L’hôpital Saint-Jean, une « fabrique à fondateurs »

3Longtemps érudits, juristes et antiquaires angevins7 ont repris à l’envi, transmis et attribué la fondation au comte d’Anjou, Henri II roi d’Angleterre (fig. 1), « mais presque toujours on s’est borné à reproduire les assertions erronées des anciens auteurs et on les a même exagérées8 ». Le poids de cette tradition demeure. Le prestige et la renommée de ce fondateur putatif appartient toujours au registre des « fiertés angevines » et de ses commémorations. La célébration du 8^e centenaire de l’hôpital entendait bien « fêter avec éclat » le bienfaiteur Plantagenêt, et renforcer par là même les liens culturels entre Angers et l’Angleterre, affirmant que l’hôpital a été fondé en 11739.

Fig. 1. – Hospice de Henri II, attribué à Adrien Dubos (1845-1921), dernier quart du xix^e siècle, encre et gouache.

4Pourtant la question de la datation est si malaisée que « longtemps on a fait erreur sur certaines dates de l’hôpital Saint-Jean10 ». Les auteurs les plus prudents restent sur l’horizon chronologique d’une « fin ou dernier quart du xii^e siècle », d’autres avancent en négatif et en relatif un « ne paraît pas antérieure à l’année 117811 », les plus neutres s’accommodant d’un « vers12 », d’un « aux environs13 » ou bien encore d’un « aux alentours de14 ». Sans compter, tous ceux qui dans l’évocation « des débuts de l’hôpital Saint-Jean d’Angers » éludent la question et usent du premier acte le mentionnant c’est-à-dire une bulle pontificale d’Alexandre III de 118115. Quant aux plus audacieux, ils pointent catégoriques ou hypothétiques une année : 1083, 1144, 1153, 1154, 1160, 1170, 1171, 1172, 1173, 1174, 1175 pour les plus couramment rapportées ou rencontrées. Dans ce catalogue des dates de fondation, certaines d’entre elles (1083, 1144, 1160) dénotent et relèvent de la fantaisie ou de l’erreur de lecture. D’autres, en rafale entre 1170 et 1178, soulignent quant à elles les limites de la documentation disponible. En effet, les actes les plus anciens « datent mal » : hormis le lieu de leur rédaction, nulle mention d’année. Leur datation, encore possible par le recoupement des témoins cités – à l’identification néanmoins souvent difficile et à la prosopographie souvent mal connue – n’offre que rarement une fourchette chronologique fine. Enfin, pour clore la revue des dates « mal fondées », notons que certaines reposent uniquement sur le présupposé « d’une fondation royale », la certitude d’un Henri II « roi, père des pauvres16 ». Mise en œuvre rétroactive, il s’agit de revisiter la vie du prince angevin jusque dans ses légendes17. La fable historique fabrique alors la date et invente l’événement. L’initiative charitable du comte trouverait en effet pour certains, sa motivation dans l’expiation du crime de l’archevêque de Cantorbéry, Thomas Becket (1170), selon le laps de temps que l’on veut donner au remords (1171, 1172 ou 1173, année de sa canonisation)18.

5La datation problématique, la validité de l’attribution et plus largement l’interrogation autour des origines de l’établissement – « savoir à qui est due la création de ce grand refuge de charité19 » – n’ont été vraiment questionnées et écornées qu’au cours des décennies 1860-1880, au moment même où interviennent précisément la désaffection du vieil hôpital Saint-Jean et son transfert vers le nouvel hôtel-Dieu Sainte-Marie. La possible démolition des lieux a rendu urgent et possible le transport des titres du chartrier aux Archives départementales de Maine-et-Loire20, où ils constituent encore l’un des fonds les plus volumineux des séries anciennes. Un premier travail d’inventaire rapide suivi d’un classement plus approfondi aboutira à l’édition d’un cartulaire factice21. Chartes à l’appui, il est alors bien établi que le « vrai fondateur de l’aumônerie », « [l’] homme éminemment pieux et chrétien n’est pas le roi d’Angleterre, mais le sénéchal d’Anjou. Il s’appelait Étienne de Marçay22 ». Les actes sont clairs. Les contemporains de la fondation le désignent tous sans hésitation comme le fundator23, dont le souvenir et la bonne mémoire de son amour des pauvres seront vigilamment rappelés et entretenus par ses héritiers. Certes, Henri II est nommé une fois de son vivant fondateur et constructeur (fundasse et construxisse) dans un acte daté des années 1181-1183, puis dans deux courtes notices du début du xiii^e siècle24. Ce serait une usurpation de titre par les secrétaires de la chancellerie royale d’Angleterre selon l’abbé François Uzureau25. On peut comprendre dès lors le trouble de nombre d’historiens. Beaucoup pourtant ne voudront pas démordre de cette prééminence royale26 ou chercheront un curieux point d’équilibre en imaginant différentes formules de « co-fondation ». Certains attribuent le mérite au comte et à son sénéchal à part égale ou en nommant un premier et un second fondateur (voir pièce annexe 1). Quelques-uns ne voient dans ce dernier que le simple exécutant de la volonté princière27. Pour d’autres encore, Étienne, fidèle auxiliaire, se contente d’achever après sa mort l’œuvre de fondation pieuse de son maître. Mais au fond, peu importe la réalité de son action, puisque tous, quitte à se contredire, finissent par décerner le seul mérite au Plantagenêt. La hiérarchie de l’honneur ne peut contrevenir au rang social, ni jouer ainsi contre la « politique princière de prestige » d’autant qu’on recense bien des fondations d’hôpitaux sous et par Henri II28.

6Devenus préconçus historiographiques, ce schème et sa transmission ont sans doute pris forme entre la fin du xv^e et la première moitié du xvi^e siècle à l’occasion des grands procès29 menés devant le Parlement de Paris qui devaient aboutir à la municipalisation de l’hôpital30 ; basculement qui remettait en cause les statuts et le cadre juridique de l’établissement dont l’abbaye voisine du Ronceray était un des principaux partis prenants. Déjà présente au moment de la dotation de l’établissement, l’abbesse Emma sut défendre après la mort d’Étienne de Marçay (c. 1190) l’héritage de l’aumônerie et pérenniser l’œuvre du défunt en favorisant l’institution de statuts, l’adoption de la règle de saint Augustin et l’érection de la maison en prieuré. Si bien que les contemporains lui réputent bien volontiers et elle de revendiquer la qualité de « fondatrice » principale et de bienfaitrice privilégiée, sans contestation aucune jusque dans les années 1480. Une fois réformé, l’établissement voyait son administration confiée à des bourgeois élus par les échevins angevins. La réforme, voulue alors par le pouvoir royal a été possible en arguant que l’hôpital était de « fondation royale31 », le roi de France étant devenu l’héritier des comtes puis des ducs d’Anjou. Ainsi, en exécution d’une sentence royale de réformation du 6 mai 1559, il a été commandé la confection et la lecture publique d’un grand « tableau des fondations faictes à l’hospital, maison Dieu et aumosnerie de Mr S. Jehan l’Evangéliste d’Angiers32 ». Gravé sur plaques de cuivre et affiché dans la salle des malades33, ce tableau établit par voie de justice « que Henry, roy d’Angleterre […] a fait édifier ladicte maison-Dieu ». Le « seneschal d’Aniou » n’apparaît qu’au cinquième rang des donateurs. Il est certes réputé « aussi soy disant fondateur de ladicte aumosnerie », mais seulement « après la mort du roy Henry, son maistre ». Ce même effet de préséance peut se lire encore aujourd’hui sur les plaques de marbre apposées sur la chapelle de l’actuel hôpital (fig. 2). En dépit des mentions chronologiques, le don d’Étienne (1174) passe après celui d’Henri (1181). Là encore « tous reportent d’un même cœur leur reconnaissance au nouveau prince, rappelant à peine au second rang le nom de l’officier dévoué, qui l’avaient si bien servi34 ». Étienne est et demeure l’éternel second rôle (voir annexe 2). Indéniablement, le rang l’emporte. Cette préoccupation de la bonne renommée de la fondation par ancrage dynastique se lit aussi à travers les chroniques véhiculant, du xiii^e jusqu’au début du xvi^e siècle, la légende du retrait pénitent et de l’inhumation à l’hôpital Saint-Jean d’Henri V, empereur d’Allemagne, grand-père maternel d’Henri II35.

Fig. 2. – Principaux fondateurs et bienfaiteurs de l’hôpital…, avant 1892, détail de la plaque en marbre blanc, péristyle de la chapelle Sainte-Marie.

7Le discours s’est aujourd’hui singulièrement infléchi. La précaution historienne ordinaire d’une contextualisation de la fondation de l’hôpital dans le temps et l’espace des fondateurs et la volonté d’ouvrir et d’inscrire l’hôpital dans une histoire de l’assistance en Anjou ont permis de modifier l’appréciation et ont rendu inepte « ce petit problème de paternité36 ». Victor Godard-Faultrier relate ainsi ses recherches vaines pour retrouver la charte de fondation par Henri II37. Et pour cause, cette charte n’a très probablement jamais existé. Jean-Marc Bienvenu n’a pas manqué d’observer à la lecture du cartulaire de l’hôpital que les attendus de la mise en œuvre de cette fondation ne sont en rien inédits et qu’« une comparaison s’impose avec la léproserie de la Flèche dont la fondation était attribuée par Henri II à son père Geoffroy Plantagenêt, mais où nous avons vu le sénéchal local diriger une confrérie de bourgeois38 ». Il en ressort que le comte d’Anjou et son sénéchal se trouvent dans le récit « fondateur » assignés aujourd’hui à une autre place : d’auteurs, ils sont devenus acteurs, aux côtés des initiateurs véritables longtemps négligés par l’historiographie angevine, les confrères bourgeois d’Angers. Cependant le sénéchal Étienne et ses descendants s’attachent plus fortement encore à l’institution en y élisant leur sépulture.

Les visages d’éternité des fondateurs

8Jusqu’au début de l’époque moderne, le monument funéraire des « fondateurs » a été l’immanquable point d’ancrage mémoriel à l’entrée de l’hôpital. Il faut d’autant plus souligner sa présence qu’on connaît peu d’exemples remarquables de sépultures de fondateurs à l’intérieur d’établissement hospitalier. Les plus connues sont celles de Marguerite de Bourgogne († 1308), veuve du comte d’Anjou Charles I^er à l’hôpital des Fontenilles de Tonnerre et de Guigone de Salins († 1470), aux hospices de Beaune. À Angers, l’aumônerie Saint-Jacques de La Forêt ou Fils-de-Prêtre documente le seul autre exemple connu39.

9À Saint-Jean, Jacques Bruneau de Tartifume commence sa notice sur cet hôpital par la mention d’un cénotaphe dans la salle des malades rassemblant quatre gisants : deux hommes sculptés dans de la « pierre dure » et deux femmes dans du bois (fig. 3)40. Son dessin daté de 1634 montre deux chevaliers armés avec leur haubert, et deux femmes coiffées de touret droit dont l’un est de haute taille ce qui permet de dater ces gisants de la première moitié du xiii^e siècle41. Les trois armoiries peintes sur le monument sont nettement plus tardives (xvi^e siècle) : France moderne, Bretagne et Angleterre. Ces armoiries ont conduit à interpréter ces gisants comme ceux de roi et reine d’Angleterre ainsi que de ducs de Bretagne42. Paul Marchegay pensait y reconnaître Henri II et Aliénor accompagné de Constance et Artur de Bretagne43. Célestin Port y voyait quant à lui Étienne de Marçay, sa femme, son fils et la duchesse Constance de Bretagne, femme de Geoffroy, 3^e fils d’Henri II Plantagenêt44. La présence d’un écu à la bande fuselée ne laisse pas de doute, il s’agit bien d’un des « fondateurs » et de sa famille car Philippe de Ramefort, fils du sénéchal, portait ces mêmes armoiries sur son sceau45. D’après les éléments biographiques dont nous disposons Étienne de Marçay († c. 1190) sans doute, mais plus sûrement sa femme Alix, son fils Philippe de Ramefort († av. 1229) et sa petite-fille Jacquine († 1216), « donnée » à l’hôpital, ont été inhumé à Saint-Jean46. La base d’un tombeau carré contenant deux ou trois sépultures dont l’une était en sarcophage a été retrouvée dans la deuxième travée de la nef méridionale en 198947. Si on rajoute le décor particulier de cette deuxième travée centrale avec des grandes croix à double traverse peinte sur les colonnes, on est donc face à un espace privilégié qui honore particulièrement les principaux bienfaiteurs de l’hôpital. On propose donc d’y reconnaître à gauche le sénéchal et sa femme Alix et à droite leur fils, Philippe avec sa femme Julienne ou sa fille Jacquine de Ramefort. Les quatre gisants ont été enchâssés dans un curieux monument en hauteur de 3 m de large48. Déjà déplacé au milieu du xvii^e siècle, ce monument était à la fin du xviii^e siècle à l’autre extrémité de la salle près de l’autel du côté nord49. Vers le milieu du xvi^e siècle, lorsque les gisants deviennent un monument vertical pour gagner vraisemblablement de la place, l’hôpital dresse un tableau des noms des fondateurs (cf. supra). La mémoire passe donc du tombeau devenu anonyme vers l’inscription collective. Étienne de Marçay a laissé une autre marque dans l’hôpital : la chapelle Saint-Étienne honore son saint patron à l’intérieur même de la salle des malades50.

Fig. 3. – Gisants présumés d’Étienne de Marçay et de sa femme Alix, de Philippe de Ramefort et de sa femme Julienne ou de sa fille Jacquine, par Jacques Bruneau de Tartifume (1574-1636), 1624, encre.

10L’oubli des gisants, leur relégation comme leur attribution erronée aux « Plantagenêt » montre la fragilité du souvenir et la vanité de la mémoire du fondateur dans sa propre œuvre. Il a sans doute accompagné et appuyé la promotion de la figure d’un Henri II, roi-comte, « fondateur de l’hôpital ». Il est ainsi étonnant de constater sa ténacité, la facilité de sa transmission tout comme sa capacité à se renouveler. Elle se laisse en effet toujours à voir, certes de manière discrète51, sur deux peintures murales qui se font face dans la chapelle Sainte-Marie des hospices d’Angers52, l’actuel hall d’accueil du CHU, consacrée en 1854. La première, au-dessus du maître-autel, est une grande fresque de Jules-Eugène Lenepveu achevée en 1857 et intitulée La Bénédiction de la chapelle de l’hôpital Sainte-Marie d’Angers. La composition en trois parties montre au sommet Dieu le Père avec deux groupes de saints et bienfaiteurs, connus pour leur action charitable ou leurs dons en faveur d’établissements hospitaliers. Parmi ceux de droite et en partie caché par saint Martin partageant son manteau, on aperçoit Henri II de dos, en haubert et armure, arborant un costume plus inspiré par le célèbre gisant du Prince Noir à Canterbury que du sien à l’intérieur de l’église abbatiale de Fontevraud (fig. 4). Lenepveu reprend notamment la cote d’armes héraldique (écartelé de France et d’Angleterre) sans permettre une véritable identification. Pour mieux préciser le personnage, le roi appuyé de la main gauche sur son écu, tient un parchemin enroulé avec l’inscription « Henri II Hôpital » symbolisant une pseudo-charte de fondation, tandis que de la main droite, il porte une maquette dont la silhouette est du reste difficilement reconnaissable avec Saint-Jean ou même avec un hôpital médiéval. Dans la partie supérieure de l’œuvre, le peintre rêve l’Histoire et le Moyen Âge et réinvente le geste de la fondation princière. Dans ce grand spectacle de la charité, tous sont au rendez-vous, seul manque encore à l’appel Étienne de Marçay.

Fig. 4. – Henri II Plantagenêt, fondateur de l’hôpital Saint-Jean, en armure derrière saint Martin par Jules-Eugène Lenepveu (1819-1898), 1857, détail de la peinture murale La Bénédiction de la chapelle de Sainte-Marie d’Angers.

11Plus discrète, au-dessus de la porte principale d’entrée, la toile marouflée d’Eugène Appert La Vierge consolatrice des affligés (1859) laisse notre regard, au premier plan à droite, plus dubitatif encore face au Henri II Plantagenêt, debout avec son grand manteau d’hermine, offrant sa couronne et son sceptre à la Vierge qui sur un piédestal, bras ouverts, s’apprête à recueillir les malheureux (fig. 5). L’attitude du roi fait plus penser au vœu de Louis XIII à Notre-Dame qu’à une scène médiévale. Pour se différencier de la peinture historique néo-médiévale de Lenepveu, Appert nous transporte ainsi dans un décor Renaissance dont les couleurs chatoyantes et la composition semblent inspirées de Véronèse53.

Fig. 5. – Henri II Plantagenet, offre sa couronne et son sceptre à la Vierge par Eugène Appert (1814-1867), 1859, détail de la peinture murale La Vierge consolatrice des affligés.

12Il est intéressant de noter que ces deux représentations, dans des styles bien tranchés, font fortement écho aux portraits admiratifs et laudateurs à l’outrance dressés à la même période par les érudits et historiens angevins partisan du « fondateur officiel ». Elles étonnent aussi car elles arrivent à contre-temps. Désormais la majorité des auteurs s’offusquent de l’injustice du souvenir, voire dénoncent le scandale d’une imposture. Cependant ne craignant aucun historicisme et anachronisme, les partisans d’Étienne de Marçay, eux aussi mordent le trait. Leurs propos tournent ainsi souvent au plaidoyer panégyrique : « Mieux que n’aurait pu le faire une longue et puissante postérité, la fondation de l’hôpital Saint-Jean l’Évangéliste rend impérissable le nom du sénéchal d’Anjou. Elle fait aussi bénir sa mémoire, devenue encore plus touchante par la constatation des circonstances qui méritent à Étienne de Marçay le titre de martyr de la Charité chrétienne54 ». En jouant sur le registre des émotions, ils élaborent et confortent tous les poncifs des mérites et attributs dont le fondateur hospitalier médiéval doit être affublé : le « religieux amour pour les pauvres, la haute intelligence et le grand cœur55 ». En définitive, si chacun supporte son « champion », tous moralisent en commun et réputent Henri comme Étienne des mêmes vertus.

⁂

13Ainsi défini, le choix de faire endosser l’archétype à l’un ou à l’autre appartient au « point de vue auquel chacun d’eux s’est placé56 ». La fondation de l’hôpital est considérée soit comme une « œuvre pie » incarnée par Henri le « prince bienfaisant57 », soit comme un geste « humanitaire58 » porté par Étienne « l’ami du peuple59 ». L’historiographie de la fondation de l’hôpital Saint-Jean, la mise en récit de ses origines comme la fabrique de l’image d’un fondateur est en soi une leçon d’histoire, quasi épistémologique.

14Passer par l’historiographie pour mieux revenir à l’histoire permet de montrer la difficulté de penser la notion de fondation et la figure du fondateur hospitalier. Ainsi sont admis comme fondateurs, tous ceux qui souhaitent par un moyen ou un autre « éterniser l’effet de ses volontés60 ». En fait, peu importe la nature ou la forme du geste61, l’intention prime. Fondateur peut désigner tout aussi bien l’auteur (une confrérie de bourgeois), mais aussi tous ceux qui accompagnent par leurs dons la dotation (le comte, le sénéchal et autres bienfaiteurs) et ceux encore qui aident à sa fondation en droit, à son institution et à sa pérennité (l’abbaye du Ronceray, le roi de France). Selon les enjeux et l’actualité de l’époque, la qualité de fondateur a ainsi été attribuée, mobilisée, revendiquée ou réputée d’abord schématiquement, à la fin du xii^e siècle, à Étienne de Marçay, sénéchal d’Anjou, puis, du xiii^e au xv^e siècle à l’abbesse du Ronceray, avant d’être octroyée à partir du xvi^e siècle à Henri II, comte d’Anjou, pour revenir à nouveau à Étienne à partir des années 1860 ; mais elle demeure aujourd’hui encore, toujours aussi peu reconnue aux véritables initiateurs, ces quelques bourgeois sans doute issus d’une confrérie d’Angers. Le rôle des deux fondateurs officiels est désormais clair : le sénéchal d’Anjou et sa famille sont bien les principaux bienfaiteurs et constructeurs de l’hôpital Saint-Jean. Quant à Henri II, il accorde son patronage à la nouvelle fondation à la suite d’une des premières donations. Au Mans, une étude récente a aussi relativisé le rôle d’Henri II attesté comme fondateur de l’hôpital de Coëffort en 1180-1181 mais qui n’en est assurément pas le constructeur62. De ces quelques remarques, il ressort aussi que la capacité à conserver la mémoire de ses mérites constitue pour tout fondateur de fortes préoccupations, car fonder revient immanquablement à se confronter au temps, lequel interroge la vanité des œuvres humaines et leurs fragilités. Ceci rappelle peut-être cette vérité cruelle et prosaïque que mentionne le ministre Turgot dans un article de l’Encyclopédie « de quelque utilité que puisse être une fondation, elle porte dans elle-même un vice irrémédiable et qu’elle tient de sa nature, l’impossibilité d’en maintenir l’exécution. Les fondateurs s’abusent bien grossièrement, s’ils imaginent que leur zèle se communiquera de siècle en siècle aux personnes chargées d’en perpétuer les effets63 ». D’autres trouveront alors quelque matière à consolation dans l’épître de saint Paul qui affirme que « la charité ne périt jamais » (1 Co 13, 8).