Du cardinal-archevêque à la confrérie de paroisse : les indulgences, indice de la circulation entre les échelons hiérarchiques de l’Église

8L’observation de la provenance des indulgences et de leurs destinataires plonge au cœur des circulations entre les divers niveaux hiérarchiques des institutions ecclésiastiques, invitant à corriger le cliché d’une étanchéité entre eux. Une personnalité de la stature de Guillaume d’Estouteville, conseiller des rois Charles VII puis Louis XI, cardinal de l’Église romaine depuis 1439, peut donc s’intéresser à une obscure confrérie de paroisse7 ! Lorsqu’il concède l’indulgence de 1454, Guillaume d’Estouteville vient tout juste d’être nommé archevêque Rouen par le pape, ce qui met fin à un conflit opposant depuis 1453 deux vicaires généraux pour l’obtention du siège. Il est possible de voir en ce geste la volonté du nouvel élu de marquer sa présence au plus profond du diocèse, qui plus est au sein du territoire de l’abbaye exempte de Saint-Ouen, dont il n’a pas encore été nommé abbé (il faut attendre 1462). Notons que l’archevêque passe alors par le biais d’une confrérie : au Moyen Âge, ces associations ne sont pas placées sous la tutelle du curé, comme le prouve le fait que les maîtres de la compagnie traitent à égalité avec les trésoriers de la paroisse pour la publication des indulgences. Il faudrait pouvoir situer cette concession dans l’ensemble de celles qui furent accordées à la cité et au diocèse par Guillaume d’Estouteville pour mieux apprécier la valeur du geste.

9Sans doute faut-il voir de nouveau la « patte » du cardinal dans la concession de 1467 de la part de cinq de ses confrères cardinaux, et plus encore en 1482 où il est de nouveau cité (il est devenu cardinal évêque d’Ostie en 1461), cette fois-ci avec un ensemble de neuf d’entre eux. Il est manifeste que, depuis Rome, ce prélat « plus italien que français8 » n’a pas perdu de vue son diocèse où il déploie des actions de mécénat auprès de la cathédrale, de l’abbaye Saint-Ouen et du château de Gaillon. La circulation entre Rouen et la capitale de la chrétienté est intense : la non résidence du cardinal n’affecte pas la qualité de l’administration du diocèse, assurée par des vicaires généraux expérimentés et qui, au contraire, pourrait même avoir bénéficié de la bonne introduction du titulaire en cour romaine.

10Reste à dire un mot de cette étrange association des dignitaires de l’Église pour concéder des indulgences. Depuis le IV^e concile du Latran (1215), la papauté a limité rigoureusement l’ampleur des indulgences que les prélats peuvent octroyer, une manière de ménager la réserve pontificale en la matière. C’est pourquoi évêques et cardinaux ont coutume de se grouper pour ne pas outrepasser leur contingent tout en se montrant généreux envers les divers établissements religieux nombreux à les solliciter : les indulgences possèdent en effet une véritable force mobilisatrice9.

Les indulgences révélatrices des relations entre confrérie et paroisse

11Les conditions apportées à la publication des indulgences et à leur obtention montrent combien ces pardons sont insérés dans la quête du salut telle que la pastorale du temps la présente aux fidèles à travers la législation conciliaire et synodale ainsi que la prédication. Or celle-ci fait de la paroisse le cadre prioritaire de la pratique.

12Rappelons avant toute chose que les « remises de peine », libellées en nombre de jours, dont il est question portent sur les pénitences à accomplir en satisfaction des fautes avouées et pardonnées en confession : les documents décrivent les bénéficiaires comme vere penitentibus et confessis (pénitents sincères et confessés). La confession auriculaire qui a cours en Occident depuis au moins les xii^e-xiii^e siècles requiert du fidèle l’aveu de ses fautes et lui obtient le pardon divin en raison de la pénibilité de la démarche. Mais demeurent à accomplir des peines (jeûne, prières, aumônes ou pèlerinages) afin de réparer le tort causé : les aumônes, par exemple, sont censées compenser les « biens mal acquis » ou les prêts usuraires, en sus de leur aveu par le pénitent10. À cela s’ajoute le fait que les confessions, même les plus scrupuleuses, sont susceptibles d’être lacunaires. Aucune conscience, si tant est qu’elle soit préoccupée de son salut, ne peut donc être pleinement apaisée. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant de constater que la publication des indulgences soit articulée sur les grandes fêtes du cycle liturgique chrétien, moments où les fidèles sont invités à se mettre en règle avec le Ciel.

13Les fêtes pour lesquelles la publication des indulgences est prévue sont, en 1454, Noël, le dimanche des Rameaux (qui marque l’entrée dans la Semaine sainte) et la Pentecôte ; la fête de Pâques est introduite dans les deux documents suivants, tandis que Noël disparaît. Une telle évolution intrigue. Rappelons que Pâques constitue la principale fête chrétienne, celle pour laquelle le 21^e canon du IV^e concile du Latran a fait à chacun obligation de se confesser et communier dans sa paroisse11. Sans doute, en 1454, le cardinal d’Estouteville a-t-il voulu ménager le « droit de la paroisse ». Pourquoi introduire Pâques ensuite ? Peut-être parce que les confrères ont souhaité bénéficier de l’afflux de fidèles à l’église ce jour, maintenu dans le renouvellement de 1482, mais non sans qu’ait été négocié dans l’intervalle l’accord avec les trésoriers pour le partage des fruits des offrandes déposées à cette occasion. L’attractivité est de plus redoublée par la présentation aux fidèles – l’ostension – des reliques cumulées de la paroisse et de la confrérie. L’accord du 7 janvier 1478 évoque le crucifix cum sanctuario, le terme sanctuarius désignant le reliquaire où se trouve rassemblée la collection des reliques de Saint-Nicaise12. Il est regrettable qu’aucun inventaire de ces collections n’ait été conservé.

14L’insertion de la confrérie dans la vie paroissiale, une orientation de plus en plus marquée de l’attitude des autorités ecclésiastiques envers ces associations à la fin du Moyen Âge, s’observe aussi dans l’introduction parmi les jours indulgenciés en 1482 de la fête de la dédicace de l’église, propre à chaque lieu de culte. Mais cet ancrage ménage encore l’autonomie de chaque entité, y compris dans sa vie financière, comme l’attestent les deux accords intervenus en 1478 entre la paroisse et la confrérie. Il serait intéressant de savoir s’ils avaient été précédés d’autres ; sinon, il faut comprendre qu’entre janvier et mai 1478, la paroisse éprouva le besoin de faire valoir ses droits, signe que les retombées matérielles de la pratique des indulgences, quelle que soit leur vraisemblable modestie, retenaient toute l’attention des gestionnaires des institutions cultuelles. Les fêtes majeures sont jours chômés où il y a affluence dans les églises. Les dispositions des accords pèsent avec minutie tous les détails. L’ostension des reliques qui accompagne la publication des indulgences requiert la mise en place de tout un dispositif qui repose sur la confrérie. En ces circonstances, les reliquaires doivent être entourés de luminaires allumés pour faire honneur aux saints et attirer les regards des fidèles. Or la cire est une denrée coûteuse. Les deux partenaires se répartissent les frais puisque la paroisse s’engage à donner une demi-livre de cire à cet effet13. Quant au fruit des quêtes, il est divisé à part égale : verser une aumône pour l’entretien de la chapelle ainsi que de ses livres, calices et autres ornements est l’une des conditions fixées par les trois bulles pour obtenir l’indulgence. Les transferts de fonds à l’origine desquels se trouve la concession d’indulgences n’ont jamais été véritablement évalués14. Tout laisse penser qu’ils ne furent pas négligeables puisque de nombreuses institutions religieuses (cathédrales, hôpitaux, couvents ou paroisses) ont sollicité des pardons alors qu’elles devaient procéder à la rénovation de leurs édifices. Il n’est donc pas surprenant que la paroisse Saint-Nicaise ait souhaité profiter des recettes destinées à la confrérie abritée entre ses murs, tout en lui laissant développer les cultes qui avaient retenu sa faveur.

Les indulgences, soutien des dévotions confraternelles et de leurs évolutions

15Les trois bulles d’indulgence montrent une évolution des dévotions promues par la confrérie dans le sens d’une adjonction régulière de saints patrons. Entre 1454 et 1467, saint Michel et sainte Marguerite sont ainsi venus rejoindre sainte Catherine. De plus, les archives conservent une charte d’approbation des statuts de la confrérie qui apprend qu’elle vénère également sainte Quiétrie (ou Quitterie) depuis 1471.

16Le choix initial de sainte Catherine se comprend dans le contexte général du développement, à la fin du Moyen Âge, du culte de cette martyre dont la vie est purement légendaire. Il est sans doute à mettre en relation avec la fondation à Saint-Nicaise, en 1387, par le seigneur de Croismare et de Saint-Jean-du-Cardonnet d’une chapelle sous la titulature de sainte Catherine : lui sont attachées 500 livres de rente pour la célébration hebdomadaire de trois messes, le mardi, de sainte Catherine et le jeudi et le vendredi, des trépassés. La mémoire en est conservée par une inscription sur une plaque de cuivre :

« Ici repose le corps de feu Messire Guillaume de Croixmare, chevalier, seigneur de Croixmare, Saint Jean du Cardonnay et autres terres, lequel a fondé ici une capellanie pour lui et ses amis à l’honneur de Dieu et au nom de la bienheureuse vierge sainte Catherine et de saint Jean l’Évangéliste, trois messes par semaine et autres services. Cette fondation faite le quinze juillet 138715. »

17La confrérie pourrait être le prolongement de cette initiative, voire la garantie de sa pérennisation. Mais aucun élément ne permet d’étayer plus avant l’hypothèse, sauf la date de la fondation de l’association, 1395, donnée par le visiteur pastoral en 1691 sur présentation d’une copie des statuts, qui suit de peu celle de l’instauration de la fondation seigneuriale. Or Guillaume de Croismare n’est autre que le père de Robert de Croismare devenu chanoine de la cathédrale en 1469 et qui succéda à Guillaume d’Estouteville comme archevêque de Rouen en 1483. Ces liens éclairent l’intérêt porté par l’archevêque d’Estoutteville à la confrérie16.

18Entre 1454 et 1467, deux protecteurs ont été ajoutés par la confrérie, saint Michel et sainte Marguerite. D’après l’indulgence de 1454, la dédicace à sainte Marguerite était déjà associée à celle de sainte Catherine pour l’autel de la chapelle où fut implantée la confrérie. On ne peut cependant esquiver le fait que le trio désormais constitué avec saint Michel évoque celui des « voix » qui guidèrent Jeanne d’Arc. Or dans l’intervalle de temps qui sépare les deux bulles, s’est tenu à Rouen le procès de réhabilitation de la Pucelle achevé en 1456. Qui plus est, en 1452, c’est le cardinal d’Estouteville en personne qui vint comme cardinal légat (il n’était pas encore archevêque de Rouen) veiller à la révision du procès de condamnation et assista à l’interrogatoire des cinq premiers témoins17. La mémoire de la Pucelle était bien présente sur les terres de l’abbaye Saint-Ouen : Jeanne avait été poussée à faire son abjuration au cimetière de l’abbaye, avant la rétractation qui lui coûta la vie ; puis, le même cimetière fut, avec la place du Vieux Marché, le cadre de la proclamation solennelle de sa réhabilitation. Il est donc vraisemblable de voir dans le choix des deux patronages supplémentaires de Michel et Marguerite un écho de la popularité de Jeanne, même si la question de ses voix, abondamment utilisée par ses ennemis pour la discréditer, ne fut guère évoquée lors de sa réhabilitation18. On observera pourtant que la fête de saint Michel n’est plus mentionnée comme indulgenciée dans le document de 1482, bien que la confrérie conserve l’archange dans sa titulature.

19Enfin, si l’on en croit les accords de 1478, sainte Quiétrie (Quitterie) est venue rejoindre le groupe des protecteurs de la confrérie. L’approbation des statuts de 1471 précise les circonstances de ce nouveau choix : il s’agit non pas de la création de la compagnie mais de l’autorisation qui lui est donnée d’ajouter cette titulature en raison de l’intégration en son sein de la confrérie Sainte-Quitterie du métier des lingères. Cette dernière conserve le droit d’élire une « reyne » et doit pourvoir à l’augmentation du luminaire présent lors des célébrations religieuses, les cierges allumés se substituant à la présence personnelle des confrères. Quant à sainte Quitterie, c’est une vierge martyre de l’Aquitaine dont le culte est peu représenté en Normandie : cette dédicace n’est repérée que quatre fois dans les patronages des confréries médiévales normandes19. La fusion de deux confréries répond à un processus bien identifié, encouragé par les autorités ecclésiastiques à la fin du Moyen Âge, afin d’éviter la dispersion des fidèles dans des petits cercles potentiellement rivaux. À cela s’ajoute le fait que la protection de saints de plus en plus nombreux est recherchée par les fidèles qui espèrent leur intercession auprès de Dieu au moment du trépas, comme l’expriment les nombreuses prières en français conservées dans les livres d’Heures20.

20L’exemple de la confrérie Sainte-Catherine de la paroisse Saint-Nicaise de Rouen manifeste l’attractivité des indulgences, même très modestes, jusqu’à la fin du xv^e siècle alors que, depuis 1300, la papauté propose régulièrement l’indulgence plénière lors des Jubilés. L’intérêt que les fidèles portent aux petits pardons relève de l’insatiable quête des grâces – de la grâce – qui les animent, alors qu’ils sont pris en tenaille entre la conscience de leur nature pécheresse, que la prédication ne se prive pas de leur rappeler, et celle de l’infinie miséricorde de Dieu auquel on accède, comme auprès du roi, par une kyrielle d’intermédiaires – d’intercesseurs –, confrères priant les uns pour les autres et saints partons implorant Dieu en faveur de leurs dévots. L’historien ne saurait donc ignorer ces « pardons », volet apaisant d’une pastorale de la responsabilité individuelle en matière de salut, accentuée en Occident depuis les xii^e-xiii^e siècles.