1La technique du vitrail médiéval est bien connue par les œuvres conservées et les traités dont le plus célèbre, celui du moine Théophile, daté du second quart du xii^e siècle, expliquent avec plus ou moins de clarté et de fiabilité la mise en œuvre1. Cependant, la confrontation entre les œuvres et les explications techniques montre parfois des divergences : la plus notable est celle de l’application de la peinture (grisaille) en trois couches d’opacités différentes décrite par Théophile et qui se vérifie rarement dans les œuvres conservées2. Le même traité évoque un stratagème pour permettre de rehausser l’éclat de vitraux en y collant de petites pièces de verres comme autant de fausses gemmes. Cette pratique, jusque-là attestée par deux œuvres seulement au xii^e et au xiii^e siècle, trouve à la cathédrale du Mans un nouveau témoignage de son emploi.

2La cathédrale du Mans possède un ensemble remarquable de vitraux dont les dates, s’échelonnant du premier quart du xii^e siècle au milieu du xv^e siècle, reflètent les grandes phases de construction de l’édifice. En effet, l’église romane fut reprise et partiellement rebâtie par l’évêque Hildebert de Lavardin puis Guillaume de Passavant. On attribue à cette période le vitrail de l’Ascension, partiellement préservé dans la nef, et toute une série de panneaux du xii^e siècle disposés dans ces baies romanes3. Jugé sans doute vétuste et trop petit, l’édifice aurait dû être entièrement rebâti à l’époque gothique mais, l’ampleur des travaux ayant certainement outrepassé les ressources du chapitre, la reconstruction s’arrêta après l’édification du transept qui fut raccordé à la nef romane. Le chœur avait été élevé dans la première moitié du xiii^e siècle et avait reçu des vitraux sur ses trois niveaux : fenêtres basses, baies hautes du déambulatoire intérieur et fenêtres hautes de l’abside et des travées droites du chœur. Les verrières du transept, quant à elles, remontent au xiv^e et au xv^e siècle4. Cet ensemble ne nous est malheureusement pas parvenu intact car les baies basses, facilement accessibles, subirent l’iconoclasme des Guerres de religion : en 1562, l’église fut dévastée et, par la suite, ce qui subsistait de la vitrerie fut principalement rassemblé dans la chapelle d’axe5. Au xix^e siècle, les grandes restaurations entreprises à la cathédrale déterminèrent une remise en ordre des panneaux : la plupart des panneaux du xii^e siècle furent placés dans la nef, on reconstitua la grande verrière de façade consacrée à saint Julien et on remodela les vitraux présumés venir de la chapelle d’axe, accompagnés de compléments puisque les panneaux conservés ne suffisaient plus à orner les onze fenêtres (5 baies simples et six baies à deux lancettes sous rose et tympan ajouré) de cet endroit6. Afin de déterminer quelles verrières pouvaient provenir de cette chapelle, les restaurateurs se basèrent sur leur iconographie et sur leur conservation : en effet, certains ensembles étaient encore cohérents, peu bouleversés et il paraissait vraisemblable qu’ils se trouvaient dans leurs emplacements d’origine ou tout au moins dans la chapelle pour laquelle ils avaient été conçus. Le débat toutefois reste ouvert pour le vitrail d’axe, la Nouvelle Alliance, fortement remanié.

3Les travaux de construction du chœur gothique débutèrent après 1217, lorsque Philippe Auguste accorda au chapitre le droit d’élever la nouvelle construction au-delà du mur gallo-romain, et sans doute après 1221 date à laquelle le chapitre acquit un terrain situé dans le fossé. Les travaux progressèrent rapidement mais le premier parti, relativement modeste et certainement inspiré de l’élévation du vénérable chœur roman, fut finalement abandonné au profit d’un projet beaucoup plus ambitieux nécessitant l’implantation d’arcs-boutants. La mise en place des culées, nécessaires pour recevoir les arcs, se fit au détriment des parties basses déjà élevées du déambulatoire et des chapelles rayonnantes, puisqu’elle entraîna le bouchage total ou partiel d’une partie des ouvertures du déambulatoire et de celles situées à l’entrée des chapelles. Dans la chapelle d’axe, les deux premières baies composées se trouvent ainsi décalées vers l’est. Les textes de 1217 et 1221 peuvent servir de terminus post quem pour dater le début des travaux selon un premier projet qui aurait été achevé, en ce qui concerne la couronne de chapelles et le déambulatoire, aux alentours de 1234 date à laquelle la chapelle des fonts, première chapelle du chœur côté nord, était déjà en service. Si ces espaces avaient dès cette époque été affectés à leur usage liturgique, alors il faut certainement en déduire que leur parure vitrée qui assure non seulement leur ornement mais aussi le clos, était achevée. Le changement radical du projet intervint peu de temps après, peut-être en lien avec l’élection d’un nouvel évêque, Geoffroy de Loudun7. Les vitraux conçus pour les parties basses du chœur et que l’on identifie grâce à leur iconographie en lien avec la dédicace des chapelles et par leur style remontent donc aux années 1225-1235. Il va sans dire que le remaniement de l’architecture entraîna la disparition totale ou partielle des vitraux situés dans les fenêtres mutilées.

4La chapelle d’axe, la plus vaste et dédiée à la Vierge, accueillait des vitraux en accord avec la dédicace, illustrant l’Enfance du Christ, les miracles de la Vierge et un Arbre de Jessé évoquant l’Incarnation selon une formule apparue déjà parfaitement constituée à Saint-Denis au milieu du xii^e siècle. Un tronc chargé de branches au feuillage luxuriant s’échappe du flanc de Jessé endormi (fig. 1), accueillant des rois flanqués de prophètes tenant des phylactères sur lesquels sont inscrits leurs noms. Le sommet de la composition est occupé par la Vierge, puis le Christ surmonté des colombes symbolisant les sept dons du Saint-Esprit. Les inscriptions sont relativement nombreuses, identifiant chaque prophète (Osée, Abdias, Amos, Nahum, Aaron, Zacharie et Malachie). Celle qui surmonte la figure de Jessé est exceptionnelle puisqu’elle se lit sur deux lignes de bas en haut, dans le sens de lecture du vitrail, et s’inspire de la prophétie d’Isaïe : Sic Deus ex Iesse cepit carnaliter esse8. Enfin, la présence du chanoine priant au pied de la composition, regardant vers la Vierge et le Christ, n’est pas moins remarquable puisqu’il s’agit d’une représentation commémorative. Guillaume de Marcé, nommé par l’inscription posée au-dessus de lui, était mort vers 1216, et donc avant la reconstruction des parties basses et la réalisation des vitraux. Ce clerc avait fait de nombreux dons à la cathédrale et au chapitre et sa représentation dans la partie basse de ce vitrail constitue un hommage à sa mémoire, peut-être dû au chapitre9.

Fig. 1. – Le Mans, cathédrale Saint-Julien, Jessé endormi, vers 1225-1235.

5L’examen du vitrail sur échafaudage en 2019 dans l’optique d’une future restauration a révélé une autre spécificité, à peine perceptible depuis le sol. Jessé est représenté allongé sur un lit monumental, dans un édifice dont l’architecture comporte une porte en plein cintre et deux arcades soutenues par des colonnettes. Sous l’arcade principale, au-dessus des jambes de Jessé, pend une lampe à huile suspendue à trois chaînettes (fig. 2). L’ensemble, de très petite échelle, a été réalisé sur un seul verre blanc : on y a figuré la lampe, puis on a enduit de grisaille la partie triangulaire située au-dessus pour exécuter à l’enlevé (en ôtant de la matière avec une aiguille ou un petit morceau de bois) les trois petites chaînes. Ce procédé fait partie du répertoire technique courant des peintres verriers et est utilisé pour tous les détails précieux des ornements (broderies, décors sculptés ou orfévrés, filets perlés) ainsi que pour les inscriptions. Toutefois, l’observation de près de la lampe révèle que la minuscule flamme rouge qui apparaît flottant au milieu relève d’un procédé connu par les textes mais très rarement observé. En effet, au xii^e et au xiii^e siècle, les verres sont de pleine couleur (à l’exception du rouge, plaqué sur blanc) insérés dans un réseau de plomb et la grisaille qui sert à peindre sur le verre est de couleur brune. Pour changer de couleur (avoir des parements jaunes aux manches et en bas d’une dalmatique pourpre, par exemple), il faut changer de verre ce qui impose d’utiliser des plombs pour lier les verres entre eux. Le plomb, malgré la minceur des plombs moulés de l’époque médiévale, est relativement épais et ne serait pas adapté à de toutes petites pièces de verre qui se trouveraient alors noyées dans un réseau opaque. Pour des détails très minutieux (nimbes d’orfèvrerie, reliures de livres rehaussées de gemmes etc.), le moine Théophile, qui rédigea le plus ancien traité de vitrail parvenu jusqu’à nous, décrivit une autre technique qui consistait à coller directement sur un verre support, grâce à une grisaille épaisse, de toutes petites pièces de verre : on se passait ainsi de plomb et on obtenait le détail souhaité.

« De la pose de pierres précieuses sur le verre peint.
Dans les figures des fenêtres, si sur les croix, sur les livres ou sur les ornements des draperies, vous voulez faire sur le verre peint des pierres précieuses d’une autre couleur, sans plomb, par exemple des hyacinthes et des émeraudes, vous procéderez ainsi. Quand vous aurez disposé à leurs places des croix dans les gloires, ou un livre, ou des ornements au bord des vêtements, les choses qui en peinture se font d’or ou d’orpin, dans les fenêtres doivent se faire en verre jaune clair. Lorsqu’elles seront peintes suivant les règles de l’atelier, préparer les places où vous voudrez poser les pierres ; et prenant des parcelles de saphir clair [verre bleu pâle], formez-en des hyacinthes en proportion avec le nombre des places auxquelles vous les destinez, puis avec du verre vert des émeraudes ; faites en sorte qu’il y ait toujours une émeraude entre deux hyacinthes. Les ayant jointes et consolidées soigneusement à leurs places, entourez-les au moyen du pinceau d’une couleur [grisaille] épaisse, afin que rien ne puisse couler entre deux verres : dans cet état, cuisez avec les autres parties dans le fourneau, et elles adhéreront entre elles au point de ne jamais tomber10. »

Fig. 2. – Le Mans, cathédrale Saint-Julien, détail de la lampe située au-dessus de Jessé, vers 1225-1235.

6C’est justement cette solution qui fut choisie pour représenter la petite flamme rouge de la lampe au-dessus de Jessé : aucun plomb ne l’entoure mais elle est collée par la grisaille qui adhère fermement au verre après la recuisson nécessaire pour fixer la peinture. Cette technique avait été utilisée, pour représenter exactement le même motif, dans la Mise au tombeau du petit vitrail de Chemillé-sur-Indrois bien plus tôt au xii^e siècle, vers 1150-116011. Dans ce panneau, dans l’axe de l’architecture qui encadre la scène, devant une très belle tenture entièrement ornée de rinceaux réalisés à l’enlevé, est suspendue une lampe qui éclaire le corps du Christ. Le réceptacle est blanc et la petite flamme rouge a été collée grâce à la grisaille. Cet exemple demeure le plus ancien connu, mais on retrouve encore cette technique au xiii^e siècle, à la même époque qu’au Mans, à la cathédrale de Ratisbonne12.

7La découverte de la mise en œuvre de cette technique, destinée d’abord à imiter les pierres précieuses aux dires de Théophile, dans un vitrail du premier tiers du xiii^e siècle corrobore les précédentes découvertes et le fait qu’elle était réellement pratiquée à l’époque médiévale. Dans les seuls exemples que nous connaissons actuellement, elle n’était pas uniquement utilisée pour renforcer l’aspect précieux des ornements et imiter les gemmes, mais aussi pour réaliser avec finesse et éclat des détails de trop petites dimensions pour pouvoir être exécutés autrement. À la cathédrale de Ratisbonne, ce procédé a été employé à grande échelle pour le vitrail de la généalogie du Christ, daté des environs de 1230 : on trouve des petites pastilles colorées ponctuant les filets des bordures, comme autant de pierreries, mais on avait aussi de petites pièces à la découpe très délicate utilisées pour illuminer l’intérieur des lettres qui forment l’inscription qui court autour du vitrail et permettant de la rendre encore plus visible sans doute. Dans la Mise au tombeau de Chemillé-sur-Indrois, la petite flamme rouge qui éclaire la lampe au-dessus du corps du Christ revêt aussi une signification religieuse et attire l’œil du spectateur sur la lampe allumée13. Au Mans, s’il n’est pas certain que l’emploi de cette technique ait toujours revêtu un sens symbolique (la lampe de la scène de la Nativité ne présente pas ce choix, baie 3), elle atteste néanmoins de l’extrême raffinement recherché pour les verrières de la chapelle d’axe dans le premier quart du xiii^e siècle. En effet, ce procédé avait aussi été utilisé à trois reprises dans la baie 5 consacrée à l’enfance de la Vierge et à ses miracles : une fois pour la lampe brillant dans le Temple vers lequel se dirige la jeune fille et deux autres fois, de part et d’autre de la Vierge lorsqu’elle dépose de l’argent sur un autel devant lequel prie un moine14. Les minuscules pièces rouges, dont il ne reste aujourd’hui que les traces d’arrachement dans la grisaille et sur le verre blanc qui leur a servi de support, devaient rehausser l’éclat des scènes dans lesquelles elles se trouvent et mettre en valeur la Vierge, sujet du récit et dédicataire de la chapelle.

8L’emploi du collage de petites pièces de verre sur des pièces plus grandes nous paraît rare. Toutefois, il est tout à fait possible que le recours à cette technique ait été plus fréquent qu’on ne le suppose : à Ratisbonne, un grand nombre des pastilles décoratives et des rehauts des inscriptions avaient disparu et il n’en subsistait que le « fantôme », c’est-à-dire la trace du collage que l’on put interpréter comme telle (et non comme de simples petits cercles décoratifs peints) parce que plusieurs petites pastilles avaient été conservées. Les conditions de l’examen des vitraux et la sensibilité du spécialiste à l’emploi de cette technique jouent un rôle non négligeable dans l’identification de nouveaux exemples : le vitrail de l’Arbre de Jessé du Mans est bien connu mais le traitement spécifique de la lampe n’apparaît pas sur les photos et l’observation in situ, depuis le sol, ne permet pas de le distinguer ; il a fallu observer l’œuvre sur échafaudage pour réaliser que la flamme rouge de la lampe n’était pas mise en plombs comme on aurait pu s’y attendre. De même, seul un examen minutieux des autres panneaux lors de la restauration a permis de retrouver les traces de l’emploi de ce procédé dans une autre verrière. Comme la mise en évidence de l’emploi de la peinture à froid dans les vitraux du xv^e et du xvi^e siècle issue d’observations faites en atelier lors de restaurations à partir des années 199015, l’avenir réservera peut-être encore d’autres découvertes de l’emploi du collage de ces petites pièces de verre et relativisera peut-être la « rareté » de ce décor précieux.