sacre du 30 mai et part en Bretagne. De Nantes, il écrit au chapitre d’Angers pour annoncer sa visite, qui advient le 14 juillet avec la croix de légat devant lui. Le chapitre demande son pardon en écrivant que l’élection d’Auger de Brie, qu’il ne considérait que comme un simple administrateur, fut forcée par Louis XI. Quitte à ne pas jouir librement de ses pouvoirs de légat, Balue entend au moins reprendre son siège. Le roi exige encore le 24 octobre que Brie abandonne toute prétention23. L’annonce de l’arrivée de Balue dans la capitale est reçue fraîchement par le conseil qui décide le 5 août qu’il entre à condition de ne pas user de ses facultés données par les bulles, fors selon le bon plaisir du roy. Comme il présenta ses bulles en entrant en France et vint cum insigniis legati avec le roi, il ne sera pas accueilli, ajoute le conseil, comme simple cardinal ou ambassadeur du duc de Bretagne. Le conseil en informe le Parlement pour éviter des murmures de sa part, mais le 17 août, tout en assurant que le légat doit être rapidement raccompagné à la frontière, il désapprouve les parlementaires, outrés par la morgue de l’ancien prisonnier, qui ont fait crier dans la capitale que le légat ne peut se nommer ainsi et user de ses insignes. Les conseillers croient savoir aussi que le légat intrigue pour que Louis d’Orléans se remarie à l’héritière de la Bretagne alors que son premier mariage fut voulu par Louis XI pour qu’il n’ait pas de descendance. Balue quitte la capitale dès le 19 et perd ses facultés à l’annonce de la mort du pape, advenue le 12 août. Le 24, le conseil lui accorde de partir à Rome, après avoir visité ses bénéfices pour y trouver l’argent nécessaire à son retour. Si le roi ne l’acceptait pas, il pourrait lui donner de l’argent, puisque le légat n’a pu prélever des taxes malgré ses bulles. Balue est autorisé à prendre congé du roi le même jour avec 1 000 écus d’or et à user de la croix devant lui d’ici seulement deux à trois jours. En 1480, Louis XI avait refusé cette croix en sa présence au légat Julien della Rovere et posé les mêmes conditions pour exercer ses facultés, soumises à la permission royale et à l’enregistrement des bulles par le Parlement24. Balue ne peut participer à l’élection d’Innocent VIII le 29 août et n’a pas cherché à se rendre au chapitre général à Cîteaux. Il envoie de Paris le 3 septembre une lettre au pape, qui lui a dit de rester dans la ville s’il le pensait utile. Le 2 octobre, en réparation des atteintes faites à son honneur, il siège à Montargis – où Charles VIII est mis à l’abri – au conseil du roi qui prend encore son parti dans le litige angevin et décide que le cardinal et d’autres ambassadeurs iront porter l’obédience du roi au pape25. Le conseil statue le même jour de gérer le temporel de l’abbaye de Saint-Maixent, le cardinal de Mâcon étant mort. Le 10, en présence du cardinal de Lyon, il écrit au cardinal d’Angers pour porter l’obédience royale au pape et pour estre protecteur en court de Romme des droiz, fais et affaires du roy26 avec 3 000 livres d’une pension qui durerait tant que de nouveaux bénéfices français ne les compenseraient pas. Le cardinal veut aussi la procuration du roi, mais elle est déjà donnée à l’évêque de Lescar. Ladite charge de protecteur ne fut exercée avant lui que par le cardinal Julien della Rovere. Anne de Beaujeu achète la fidélité du cardinal qui s’en retourne dans la Ville pour ne plus comploter contre son frère. Elle le dédommage le 7 novembre de toutes les spoliations de son père par 20 000 livres en cinq ans. Retors, Balue a repris tout son crédit en France par un retournement spectaculaire. Reconduit dans sa légation par Innocent VIII, il aurait pu s’attribuer des sièges. Le 22 octobre, il s’était attribué la commende de Saint-Maixent, dans son diocèse natal, sans toutefois évincer l’abbé élu. Quand le cardinal Rolin mourut en juillet 1483, Louis XI interdit aux chanoines d’Autun d’élire un successeur pour recevoir du pape le cardinal de Mâcon. Les chanoines élurent cependant leur doyen. Aussitôt excommunié par le pape, Antoine de Chalon fit appel à son métropolitain, mais le cardinal de Lyon ne put le confirmer, car le pape l’en défendit27. L’élu fut confirmé par le Parlement de Paris. La mort romaine du cardinal Hugonet en juillet 1484 autorisa le pape à lui donner un successeur, ce qu’il fit en octobre en faveur de Balue. La mort d’un cardinal redistribuait des bénéfices, mais leur dévolution n’avait rien d’assuré.

7Sommé par le pape le 20 novembre 1484 de revenir à Rome, Balue franchit les Alpes le 31 décembre avec l’aumônier du roi Claude de Dinteville, natif des environs de Clairvaux et abbé de La Ferté, première fille de Cîteaux28. Le maître des cérémonies de la chapelle pontificale s’offusque que le 8 février suivant douze cardinaux accueillent Balue dans la Ville, res insolita. Il croit savoir que le légat n’a jamais été reconnu comme tel en France29. Balue se présente le lendemain au pape qui l’aidera pour soutenir les droits du duc de Lorraine à Naples, contre les cardinaux favorables à Ferdinand d’Aragon30. La mort d’un secrétaire du cardinal de Foix en décembre laisse vacante l’abbaye cistercienne gasconne de Pontaut. Balue en reçoit en consistoire la commende, la première de cet ordre, pour la résigner aussitôt le 16 janvier en faveur d’un protonotaire apostolique31. Le 21 août 1486, le pape ordonne obéissance au clergé, au peuple et au chapitre d’Angers : ceux-ci en appellent au Parlement qui le 11 septembre 1487 exige du cardinal qu’il fasse révoquer les bulles contre Auger de Brie32. Balue doit aussi éteindre l’incendie d’Autun en écrivant depuis Rome au Parlement le 22 novembre, annonçant la révocation des brefs contre le chapitre autunois et l’absolution de l’élu. Le Parlement s’oppose régulièrement aux provisions apostoliques et aux pouvoirs des légats, il peut aussi évoluer dans ses soutiens : il finit par soutenir Balue à Angers, mais pas à Autun. Commendes et provisions apostoliques sont décriées par Jean de Cirey, mais il est devenu abbé de Cîteaux par ce moyen lorsqu’il accompagnait à Rome Humbert de Losne qui y trouva la mort. Une pieuse réécriture sans doute fit croire qu’il accepta Cîteaux à condition d’y être élu. L’abbé s’accommode aussi de la commende et ne demande pas aux cardinaux protecteurs d’y renoncer.

8Il importait de prendre la mesure du rebondissement de carrière d’un cardinal emprisonné onze ans par le roi, obligé de rejoindre Rome où il n’est pas appelé à faire figuration. Huit mois avant la mort de Louis XI, Balue est promu au titre suburbicaire d’Albano peu avant que l’ordre cistercien ne le demande comme protecteur, car il doit rester dans la Ville. Envoyé par le pape avec des pouvoirs sans limite en France, le légat a latere ne peut exercer ses facultés et subit moult vexations. Intrigant avec une duplicité connue de longue date et passant par Angers pour se faire reconnaître, il est finalement acheté par Anne de Beaujeu en repartant avec la charge toute récente de protecteur des affaires du roi à Rome. Il obtient la provision d’Autun contre un élu qui entend défendre ses droits. Ces faits relativisent le poids du protectorat cistercien dans la vie de Balue. Les sources manquent pour savoir s’il eut le temps de s’intéresser aux cisterciens durant son séjour et si même il rencontra Cirey. Une source parlementaire évoqua un litige de ce dernier avec Clairvaux, le fonds de Clairvaux conserve des dizaines de citations et d’extraits des registres parlementaires. Une lettre romaine du cardinal heureusement conservée permet d’entrer dans ce conflit et d’éclairer modestement le protectorat régulier.

Une lettre du cardinal protecteur (1487)

9L’eschatocole de la lettre n’a pas plus de millésime que la correspondance royale, car elle a vocation à être lue dans un bref délai. Clairvaux la conserva après l’avoir datée au verso du jour de son arrivée par son procureur envoyé à Rome, le dimanche 1^er avril 1486 avant Pâques33. Cette lettre fut donc rédigée à Rome le 8 mars 1487 par un secrétaire du cardinal, mais signée de Balue (annexe 2). Ce dernier a environ 57 ans et exerce son protectorat depuis quatre ans. Il lui arrive d’écrire intégralement des lettres romaines de quatre pages comme celle adressée en 1489 au président de la Chambre des comptes de Paris34 ou seulement le dernier paragraphe35. Jean Jouffroy († 1473) signe souvent comme cardinal d’Albi et abbé de Saint-Denis, quand Balue n’ajoute apparemment pas de titre abbatial. Ce dernier a fort à faire, car l’ordre est tiraillé à son plus haut niveau entre deux docteurs en théologie à la plume aiguisée. Il ne lui est peut-être pas aisé d’y voir clair. Il dispose certainement des statuts généraux dont les définitions peuvent être caviardées ou apparaître partisanes. Il peut aussi échanger avec le procureur général de l’ordre à Rome, qui n’a rien de neutre, et les procureurs d’abbés. Il a peut-être hérité de la correspondance d’Estouteville. La seule abbaye de l’ordre à proximité de Rome est Tre Fontane, fille de Clairvaux. Quelle est donc la nature du conflit36 qui nécessite l’intervention du protecteur de l’ordre ?

10L’abbé de Clairvaux (1471) Pierre de Virey, qui préside la plus importante filiation cistercienne, appelle l’abbé de Cîteaux (1476), qu’il connaît de longue date, au respect des statuts de l’ordre et à plus de mesure dans l’exercice de ses fonctions, sans outrepasser les prérogatives du chapitre général et les abbés-pères dans leur filiation. Tout commence officiellement quand le chapitre de 1482 entend une plainte de Jean de Cirey contre un libelle publié en plusieurs lieux par Virey37 : des articles touchant des rentes de l’ordre et des affaires faites par Cirey et ses prédécesseurs sont jugés scandaleux, injurieux et infâmes pour Cirey et son convent. Virey répond qu’il ne fut jamais dans son intention d’injurier et qu’il s’amendera si Cîteaux le réfute. La dimension financière a aussi sa part. Soucieux de la paix de l’ordre, le chapitre impose le silence à Virey et donne vingt jours à partir de la réception de la définition pour envoyer à Cîteaux copies et extraits afin de les brûler. La même année, Clairvaux obtient que sa fille de Valence (dioc. Poitiers) ne paie rien au chapitre général pendant six ans, car son commendataire depuis au moins 1470, l’évêque d’Évreux reconstruit l’abbatiale38 : la commende se voit de différentes manières39. Le chapitre de 1483 qui entérine le changement de cardinal protecteur, voit six définitions opposer Clairvaux à Cîteaux40. La première est soulevée par Jean Falco, abbé cistercien catalan de Saint-Bernard de Valence, procureur général de l’ordre à Rome (1475-1483)41, à qui Virey s’est plaint, car les abbayes ont reçu de Cirey et des définiteurs du chapitre la définition 53 du chapitre de 1482. Virey est interdit de porter son litige devant des justices séculières et hors de l’ordre. Le chapitre écrit au Parlement de Paris et à l’évêque de Langres, dont relève Clairvaux, pour qu’ils cessent de s’intéresser à ces affaires afin de respecter les privilèges de l’ordre. Il s’inquiète pour l’honneur des deux abbés, pour le repos, l’unité, la paix, les libertés et les privilèges de l’ordre. Qualifié d’anticistercien par plusieurs abbés, Virey veut dépayser le conflit pour que Cîteaux ne soit pas juge et partie. Le chapitre général se plaint des nombreuses relations rapportées par des abbés au sujet d’injures excessives et offensives, par écrit et par la parole, contre l’abbé, le prieur, le cellérier et d’autres moines de Cîteaux. Le chapitre de 1484 reçoit la plainte du prieur et du convent de Cîteaux contre la cause engagée par Clairvaux devant le Parlement de Paris, car les fils doivent honneur et obéissance à leurs pères42. Virey les accuse d’avoir laissé mourir un frère en prison et d’avoir enterré un autre en lieu profane, d’avoir vendu indûment des biens de Cîteaux et d’avoir falsifié des définitions du chapitre. Couchés dans une définition, les griefs prennent un écho européen : le chapitre rappelle que personne en dehors de l’ordre ne doit en prendre connaissance, qu’il a enquêté sur les deux moines défunts et qu’il a lavé Cîteaux de toute accusation. Il est dit, huit ans après les faits, que Virey est déçu de ne pas être devenu abbé de Cîteaux à la place de Cirey. Le chapitre de 1485 accuse Clairvaux de susciter un schisme et de semer la discorde, notamment à cause du libelle. Le convent champenois semble derrière son abbé, car aucune définition ne dévoile la moindre déchirure interne. Le chapitre a examiné un autre libelle au titre rubriqué : Lettre déplorative de frère Jean, docteur en théologie, au révérend père en Dieu Pierre très digne abbé du monastère de Clairvaux, professeur dans la même science43. Datée du 7 septembre 1484 sur quatre folios de papier, la lettre se divise en trois parties : de l’entrée, du progrès et de la sortie de l’ordre. L’auteur, probablement de Clairvaux, n’est curieusement pas ennuyé. Les définiteurs et des personnes compétentes jugent que la lettre contient divers articles frivoles, faux, injustes et diffamatoires. Sous peine d’excommunication latae sententiae, tout cistercien doit transmettre ce libelle ou sa copie pour les brûler. Il est très grave que Clairvaux ait porté un procès devant le Parlement, ce qui cause le scandale dans l’ordre et auprès du pape. Si ce dernier a envoyé un bref aux deux abbés pour les réduire à la concorde, les définiteurs constatent que l’abbé et le convent de Cîteaux ne sont pas acteurs de l’affaire, mais défenseurs, que Clairvaux est l’origine du scandale. La définition ne mentionne pas la médiation du cardinal protecteur, mais dit explicitement que le pape est mal avisé d’établir une égalité entre les deux parties. Les définiteurs affirment qu’aucune des accusations de Clairvaux ne peut faire l’objet de procès ou de question contre Cîteaux devant le chapitre général ou le procureur général de l’ordre : l’abbé de Cîteaux est caput et pater Ordinis pour l’unité et la paix. Le chapitre entend tout de même se défendre devant le Parlement et confirme comme procureur de Cîteaux, le procureur général de l’ordre, ce qui revient à faire de Cîteaux la cause de tout l’ordre. Celui-ci indique clairement que Clairvaux entretient un schisme, terme répété plusieurs fois qui n’a rien d’innocent au xv^e siècle. L’historiographie l’a retenu pour les sièges épiscopaux, moins pour les abbayes. Vers 1485 peut-être selon André Vernet, Virey rédige en personne Libellus seu petitio domini Clarevallis contra dominos Cistercienses44 : l’accusation concerne la place des abbés de Cîteaux et leur gestion des contributions perçues par l’ordre. Cirey lui répond en 185 feuillets dans un Defensorium pacis et integritatis unionis sacri ordinis Cisterciensis per modum dialogi, un dialogue entre un prieur et un sous-prieur « contre des assertions fausses, schismatiques et anticisterciennes45 ». Le chapitre de 1486 est muet : la lettre cardinalice arrive à Clairvaux dans ce calme apparent au printemps 1487. Notre présentation du dossier dépend du chapitre général que Cirey tient en main, malgré l’autonomie des définiteurs. Les sources parlementaires, d’autres archives, notamment claravalliennes46, et la recherche du libelle condamné expliciteraient la position de l’abbé champenois, trop rapidement dépeint comme aigri et fauteur de troubles.

11La lettre française de Balue commence par une brève apostrophe dépourvue de sujétion et d’affection (Monsieur de Clervaulx), comme le roi le fera en s’adressant à Jean de Bilhères d’un simple Monsieur le cardinal. Le prologue se recommande à l’abbé sans originalité. La missive accuse réception d’une correspondance47 et lui confirme que le roi est bien intervenu en sa faveur auprès du pape. Elle ajoute que le pape et le Sacré collège sont contrariés par la controverse entre les deux plus grandes abbayes de l’ordre, car cela pourrait le conduire à sa ruine et destruction, sans reprendre toutefois le terme de schisme. Balue ne tance nullement l’abbé et propose de faire juger le différent par le pape en personne, en présence des deux abbés ou par leur procureur. C’est davantage qu’une proposition, car le pape veut s’en charger motu proprio (de son propre mouvement sans estre requis de nully), sans pression donc du roi, de Cîteaux ou du chapitre. C’est une manière de neutraliser le Parlement et le chapitre. Les franciscains, les mouvements observants ou les Prémontrés montrent déjà que des congrégations peuvent se détacher de la branche principale, c’est peut-être ce que craint le pape, bien plus que le cardinal dont la vie ne dépend pas du bon ordre cistercien. Paternellement, Balue assure l’abbé qu’il n’a rien à craindre de cette initiative, car le pape n’a pas plus de parti-pris que lui, comme le protecteur l’a dit plusieurs fois au procureur de l’abbé envoyé à Rome pour ses messages. Il conseille à l’abbé d’écrire au pape pour connaître sa volonté et demande d’entendre de vive voix son procureur, messire Laurens Allegaz, à qui le cardinal a parlé. Laurent de Algaz apparaît sous cette même qualité dans une autre lettre cardinalice de 1487/8 et comme prieur aragonais d’Alcaniz, dans l’ordre de Calatrava qui mène une vie cistercienne48. Sans cette lettre et à la seule lecture des définitions, on aurait pensé que le cardinal protecteur et le pape étaient étrangers à cette affaire, en dehors d’une mention de 1485.

12Si le cardinal n’était pas duplice, il dut envoyer une lettre similaire à Cîteaux. L’unité de l’un des plus grands ordres touche Innocent VIII, mais aussi la tranquillité du royaume : l’abbé de Cîteaux est un conseiller apprécié du roi, en butte à l’abbé de Clairvaux qui en appelle au Parlement de Paris. Le chapitre ne parvient pas à résoudre le conflit et n’a aucun intérêt à transférer le litige devant le pape : un ordre aussi centralisé doit se gouverner seul. Le cardinal protecteur joue la carte romaine contre celle de l’ordre, sa condition de cardinal résidant à Rome n’aide en rien l’indépendance de l’ordre. On peut se demander parfois pour qui travaille le cardinal protecteur. Virey est contraint d’en appeler à une juridiction séculière, comme tant d’évêques et d’abbés, car il a compris que le chapitre demeure sourd à ses critiques. On ne lit pas de soutiens abbatiaux apportés à Virey et sa présence régulière à Cîteaux est douteuse. Les sources n’ont hélas pas gardé la teneur et le nombre de rencontres entre les deux ennemis. Les lettres, qu’elles fussent brèves comme celle du cardinal ou longues comme un libelle, constituent un mode de fonctionnement au sein d’un ordre, car le régime d’assemblée qu’est le chapitre ne se réunit que quelques jours à la fin de l’été. La lettre de celui qui signe Jehan cardinal d’Angiers, votre protecteur, invite à une sortie paternelle par le haut, qui ne se trouve ni à Cîteaux ni à Paris, mais aux pieds du pape.

13De juillet à décembre 1487, Balue est dans la marche d’Ancône pour encourager des troupes envoyées contre les Turcs49. Le 10 août, une bulle50 s’achève en abordant la cause pendante entre l’abbé de Cîteaux et l’ordre, contre « le cher fils Pierre abbé du monastère de Clairvaux ». L’expression « ad Nos advocavimus » ne permet pas de savoir si les deux abbés ont été convoqués ou sont déjà venus. Le pape ajoute que cette cause reste pendante devant lui. Une autre bulle du même jour51 envoie à l’abbé de Cîteaux et aux définiteurs du prochain chapitre diverses mises en garde, faisant état des prières de leur cardinal protecteur et des référendaires du pape favorables à l’ordre. Le chapitre de 1487 remercie le pape pour sa générosité52. Dans la même Bourgogne, Balue peine à se faire reconnaître à Autun. Depuis Rome le 22 novembre, Balue écrit au Parlement pour annoncer qu’il a obtenu révocation des brefs de censure contre toute élection à Autun et l’absolution d’Antoine de Chalon53.

Une lettre avant la foudre pontificale

14La lettre soucieuse de paix et de confiance au jugement du pape arrive avant la tempête. Le chapitre de 1487 édicte des statuts observants, contre les particularismes en matière d’habits, les gyrovagues et les personnes étrangères à l’ordre élues ou postulées à la tête d’un monastère. Il rappelle que Cîteaux est mère et fondatrice de l’ordo appelé Cisterciensis, ainsi que le nomment papes, évêques, rois, seigneurs ecclésiastiques et séculiers54. Détestant superstitions et nouveautés, il interdit à quiconque de se nommer autrement que cistercien et de se prévaloir des privilèges obtenus sous ce nom, contre ceux qui parle d’ordo sancti Bernardi, d’ordre gris ou blanc. Il ajoute que notre très saint père Bernard prit l’habit à Cîteaux sans fonder d’ordre : si Clairvaux abrite le corps, le saint est à tous. Le chapitre met aussi de l’ordre pro procuratore ordinis in romana curia, car des abbés, prieurs ou moines viennent à Rome pour leurs affaires sans le consentement du cardinal protecteur (reverendissimi domini protectoris) ou du procureur général de l’ordre. C’est une occurrence rare du protecteur dans les définitions. Il est reproché à ces moines d’obtenir des grâces contre les statuts et définitions, de faire des requêtes personnelles. Ceux-ci instituent donc des protecteurs et des procureurs particuliers qui scindent l’ordre. Il leur est à l’avenir interdit de procéder ainsi sous peine d’excommunication et de prison, « sans la licence et l’accord du très révérend seigneur protecteur de l’ordre ou du procureur général » auprès desquels ils sont tenus de se présenter avant trois jours après leur arrivée à Rome. Tous sont tenus d’être sub protectore et procuratore ordinis generalibus per generale capitulum institutis, même si aucune définition n’institua Balue et Estouteville. Le procureur général à Rome est alors Jacques du Breucquet, doyen de la collégiale de Mons et chanoine de Cambrai, en faveur de qui le chapitre général confirme cette même année la commende d’Ourscamp55. Familier du cardinal d’Estouteville et notaire du Sacré Palais (1480), il reçut du pape du pape cette fille de Clairvaux en 1477 à la mort de son commendataire, l’évêque cistercien du Mans56, mais un élu lui contesta la possession paisible jusqu’à sa mort en 1494. La définition 23 du chapitre de 1487 transcrit une lettre de Cirey et des définiteurs au pape dans laquelle ils se réjouissent des privilèges obtenus par leur procureur général, se plaignant toutefois de l’argent demandé pour les obtenir, notamment du protecteur de l’ordre et de toutes autres personnes favorables à l’ordre. Cette plainte attaque Balue à qui Cîteaux reproche peut-être un soutien trop timoré. Une définition peut encore ulcérer Virey quand elle commence par per R. in Christo P. D. Cisterciensem auctoritate totius ordinis sibi naturaliter attributa. Enfin, le chapitre57 constate que Virey multiplie les abus contre les statuts et coutumes, qu’il se nomme supérieur (supremum) de sa filiation en usurpant l’autorité du chapitre général, qu’il absout des moines fugitifs qui relèvent d’un cas réservé au chapitre. Virey refuserait dans sa filiation les visites commises par l’abbé de Cîteaux et le chapitre, il s’intitulerait abbé du monastère Notre-Dame et saint Bernard de Clairvaux. Le Parlement délivre un arrêt le 7 décembre obligeant l’abbé de Cîteaux à révoquer les définitions hostiles à Virey ou à le demander au chapitre général si ce n’est pas dans ses capacités58. La tension grandit encore.

15Le 9 avril 1489, Balue découvre deux bulles extraordinaires. On ne sait si elles furent poussées par lui ou le procureur général ; le chapitre de 1488 ne demanda rien de tel. Une première bulle adressée à Cîteaux, immédiatement sujet de l’Église romaine, ordinis caput et origo59, rappelle que le troisième abbé de Cîteaux envoya Bernard fonder Clairvaux, qui à son tour fonda des monastères par grâce et faculté d’Étienne. Elle ajoute que si les abbés de Clairvaux font obédience à ceux de Cîteaux, ils sont à l’origine de grandes dissensions, se posant dans l’ordre quasiment comme deux têtes et deux présidents alors que les papes ont toujours reconnu Cîteaux, caput et fundamentum. Le pape décide d’unir les deux principaux monastères de l’ordre : Clairvaux est unie, annexée et incorporée à Cîteaux. Cirey devient abbé du monastère de Cîteaux Clairvaux, pour éviter toute sédition au profit de la paix dans l’ordre. L’application de la bulle n’a pas encore été étudiée. En 1489, conformément à la demande du chapitre général et du révérendissime seigneur de Cîteaux, Virey tient un journal de ses visites des monastères ibériques60. Une deuxième bulle accorde aux cinq premiers abbés le pouvoir de donner les ordres mineurs dans tout l’ordre et aux quatre premiers abbés-fils de donner jusqu’au diaconat dans leur filiation61.

16Si Charles VIII demande au Parlement le 28 juillet 1489 de juger au plus vite le litige autunois en faveur de Balue, le schisme s’achève l’année suivante par la résignation par le cardinal de ses droits dans les mains du pape, contre une pension de 1 300 ducats, et la confirmation d’Antoine de Chalon62. Auger de Brie renonce à Angers contre une pension sur le siège de 500 livres et succède à Balue le 14 juin 1490 à la commende de Lagny qui lui rapportait 300 livres63. Les deux schismes se résolvent après onze et sept ans de litige. Balue obtint Saint-Vaast d’Arras en 1488 à la mort du cardinal de Lyon, pour cinq mois. La même année, Ferdinand II, soucieux de le ménager, présenta Balue au pape pour que lui soit donnée l’abbaye cistercienne sicilienne du Parco, vacante et dont il est le patron64. Le 14 mars 1491, fait évêque de Palestrina, Balue s’éteint en octobre comme légat dans la marche d’Ancône où il devait rétablir l’ordre. Il ne laisse pas de testament pouvant indiquer des dons aux cisterciens et repose à Sainte-Praxède. Le chapitre général n’appelle pas à prier pour lui et le remplace par Giovanni Battista Orsini65, protecteur qui n’est donc plus Français. Virey résigne son abbatiat en 1496, imité par Cirey en 1501 : ils n’avaient pas une conception monarchique de leur charge.

17Le protecteur de l’ordre accède au pape et siège régulièrement en consistoire. En sens inverse, il fait passer messages et conseils à la hiérarchie de l’ordre. Balue est aussi protecteur des hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem. En 1488, le grand-maître, le Français Pierre d’Aubusson, écrit au pape pour lui dire que le protecteur Balue le renseignera pour savoir comment amener Djem, de France à Rome, prisonnier de l’ordre et du roi qui ne veulent le donner pour rien au pape. Aubusson y gagne son chapeau en consistoire secret le 9 mars 1489 : Balue devait lui révéler uniquement quand le frère du sultan serait à Rome. Le cardinal introduit Djem au Vatican le 13. Le 28, il souscrit comme protector ordinis à la bulle unissant aux hospitaliers les ordres de Saint-Lazare, Bethléem et Nazareth66 : autre union voulue par Innocent VIII sans lendemain. La relation n’est pas exclusive entre un protecteur et un ordre. L’épitaphe d’Estouteville, dont les obsèques furent dites par Balue dans l’église des augustins de Rome tenue par les religieux du même nom, indique qu’il fut le patron de cet ordre pendant trente-sept ans. Le cardinal d’Avignon Alain de Coëtivy († 1474) est protecteur des dominicains (1456) et des antonins, le basilien Bessarion († 1472), des moines basiliens réfugiés en Italie (1446) et des franciscains observants (1458), Olivier Carafa, protecteur des dominicains (1478-1497), pour autant qu’on sache. Les lettres du protecteur deviennent des instruments de pouvoir, fondements d’un art d’influer sur un ordre en mode épistolaire, avec toute latitude pour varier de ton67. La lettre n’a pas de valeur officielle et n’est destinée à être lue que par son destinataire, fermée par un sceau plaqué ou le cachet dont l’archive claravallienne a gardé les fils. Dans cette affaire, le chapitre général montre ses limites pour pacifier et ordonner. Pour marginale qu’elle soit dans la vie cardinalice, surtout quand on est aussi chargé à Rome des affaires de Charles VIII qui souhaite prendre Naples aussitôt qu’il sera libéré des affaires de Bretagne et de Maximilien, la fonction de protecteur d’un ordre appelle d’autres travaux. La lettre apporte une nuance dans le conflit qui opposa Clairvaux à Cîteaux, conflit qui ne peut se faire uniquement par le chapitre général et le point de vue de Cîteaux. Le cursus de Balue prouve qu’un légat a latere peut n’être rien et qu’un cardinal évêque n’est pas capable de se faire recevoir à un siège : la monarchie pontificale trouve des contre-pouvoirs et le droit produit de la chicane sans fin.