1Jusque dans les années 1950, certaines jeunes filles entrant au Bon-Pasteur se voient rebaptisées par les religieuses : on leur attribue un nouveau prénom, sans leur consentement. L’institution tente de façonner une nouvelle identité, au prix de l’oubli de leurs origines. Plus banalement, le passé des filles a toujours été occulté dans les murs : on ne parle pas de sa famille ou de son histoire aux camarades, ni même aux éducatrices du quotidien. Jusqu’aux années 1970, les responsables des sections sont les seules à avoir accès au dossier individuel. Faire table rase d’un passé orageux pour saisir une nouvelle chance, s’extraire de son milieu jugé pathogène, redevenir pure et vierge : telles sont les pratiques et les croyances des religieuses à l’égard des pensionnaires, règle monacale s’il en est mais bien peu éducative. La rédemption se paye d’un lourd tribut : le déni d’histoire.

2Il semble en être de même pour la congrégation et le reflet historique dans lequel elle se regarde. Car pour célébrer perpétuellement leur sainte fondatrice, les religieuses du Bon-Pasteur entretiennent, d’hier à aujourd’hui, un singulier rapport à leur histoire, qui fait élision de l’expérience institutionnelle, âpre, des centaines de milliers de jeunes filles qui leur ont été confiées depuis le xix^e siècle, mais encore des difficultés rencontrées dans le cadre de leur « action éducative » à travers le temps. Depuis 2016, un musée d’histoire existe, qui présente de façon assez irénique le rôle du Bon-Pasteur auprès des mineures placées. La première exposition thématique portait, par exemple, sur « les loisirs », activité, qui, pour être bien documentée grâce à de nombreuses photographies subtilement mises en scène, n’était pas première dans le quotidien des filles. Une grande continuité, histoire immobile, marque le discours muséal sur l’évolution de l’œuvre, depuis la gloire originelle de Sainte Marie-Euphrasie, jugée « révolutionnaire pour son temps1 » (quoiqu’en 1830, être « révolutionnaire » n’avait pas précisément ce sens), jusqu’à l’action humanitaire auprès des femmes en détresse aujourd’hui. Cette perception de sa propre trajectoire historique par la congrégation semble se fonder sur le temps long de la remémoration de l’œuvre de la fondatrice, et sur le temps court de l’intervention humanitaire auprès des femmes vulnérables, en éludant le moyen terme, l’histoire documentée dans cet ouvrage, c’est-à-dire l’histoire des « filles de justice » placées au Bon-Pasteur entre 1945 et 1990.

3Comment expliquer cet effacement historique ?

4D’abord, en considérant cette période très vite marquée par le doute. Comme l’ont montré les auteur·e·s de cet ouvrage, le sentiment d’une crise est présent dans les chapitres de la congrégation dès le milieu des années 1950, sentiment aggravé dans les années 1960 par les réformes conjointes de l’Église (Vatican II) et de l’Éducation surveillée (le « milieu ouvert »). Le modèle conventuel, en retrait du monde, qui fonde l’action du Bon-Pasteur, semble rapidement condamné par ces évolutions. Plus largement, le système des grandes institutions de claustration, qui avait marqué, depuis le xix^e siècle, la prise en charge des problèmes sociaux, entre en désuétude. Il n’est plus jugé éthiquement souhaitable, ni conforme au projet politique des social-démocraties, entrave à la liberté individuelle réaffirmée après la guerre et ses traumatismes concentrationnaires. Il n’est plus perçu comme socialement utile, engageant l’État dans une prise en charge lourde d’une population ciblée, là où le modèle universel promu par la Sécurité sociale naissante devient le soutien à l’ensemble de la population - dont les familles - par le biais des assurances et de dispositifs d’assistance visant à l’élargissement de la citoyenneté. Dès lors, malgré le soutien des tutelles publiques dans les années d’après-guerre, le projet bon-pastorien, fondé sur un dispositif disciplinaire, ne rencontre plus le succès qui avait fait sa réussite depuis 1830. Cette crise, perçue mais sans issue, donne le sentiment d’une fuite en avant à compter des années 1960, où la gestion des maisons et de leur fermeture semble l’emporter sur les questions éducatives ; une crise qui précède un bilan défavorable dans les années 1970-1980, alors que la reconversion des internats en foyers ouverts échappe aux compétences des religieuses.

5Au cœur de cette histoire en clair-obscur git la question des archives. En effet, pour les historiennes et les historiens, il a longtemps été impossible d’y accéder. Bien que publiques, s’agissant des dossiers individuels des jeunes placées par l’État, les archives ont été longuement gardées par-devers elle par la congrégation, malgré les demandes des chercheurs2. Le temps était au « classement », disait-on, mais quelles archives publiques retirent à la vue des universitaires des fonds documentaires entiers au prétexte qu’il n’existe pas d’inventaire définitif ? Ces dernières années, la situation a changé. Le groupe constitué par Pascale Quincy-Lefebvre en 2014 au sein de l’université d’Angers a eu accès aux archives sans restriction. Cet ouvrage, pétri de sources, est le fruit de cette collaboration nouvelle, même si nous n’avons fait qu’effleurer un fonds documentaire extrêmement vaste dans le temps et l’espace. Cependant, cette autorisation s’est faite exclusive, d’autres chercheurs ou professionnels s’étant depuis lors vu refuser de nouveau toute consultation. La publication de ce livre débloquera, espèrons-le, la situation. Il est temps, certainement, d’une clarification de cette question de l’accès aux archives, et d’un retour au droit.

6Il est également symptomatique de constater que les archives du Bon-Pasteur ont été partiellement détruites. Car même si un véritable service d’archives professionnel met aujourd’hui à disposition des lecteurs des documents bien inventoriés, ces derniers ont fait l’objet d’une sélection. Ainsi, dans les dossiers individuels, on trouve peu de correspondance avec le ou la juge des enfants, qui pourrait permettre d’identifier des points de friction. Peu de lettres personnelles, peu de notes, peu de journaux intimes, peu de photographies dans ces archives, qui auraient donné accès à une histoire sensible de l’expérience des jeunes filles. Pourtant, conserver ces documents était alors primordial, dans ces années d’expertise où la psychologie devenait première, car ils donnaient accès directement, pensait-on, au psychisme des sujets. Comment ces archives ont-elles été expurgées ? Par qui et quand ? À ces questions, nous n’avons pas obtenu de réponses. Amnésie volontaire, ou destruction oublieuse du devoir d’histoire ?

7Pourtant, il nous faut désormais tenter de retrouver la voix des jeunes filles dans et hors des archives. Les documents qui forment ces archives, à travers leur sédimentation singulière dont les aléas que je viens de décrire, traduisent bien les rapports de pouvoir traversant les scènes historiques. Les archives donnent d’abord à entendre le discours des puissants, en tant que détenteurs d’une norme qui s’énonce dans les documents. C’est souvent la raison pour laquelle ces documents ont été conservés : pour faire trace d’un pouvoir qui s’applique aux individus, pouvoir qui s’enregistre et se légitime à travers les documents. Mais ce faisant, les archives enregistrent également la voix des subalternes auxquels s’applique ce pouvoir. C’est particulièrement le cas de ces documents des institutions d’éducation du second xx^e siècle : fondés sur une expertise nouvelle, une expertise du psychisme, les archives témoignent de ce déploiement de la parole des sujets, dont on pensait alors capter les pensées intimes pour mieux les gouverner. Pourtant, à travers ces écritures et ces expressions, rédactions, dessins, la pensée des assujetties s’expose, et d’une certaine manière, éclate à nos yeux d’historien·nes. C’est ainsi de leur subjectivité dont on peut se saisir, événement historique s’agissant des enfants des classes populaires habituellement peu diserts. Une subjectivité qui n’est pas pour autant en deçà de la vérité, ou relative, au regard d’une histoire institutionnelle qui serait objective, mais qui, au contraire, donne accès à une histoire du sujet pensant, et se pensant au sein de l’institution dans laquelle il est pris, de manière souvent très réflexive. C’est à cette tâche, largement inachevée, que cet ouvrage doit désormais nous conduire en tant que chercheur·es. C’est de ce point que nous devons repartir pour penser l’agencement complexe des formes de domination et de subjectivation qui produisent la violence sociale et institutionnelle.

8La parole des pensionnaires des Bon-Pasteur est aussi une mémoire vivante, celle de ces femmes placées pendant leur enfance ou leur adolescence et qui aujourd’hui, prennent la parole. Loin du sentiment d’un « âge d’or » des institutions, leur regard est souvent sévère à leur égard. Conscientes d’avoir été, peut-être plus encore que les garçons, placées pour des motifs illégitimes, mais aussi de n’avoir pas pu bénéficier d’une véritable éducation dans ces pensionnats où la formation scolaire et professionnelle était réduite au strict minimum, elles s’expriment désormais sur différents supports numériques, notamment le blog Le Bon Pasteur, notre enfance3, et dans les médias4. Cette parole reste fragile et confinée, fonctionnant encore beaucoup dans un entre-soi qu’explique bien un contexte d’absence de reconnaissance. Elle est pourtant essentielle et doit être entendue, considérée et reconnue comme source d’histoire au même titre que les archives institutionnelles, mais aussi comme une parole politique en soi, demandant une délibération, une révision du jugement social qui avait condamné les « mauvaises filles ».

9Depuis 2018, la question des abus sexuels commis sur des mineur·es est devenue un enjeu public en France, ouvrant à un des aspects des violences institutionnelles, mais de manière encore tout à fait limitée. La prise de conscience, récente en France, du problème des violences sexuelles commises sur des mineurs, notamment dans l’Église catholique, a conduit à la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire en novembre 2018. Après un premier débat, le périmètre institutionnel des investigations a été étendu aux « infractions sexuelles commises sur des mineurs par des adultes dans le cadre de leur métier ou de leurs fonctions », quel que soit le milieu d’accueil (éducatif, scolaire, sportif et de loisir, médical…). La commission a rendu son rapport le 28 mai 20195. Il est très en deçà des attentes des observateurs, et notamment des historiens dont je suis : le champ d’investigation de cette commission ne s’est absolument pas attaché au passé. Aucun historien, aucune historienne n’a été entendu, et très peu d’universitaires. Pourtant, un volet important de demande de reconnaissance a trait à l’histoire, ne serait-ce que parce qu’un grand nombre de victimes ne se remémorent les faits que des dizaines d’années après les avoir vécus.

10Parallèlement, en novembre 2018, l’Église a mis sur pied une commission d’enquête interne, créée à l’initiative de la Conférence des évêques de France, la commission indépendante sur des abus sexuels dans l’Église (CIASE). Ce geste traduit la volonté de prendre le problème en considération, sans pour autant prendre le risque de confier cette tâche à une instance totalement indépendante. Malgré tout, la composition de cette commission a manifesté une volonté d’ouverture, la présidence étant confiée à un laïc (Jean-Marc Sauvé, ancien vice-président du Conseil d’État), avec la présence d’universitaires spécialistes du droit, de psychologie, d’anthropologie mais aussi de professionnel·le·s de la protection de l’enfance. En outre, son champ d’investigation était plus vaste. Contrairement à la commission publique, elle s’est intéressée au passé, en fixant les bornes chronologiques de son investigation dans les années 1950. Dans son rapport remis en octobre 20216, elle a rendu compte des milliers de témoignages reçus et a également insisté sur la nécessaire mise à disposition des archives des institutions. Elle a suscité des travaux de recherche universitaires, dont une enquête sociologique fondée sur un sondage « en population générale » qui a estimé le nombre des victimes à 216 000 personnes, 330 000 en incluant les personnes agressées par des laïcs au service de l’Église. Surtout, la commission a caractérisé ces violences comme étant « systémiques », et non conjoncturelles, ou même accidentelles, comme le prétendaient les représentants de l’Église jusqu’alors.

11On peut arguer que ces violences sexuelles concernent moins souvent les filles, qu’elles ne constituent pas l’essentiel des sévices subis dans les congrégations comme le Bon-Pasteur. C’est vrai, même si des témoignages de survivantes signalent des violences gynécologiques commises dans les murs de la congrégation angevine7. On peut aussi considérer que la relative invisibilité des filles et des femmes religieuses dans le rapport Sauvé tient au prisme des « violences sexuelles » qui occulte une partie des violences de genre. En effet, le champ de définition de celles-ci laisse de côté les violences institutionnelles, la détention arbitraire, le recours inapproprié à certains examens et traitements médicaux, la négation du corps féminin, l’absence de sécurité affective et les brimades morales, le déficit de la formation professionnelle et de la socialisation qui a marqué les trajectoires de nombreuses mineures institutionnalisées dans les années d’après-guerre en France. Ce travail d’extension du champ des violences a pourtant été accompli par les enquêtes publiques conduites en Irlande, en Australie, aux Pays-Bas ou encore en Suisse8, de manière à reconnaître l’ensemble des traumatismes et des discriminations subis par les enfants et les jeunes placés en institution.

12En somme, un vaste travail d’investigation universitaire reste à mener, dont la première tâche consiste à rendre accessibles les archives des institutions malgré les réticences des congrégations et associations privées, dont le Bon-Pasteur est un bon exemple. Une autre voie à explorer est celle des archives des témoins et de leurs contributions, orales ou écrites, à cette histoire. Ce n’est qu’à cette condition que pourra avoir lieu un véritable débat public, dont les historien·ne·s ne doivent pas rester absent·e·s. Car si l’histoire est utile à la mise en lumière des faits sociaux et, par là même, à la restauration d’une forme de justice à travers le temps, elle est aussi, en mettant fin à l’oubli et à l’invisibilité des victimes, le gage du rétablissement, dans notre présent, de leur dignité.