Les circonstances d’un affranchissement

2Le 25 mai 1354, Pierre de Pontarlier, abbé du monastère augustinien de Montbenoît, dans le diocèse de Besançon4, affranchit deux de ses hommes, Jean dit Lyait, fils de Brunet, et Besançon, fils de Symon Lyait, habitant tous deux le village de Vuillecin, de toute servitude, exaction, aides et tailles qu’ils devaient auparavant et auxquelles ils étaient soumis. L’affranchissement est valable pour eux, pour leurs héritiers et pour tous les biens qu’ils tiennent de l’abbé et du monastère, soigneusement énumérés5. Cet affranchissement est explicitement accordé « en remuneration et en recompense » des « services, curialités et agreables benefices que lesdits Jean et Besançon ne refusent point de faire et bailler largement chaque jour » à l’abbé et à l’Église de Montbenoît, et tout particulièrement de 66 florins d’or au poids de Florence que l’abbé a reçu desdits Jean et Besançon, au profit de l’abbé et du couvent.

3Les liens entre les deux hommes ne sont pas très clairs, et on en est réduit ici à des hypothèses. Ils semblent porter le même patronyme : l’un est dénommé « Jehan dit Lyait » et l’autre, Besançon, est dit « fils de Symon Lyait ». Toutefois le premier, Jean, n’est pas indiqué comme fils de Symon Lyait, mais comme fils de Brunet, lui-même fils d’une dénommée probablement Jacquette6. Sans s’avancer de manière trop imprudente, les deux hommes partagent sans doute un ascendant commun, ce qui leur permet d’exploiter ensemble leurs biens, sans que l’on connaisse précisément la forme de cette association, communauté, indivision ou association contractuelle. Ils ne sont jamais qualifiés de frères, tout en formant manifestement une communauté d’exploitation mainmortable jamais remise en cause.

4Les deux affranchis sont à la tête d’un patrimoine important, soigneusement énuméré dans l’acte : trois chesaux7, quatre curtils dont on ne connaît pas la superficie, 32,5 journaux de terres répartis en 27 parcelles, et 66 soitures de prés réparties en 16 parcelles, soit une exploitation que l’on peut approximativement évaluer à une trentaine d’hectares. Il s’agit, au vu des standards de l’époque dans la région, d’une grosse exploitation. La répartition des biens immeubles en un tiers de terres cultivées et deux tiers de prés et pâtures dénote assez clairement une orientation vers l’élevage ; d’autant qu’aux prés possédés en pleine propriété s’ajoutent très vraisemblablement des droits sur les espaces communautaires de pacages, non mentionnés, mais que la possession de trois chesaux rend d’autant plus intéressants. Cette orientation n’est guère surprenante en raison du contexte d’altitude d’une part, mais aussi du profil de l’exploitation. L’orientation vers l’élevage semble s’affirmer plus résolument dans les exploitations de grandes dimensions que dans les petites, la différence entre les exploitations provenant précisément de l’importante proportion de prés et pâtures et de la présence de parcelles de prés de grande dimension8. Seules les exploitations au-dessus d’une certaine taille peuvent se permettre d’orienter une plus large part de leur production vers le marché des produits de l’élevage ; en retour, cette orientation semble pouvoir permettre d’atteindre une certaine aisance. La somme considérable de 66 florins que les deux hommes versent à l’abbé en est un signe supplémentaire.

5Le statut de cette somme est d’ailleurs mystérieux : elle n’est jamais présentée comme une rémunération ou un dédommagement versé en échange de l’affranchissement, dont elle ne semble pas constituer une contrepartie, comme c’est habituellement le cas en la matière. La charte spécifie au contraire que c’est bien l’affranchissement qui vient en rémunération de ce versement. Comment interpréter cela ? On peine à croire que les deux hommes ont spontanément versé une aussi importante somme à leur seigneur sans aucune motivation, comme par pur effet de leur générosité. S’agit-il alors d’un artifice de la rhétorique seigneuriale, qui présente comme une libéralité ce qui n’est qu’un versement constituant une taxe de rachat de la servitude ? S’agit-il d’une forme d’emprunt de la part d’un seigneur qui, traversant une période de difficultés financières, aurait sollicité les plus riches de ses tenanciers et, dans l’incapacité de les rembourser, aurait négocié une indemnisation sous une autre forme ? Cette seconde hypothèse expliquerait assez bien la nature des « services, curialités et agréables bénéfices » que les deux hommes ont rendus au monastère, devenu créancier de ses propres hommes.

Des conditions restrictives

6Après l’énumération des biens tenus par les deux hommes, l’abbé ajoute un certain nombre de clauses qui viennent restreindre la portée de cet affranchissement et interrogent sur la nature, la portée et la signification exacte de celui-ci. À tel point que les lecteurs postérieurs de l’acte ne l’ont pas interprété comme un affranchissement, mais comme un abergement, l’acte devenant une investiture de terre : un papier attaché au parchemin, et d’une écriture que l’on peut dater du xviii^e siècle, présente en effet le document comme un « bail a cens d’un meix et dependances siz a Vulsin sous la condicion de mainmorte et de vingt solz estevenens de cens de l’an 1354 ».

7Les deux hommes restent en effet redevables d’un cens annuel de vingt sous, monnaie de Besançon, à verser chaque année à l’abbé et au monastère à la saint Martin d’Hiver, date habituelle de paiement des cens dans le comté de Bourgogne, pour pouvoir continuer à jouir des biens affranchis et les exploiter. Par ce cens, ils demeurent donc hommes du monastère, ce que rappelle le texte de la charte : « remanant tout jours ly dit Jehan et Besançon et lours hoirs homes de nous et de notre dicte eglise et de noz successeurs ». Hommes du monastère : on ne saurait rappeler plus clairement le lien personnel de sujétion qui continue à unir le tenancier à son seigneur, malgré l’affranchissement, que celui-ci n’a donc pas aboli. Le texte précise que la redevance des 20 sols vient se substituer à toutes les autres formes d’imposition seigneuriale directe qui pesaient auparavant sur eux, apparentant l’affranchissement à un simple abonnement de redevances9.

8Une dernière clause vient préciser les conditions dans lesquelles s’effectue cet affranchissement : l’abbé maintient la possibilité d’exercer son droit de mainmorte sur les personnes de Jean et Besançon, sur leurs héritiers et sur les biens énumérés dans l’acte, au cas où les deux hommes viendraient à mourir sans héritier naturel procréés légitimement de leur propre corps10. L’abbé précise cependant que les biens que les deux hommes tiennent déjà en conditions franche, ainsi que tous ceux qu’ils pourraient acquérir en franche condition par la suite, dans la châtellenie de Pontarlier comme ailleurs, reviendront à leurs plus prochains héritiers de leur lignage, ou à ceux à qui les dits Jean et Besançon viendraient les léguer. L’abbé s’interdit de réclamer quoi que ce soit sur cette dernière catégorie de biens11.

9Étrange affranchissement, qui abolit la servitude mais où la mainmorte continue de s’appliquer sur eux comme auparavant, au moment même où elle tend à devenir, dans le comté de Bourgogne, la charge recognitive de la servitude à laquelle elle finit par donner son nom12. Cette mainmorte n’est cependant pas complète et ne pèse que sur les seuls biens mainmortables déjà tenus et qui demeureraient serviles si les deux hommes venaient à mourir sans héritiers légitimes ; elle est en revanche abolie pour les biens francs qu’ils tiennent déjà ou qu’ils pourraient acquérir, dessinant ainsi une distinction entre une mainmorte réelle, en fonction de la nature des biens, et une mainmorte personnelle, conséquence du statut individuel. Affranchis mais mainmortables : on peut s’interroger sur les implications de cet acte dans ses conséquences concrètes et symboliques.

Pluralité des situations et uniformité du statut

10Liberté chèrement acquise, au vu du montant de la somme versée par les deux hommes en 1354 ; et les réserves posées par l’abbé à l’affranchissement de Jean et Besançon Lyait (maintien de la mainmorte, d’un cens, absence de possibilité de quitter les terres sans les perdre) dessinent une liberté très relative. Somme toute, une fois affranchis, les deux hommes demeurent dans un statut très proche de celui qui pèse sur les autres tenanciers. On peut donc se poser légitimement la question : qu’ont-ils donc réellement obtenu en échange de leur versement ? Quelle est la nature véritable de leur affranchissement ?

11À bien y regarder, il semble que le gain pour les deux hommes tourne autour de trois éléments distincts. Les deux hommes ont bien obtenu un affranchissement ; mais davantage qu’une libération du servage, le terme est à comprendre comme un abonnement fiscal. En échange des terres qu’ils continuent à exploiter, les deux hommes ne devront plus verser, pour solde de tout compte, qu’une redevance annuelle de vingt sous, et sont exemptés de toutes les charges et redevances qui pèsent sur les autres hommes de l’abbaye. Ce type d’abonnement permet de mettre fin à l’arbitraire seigneurial : le seigneur comme le tenancier sait à l’avance ce qui peut être exiger et ce qui peut (et doit) être versé. L’avantage en termes de planification financière n’est sans doute pas négligeable, même si, en l’absence de situations de référence, il reste très difficile d’en évaluer la portée exacte. En revanche, l’avantage symbolique et presque psychologique est le nouveau rapport de force introduit par ce fait : les tenanciers ont réussi à renégocier avec leur seigneur un système de taxation individualisé qui fait d’eux des exceptions et les distingue au sein de la communauté des tenanciers.

12Le second avantage pour les deux tenanciers tient au fait d’acquérir la certitude de pouvoir transmettre les biens libres qu’ils tiennent déjà ou pourraient acquérir, sans restriction de mainmorte. La proximité immédiate du village de Vuillecin avec la ville comtale de Pontarlier constitue ici un motif sous-jacent certain. L’essor urbain, stimulé par le trafic international qui passe par la cité, leur permet sans doute d’espérer un enrichissement et une ascension sociale sans doute déjà en bonne voie, au vu de l’importance de leur patrimoine. Il faut d’ailleurs garder à l’esprit que l’énumération de celui-ci ne concerne que les biens dépendant du monastère, non ceux qu’ils pourraient posséder par ailleurs, particulièrement dans le très vaste ressort libre de Pontarlier13.

13Enfin, cet acte permet de garantir aux deux hommes un statut explicitement libre et matérialise leur exemption du servage. Affranchis, ils peuvent espérer intégrer un autre groupe social que le leur, prétendre à s’installer en ville et à y mener des affaires. C’est très vraisemblablement déjà le cas : on sait que la plupart des affranchissements individuels constituent la reconnaissance d’un état de fait, non le prélude à un changement social. Ils sont le plus souvent sollicités pour régulariser une situation et faire correspondre le statut légal à un statut social déjà acquis, dans la perspective d’une nouvelle étape de l’ascension sociale14. Dans ce cas précis, on ignore tout du devenir des deux hommes ; on sait cependant que ces lettres sont confirmées et recopiées en 1435 par l’abbé Simon de Domprey, à la demande de « Estienne Le Lyait, Viennot son frère, Vuillerme leur nepveux et Johannot genre dudit Viennot, de Vuillesens » que l’abbé qualifie de « nos hommes ». Il y a donc des descendant des Lyait qui résident toujours à Vuillecin 80 ans plus tard, et qui veillent à faire maintenir leur statut, versant pour obtenir la réfection de leurs lettres de franchises la somme considérable de 20 florins d’or15. Le statut constitue un point déterminant, et les tenanciers sont prêts à payer très cher la réfection des lettres qui attestent de leurs franchises, preuve de la valeur qu’elles possèdent à leurs yeux. Davantage que les modalités concrètes de la servitude et, plus largement, de la relation seigneuriale, ce qui importe à leurs yeux est bien le qualificatif du statut qui les détermine. Peu importe finalement ce que recouvre effectivement ce qualificatif : dans le cas évoqué ici, la différence concrète de situation est peu évidente, le maintien de la mainmorte rendant l’affranchissement très partiel. En revanche, l’étiquette attachée au statut est déterminante aux yeux des individus comme de la société : c’est cette étiquette qui détermine leur capacité à pouvoir échapper au tête-à-tête seigneurial et s’insérer dans d’autres réseaux. Cela confirme le fait que le servage, pas plus que la liberté d’ailleurs, ne se définit pas par son contenu, infiniment variable dans le temps et dans l’espace, mais bien par son nominalisme : on est serf ou libre, indépendamment de ce que recouvre les deux termes. On rejoint ici une remarque déjà faite par Nicolas Carrier : le qualificatif servile est une étiquette qu’on choisit de placer sur certaines situations pour des raisons diverses ; mais ce faisant, on établit une séparation radicale entre deux statuts que la réalité des situations ne permet pas toujours de distinguer16.

14Enfin en dernier lieu, on peut s’interroger aussi sur les avantages que l’abbé et le monastère peuvent trouver à cet affranchissement. Le premier est évident, et touche à la perception des 66 livres versées par les deux hommes. On peut supposer que cette somme importante vient sans doute arranger les affaires d’une abbaye dont les revenus ne sont guère florissants17. Mais le versement ainsi que les modalités négociées instaurent un nouveau type de rapport entre le monastère et ces deux hommes. Par l’affranchissement, la relation personnelle, d’homme à homme, constitutive du servage, tend à s’estomper. Mais il permet aussi à l’abbé de se faire de deux puissants tenanciers des obligés vers qui l’on pourra se tourner à nouveau en cas de besoin. L’obligation morale qui vient se substituer à la dépendance institutionnelle n’en crée pas moins un rapport de domination, certes moins prégnant, et pourtant renforcé par les obligations qui continuent de peser sur les deux nouveaux affranchis.