Petit inventaire des actions cachées des comtes d’Anjou

3Si on laisse de côté la question des origines de la maison comtale d’Anjou et de l’obscur service de Tertullus, qui nous conduit jusque dans la forêt armoricaine, le premier comte d’Anjou à propos duquel nous faisons face à une action à caractère dissimulé, et non reconnue au premier abord, est Foulque le Bon. La mort de Foulque II s’inscrit dans le contexte que voici. C’est saint Martin lui-même qui transporta le défunt comte dans le monde céleste, qu’il a mérité. De son vivant, alors qu’il se rendait à la basilique Saint-Martin, Foulque avait rencontré le Christ sous l’apparence d’un lépreux. Une fois arrivé à la porte de l’abbaye, après avoir longuement prié conformément à l’usage, il remarqua un lépreux à l’aspect repoussant, qui ne pouvait pas entrer dans l’église. À la demande de celui-ci, il le porta dans ses bras jusqu’à l’église1. Cette histoire est rapportée, avec quelques variantes mais sous une forme assez proche, dans la Grande Chronique de Tours. On y voit le comte Foulque aider le lépreux désemparé à traverser le Cher pour atteindre l’abbaye2. Dans les deux cas, il s’agit de versions relativement tardives, des xii^e et xiii^e siècles, et l’on ignore à quoi ressemblait cette histoire dans ses occurrences antérieures. Mais il semble que l’exemple donné ici par le comte Foulque souligne l’importance de l’humilité et de la caritas. Il enrichit sa personne et sa mémoire d’éléments tirés à l’évidence de l’hagiographie.

4Parmi les épisodes les plus célèbres de l’ensemble des chroniques des comtes d’Anjou figure le combat entre Geoffroy Grisegonelle et le redoutable guerrier danois Haustuin. Pendant l’affrontement, le comte Geoffroy, agissant en vrai chevalier, se rend vainqueur du guerrier danois qui ravageait le territoire franc depuis des années. Mais il le fait incognito, en ne révélant son identité qu’au dernier moment. Même les hommes de son escorte n’étaient pas au courant de son plan, pas plus que le meunier des bords de la Seine qui l’avait hébergé et aidé dans ses entreprises3. D’après les travaux de Ferdinand Lot, Geoffroy Grisegonelle est l’archétype des combattants des chansons de geste médiévales4. Néanmoins, il est important de notre point de vue de constater que l’héroïsme, l’esprit chevaleresque et la bravoure du comte sont associés ici à une action cachée, action qui met là encore en valeur l’humilité placée au service de l’abnégation.

5La Chronique des comtes d’Anjou présente ensuite une autre bataille nimbée de légende et dans laquelle le comte Geoffroy s’engage cette fois en toute lumière. Ferdinand Lot a fait remarquer que le texte reproduit un topos littéraire – dans le contexte du siège de Paris par l’empereur Otton II en 978 – et que ni Geoffroy ni Alain Barbetorte, nommé dans la Chronique de Nantes, ne sont les véritables protagonistes de ce haut fait militaire5. On notera toutefois le rôle décisif qu’aurait joué dans l’obtention de la victoire une relique mariale, la ceinture de la Vierge acquise par Charles le Chauve à Byzance et offerte par la sœur du comte Geoffroy, alors reine de France, puis donnée à la collégiale de Loches, fondée par son frère6.

6Deux péripéties assez surprenantes émaillent par ailleurs les récits relatifs au comte Foulque Nerra. La première est mentionnée par Raoul Glaber7. Au tournant du premier millénaire (ou à peu près), le comte Foulque reçut la nouvelle de l’attaque des Bretons, qui visaient secrètement Angers, tout à fait par hasard, et alors qu’il se trouvait dans une situation somme toute très banale. En effet, le projet du comte breton Conan et de ses hommes lui fut dévoilé depuis la cabine de latrines située juste à côté de lui. Par la suite, les moindres gestes du comte angevin furent effectués dans le plus grand secret et il se borna à empêcher la destruction programmée par le parti rival, celui des fils du comte de Bretagne8. La solution adoptée par Foulque Nerra en Terre Sainte pour accéder au Saint-Sépulcre n’est pas moins inhabituelle. Le comte apparaît comme guidant occasionnellement les pèlerins jusqu’aux Lieux Saints. Mais la chronique précise que les Sarrasins lui imposent des conditions humiliantes. L’une d’elles est même inacceptable : les Sarrasins exigent que le comte profane la tombe du Christ en l’arrosant de son urine. Foulque parvient à inverser la situation par la ruse : il s’acquitte de son obligation en versant le contenu d’une gourde en cuir minutieusement préparée et remplie de noble vin blanc9. Même si les circonstances diffèrent, les deux épisodes mettent en scène un retournement de situation favorable au comte d’Anjou par le biais d’un moyen d’action caché.

7Après l’histoire de Foulque Nerra, la série des interventions dissimulées des princes angevins s’interrompt. La Chronique des comtes d’Anjou ne présente pas de cas similaires, dans aucune de ses versions. Toutefois, Jean de Marmoutier, le dernier rédacteur des chroniques angevines, en livre un à propos du comte Geoffroy le Bel. Son récit évoquant la disparition du comte en pleine forêt illustre une forme complexe d’hermétisme10. Le comte n’est pas reconnu par la personne à qui il s’adresse pour qu’elle l’aide à sortir du bois, et qui lui porte effectivement secours. C’est un homme d’humble condition, un charbonnier, avec lequel il commence à discuter. Il apprend alors de sa bouche le mauvais comportement de ses officiers. La présence de cette personne est un élément clé de la scène, qui se déroule dans la forêt. Les deux hommes continuent à parler tout en chevauchant mais sans voir chacun le visage de l’autre. Ce n’est qu’en sortant de la forêt que l’intrigue se dénoue progressivement. La conclusion est la suivante : c’est par un rustre, un vilain charbonnier, que le comte Geoffroy réussit à savoir la vérité sur ses agents. Il ne s’agit pas de nobles – dans le cadre d’une critique sociale qui résulterait d’une fracture entre privilégiés et roturiers, par exemple –, mais des officiers du comte11. Ces circonstances donnent à voir une nouvelle conception de l’administration qui renforce la responsabilité du prince. Au passage, Jean de Marmoutier formule le principe ancien (repris par Antoine de Saint-Exupéry) selon lequel la vérité n’est visible qu’à ceux qui savent aimer12.

8Enfin, on trouve un dernier récit mentionnant une intervention indirecte du comte d’Anjou dans la Chronique de Geffroy le Bel. Lors de sa lutte contre Giraud Berlay, saint Aubin, l’évêque d’Angers, apparaît à trois reprises au comte dans son sommeil pour l’inciter à combattre, avec la promesse de remporter la victoire des justes13. Ici, la justification politique de l’intervention de Geoffroy est évidente. Le seigneur de Montreuil-Bellay avait fait du tort au prieuré de Saint-Aubin, Mairon, ainsi qu’au comte-duc même. La riposte ne pouvait donc plus attendre14.

Interprétation

9Le thème du prince déguisé, ou de l’action secrète, est un topos bien connu de la littérature européenne du Moyen Âge. Néanmoins, nous n’en trouvons pas toujours d’abondants exemples au xii^e siècle. Ainsi, la chanson de geste de Raoul de Cambrai n’en rapporte qu’un seul, qui n’a rien à voir avec les batailles, les rencontres chevaleresques et autres exploits : il s’agit de la fontaine magique et de l’herbe avalée en secret pour protéger l’épouse de Bernier contre l’appétit sexuel d’Herchambaut15. Dans le cas des chroniques se rapportant à l’histoire des comtes d’Anjou, il convient d’insister sur le fait que les exemples que nous avons relevés, relativement nombreux, ne sont pas tirés d’une seule rédaction manuscrite mais affleurent dans diverses variantes de ces récits. L’emploi de personnages ou de moyens d’action secrets y sert à prôner le comportement chevaleresque, un comportement discipliné où le courage et la force se doublent de piété, de charité et d’humilité, vertus indispensables pour être en capacité de surmonter des situations extrêmes. Le message véhiculé par ces exemples semble donc clair. Comme Martin Aurell l’a souligné dans un contexte similaire16, les chroniques de l’époque reflètent une idéologie nobiliaire qui valorise plutôt les valeurs chevaleresques. Le comte se campe en bon vassal, loyal et sobre17. Il convient de rappeler que c’est le dernier cycle des Chroniques des comtes d’Anjou dans lesquelles ces derniers sont présentés comme les fidèles vassaux du roi de France. Peu de temps après, avant même la fin du xii^e siècle, on assiste en effet à une transformation profonde : celle qui érige désormais le roi Arthur en modèle absolu de l’idéologie nobiliaire18.

10Pour autant, les exemples cités plus haut ne me semblent pas pouvoir être réduits à de simples outils littéraires servant les besoins de la narration. Toutes ces interventions cachées symbolisent aussi et surtout les opportunités, le champ des possibles qui s’ouvrent aux comtes dans l’accomplissement de leur mission. Elles permettent la rencontre avec saint Martin et finalement avec le Christ lui-même (pour Foulque le Bon) ; elles conduisent Geoffroy Grisegonelle à une éclatante victoire ; elles permettent à Foulque Nerra d’accéder à la sépulture du Christ et, dans un autre passage, à défendre sa résidence ; Geoffroy le Bel apprend également par ce type de procédé la vérité sur ses agents, ce qui l’entraîne à améliorer son administration. Si l’on suit ces récits, le Christ, la victoire, la paix et la vérité sont accessibles par des moyens extraordinaires souvent invisibles au commun des mortels.