1Dans les riches fonds des Archives apostoliques du Vatican, la série des registres d’Avignon occupe une place non négligeable. Ces 349 volumes papier ont rassemblé, à partir de Jean XXII jusqu’à la fin du pontificat de Benoît XIII, les minutes des lettres expédiées par la chancellerie apostolique dans toute la chrétienté1. Conservés pendant des siècles au palais des papes d’Avignon, ils n’ont été transportés au Vatican qu’en 1783, après un travail de reclassement et de reliure2. Au cours de cette dernière opération, des pontificats et des documents de la Chambre apostolique n’ayant qu’un rapport indirect avec les lettres émises par la chancellerie y ont parfois été insérés de manière erronée.

2Dans le registre Avignon 85, on trouve ainsi, parmi les 583 folios, des bulles de la quatrième année des pontificats de Clément VI, Benoît XII et Innocent VI. À cet ensemble déjà quelque peu disparate, il faut ajouter, aux f^o 446-489[a]v, un étroit carnet tenu par le notaire de la Chambre apostolique Durand Mercatoris, couvrant dix-sept années contemporaines des pontificats de Jean XXII (1316-1334) et Benoît XII (1334-1342). Le premier acte dressé date du 18 décembre 1321 (f^o 446). Au folio 484, un autre instrument porte la date du 26 juillet 1338. Entre ces deux extrêmes, de nombreuses affaires liées à la Chambre apostolique sont traitées : quittances, reconnaissances de dettes, paiements divers, nominations ou résignations de bénéfices. Un acte en particulier, couvrant les f^o 460 v^o-461, a attiré mon attention car il concerne la collégiale Saint-Hilaire-le-Grand de Poitiers à laquelle je me suis intéressé il y a de nombreuses années3.

3Cette minute, en date du 15 janvier 1325, est une quittance accordée par Raymond de Valle, prévôt de Mirepoix et sous-chantre de l’église Saint-Hilaire de Poitiers. Il y reconnaît qu’Arnaud de Mauruc, recteur de l’église paroissiale de Cadio4, dans le diocèse de Cahors, son procureur pour la sous-chantrerie poitevine, lui a rendu ses comptes pour les deux dernières années de revenus, soit une somme de 69 livres 9 sous et 8 deniers de petits tournois. Guillaume Bernard de Clermont, recteur de l’autel impérial de la cathédrale de Liège, a versé pour lui 60 livres et 12 deniers, le 9 janvier précédent, et Arnaud a promis de payer plus tard les 9 livres 8 sous et 8 deniers restants. Cette reconnaissance publique est faite et datée à Avignon dans le palais de Jean XXII, qui est encore à cette époque le palais épiscopal. Les témoins appelés sont Pons de Crescio, recteur de l’église Saint-Vincent de Castelnau5, dans le diocèse de Narbonne, Pierre Gasc et Pierre de la Caussade, clercs des diocèses de Toulouse et de Cahors.

4Raymond de Valle est présenté comme titulaire de deux dignités, l’une à Poitiers, l’autre à Mirepoix. L’examen de sa carrière montre qu’il possédait beaucoup plus de bénéfices : prébendé à Marseille en 1323, il était aussi chanoine de Chartres depuis au moins 1325. Il permuta ce canonicat en 1331 contre une prébende à Saint-Paul de Narbonne. En outre, entre 1328 et 1347, il fut chanoine à Saint-Caprais d’Agen, Forcalquier, Lodève, Narbonne et Saint-Martin de Tours, abbé à Notre-Dame-la-Grande de Poitiers, camérier à Lérida, préchantre à Glandèves et archidiacre dans les chapitres de Cahors, Huesca et Albi6…

5Pour autant, il ne semblait résider dans aucun de ses bénéfices, obtenant régulièrement de la part de la papauté des indults lui permettant d’en recevoir malgré tout les revenus7. Arnaud de Mauruc a dû également bénéficier de grâces apostoliques, puisque titulaire d’une église paroissiale dans le diocèse de Poitiers il devait gérer en même temps la sous-chantrerie de Raymond de Valle8. Cette non résidence est, tout comme le cumul des bénéfices, un phénomène croissant depuis le xiii^e siècle qui touche de plus en plus durement les établissements ecclésiastiques de l’Occident chrétien. Les promulgations de statuts à ce sujet dans les chapitres n’arrivent pas à freiner le phénomène9. À Saint-Hilaire, au milieu du siècle, seul un tiers des chanoines semblent présents sur place10.

6Dans ces conditions, les liens avec les bénéfices ne peuvent que se distendre. Au xiii^e siècle, la norme était la résidence des dignitaires, parfois d’abord simples chanoines, qui demeuraient souvent longtemps en place11. En ce début de siècle, Raymond de Valle gère à distance une dignité qui, malgré sa valeur, n’est qu’une de ses sources de revenus. Il l’échangea d’ailleurs sans difficulté quelques années plus tard. Son canonicat fut pareillement permuté12.

7Ces phénomènes marquent l’aboutissement d’une politique pontificale, entamée depuis plus d’un siècle, par laquelle la papauté a progressivement réussi à mettre en grande partie la main, avec plus ou moins de succès selon les régions et les époques, sur la collation des bénéfices13. L’attribution des prébendes ou des cures à toute une clientèle, directe ou indirecte, a amené en premier lieu au cumul des prébendes et bénéfices entre la main de quelques-uns. L’attrait des emplois auprès du siège apostolique, joint à la nécessité de gérer des bénéfices variés, a entraîné l’absentéisme. Et les rapports entre la papauté et les établissements locaux en ont été modifiés : les chapitres les plus forts économiquement ont été entraînés dans l’orbite pontificale, les autres rejetés. De nouveaux équilibres se sont également établis à l’intérieur de ces institutions : des oppositions apparaissent entre chanoines non-résidents et chanoines résidents ou entre chanoines et bas-chœur14. Ce système fonctionne grâce à la multiplication des procureurs qui font le lien entre le siège apostolique et les établissements locaux, gérant les revenus lointains ou intercédant auprès du pape15. Rien que dans ce texte, nous voyons Arnaud de Mauruc représenter Raymond de Valle à Saint-Hilaire et Guillaume Bernard de Clermont représenter à son tour Arnaud à Avignon. On peut supposer également qu’Arnaud a suppléé Raymond de Valle pour la prise de possession de sa prébende à Poitiers et qu’un autre clerc rempli la fonction de vicaire dans son église paroissiale.

8Les relations de Raymond de Valle et d’Arnaud de Mauruc ne se limitaient pas à ce rapport de représentation. Plusieurs actes nous apprennent qu’en fait Arnaud était le propre neveu de Raymond16. Et si l’on étudie le profil de chacun des personnes mentionnées dans ce document, nous trouvons entre elles d’autres liens plus ou moins directs de parenté ou de service. Sur les sept clercs cités, quatre d’entre eux étaient des Cahorsins17, un autre (Pierre Gasc) venait du diocèse de Toulouse, un sixième du Languedoc18. Les bénéfices que détenait le septième, Guillaume Bernard, étaient, au début de sa carrière, situés aux diocèses de Condom et de Rodez et il obtint ensuite une prébende au Puy19. Il s’agissait donc de clercs issus de la France méridionale qui gravitaient autour de la curie pontificale, sans que ces liens soient forcément explicités pour tous dans l’acte même. Durand Mercatoris était clerc de la Chambre apostolique et notaire du camérier20. Arnaud de Mauruc était chapelain apostolique21 et sous-collecteur22. Raymond de Valle était qualifié de familier du pape et de notaire apostolique. Il est aussi mentionné comme scribe du pape en 134923. On trouve fréquemment le notaire Pons de Crescio dans les grands livres de compte apostolique, servant d’intermédiaire financier pour la Chambre24. La carrière de Pierre Gasc ne nous est pas connue. Quant à Guillaume Bernard de Clermont, nous savons juste qu’il était aussi au service du cardinal Bertrand de Montfavès25.

9Tous se trouvaient dans l’ombre d’un autre personnage, qui n’est pas nommé mais pourtant bien plus important : Gasbert de Valle, cahorsin né du côté de Lauzerte, arrivé très tôt dans l’entourage du pape Jean XXII. Dès 1316, il était son trésorier apostolique avant de devenir son camérier à partir de septembre 131926. Sa carrière bénéficiale l’amena, pour les places les plus prestigieuses, à l’évêché de Marseille, en 1319, puis à l’archevêché d’Arles, en 1323. Il fut transféré au siège de Narbonne en 1341. Notre minute ne dit pas un mot de lui et pourtant presque tout le relie aux autres, directement ou indirectement. Durand Mercatoris était son notaire et familier27, Raymond de Valle son frère, Arnaud de Mauruc son neveu. Pons de Crescio le servait à la Chambre. Guillaume Bernard de Clermont, enfin, semblait un proche d’Arnaud de Mauruc. L’acte lui-même est rédigé dans l’appartement où demeurait Raymond de Valle, sans doute près du logement du camérier, où d’ailleurs la plupart des actes du notaire Mercatoris sont signés28. Ainsi les protagonistes ne sont pas réunis dans ce document par le pur hasard. Ils sont fortement liés entre eux par un enchevêtrement de liens géographiques, de parenté ou de service auprès d’un grand personnage, protecteur. Et l’influence de ce réseau est particulièrement forte grâce à la très grande proximité de Gasbert de Valle avec le pape. Gasbert se trouve dans l’entourage du neveu de Jacques Duèze dès 131529. Jean XXII tint en 1334, sur son lit de mort, à ratifier la gestion de son camérier, en présence des deux frères de Valle30.

10La cour pontificale d’Avignon était structurée par de tels ensembles. On peut même dire que la curie apparaissait alors en fait sous forme d’une familia31. Ensuite, on trouvait les réseaux cardinalices, qui regroupaient en leur sein les protégés et familiers des cardinaux. L’une de ces familie est d’ailleurs profondément imbriquée au réseau du camérier. Raymond de Valle en effet a été chapelain et familier du cardinal Bertrand de Montfavès32, lequel est aussi le protecteur de Guillaume Bernard de Clermont comme nous l’avons vu. Ces suites cardinalices, déjà importantes au xiii^e siècle, prennent une place grandissante tout au long des décennies du xiv^e siècle, formant des entités au pouvoir diffus33. Elles sont particulièrement renforcées par la politique bénéficiale à grande échelle qui est menée à Avignon : il devient déterminant pour un clerc, s’il veut se procurer des bénéfices rémunérateurs ou un office, de se rapprocher du siège apostolique qui attire de plus en plus de monde autour de lui, et de faire partie de la clientèle d’un personnage influent, un cardinal le plus souvent mais aussi un parent du pape ou encore un grand officier comme l’est le camérier. En conséquence, le jeu de protections et de recommandations des livrées cardinalices profite de la pratique bénéficiale.

11Ce système est efficace et pyramidal. En haut de l’échelle, on est couvert de grâces apostoliques ou d’emplois à la curie : Raymond de Valle en témoigne. À leur tour, ses protégés sont récompensés, selon leurs mérites et leurs places dans la hiérarchie interne. Durand Mercatoris, grâce à son protecteur, recevait en 1335 comme cinq autres familiers de Gasbert de Valle, une dispense pour toucher les fruits de ces bénéfices sans avoir à y résider34. Arnaud de Mauruc bénéficiait d’une expectative de prébende à Saint-Hilaire, en 1329, renouvelée en 133535. Il obtint ensuite la collation apostolique de l’écolâtrie en 1339, en dépit des statuts qui voulaient que ce personnat soit pourvu par le trésorier de la collégiale36. En 1347, sans doute à l’initiative de Raymond de Valle37, il devint chapelain honoraire du pape38… À l’intérieur de cet ensemble, rien ne se perd : les bénéfices, en cas de vacance, restent dans le giron de la familia et font le bonheur d’un autre membre. La prébende de Raymond de Valle échut ainsi à un familier de la Chambre apostolique, sans doute lié à Gasbert de Valle39, tandis que sa dignité fut attribuée à un clerc du cardinal de Montfavès40.

12En résumé, la papauté d’Avignon encore naissante s’appuie et profite pour se renforcer de réseaux de plus en plus puissants et attractifs, qui lui fournissent des serviteurs, lesquels sont ensuite récompensés de leur fidélité grâce notamment à une pratique bénéficiale éprouvée et de grande ampleur. À l’autre extrémité de cette chaîne, le service auprès du pape et des cardinaux entraîne un relâchement des liens avec les établissements locaux et une désaffection des meilleurs éléments pour Avignon. La vie interne des chapitres en est transformée et les rapports entre la papauté et ces établissements locaux modifiés. Cette minute fonctionne, de façon évidente ou plus discrète, comme un instantané de tous ces bouleversements déjà bien connus des historiens. La prosopographie, que Jean-Michel Matz aura tant pratiquée, permet de les rendre visibles.