Les données du problème à résoudre

5Au printemps de 1378, dix-huit mois après avoir quitté Avignon pour réinstaller la papauté à Rome, le pape Grégoire XI était décédé. Les Romains avaient été saisis de crainte : en élisant l’un des siens, la majorité « française » du collège des cardinaux risquait de reconduire la Curie sur les bords du Rhône. Une petite troupe en vint à fracturer les portes du conclave aux cris de : Romano lo volemo o almeno italiano. L’élection de Bartolomeo Prignano se déroula dans le plus grand désordre, avec des irrégularités de toutes sortes.

6Couronné sous le nom d’Urbain VI (10 avril 1378), le nouveau pontife ne tarda pas à se montrer maladroit et violent, éveillant ainsi la suspicion de ses électeurs : n’était-ce pas sous l’effet d’une peur incontrôlable qu’ils lui avaient imprudemment conféré le souverain pontificat ? Selon le droit, une élection réalisée dans pareilles conditions pouvait être dénoncée comme nulle. Les cardinaux rédigèrent un manifeste proclamant Urbain pape « intrus » (9 août 1378) et, prenant acte de son refus catégorique de démissionner, ils lui donnèrent un compétiteur. Le 30 octobre 1378, Robert de Genève était intronisé ; il se fit appeler Clément VII.

7À partir de ce moment, un processus inexorable se mit en branle pour propager la division et partager la chrétienté latine en deux camps ennemis. Chacun de son côté, les deux papes menèrent des campagnes diplomatiques pour se faire des alliés, ce qui aboutit à la formation de deux « obédiences » rivales, de forces sensiblement égales, tandis que d’autres campagnes, militaires cette fois, opposaient leurs troupes et leurs champions4. Ceux de Clément VII ayant assez vite essuyé des revers, ce pape prit le parti de se replier sur Avignon. Véritable capitale de rechange, la ville avait conservé dans ses murs tout l’appareil administratif de la Curie et la plupart de ses officiers ; bien rôdée, la machine compensa par son efficacité, notamment financière, le déficit spirituel que la perte du combat pour s’implanter à Rome avait infligé aux clémentins. Entre les juristes, les théologiens et autres polémistes des deux bords, un même équilibre s’installa dans les joutes dogmatiques et littéraires qui les opposèrent pour dire quel était le « vrai » pape : l’arsenal d’arguments mis au point pour chacun des deux adversaires ne parvint que rarement à ébranler les certitudes de l’autre partie.

8Le conflit s’était donc « induré ». Au décès d’Urbain VI en 1389, ses cardinaux le remplacèrent par Boniface IX. On s’acheminait vers l’existence de lignées pontificales parallèles (voir schéma à la fin de cet article). Visiblement, ce n’était ni la fortune des armes ni les arguties de la controverse qui mettraient fin à ce scandale. Se dirigeait-on vers une partition durable de l’Église latine, comparable au « schisme des Grecs » ?

Faire le choix de l’unité : un premier pas décisif du roi Charles VI

9La mort de Clément VII, le 16 septembre 1394, fut l’événement grâce auquel Charles VI et son conseil s’engagèrent sur une voie nouvelle où ils furent guidés par l’université de Paris. Un courant de pensée pacifiste, appelant à la concorde grâce à la réunion d’un concile, s’était fait jour en son sein dès 1379. Longtemps bâillonnée et même amputée d’une partie de ses suppôts – en 1382, ceux qui croyaient en la légitimité d’Urbain VI durent quitter le royaume –, elle put enfin s’exprimer à nouveau au grand jour en 1390 et, en janvier 1394, elle installa un coffre au cloître des Mathurins où chacun put déposer ses idées. L’entreprise connut un succès au-delà de tout ce qu’on pouvait espérer : plusieurs semaines furent nécessaires à cinquante-quatre maîtres pour dépouiller les cédules ainsi recueillies. Il en résulta la préconisation de trois « voies » pour résoudre le schisme longuement décrites dans une grande épître, solennellement remise à Charles VI le 6 juin 13945.

10En premier avait été présentée la voie que les docteurs estimaient la meilleure, celle dite de « cession », consistant en la démission conjointe et simultanée des deux pontifes ; puis la voie de compromis, qui nécessitait le choix par les deux parties d’un nombre égal de personnes à qui serait confié le soin de trancher. Venait enfin la voie de concile, jugée impraticable dans la mesure où on ne pouvait s’attendre à ce que les deux papes s’associent pour le convoquer. À la fin de l’audience, le roi avait gracieusement renvoyé les visiteurs et on en était resté là. En effet, lorsque les universitaires revinrent au palais, d’énergiques cerbères leur avaient barré le chemin. Ce qui advint ensuite montre que Charles VI avait pourtant bien reçu le message qu’ils lui avaient délivré.

11Le 22 septembre 1394, lorsque la nouvelle de la mort de Clément VII parvint à Paris, le roi s’apprêtait à entrer en conseil. L’affaire y fut donc traitée sans délai. Simon de Cramaud, à qui son titre de patriarche d’Alexandrie donnait une prééminence sur les autres évêques du royaume, avait été invité à prendre la parole en premier6. Son avis tenait en peu de mots : il fallait profiter de la vacance du siège apostolique pour agir en vue de l’union de l’Église et adresser sur-le-champ une lettre aux cardinaux pour les prier de surseoir à l’élection jusqu’à ce qu’arrivent des ambassadeurs. Ensemble, ils verraient alors ce qu’il conviendrait de faire « pour le bien et union de l’Église universelle ». Sur les quinze conseillers qui s’exprimèrent ensuite, seul l’évêque de Meaux fit entendre une voix discordante : en agissant ainsi, on donnerait à croire à la partie de l’intrus qu’on avait des doutes sur les droits du défunt pape au souverain pontificat. Mais on passa outre à l’objection et le secrétaire de séance rédigea des lettres pour les cardinaux, qui furent sur le champ confiées à des messagers. Charles VI avait donc clairement choisi de faire passer la recherche de l’unité de l’Église avant la défense de la légitimité de Clément VII7.

12Le lendemain 23 septembre, une délégation de l’université de Paris se présenta au palais royal et fut admise en présence du roi pour lui présenter quatre requêtes. La première correspondait à la mesure adoptée la veille, à ceci près que la missive royale n’avait pas mentionné les voies préconisées par les maîtres pour parvenir à l’union. Quant aux trois autres demandes, elles leur furent accordées sans difficulté : le roi écrirait au pape intrus, il réunirait une assemblée de prélats, barons et universitaires pour délibérer sur la conduite à tenir et les maîtres pourraient à nouveau correspondre librement avec des urbanistes. Ainsi était esquissé un programme d’action qui a guidé les initiatives prises par Charles VI à l’instigation des docteurs parisiens jusqu’en 1409.

13Dans le contexte de la royale folie, la continuité de la politique française en matière de schisme jusqu’en 1409 est au total très surprenante. Les volte-face et les incohérences dues aux luttes d’influence que se sont livrées les princes des fleurs de lis n’ont pas eu d’incidence majeure sur le long terme. Les artisans de cette constance sont à rechercher au sein des assemblées du clergé qui furent si souvent appelées à se réunir. Il s’y forma un groupe de prélats et d’universitaires déterminés à maintenir le cap et en situation d’y parvenir au moins jusqu’au concile de Pise8. Ensuite, Charles VI n’étant plus qu’une triste marionnette entre les mains des princes, leurs querelles occupèrent la scène publique et dégénérèrent en guerre civile ; la question de l’unité de l’Église ne put qu’être tenue pour secondaire. Sans les fortes participations de deux individualités, Pierre d’Ailly et Gerson, le royaume de France n’aurait fait que de la figuration au concile de Constance9.

L’Église est malade

14Le premier noyau du consensus qui permit à Charles VI et à son entourage de mener une politique persévérante en vue de l’unité de l’Église repose sur un constat très simple : l’Église était malade. L’université de Paris s’était employée à persuader tous les fidèles de venir au secours de l’Église, leur mère, non pas tant par des discours théoriques qu’en ayant recours à des allégories et à des métaphores aisément compréhensibles. En cela, d’autres acteurs de la vie intellectuelle, artistique et religieuse ont d’ailleurs rivalisé avec les universitaires sans qu’on puisse toujours démêler qui avait initié quoi10.

15La métaphore du corps, longuement filée par saint Paul au chapitre 12 de sa première épître aux Corinthiens, a constamment été utilisée par les théologiens pour alimenter la réflexion sur l’institution ecclésiale. Dans ce texte, l’image a pour objet de montrer en quoi l’unicité du corps se nourrit de la pluralité et de la complémentarité de ses membres. Grâce à un passage d’une autre épître (Col, 1, 18), la tête de ce corps devait y être identifiée comme étant le Christ lui-même. Cependant, l’exaltation croissante du pouvoir pontifical s’est traduite au xiv^e siècle, par une substitution : à la tête du corps, on ne voyait plus le Christ mais son vicaire sur la terre, le pape. Avec le schisme, la métaphore a été filée de multiples manières et avec une puissance évocatrice peu commune11.

16Chez les Pères et leurs successeurs, il n’était pas rare qu’un schisme ou qu’une hérésie soit désignée comme un monstre et, à partir de 1378, le terme est devenu commun. Mais chez certains, le monstre a été nanti de deux têtes. Ainsi, sous la plume de l’anonyme illustrateur d’une série de prophéties sur les papes appelée à un grand succès12, sous celle d’un poète comme Eustache Deschamps13 ou encore de l’évêque de Senlis rédigeant sa cédule de vote à l’assemblée du clergé de 1398 : parlant de l’Église comme d’un corps mystique, Jean Dodieu considérait qu’il était indispensable de tout faire pour que cesse le scandale d’un corps ayant deux têtes comme un monstre14.

17Plus souvent que monstrueux, ce corps a été dépeint comme malade et souffrant de céphalées ; il était rongé par une peste galopante ; il était urgent de lui administrer un sédatif. Ceux qui tenaient un tel langage étaient au moins d’accord sur un point : le schisme affectait l’Église dans son ensemble. « Mal chief fait les membres doloir » est le refrain d’une ballade, composée en 1381, où Eustache Deschamps dénonce les turpitudes des clercs depuis soixante ans et la division qui en a découlé. Par la suite, l’image d’un corps souffrant a été déclinée jusqu’à plus soif dans les discours appelant à réformer l’Église, c’est-à-dire, au sens premier du verbe réformer, à lui redonner sa belle forme originelle. Lors de l’assemblée du clergé de 1406, par exemple, pour faire adopter l’idée d’un « rétablissement des libertés ecclésiastiques » en matière de finances et de collation des bénéfices, Pierre Le Roy avait organisé son discours autour de la figure du roi, appelé comme médecin au chevet du corps malade pour que lui soit administré un remède s’attaquant à la racine du mal : la cupidité et la soif du pouvoir15.

18Parler de l’Église comme d’une personne était une autre façon, tout aussi biblique, de lui donner un corps. Au Christ, traditionnellement identifié à l’Époux mystérieux de l’évangile de Matthieu (9, 15 et 25, 6) a été associée une Épouse celle de l’Agneau (Ap 21, 9), non moins traditionnellement reconnue comme l’Église : une Épouse, belle colombe, vigne féconde, Mère des croyants dans la foi. Les développements auxquels l’allégorie a donné matière à l’époque du schisme ont conservé son lyrisme mais sur un mode antithétique. Dans un poème composé vers 1380, le théologien Guillaume de Salvarville donne la parole à l’Église, une femme qui se lamente d’avoir deux maris à la fois, chacun la voulant « seigneurir16 ». En 1394, Honorat Bovet raconte avoir vu en songe une ravissante jeune femme l’appelant à l’aide ; pour justifier sa requête, la belle se tourne et dévoile son dos tout grouillant de vers qui rongent sa chair ; stupéfait, le dormeur l’entend se nommer : c’est l’Église17. Cette figure littéraire apparaît aussi dans des documents très officiels, mais sans les images de décomposition provocatrices. Les lettres de convocation au concile de Pise (1409), mettent en scène une « douce Mère Église », gravement souffrante ; à grands cris, elle réclame de l’aide aux destinataires alors que les cardinaux « s’apprêtent à lui administrer un remède qui atteindra le mal à sa racine en convoquant un concile général18 ».

19La miniature qui aurait dû accompagner le songe d’Honorat Bovet ne nous est pas parvenue. C’est d’autant plus regrettable que, dans les manuels d’iconographie religieuse, on cherche en vain une représentation de l’Église en femme laide ou meurtrie, a fortiori atteinte par la putréfaction. Il est vrai que cette image polémique s’opposait totalement à la reine de beauté, « sans tache ni ride » décrite par saint Paul (Eph 5, 27).

20Tandis que gémissait la mère Église accablée par le schisme, une autre figure féminine s’affirmait resplendissante, celle de Marie. Dans la France de 1387, la bataille avait fait rage entre les dominicains et les autres docteurs pour que la mère du Sauveur soit elle aussi reconnue « sans tache ni ride », autrement dit, conçue de façon immaculée19. Entre la personne de la Vierge et la figure de l’Église, les attributs étaient devenus peu à peu interchangeables ; les deux femmes tendaient à s’identifier l’une à l’autre20. Certaines images, ainsi celle de la Vierge au manteau du Puy-en-Velay où trois manières de représenter l’Église cohabitent, font de Marie médiatrice une véritable patronne de l’unité de l’Église21.

21Ce n’est donc pas un hasard si les organisateurs des assemblées destinées à traiter du schisme ont très souvent choisi des jours de fête mariale pour les convoquer. Le concile de Pise lui-même aurait dû s’ouvrir le 2 février, en la fête de la Purification. Puis il fut repoussé au 25 mars, jour de l’Annonciation à Marie, « par qui commença le salut et la rédemption pour tous les hommes ». Comment trouver meilleure patronage pour une assemblée qui devait conduire les deux obédiences à l’union ?

Prier et se convertir pour l’unité de l’Église

22Une des premières actions de grande envergure à destination des fidèles désireux de venir en aide à l’Église provint de Clément VII lui-même. À la fin de 1392, il promulgua les textes d’une messe votive, Salvos nos fac, destinée à la prière pour l’unité et il demanda aux évêques de diffuser ses consignes. La messe devait être célébrée chaque jeudi et des indulgences étaient promises à ceux qui seraient le plus assidus. Il était aussi suggéré de jeûner et de faire des aumônes. Toutefois, « entende qui a des oreilles pour entendre » : les textes des oraisons parlaient « d’union autour du vrai pasteur » et demandaient au Seigneur de « rabattre la superbe des ennemis22 ».

23Quelques mois plus tard, c’est par des lettres en provenance de la chancellerie du royaume que les gens furent invités à prier, mais pour un autre malade : le roi Charles VI, longuement retombé dans sa folie en 1393. Dans la litanie des intentions de prières, celles qu’on formulait au prône comme celles des heures de recueillement privé, la santé du roi vint s’ajouter à l’unité de l’Église. Il y avait entre ces deux raisons d’implorer le Ciel beaucoup plus qu’une simple ressemblance. Certains disaient – et beaucoup le pensaient tout bas – que le roi souffrait mille morts en expiation de ses péchés et de ceux du royaume. Alors que, jeune garçon de 12 ans, il avait prêté serment à son sacre de respecter et de protéger l’Église, alors que tant de voix s’étaient élevées pour lui rappeler sa promesse et le zèle religieux qu’avaient déployé ses prédécesseurs, parvenu à l’âge d’homme, le roi avait vécu dans l’insouciance juvénile et il avait laissé s’indurer le schisme. Le remède n’était que trop simple : pour guérir le roi, il fallait soigner l’Église23.

24Plusieurs témoignages décrivent la grande ferveur avec laquelle le peuple avait répondu à ces demandes. Il avait été convenu de consacrer les jeudi, vendredi et samedi de chaque semaine à des cérémonies où furent sorties reliques et bannières. Beaucoup de gens se rendirent pieds nus aux processions, les uns firent des vœux, les autres allèrent en pèlerinage. Qu’ils aient ou non fait une relation entre schisme et folie de leur roi, les sujets de Charles VI ont beaucoup prié pour sa guérison et pour celle de l’Église. Le roi lui-même avait donné l’exemple en accomplissant plusieurs actes de piété, notamment à l’abbaye de Saint-Denis, mais pas seulement. En 1395, étant en rémission, il s’était rendu en pèlerinage le 25 mars, fête de l’Annonciation, à la cathédrale Notre-Dame du Puy-en-Velay. Plus tard, en 1407, un jubilé avait attiré dans cette même ville une foule si considérable que sept personnes avaient péri étouffées et piétinées24. Périodiquement, en fonction des événements, la piété des fidèles avait été entretenue et infléchie dans un sens ou dans un autre25.

25Ainsi, après leur mémorable entrevue avec Charles VI, le 23 septembre 1394, les maîtres parisiens s’étaient adressés aux chapitres cathédraux pour leur demander de s’associer à leurs efforts en faveur de l’unité. Tout d’abord, organiser des prédications, des processions, des jeûnes et autres pieuses manifestations destinées à la foule des fidèles. Deuxièmement, envoyer quelques-uns des leurs vers le roi et les cardinaux pour les inviter à la paix ou, au moins, leur écrire pour les supplier d’aller dans ce sens26. Pour la première fois était mise en application l’idée d’associer au mouvement pour l’union ces collèges de clercs qui présentaient le triple avantage de constituer des corps intermédiaires entre fidèles et prélats, de comporter un nombre élevé de gradués et d’être assez uniformément répartis dans toutes les régions du royaume.

26Aux prédicateurs recrutés pour porter la bonne parole, il était prescrit d’inviter les fidèles à s’amender et à réviser leur mode de vie. Que ce soit pour obtenir l’unité de l’Église ou la guérison du roi, les sermons aboutissaient toujours à la même conclusion : les membres inférieurs du corps du Christ – qui occupaient les mêmes fonctions dans le corps de l’État – devaient se convertir à une vie meilleure et confesser leurs péchés, causes profondes des maux qui s’abattaient sur l’Église et le royaume.

27Ces prêcheurs avaient-ils rencontré du succès ? Dans ce cadre précis des campagnes de prière, on l’ignore, mais ceux qui prêchaient d’exemple certainement plus que les autres. On connaît la célébrité que s’acquit saint Vincent Ferrier, entraînant des foules de « pénitents » derrière lui, après avoir quitté ses fonctions de confesseur du pape Benoît XIII en 1399. On connaît moins le destin tragique que connut Jean de Varennes, converti lui aussi à une vie rude et pauvre, alors que, brillant docteur dans les deux droits, il avait fait carrière à la Curie avignonnaise en tant qu’auditeur de Rote. En 1393, après avoir résigné ses bénéfices (dont une prébende à la cathédrale de Reims), il se retira dans l’ermitage de Saint-Lié, sur la Montagne de Reims. Très vite, les gens se rendirent auprès de lui.

28Au témoignage d’une femme, Ermine de Reims, les pénitences que l’ermite imposait étaient plus mesurées, sa religion était plus gaie, la messe était joliment chantée et on y communiait sous les deux espèces27. Sa renommée dépassa bien vite les limites du diocèse et se répandit jusque dans l’entourage royal. Lorsque, le 9 octobre 1394, la nouvelle de l’élection de Benoît XIII parvint à Charles VI, grande fut certainement sa déception de constater que les cardinaux clémentins n’avaient pas entamé de pourparlers avec le pape urbaniste avant d’entrer en consistoire. C’est alors qu’il décida de consulter l’ermite de Saint-Lié sur ce qu’il convenait de faire. Jean de Varennes n’avait rien d’un illuminé. Avant de se prononcer, il voulut savoir quelles étaient les intentions du nouveau pape.

29Benoît XIII répondit très vite, le 30 octobre, au courrier qui lui fut adressé : il recevrait volontiers l’aide et le conseil du roi. Un échange de missives officielles acheva de persuader Charles VI que l’idée des maîtres parisiens était bonne : il allait organiser une méthodique consultation du clergé du royaume. De son côté, Jean de Varennes continua de correspondre avec le pape pendant plus d’un an. Devant la tournure inquiétante des événements, il perdit patience et n’eut pas de mots assez durs pour tous ces prélats qui, à la manière des corbeaux, criaient Pax !, Pax !, Pax ! mais continuaient à se vautrer dans le luxe. À de tels pasteurs, on pouvait refuser d’obéir, de payer la dîme. Il fallait cesser de communier des mains des prêtres concubinaires, dévoiler les infâmes pratiques des Mendiants confesseurs. La véritable tête de l’Église n’était pas Benoît XIII, mais le doux Jésus, avec, à ses côtés, une papesse, la Vierge Marie. Un tel langage attirait de plus en plus de monde à l’ermitage ; Guy de Roye, l’archevêque de Reims, se fit prendre à partie pendant la messe…

30Le bailli de Vermandois, qui était parent de l’archevêque, vint arrêter Jean de Varennes le 30 mai 1396 et le conduisit à Paris. Pendant qu’on dressait une longue liste de propos pouvant le faire suspecter d’hérésie, enfermé à l’abbaye de Saint-Maur, il préparait sa défense. Que se passa-t-il ensuite ? Ceux qui le surent crurent bon de ne rien dire. La France d’alors aurait pu s’embraser, comme le fit la Bohême à la suite de Jean Hus28.

31Les quatre années où l’ermite vécut à Saint-Lié furent très dures pour Ermine de Reims. Elle fut torturée par d’horribles visions qui montrent combien cette femme du peuple, qui savait mal son Credo, avait été écartelée entre son confesseur, sous-prieur de Saint-Paul du Val des Écoliers, et Jean de Varennes. Loin d’être isolé, ce phénomène de visions et de voix poussant une âme pieuse à crier sur les toits ce qu’elle estimait être la vérité fut suffisamment fréquent pour inquiéter des théologiens – Pierre d’Ailly notamment – et leur faire écrire des traités pour aider les directeurs de conscience dans leur travail de discernement29.

32D’une autre nature est la vision « plus clere que nul cristal » qui conduisit Robert Le Mennot à changer de vie en 139230. Cet écuyer du Cotentin, enrôlé sous la bannière d’un chambellan de Charles VI et dans l’ordre de la Chevalerie de la Passion créé par Philippe de Mézières, déposa ses armes, prit une « mise » d’ermite (ce qui lui valut d’être appelé Robert l’Ermite) et se fit messager en vue de promouvoir la paix, l’union de l’Église et le « saint passage d’oultre-mer ». Il sillonna donc inlassablement les routes d’Europe, porteur de missives au roi Richard II d’Angleterre ou à Charles VI, puis entre les partisans des deux papes. On perd sa trace au moment de la soustraction d’obédience, qu’il redoutait par-dessus tout, puis il reprit ses va-et-vient entre la France et l’Italie à partir de 1405. En 1409, à l’âge de quatre-vingts ans, il porta en Écosse les lettres de convocation au concile de Pise et, au retour, il fut invité à y témoigner en tant que « laïc lettré ». Sur sa route, il avait parfois croisé d’autres commis, qui précédaient ou doublaient les ambassades officielles. On avait essayé de se servir de lui et d’abuser sa bonne foi. Il n’avait pas failli dans sa mission.

33Le désir de gagner les indulgences jubilaires jetèrent aussi sur les routes vers Rome des fidèles prêts à enfreindre les ordres royaux en se rendant à Rome pour le grand pardon de « l’année sainte » en 1400. Dans l’obédience urbaniste, ce mouvement avait été anticipé de dix ans31. Il avait profondément marqué le cheminement spirituel de deux prélats dont l’un, Guillaume de La Vigne, mourut de chagrin lorsque Grégoire XII lui interdit l’accès en Curie pour avoir trop bien négocié l’accord de Marseille32.

34En s’attardant sur ces récits, on voit que les appels au secours de la Mère Église avaient été entendus par les fidèles. Sans le climat de ferveur qui fut ainsi volontairement entretenu, se seraient-ils autant engagés ceux qui, de par leurs éminentes fonctions dans la société, assumèrent la lourde responsabilité de conduire la révolte ?

L’engagement des princes et de leurs conseillers

35En 1391, lorsque l’université de Paris avait à nouveau été autorisée à se présenter devant Charles VI, elle avait pris pour porte-parole l’un de ses maîtres en théologie, le normand Gilles des Champs. De son discours, il est resté un bref relevé de cinq propositions, dont ne seront ici rappelées que les trois dernières33.

1. Tout homme adulte qui ne travaille pas à l’union de l’Église alors qu’il peut y contribuer pèche gravement, c’est-à-dire mortellement.

2. Dire qu’il faut seulement prier, qu’il n’est pas besoin de s’occuper autrement du schisme, c’est tenter Dieu.

3. Si l’un des deux élus ne veut pas condescendre à l’union – à supposer qu’il ait un droit sur l’office de pape –, il doit être éliminé et privé de cet office.

36Ces paroles, qui visaient directement le roi, firent scandale. Non pas parce qu’elles faisaient à chacun un devoir d’intervenir, mais parce qu’elles rappelaient les papes à leur devoir spécifique de mettre l’unité de l’Église au-dessus de toute considération sur leur légitimité, sous peine de se voir éjectés. Et qui pouvaient et devaient intervenir pour aider les papes à opérer un tel revirement sinon les rois et, en l’occurrence, Charles VI34 ?

37On l’a vu. Quand le roi s’engagea dans l’action en faveur de l’union, il n’était nullement question d’en venir à de telles extrémités. On croyait à l’époque que Benoît XIII était dans de bienveillantes dispositions. Rassuré par Jean de Varennes, par la teneur des lettres officielles qui lui étaient adressées et par des informations confidentielles sur l’engagement pris par l’ensemble des cardinaux au conclave (si l’un d’eux était élu, il devrait tout faire en faveur de l’union, jusques et y compris accepter la voie de cession), Charles VI ordonna à son chancelier de faire convoquer les prélats du royaume à une assemblée destinée à le conseiller sur la voie dans laquelle on allait s’engager. Chaque évêque du royaume reçut une lettre lui ordonnant de venir à Paris pour la fête de la Purification de la Vierge, le 2 février.

38Dans la salle verte du palais de la Cité, les 120 participants à ce « conseil des prélats » entendirent quatre orateurs leur présenter « la matière » à traiter et, au terme de discussions, on vit se dessiner deux opinions. Deux motions furent donc rédigées, sur lesquelles chacun fut appelé à voter. Le 18 février, le président de l’assemblée, Simon de Cramaud, fit rapport au roi lors d’une séance solennelle dans la chambre basse du Parlement : 87 voix s’étaient portées sur la motion désignant la voie de cession comme étant la meilleure, alors que l’autre cédule faisait valoir toutes sortes de considérations pour ne pas être aussi catégorique et avait recueilli 18 voix35.

39Pour porter ce magnifique résultat à la connaissance de Benoît XIII, il fut décidé que le roi lui-même ne se déplacerait pas – une longue rechute ou un bref accès de folie étaient toujours à craindre – mais qu’il serait représenté d’une façon extraordinairement solennelle et fastueuse. Ses deux oncles, Berry et Bourgogne, et Louis d’Orléans son frère, accompagnés chacun d’une douzaine de courtisans, ainsi que sept membres du Grand conseil et dix délégués de l’université de Paris firent le voyage vers Avignon en mai 1395. Ils y arrivèrent en bateau, le 22 mai, et n’en repartirent que le 8 juillet. Le protocole n’exigeait nullement un aussi long séjour ; mais l’incompréhension qui s’installa dès le début entre les deux parties, les tergiversations diplomatiques du pape, les manœuvres des ducs en direction des cardinaux et la volonté mutuelle de sauvegarder les apparences multiplièrent les délais entre les audiences. Il fallut finalement en convenir : Benoît XIII n’était pas un pape à se laisser dicter ce qu’il avait à faire par un roi de France.

40L’échec de cette démarche, qui laissa des souvenirs cuisants à tous les protagonistes, rendit encore un peu plus complexe le problème à résoudre pour éradiquer le schisme. Un puissant désir d’union s’était levé, en France, dans le peuple des fidèles ; il était soutenu par le roi, une majorité de ses conseillers et une constellation de maîtres déterminés à parvenir à cette fin. Un conseil des évêques du royaume s’était prononcé à une écrasante majorité pour la voie de cession simultanée des deux pontifes, déjà reconnue par les maîtres comme préférable à celles de compromis et de concile. Mais le pape tenu pour légitime dans le royaume avait publiquement repoussé cette solution et le roi était périodiquement pris de démence… Quant au pape de la partie adverse, il professait une parfaite indifférence envers son rival. Dans son obédience, géographiquement très dispersée, il n’existait pas de faculté de théologie aussi prestigieuse que celle de Paris, pas de prince aussi puissant que le roi de France, et personne n’était encore parvenu à susciter un mouvement d’opinion en faveur de l’unité qui aurait pu l’inquiéter.

41Cette conjoncture si défavorable démobilisa quelque peu le duc de Berry et Louis d’Orléans, mais elle n’affaiblit pas la détermination des universitaires parisiens et l’orientation prise en Grand conseil ne fut pas remise en cause. Un programme d’action de grande envergure fut lancé en direction des urbanistes pour les persuader de l’urgence de travailler à l’union et leur présenter les vertus de la voie de cession ; leur collaboration était absolument nécessaire puisque, pour être acceptable, la procédure devait aboutir à la démission conjointe et simultanée des deux pontifes. En se présentant d’abord devant Benoît XIII et lui seul, les princes des fleurs de lys avaient pris un risque considérable : laisser soupçonner qu’ils mettaient en doute sa légitimité. Il fallait sans plus tarder rétablir l’équilibre entre les deux pontifes. Ainsi commença un véritable ballet diplomatique qui jeta sur les routes de la chrétienté latine un nombre considérable de grands serviteurs de la couronne (prélats ou laïcs) et de maîtres pendant une quinzaine d’années et, pour commencer, en direction des cours d’Angleterre, d’Allemagne et d’Espagne.

42Pour décider de l’attitude à prendre envers Benoît XIII, Charles VI et ses conseillers firent à nouveau appel aux prélats du royaume. Mais cette seconde assemblée, réunie en 1396, ne donna pas les fruits escomptés par suite d’une manœuvre du duc d’Orléans, le roi étant « absent »36. Un moment, on fonda de grands espoirs sur l’alliance conclue par les rois d’Angleterre, de Castille et de France qui permit d’envoyer une ambassade commune visiter chacun des pontifes en 1397 ; mais au bout de trois mois, force fut de constater qu’aucun des deux « contendants du papat » n’avait montré une quelconque appétence pour la voie de cession.

43Pour surmonter ce nouveau blocage et soigner l’Église malade, la médecine trouvée par les conseillers de Charles VI fut aussi énergique que traumatisante. Il fallait cesser d’obéir à des papes qui refusaient d’exercer leur ministère d’unité, ce que seuls les rois étaient en état d’obtenir de leurs peuples. Simon de Cramaud, qui était juriste dans les deux droits, se fit le théoricien de cette solution en s’appuyant sur sa science de la politique et sur le Décret37.

44Comme citation d’ouverture pour son traité, le patriarche d’Alexandrie prit le verset 10 du psaume 2 : « Maintenant, rois, faites preuve d’intelligence ! », ce qui l’amena à poser la question cruciale d’entrée de jeu : puisque chacun des papes refuse de s’effacer, ne doit-on pas penser que les rois des pays qui composent chaque obédience peuvent en toute légalité (canonice) ne pas continuer à leur obéir ? L’opinion commune des canonistes les y autorisait, continuait l’auteur. Selon eux, en effet, si un pape vrai et incontesté agit de manière à scandaliser l’Église ou expose les âmes au péril et à la ruine, il ne faut pas lui obéir, mais bien plutôt lui résister de facto. En toute logique, chacun pouvait donc conclure : ce qui était juste lorsqu’il n’y a qu’un seul pape l’était encore bien plus face à deux papes qui se combattent ! Et Cramaud enchaînait : ces papes nuisibles étaient hérétiques parce qu’ils maintenaient l’Église en état de schisme en refusant de lui donner l’union et la paix par la voie de cession38. En conséquence, pour ne pas risquer d’être soupçonné d’hérésie ou se rendre fauteur de schisme, il n’était pas seulement licite de cesser d’obéir à de tels personnages, c’était absolument nécessaire.

45En France, ces idées ont emporté l’adhésion de la majorité du clergé assemblé à nouveau par Charles VI en 1398. On peut s’en persuader en lisant les cédules rédigées par les 309 votants, précieusement conservées par la chancellerie comme garantie de son audace, et parvenues intactes jusqu’à nous. L’ordonnance en date du 27 juillet 1398 avait en effet annoncé : « nous, [roi de France], Église, clergé et peuple de notre royaume et Dauphiné nous retranchons totalement de l’obédience de Benoît ».

46À cette date cependant, l’opinion internationale n’était pas encore prête à la rébellion. La solution théorisée par Cramaud n’a pu réellement s’appliquer qu’à partir du moment où, dans l’obédience urbaniste également, le fait de parvenir à l’unité était apparu comme un objectif prioritaire.

Le nécessaire passage par la désobéissance

47Pendant plus de quatre ans, le royaume de France expérimenta un régime d’Église autonome qui fonctionna globalement de façon satisfaisante39. En revanche, il fallut déchanter sur l’effet de contagion espéré dans les autres pays si bien que, faisant preuve d’une étonnante faculté de résistance devant l’adversité, Benoît XIII sortit presque indemne de l’épreuve40 : au printemps 1403, le royaume était retourné dans l’obédience avignonnaise. Cependant, l’épisode avait agi comme un coup de semonce sur le pape clémentin comme sur la Curie urbaniste. Il ne parut plus possible à personne de répondre à la pression par l’immobilisme.

48Pour donner des gages de ses bonnes intentions, Benoît XIII avait envoyé des nonces à Boniface IX en septembre 1404. Engagés sur des bases restées secrètes, les pourparlers s’annonçaient laborieux ; ils furent stoppés net par la mort du pontife urbaniste. Emprisonnés, les nonces furent relâchés ; comme personne ne désirait vraiment reprendre le dialogue, ils repartirent sans demander leur reste. Cependant, lors du conclave qu’ils s’étaient empressés de réunir, les cardinaux urbanistes se sentirent dans l’obligation de faire un geste : chacun d’eux prit l’engagement, s’il était élu, de travailler à l’union.

49Deux ans plus tard, à la mort d’Innocent VII, rien n’était encore advenu. Pourtant les esprits avaient beaucoup évolué en Italie, du moins dans les milieux cardinalices, à la faveur notamment des discrètes visites effectuées auprès de quelques cardinaux par Pierre Plaoul et les autres maîtres que l’université de Paris avait envoyés en mission en 1405-140641. Signe évident que les contacts avaient porté des fruits, la « capitulation » électorale souscrite au conclave de novembre 1406 était détaillée et contraignante : le futur élu devait notamment prendre contact avec son adversaire dans les trois mois après son couronnement et ne pas créer de nouveau cardinal tant que dureraient les entretiens. Grégoire XII manifesta d’emblée un grand zèle pour exécuter son serment et l’université de Paris fut la destinataire de messages particulièrement amicaux et porteurs d’espoir de la part de ses électeurs42. Au printemps 1407, les nonces que le nouveau pape urbaniste avait envoyés à son rival parvenaient à Marseille.

50Dans ce port, où il avait dû battre en retraite après s’être avancé en Italie jusqu’à Gênes en 1405 – ses préparatifs militaires ne laissaient aucun doute sur son intention de relancer la voie de fait – Benoît XIII attendait des jours meilleurs alors qu’une nouvelle menace pesait sur lui, suite à la réunion d’une assemblée du clergé en 1406-1407. Si le pontife n’entamait pas le processus de la double cession, le roi de France rétablirait son Église dans ses « libertés » (élection aux bénéfices et suppression de la fiscalité pontificale) car il aurait ainsi manifesté qu’il était schismatique. L’ultimatum devait lui être signifié par une ambassade de 36 personnes, 27 mandatées par le roi et l’Église de France, 9 par l’université de Paris. Or, lorsque les ambassadeurs arrivèrent à Marseille, ils apprirent qu’avait été signé le 20 avril un accord prévoyant que les deux papes se rencontreraient à Savone, au plus tard à la Toussaint 140743.

51Encore fallait-il en arriver là ! Veiller au processus de rapprochement des deux rivaux jusqu’à leur démission conjointe, telle fut la mission que poursuivit une grande partie de l’ambassade pendant plus d’un an. Dans son sillage, de multiples observateurs, accrédités ou non, furent les témoins du jeu d’esquive auquel se livrèrent les deux rivaux de novembre 1407 à mai 1408 et se chargèrent d’en informer leurs correspondants. L’inédite proximité géographique des deux cours avait rendu plus faciles les allers et venues de porteurs de messages. Autant l’accord de Marseille avait soulevé d’espoirs, autant la désillusion et le ressentiment furent grands et partagés lorsqu’il devint évident que la rencontre n’aurait lieu ni à Savone ni nulle part ailleurs.

52À la fin de l’année 1407, les théologiens et les juristes de l’université de Bologne jugèrent que la situation était suffisamment grave pour publier des Conclusions et mettre en garde Grégoire XII sur les conséquences désastreuses de ses palinodies : son comportement le faisait verser dans l’hérésie. Il fallait aussi instruire le peuple sur la conduite à tenir face à un pape qui, quoique « vrai », était « nourrisseur de schisme » : ceux qui lui étaient soumis devaient « cesser de lui obéir » ; sinon, ils s’enfonceraient dans le mal avec lui, et ce « d’autant plus gravement qu’ils [étaient] plus intelligents, plus sages et plus puissants.44 »

53Ces déclarations n’empêchèrent pas Grégoire XII de se discréditer totalement aux yeux des siens. Sentant faiblir la fidélité de ses cardinaux, il leur interdit de quitter Lucques où il s’était retranché et, rompant ouvertement le serment du conclave, il conféra la pourpre cardinalice à quatre proches45. Ce fut le signal de la révolte au sein du Sacré collège urbaniste. Les 11 et 12 mai, neuf cardinaux prirent la fuite et adressèrent un manifeste à tous les rois de la chrétienté latine, à commencer par le roi des Romains, Ruprecht de Palatinat, pour les exhorter à les rejoindre dans la rébellion afin de protéger leur mère, la sainte Église. Puis, s’étant réfugiés à Livourne, ils cherchèrent à entrer en relation avec les clémentins.

54La situation de Benoît XIII pouvait paraître plus solide, mais ce ne fut pas pour longtemps. Sa rupture avec la France fut consommée le 14 mai, jour où deux émissaires dévoilèrent à Paris la bulle d’excommunication de Charles VI que le pape avait fait rédiger un an auparavant. Le 25 mai, le royaume de France entrait dans la neutralité à l’égard des deux adversaires. Se sentant désormais menacé en Ligurie, Benoît XIII prit la mer le 15 juin, déterminé à contrattaquer en convoquant un concile de son obédience depuis les royaumes hispaniques sur lesquels il savait pouvoir compter. Pour sauver les apparences, il laissa néanmoins derrière lui quelques cardinaux chargés de répondre aux avances de leurs homologues urbanistes rebelles.

55Le rapprochement entre les deux groupes de cardinaux se fit avec une remarquable rapidité. Le terrain avait été bien préparé par le juriste padouan, Francesco Zabarella, ainsi que par les canonistes bolonais. Prenant acte de ce que les papes s’étaient eux-mêmes disqualifiés, ils avaient mené une réflexion à frais nouveaux sur la voie conciliaire. Oui, les cardinaux étaient fondés à convoquer collectivement un concile car il était le lieu naturel de régulation des conflits pour la congrégation des fidèles qu’était l’Église. De plus, l’un des négociateurs de l’accord de Marseille, Antonio da Butrio, avait déverrouillé une question essentielle en affirmant qu’il était licite d’agir de conserve avec les clémentins car les droits à la tiare des deux papes rivaux étaient également douteux. À Livourne, le 28 juin 1408, en présence de Simon de Cramaud et deux autres ambassadeurs français, six cardinaux urbanistes et six clémentins furent ainsi en mesure de conclure un accord qui allait aboutir à la réunion du concile de Pise. Le premier point du document spécifiait que les signataires avaient été contraints de se désolidariser de leur pape afin de mettre en œuvre la voie de cession par la convocation d’un concile général.

56Avec le soutien de la République de Florence, les cardinaux dissidents purent annoncer au monde que le concile de l’union se réunirait à Pise le 25 mars 1409. Des lettres de convocation furent rédigées de façon séparée par chacun des deux Sacrés collèges unionistes : elles narraient une histoire différente mais préconisaient la même solution. Au peuple des fidèles, une missive avait aussi été adressée pour leur annoncer la nouvelle : elle les exhortait à prier ainsi qu’à faire soustraction46.

57Ceux qui, à leur arrivée à Pise, allèrent se faire enregistrer auprès des commissaires du concile avaient donc d’abord dû décider qu’ils n’obéiraient plus à celui qu’ils avaient considéré comme vrai pape. Jalon indispensable de la marche vers l’unité, l’étape de la désobéissance fut aussi certainement la plus difficile. On le voit par exemple au rattrapage dont elle fut l’objet pour faire partie des décrets, promulgués le 10 mai, dans lesquels le concile énonçait les quatre principes fondant sa légitimité : à ce niveau de délibération, qui était ordinairement celui de l’unanimité, trois cardinaux avaient émis des réserves47.

58Plus tard, au concile de Constance, les Hispaniques qui n’avaient pas encore franchi ce cap y attachèrent la plus grande importance. Le 10 avril 1415, après la fuite de Jean XXIII, les ambassadeurs que le roi Ferdinand d’Aragon avait envoyés auprès de « l’empereur » estimèrent nécessaire de prévenir leur mandant que Sigismond avait fait soustraction à ce pape, pour lui, l’Empire et les royaumes sous sa domination48. C’est donc en homme libre de toute attache que l’empereur fut accueilli par Ferdinand à Perpignan à la fin de 1415 pour y rencontrer Benoît XIII, dans une ultime tentative pour faire plier ce pontife. Pour les royaumes d’Aragon et de Castille, la soumission de leur pape leur aurait évité d’avoir à entrer en rébellion. Mais Benoît XIII se croyait vrai et unique successeur de Pierre et il n’allait pas en démordre jusqu’à ses derniers jours. Par la « capitulation » de Narbonne, les princes hispaniques firent le choix de l’unité et se préparèrent à rallier Constance. En prenant lui aussi ce parti, Vincent Ferrier entraîna derrière lui le peuple des humbles et des pénitents49.

La formulation des remèdes : aux origines d’une autre ecclésiologie

59Dans le cours de la résolution du schisme, si les rois ont été présentés comme étant les médecins, ceux qui ont préparé les remèdes furent surtout des juristes et, plus rarement, des théologiens. Tous étaient des maîtres dans leur discipline et tous ont dû faire preuve de créativité car le « cas » qu’ils avaient à résoudre défiait les ressources du droit et de la jurisprudence canonique et il mettait à mal les développements sur la plénitude du pouvoir pontifical auquel se bornait si souvent le discours sur l’Église. Beaucoup d’entre eux étaient membres du conseil de leur prince ou furent appelés à y entrer. Leurs avis, délivrés d’une tribune ou en chaire, par des lettres ouvertes voire des écrits polémiques, ont rarement résulté d’une ample réflexion théorique et pris la forme d’un exposé académique. Leur pensée a mûri avec les événements, au fur et à mesure que la situation évoluait50.

60Rien n’illustre mieux cette sorte d’empirisme que les célèbres « Propositions utiles » que Pierre d’Ailly rédigea le 1^er janvier 1409. Six ans auparavant, il avait fait paraître un gros ouvrage traitant du concile général – que n’aurait pas renié un canoniste –, où il avait plaidé pour la réunion d’une telle assemblée dans le cadre restreint de l’obédience avignonnaise. Mais il ne s’était pas rendu au concile de Perpignan, alors en phase d’achèvement, et il avait décidé d’aller à celui des unionistes pisans devant s’ouvrir dans moins de trois mois. Aux personnes influentes de sa connaissance, il fit alors parvenir un bref argumentaire en dix points, de tonalité plus théologique. En tant que corps mystique, expliqua-t-il, l’Église avait le droit de réunir un concile en dehors de l’autorité du pape pour s’opposer à sa division et donc pourvoir à sa survie, ainsi qu’il fut fait dans l’Église primitive et selon la doctrine de l’epikeia51.

61Dans un tout autre genre, mais de manière aussi percutante, un gros ouvrage anonyme doit être soupçonné d’avoir irrigué la pensée d’un milieu qu’on peut qualifier de réformateur52. Composé en 1388 à Sienne par un dominicain ayant probablement fréquenté des Byzantins et exercé des fonctions de confesseur à la cour de Charles V, le Liber dialogorum hierarchie subcoelestis a la forme d’un dialogue entre un « orthodoxe » et un catéchumène qui, déstabilisé par le schisme, avait repoussé sa demande de baptême53. Ce dernier pose des questions qui permettent à son instructeur tout d’abord de dire ce qu’est l’Église et comment elle avait été fondée, puis de pointer les déficiences actuelles de son gouvernement. La décadence avait commencé avec l’abandon du régime pentarchique et la rupture des Latins avec les Grecs. Elle s’était accélérée durant le séjour des papes à Avignon. Pour remédier à la négligence des évêques et aux prétentions exorbitantes des papes, il revenait aux princes d’intervenir.

62L’Anonyme mettait ses espoirs dans le roi Charles VI, qu’il interpelle dans la quatrième et dernière partie de son livre. Mais ce n’était pas tant pour résoudre le schisme que pour réformer l’Église en profondeur, comme le roi son père en avait fait le projet. Sans pour autant dénier d’autres influences, on relève une parenté certaine entre les leçons de l’orthodoxe et les propos tenus par beaucoup des conseillers qui sont intervenus à la faveur des assemblées du clergé. Jean Jouvenel peut être cité en exemple à cet égard. En tant qu’avocat du roi, il avait plaidé pour que l’Épître toulousaine soit condamnée pour lèse-majesté – selon elle, le roi n’avait pas le droit de réunir les prélats de son royaume en concile – et, en 1406, dans le discours qu’il avait été chargé de prononcer pour clore les débats, il ne s’était pas contenté de rappeler avec verve les mesures de réforme défendues par ses prédécesseurs, il avait aussi évoqué les transferts successifs du siège apostolique de Jérusalem à Antioche puis à Rome, un sujet de prédilection de l’orthodoxe que le contexte français n’appelait pas nécessairement54.

63En faisant l’apologie des Grecs, l’Anonyme avait aussi contribué à orienter les regards vers la chrétienté orientale et l’actualité avait dramatiquement soutenu cet intérêt55. La « déconfiture » de Nicopolis – causée par la mésentente entre les chrétiens d’après Philippe de Mézières – et tournée que fit l’empereur Manuel chez les Latins pour tenter d’y trouver aide et subsides remirent la rupture avec les Orientaux dans les mémoires. Évoquer le schisme avec les Grecs comme un épouvantail devint un argument récurrent. En 1409, à la fin du concile de Pise, l’élection d’un pape crétois (Alexandre V) laissa même croire un moment que la résolution du schisme était suffisamment en bonne voie pour qu’on en vienne à l’étape suivante : l’union des Églises grecque et latine. Mais on était encore fort loin du compte. Il suffisait, déclara Gerson, que les Grecs reconnaissent l’autorité du pape et adhèrent au « Filioque » pour qu’on trouve des arrangements en matière de rites et d’usages. Que pouvait-on attendre d’autre du chancelier de Paris, lui qui s’était enfui plutôt que d’assister à la soustraction d’obédience ?

64En 1398, il avait fallu revoir le fonctionnement de l’Église de France pour lui permettre de se passer du pape. La réforme qui fut mise en place à cette occasion consistait d’une part à retourner vers un état antérieur jugé meilleur – ce fut la démarche adoptée pour le système bénéficial rendu à ses collateurs « ordinaires » – d’autre part à transférer les prérogatives pontificales aux prélats d’un rang immédiatement inférieur, primats ou métropolites56. Avec la neutralité, l’organisation et les attributions de certaines institutions furent révisées et précisées. Le concile provincial, si cher à l’Anonyme, fut alors sortie de sa léthargie.

65En revanche, l’existence même des assemblées du clergé ne paraît pas lui devoir grand-chose. La première et les suivantes, jusqu’à celle de 1408, furent en effet conçues comme un appel du roi lancé à chaque évêque du royaume : le roi priait instamment son « feal ami et conseiller » de venir lui donner son avis à propos du schisme, en même temps que « les autres prélas57 ». Tout se déroula selon un protocole qui n’avait rien d’une célébration conciliaire. Mais, petit à petit, dans les divers documents rédigés à la chancellerie royale, on vit apparaître des formules qui manifestaient une prise de conscience : ces assemblées offraient une représentation de l’Église du royaume. Après la condamnation de l’Épître toulousaine et, en 1408, l’adoption de la neutralité, un pas supplémentaire fut franchi. Dans la terminologie officielle, le conseil des prélats s’était bel et bien transformé en concile.

66On en était là, en France, lorsque se présenta la possibilité pour les cardinaux de convoquer un concile général des deux obédiences. Mais les autres parties de la chrétienté latine étaient loin d’avoir parcouru un tel chemin58. Même dans le cours de leurs relations diplomatiques avec la France, les Anglais n’avaient jamais exprimé l’envie d’en terminer avec le schisme avant décembre 140759. Un véritable intérêt en faveur de l’union avait attendu la mort d’Innocent VII pour se manifester en Italie. Malgré le déploiement d’ambassades, trente années de division avaient favorisé le local au détriment de l’universel et compliqué les échanges d’idées et d’expériences60.

67Le lancement des convocations au concile de Pise nécessita un investissement considérable de la part des cardinaux dissidents ; la rédaction des missives fut l’occasion d’une formidable campagne d’information, étayée notamment par un recueil de pièces justificatives constituant un véritable argumentaire. Celui qui fut remis à Christian Cobant, chargé de mission dans les régions scandinaves, a été conservé et, selon toute probabilité, chacun des porteurs de missives reçut un viatique similaire. En plus de la copieuse correspondance entre Grégoire XII et Benoît XIII, le volume comportait quelques pièces donnant un aperçu de la conjoncture internationale parmi lesquelles on relève les Conclusions de l’université de Bologne de décembre 1407.

68Malgré cette sérieuse remise à niveau qui leur fut apportée à domicile, lorsqu’ils se retrouvèrent à Pise, les participants au concile n’avaient guère eu l’occasion de se concerter : quelques mois plus tôt, ils se regardaient encore en ennemis et ils durent s’accorder en quelques semaines sur des formulations communes61. Les Actes du concile portent des traces évidentes de la minceur des dossiers préparatoires et de l’obligation de travailler en urgence. Il fallait exploiter au plus vite une conjoncture favorable que les dispositions belliqueuses d’un Ladislas Durazzo pouvaient à tout moment inverser62.

69Des décisions capitales ont ainsi été justifiées par de simples citations bibliques. « Le saint synode, a-t-il été déclaré lors de la dixième session, doit faire cela [soustraction], car le Seigneur a ordonné au Livre des Nombres, 16 [26] : “Écartez-vous donc des tentes de ces méchants, ne touchez à rien de ce qui leur appartient, de peur de périr vous aussi à cause de tous leurs péchés”63. » À l’ouverture de la treizième session, le 29 mai, Pierre Plaoul prononça un discours sûrement très attendu, car il avait présidé la veille une séance ayant réuni tous les théologiens présents au concile. Le notaire en rendit compte ainsi : « [Plaoul] fit un sermon remarquable ayant pour thème “Les fils de Juda et les fils d’Israël se réuniront, ils se donneront un chef unique” (Osée 2, 2), d’où il s’ensuit, de façon très claire, que les contendants de la papauté sont schismatiques et hérétiques et doivent être justement privés [de leur office] et éjectés64. » Comment l’orateur était-il arrivé à cette conclusion ? Avait-il résumé les délibérations de ses collègues théologiens ? Il faut se résigner à n’en rien savoir car la cédule conclusive de la séance se borne à signifier que, selon la centaine des signataires, on pouvait déclarer les deux papes hérétiques.

70Conséquence normale de cette déficience dans l’élaboration doctrinale, le décret de condamnation des deux papes ne dit rien sur la nature de l’hérésie dont ils étaient accusés. Ils sont « hérétiques notoires et ils s’écartent de la foi », dit seulement le texte (XV^e session). Pour comprendre en quoi consistait cette hérésie, il faut se reporter au résumé des crimes imputés aux accusés à l’issue du procès au cours duquel plus de cent témoins avaient été entendus. Par leurs actes et leurs propos, ils avaient porté atteinte à la vérité catholique selon laquelle l’Église doit être une, autrement dit, ils avaient contrevenu à l’article de foi Unam sanctam Ecclesiam65.

71Au concile de Constance, le fameux décret Haec sancta (1415) avait également été rédigé dans la hâte et sous le coup de l’émotion, après la fuite de Jean XXIII. Il avait alors permis au concile de juger et d’écarter définitivement ce pape et, ainsi, d’obtenir la démission de Grégoire XII, mais il avait par la suite suscité des controverses sans fin. Pierre d’Ailly avait-il pressenti les déficiences de sa rédaction66 ? Avait-il souhaité ne pas avoir à se montrer soucieux de préserver la suprématie pontificale ? Cela est très probable, car on le vit adopter une attitude de retrait tout à fait analogue à celle qu’il avait déjà eue à Pise67. Une opportune maladie l’avait empêché d’assister aux discussions préliminaires ainsi qu’à la session où le décret avait été promulgué.

72À l’été 1415, il ne restait donc plus qu’un seul pontife en lice, Benoît XIII. Sigismond était parvenu à débloquer la situation en se rendant auprès de lui, à Perpignan, à l’automne 1415. Escorté par de nombreux conseillers et courtisans ainsi qu’il convenait à un empereur, il n’avait pas ménagé sa peine et, sur son chemin, quelques Français lui avaient considérablement facilité la tâche. Il avait ainsi trouvé en François de Conzié, archevêque de Narbonne et camérier de l’Église, un hôte pour lui et son entourage68. Quant à Guillaume Saignet, sénéchal de Beaucaire, il avait si bien veillé à sa sécurité et pourvu à ses embarras financiers que, une fois sur le chemin du retour, l’empereur avait su lui montrer sa reconnaissance en l’armant chevalier en pleine séance du parlement de Paris69.

73Cependant, avant de gagner Constance, les Hispaniques avaient voulu être assurés qu’ils pourraient y former une « nation ». La fin du concile fut embrumée par les rivalités des nations entre elles – la guerre entre la France et l’Angleterre avait repris de plus belle – et des nations avec les cardinaux70. À son origine, le conflit avait surgi entre nations française et italienne, par cardinaux interposés, avant d’embraser toute la chrétienté latine. Il était vain d’espérer la réconciliation si le futur pape unique n’était pas accepté par tous. Laisser la responsabilité du choix aux seuls membres des trois Sacrés collèges parut donc insuffisant. Les rois et leurs peuples avaient été mis à la peine ; par l’intermédiaire de délégués des nations, ils devaient aussi être associés au dénouement.

74Pour certains enfin, il était encore prématuré de se choisir un pape. Les débats avaient tellement mis en lumière la racine profonde du mal, à savoir l’hypertrophie du pouvoir pontifical, qu’ils estimaient nécessaire que soit d’abord soignée cette maladie chronique de l’Église afin que, sitôt pourvue d’un nouveau chef, elle ne retombe pas dans une nouvelle crise. Sigismond défendait cette position de principe et il savait certains des cardinaux et des Pères tellement hostiles à toute réforme qu’il avait même tenté, mais en vain, de s’opposer à l’ouverture d’un conclave tant que le concile n’aurait pas préparé la médecine adéquate.

75Sur les positions personnelles de l’empereur en matière de réformes, il est difficile de se prononcer précisément. Mais il est sûr que, dans son entourage, on le savait accessible à des solutions radicales. Pourquoi, sinon, Guillaume Saignet aurait-il recherché son appui pour mettre à l’ordre du jour une mesure qu’il appelait de tous ses vœux, la suppression de l’obligation du célibat pour les prêtres ? Le sénéchal avait composé un essai sur le sujet où Nature débattait avec Constitution de l’Église. Il avait envoyé sa Lamentacio humane nature à Sigismond, ainsi qu’à Martin V et aux Pères du concile en général. Selon l’auteur, cesser de violenter Nature en permettant aux clercs de se marier serait doublement bénéfique. L’Église en serait moralement régénérée et elle ferait un pas considérable en vue du rapprochement des Latins et des Grecs71.

76En cette fin du concile, l’euphorie de l’unité retrouvée avait en effet orienté les esprits vers l’autre schisme, celui qui divisait l’Église universelle. En témoigne l’étonnante cérémonie qui s’était déroulée en consistoire le 25 février 1418 à l’occasion de la visite du métropolite de Kiev, Grégoire Tsamblak72. Celui-ci était venu requérir l’ouverture d’un concile paritaire en vue de l’union des Grecs et des Latins et il prétendait agir en union avec l’empereur byzantin et le patriarche de Constantinople. La réception avait été préparée avec minutie. Pour commencer, on entendit le maître en théologie tchèque, Maurice Rvačka, entonner un air connu, mais non sans fausses notes : les Grecs étaient malades et leur état requérait des soins attentifs73…

Quelques considérations historiographiques en guise de conclusion

77Une fois passé le temps des luttes et des combats pour rétablir l’unité de l’Église latine, les regards portés sur cette période mouvementée se sont alourdis au fur et à mesure que, sous les effets de la lutte contre le conciliarisme, de la Contre-Réforme puis de l’ultramontanisme, l’ecclésiologie en vigueur renforçait encore la figure du pape et devenait de plus en plus Romaine. L’histoire du schisme blessait tellement les sensibilités des clercs qui se chargèrent de la raconter que, à quelques exceptions près, ils prirent quelques chemins de traverses pour présenter les faits.

78La papauté n’avait pas été rétablie à Rome de façon durable pour rien. Les premiers à faire les frais de ces entorses furent les papes avignonnais. Tout au long du schisme, avec une remarquable réciprocité, les papes et leurs fidèles avaient traité leurs adversaires d’antipapes ou d’intrus, mais, que ce soit à Pise ou à Constance, cette injurieuse appellation avait été bannie, tout comme celle de schismatique. Les décrets de condamnation désignent les condamnés par leur nom de famille et n’invalident nullement leurs actes. Il fut mis fin au schisme, à Pise comme à Constance, sans que soit jamais désigné un vainqueur ou un vaincu. Dans ses actes, Martin V se reconnut plusieurs prédécesseurs, chacun d’eux étant désigné par son nom de pape dans l’obédience qui était la sienne74.

79En dépit de cela, en 1523, un deuxième Clément VII fit son apparition dans la lignée des pontifes et, en 1724, un second Benoît XIII évinça le premier. Parallèlement, dans les travaux historiques, les papes ainsi remisés au rebut de l’histoire se virent toujours étiquetés « antipapes ». Évidemment, il fallait trouver une façon de différencier les homonymes ! Quant aux œuvres historiques, il est à peine schématique de dire qu’elles se ressentirent de la nationalité de l’écrivain et de ses attaches avec la Curie romaine, les Gallicans étant ceux des Français qui furent le plus étroitement surveillés. Même les plus hauts patronages ne leur évitèrent pas toujours des représailles. Pour ne prendre qu’un exemple, les célèbres Vitae paparum Avenionensium d’Étienne Baluze furent mises à l’index en 1698.

80Dans cette querelle plus que séculaire, les érudits qui s’attachèrent à la publication des Actes des conciles occupent une place particulière. D’une certaine manière, ils s’inscrivaient dans la tradition des recueils de décrets conciliaires à l’usage des canonistes et, dans cette optique, il convenait de ne pas mélanger le bon grain avec l’ivraie. Le tri qu’a opéré le cardinal jésuite Roberto Bellarmino s’est en l’occurrence avéré plein d’avenir. Il y avait selon lui quatre catégories de conciles : ceux qui étaient approuvés par le pape et reçus par toute l’Église, ceux qui étaient totalement réprouvés et, diversement calés entre les deux catégories, ceux qui n’étaient qu’approuvés en partie – c’était le cas de Constance – et ceux qui n’étaient ni approuvés ni réprouvés – et c’était le cas de Pise75.

81À partir de là, les actes du concile de Constance ont fait l’objet d’un découpage par session, afin d’exclure Haec Sancta et Frequens et de conserver le reste : la réunification des obédiences méritait tout de même d’être saluée. Mais le concile de Pise, coupable de s’être autoproclamé concile général et d’avoir condamné deux papes, a commencé une descente aux enfers catholiques dont il vient tout juste de se relever, en 2013, avec l’intégration de ses Actes dans la nouvelle compilation des Conciliorum oecumenicorum generaliumque decreta76. Aussi est-ce un pasteur huguenot, Jacques Lenfant, qui fit paraître à Amsterdam une Histoire du concile de Pise en deux volumes en 1724.

82Non sans ironie, Lenfant fit remarquer dans sa Préface (p. x) que « Si le concile de Pise n’est pas légitime, il s’ensuit de là que tous les Papes qui ont siégé depuis Alexandre V jusqu’au Pape présent ne sont pas de vrais Papes77. S’il est légitime et œcuménique, l’autorité des papes reçut dès lors un grand échec par le jugement de l’Église universelle, qui déclara les Papes inférieurs aux Conciles généraux78 ». Antoine Arnauld, « le grand Arnauld », avait de son côté relevé qu’il y avait contradiction entre la condamnation dont Pise était l’objet et l’élévation au souverain pontificat d’un Alexandre, en tant que sixième de ce nom, en 1492. « De plus, avait ajouté Arnauld, c’est presque la commune opinion, que le pape Alexandre V, et Jean XXIII, qui lui succéda, ont été les vrais papes79. »

83De fait, les ouvrages sur les papes organisés selon leur ordre de succession – un genre littéraire très italien – décrivent généralement la séquence des papes du schisme, entre Grégoire XI et Martin V, de la façon suivante : les quatre papes romains puis les deux pisans, sans s’embarrasser aucunement des avignonnais. On trouve cette présentation dans les continuations du Liber pontificalis du début du xv^e siècle, les Vitae pontificum de Platine (1479) et ses continuateurs au xvi^e siècle, tout comme dans les multiples versions et éditions des Vaticinia de Summis pontificibus.

84À l’origine de ces livres, il y avait les antiques peintures réalisées sur les murs extérieurs de la basilique Saint-Paul-hors-les-Murs à partir du v^e siècle, pieusement augmentées d’un nouveau portrait après chaque élection. Leur restauration, sous l’égide de Giovanni Marangoni, a fait l’objet d’un relevé en 1751 et, après l’incendie qui avait ravagé le bâtiment en 1823, il fut décidé de les reproduire à l’identique, mais à l’intérieur et en mosaïques : les effigies d’Alexandre V et de Jean XXIII y précèdent celle de Martin V. À partir de 1863, la Gerarchia cattolica ouvrit chaque année sa publication avec la liste de Marangoni, jusqu’à ce que, en 1904, celle-ci soit l’objet d’ajustements ; une note anonyme, dont l’auteur s’est avéré être Franz Ehrle, expliquait qu’on s’était inspiré des travaux de Louis Duchesne pour faire ces corrections. En 1906, la liste rectifiée fut retirée, et non remplacée, jusqu’à ce que, en 1911, l’Annuario pontificio, édité par le Vatican lui-même sous la responsabilité du cardinal Bibliothécaire, prenne la relève. La liste de Marangoni figura en tête de ce nouvel annuaire jusqu’à 1947, année où elle fut l’objet de plusieurs rectifications, avec, pour les papes du Grand schisme, une colonne accueillant Martin V comme ayant directement succédé aux papes urbanistes et une seconde colonne où sont relégués les deux avignonnais et les deux pisans, avec des crochets carrés pour souligner leur illégitimité80.

85Cette présentation – qui est toujours en usage – était le prélude à une étonnante rupture de la tradition. En 1958, Giuseppe Roncalli, jadis professeur d’histoire de l’Église au séminaire de Bergame, voulut reprendre la série des papes Jean et le cardinal Bibliothécaire, chargé de présenter le nouvel élu à la foule, annonça qu’il était le vingt-troisième pontife à porter ce nom. La branche sur laquelle était assise la légitimité de tous les papes depuis Martin V était donc sciée, sans que cela trouble aucunement le peuple des catholiques à l’exception de quelques érudits, dont les protestations restèrent sans suite81.

86Toutes ces considérations seraient d’un médiocre intérêt si l’Église catholique n’avait pas fait de la chaîne ininterrompue des pontifes l’un des principes dogmatiques sur lequel s’appuie l’édifice ecclésiologique, même revisité par Vatican II. On lit en effet au § 20 de la Constitution Lumen gentium, 21 nov. 1964 : « De même que la charge confiée personnellement par le Seigneur à Pierre, le premier des Apôtres, et destinée à être transmise à ses successeurs, constitue une charge permanente, permanente est également la charge confiée aux Apôtres d’être les pasteurs de l’Église, charge à exercer sans interruption par l’ordre sacré des évêques. »

87Progressant encore sur cette voie, la Déclaration Dominus Iesus, publiée le 6 août 2000 par la Congrégation pour la doctrine de la foi, énonce : « Les fidèles sont tenus de professer qu’il existe une continuité historique – fondée sur la succession apostolique – entre l’Église instituée par le Christ et l’Église catholique. » Or il n’existe pas de consensus, même parmi les historiens les mieux intentionnés à l’égard du Saint-Siège, sur le nombre des pontifes devant être considérés comme des antipapes. Face aux ruptures dynastiques, ce n’est pas l’histoire en effet qui dicte les principes de légitimation82. Il y a donc un abus de confiance à instituer l’histoire gardienne de la succession apostolique tout en refusant d’admettre que, en plusieurs circonstances, la papauté avait été défaillante dans sa mission de transmission du message de Jésus et qu’il avait fallu s’en remettre à d’autres canaux, en l’occurrence la voie de concile.

88Plus encline à sanctifier les papes qu’à reconnaître leurs errances, la hiérarchie catholique du xxi^e siècle se livre cependant à des exercices de repentance qui exaspèrent la fraction intégriste des fidèles, attachés à la conception d’une Église « sans tache ni ride », aussi immaculée que la Vierge Marie. C’est oublier la distinction, pourtant si lucide, des médiévaux entre l’Église dite « militante » et celle qui triomphe pour l’éternité. L’anonyme auteur du Liber dialogorum avait relevé que, dans le Symbole de Nicée, « il n’est pas dit je crois en l’Église une, sainte, mais “je crois l’Église une et sainte” et j’ai confiance en l’Église, à savoir en ses paroles : elle annonce le Verbe. Mais je ne crois pas en l’Église ; ce serait rendre un culte aux créatures de Dieu, autrement dit être idolâtre83 ».