Quelle place pour les « Bon-Pasteur » ?

2Pour le Maine-et-Loire, dans une étude prospective à partir du VI^e Plan, en 1971, le juge des enfants signale que la politique de l’institution « reste bien mystérieuse pour les organismes » du Département et pour Paris. La question est posée : « que pouvons-nous attendre des Bon-Pasteur ? » et le magistrat de poursuivre : « La politique générale veut bien tenir compte de l’existence des Bon-Pasteur, pour ne pas les “couler” par des créations, mais elle ne peut le faire que si elle connaît les orientations des sections existantes2. » Le rapport comporte des avertissements : la section d’accueil ne doit pas être uniquement « une salle d’attente pour les internats ». Les jeunes atteintes d’un déficit cognitif, que l’on nomme encore les « débiles », ont-elles leur place dans ce type d’établissements ? Si des jeunes sont en capacité d’être scolarisées à l’extérieur, pourquoi ne pas les renvoyer dans leur famille ? La tonalité est au diapason des orientations de l’époque : « Le passage en internat est à réduire au maximum. » La nouvelle logique est de faire plus petit et de répondre à la demande sociale qui fait du foyer, à côté du milieu ouvert, la solution pour des jeunes en difficulté ou en rupture. Dans la réalité, les tâtonnements sont importants et, selon les établissements, les évolutions n’ont pas connu la même chronologie ni la même diffusion.

3La politique d’ouverture des internats a rendu moins flagrante la différence avec les foyers. La réduction des effectifs dessine la transition. À Angers, une fois la structure sections rééducation-préservation/foyer de semi-liberté abandonnée au début des années 1970, on passe à un ensemble de trois groupes d’internat et trois foyers en 1974. En 1975, le nombre de mineures accueillies dans les foyers dépasse celui de l’internat. Bientôt, c’est la disparition de l’appellation de l’internat et le développement des foyers éducatifs, des expériences novatrices tels des foyers-hôtels qui rompent davantage avec « l’assistanat » et accompagnent l’autonomie des filles, désormais majeures à 18 ans depuis 1974. Cette évolution n’est pas linéaire : en 1978, en raison des difficultés d’insertion, le foyer Neuville angevin redevient un temps un groupe d’internat avec un travail en atelier. En 1982, l’institution de la maison-mère se compose de six foyers avec leurs éducateurs et leur « maîtresse de maison », dont un appartement en ville (Beaulieu, ouvert en 1977). La plupart accueillent des jeunes scolarisées à l’extérieur. En 1986, ils ne sont plus que 4 lieux pour 51 places et un personnel éducatif de 22 agents (dont seulement deux religieuses éducatrices spécialisées). Ici, ce sont des structures qui sont rebaptisées, ailleurs, des sections disparaissent. Des établissements ferment leur internat et ne conservent que le foyer de semi-liberté. C’est, par exemple, le choix fait en 1973 à Marseille : dans l’établissement du boulevard Baille, l’action se replie sur le foyer Clos-Fleuri dont la fonction a bien évolué depuis l’ouverture en 1946. Au final, dans les années 1970, si des entités distinctes persistent en fonction du mode de vie, de l’étape dans la rééducation, des âges ou des capacités intellectuelles, l’expression « foyer » devient un lieu commun, avec des variations dans le degré d’autonomie accordé aux jeunes filles. En quelques années, l’internat a laissé la place à une structure de différents services avec pour finalité théorique la prévention et le reclassement à court terme3.

4Ces mutations ne se font pas sans crispation ou incompréhension devant le va-et-vient des populations et sur le sens du travail attendu par les tutelles avec les filles. Dans le cas d’Avignon, en 1971, la directrice dit sa difficulté à obtenir des éducatrices qu’elles forment les jeunes aux techniques ménagères, ces dernières préférant, à ses dires, des « dialogues interminables » mal compris par la responsable… Des établissements comme Dijon conservent une structure plus proche des internats des années 1960. Alors que le milieu ouvert se développe, les directions se plaignent d’avoir des publics de plus en plus difficiles au regard de la réputation qui est faite aux Bon-Pasteur d’être des lieux fermés. Le travail se centre sur la personne et son suivi dans une trajectoire qui, entre le centre d’accueil, les différentes formes d’hébergement, peut déboucher sur un suivi hors-les-murs avec l’établissement d’un service de suite. L’expérience de Valognes, en Basse-Normandie dans la seconde moitié des années 1970 montre la diversification des actions de suite, qui peut se poursuivre au-delà de la majorité si la jeune fille en fait la demande à la tutelle. Des éducatrices et des assistantes sociales accompagnent la personne en difficulté au travers de différentes mesures, qu’il s’agisse de lui trouver un logement, de l’aider dans ses démarches administratives, de l’accompagner dans sa recherche d’emploi.

5Le foyer se veut un lieu de vie ouvert sur l’extérieur. Le projet n’est pas toujours atteint. D’importants travaux ont permis de moderniser les installations. Parfois, comme à Lyon, ce sont de nouveaux bâtiments. Le plus souvent, on réaménage les murs anciens. Bien des locaux apparaissent vastes et parfois froids, là où les effectifs ont été considérablement réduits. Les lieux de vie disposent de leur salle à manger, d’une salle d’étude. L’idéal devient tardivement la chambre individuelle. À Saint-Yriex, une brochure met en avant cette transformation en décrivant la chambre comme un lieu « d’expression par excellence4 ». L’architecture doit s’adapter au projet pédagogique qui est de permettre l’épanouissement personnel, mais bien des murs résistent.

6Le foyer est un lieu d’hébergement. Mais là encore la réalité s’écarte du modèle. Il y a bien une ouverture pour permettre à des jeunes de travailler à l’extérieur ou de faire leurs études dans des établissements secondaires des environs. Une partie de la formation est externalisée. Mais les établissements se heurtent à un marché de l’emploi de plus en plus fermé pour les jeunes dépourvues de diplômes alors que l’emploi féminin évolue. Le foyer est une solution de crise. Quelle formation pour des jeunes qui passent un temps plus court dans les établissements ? En outre, bien des établissements scolaires se montrent réticents à accueillir des jeunes aux parcours chaotiques. Beaucoup sont reléguées dans des voies sans grande perspective comme les classes pré-professionnelles de niveau (CPPN)5. Les entrées et les sorties en cours d’année rendent difficiles les adaptations scolaires. Après avoir joué la carte de l’ouverture sur l’extérieur via la formation, des Bon-Pasteur rouvrent des classes de remise à niveau ou réorganisent leurs ateliers de production pour occuper les jeunes.

7Les pratiques disciplinaires ont la vie dure et elles agissent dans la gestion des populations, quelle que soit l’étiquette apposée sur telle ou telle institution. La tradition demeure d’avoir des foyers pour les « faciles » et des foyers pour les « dures ». « L’air détendu et heureux », « la discipline souple sans être trop libérale », expressions qu’affectionne une inspectrice, témoignent de ces situations paradoxales. La réputation du Bon-Pasteur joue également, puisque bien des placements sont toujours choisis par les magistrats et les tutelles en raison de la sévérité des lieux fermés des bâtis. Derrière l’écran libéral des années 1970, les politiques de la jeunesse conservent un côté coercitif, soit que l’intérêt des mineurs exige un « déconditionnement », soit que l’échec des méthodes plus libérales oblige à prendre en compte des considérations d’ordre public. L’image des Bon-Pasteur peut donc être exploitée pour maintenir dans la chaîne de la rééducation des lieux encore largement fermés. Des juges utilisent la menace. Le rituel de la porte demeure dans bien des endroits, même si, derrière les murs, les jeunes découvrent un lieu moins effrayant que celui transmis par la rumeur populaire. Pour les religieuses, la difficulté est réelle pour trouver leur voie entre le discours des anciens et des modernes. Dans la seconde moitié des années 1970 et les années 1980, le langage est plus clair. C’est l’éducation à l’autonomie qui doit être la colonne vertébrale de l’action. L’accompagnement se fait selon un modèle qui se veut thérapeutique où le social s’associe à la psychologie pour prendre en charge des jeunes vulnérables, souvent rejetées des autres modes de prise en charge du secteur. Est-ce à dire que les anciennes pratiques sont abandonnées ? La dynamique des équipes est souvent mise à rude épreuve par des filles qui arrivent dans la structure après des parcours semés d’embûches. Le monde stable des internats est bien fini, et les personnels cherchent leur place. Les religieuses sont désormais minoritaires dans les équipes éducatives, lorsqu’elles n’en sont pas absentes pour devoir se consacrer aux seules fonctions de direction. Les cessions et fermetures d’établissements ajoutent à ce climat d’insécurité chez les salariés et chez les filles.

L’autonomie, nouvelle injonction faite aux jeunes

8Les internats de rééducation avaient pour objet la mise au travail. La réduction des temps de séjour, la définition du foyer dit d’hébergement expliquent que le modèle soit, en partie, périmé. Avec ces nouveaux modes de placements, des fonctions d’accueil (en attendant un procès ou une décision) et de la volonté de pousser les jeunes à s’insérer à l’extérieur, les établissements encore en place réduisent ou suppriment les préparations à des diplômes professionnels dans les murs. L’inspectrice Dominique Riehl, ancienne directrice de l’institution publique de Brécourt et favorable au maintien d’institutions traditionnelles, pointe le tri des juges. Les magistrats enverraient les filles pas « réellement difficiles » vers les établissements les plus ouverts (elle cite le cas de Strasbourg pour le milieu des années 1970)6. Là, elles peuvent être orientées vers des lieux de formation hors-les-murs. Les plus en difficulté se retrouveraient dans des établissements à la réputation plus disciplinaire (elle cite le Bon-Pasteur d’Illzach-Modenheim), où les mineures sont employées dans des ateliers de production à l’intérieur de la maison. L’institution fait alors face à l’opposition des mineures.

9Mais avec la crise économique et au regard de l’absence de formation de beaucoup de jeunes filles admises, le placement à l’extérieur devient de plus en plus compliqué, ou concerne des emplois que les mineures rejettent. Des établissements travaillent des projets d’insertion avec les acteurs locaux dans le cadre de la décentralisation. Les Bon-Pasteur découvrent la problématique des stages. Il peut s’agir, sur des périodes de trois mois, de faire découvrir différentes branches professionnelles. Les éducatrices ou les assistantes sociales vont sur le terrain. La sécularisation des établissements a un impact indirect sur les offres ; moins que dans le passé, la congrégation dispose d’un réseau « ami » à partir duquel penser l’insertion des jeunes en difficulté dans le monde du travail.

10Au regard de la pyramide des âges des jeunes des foyers, avec la scolarité jusqu’à 16 ans et la majorité à 18 ans, le temps passé dans les murs devrait naturellement être celui de l’acquisition d’une formation. Les problèmes de nombreuses jeunes et la nouvelle économie des placements ne le permettent pas forcément. La perspective de la majorité semble faire abandonner un certain nombre de projets alors que la société se fait plus exigeante sur les niveaux de qualification au féminin, avec la désindustrialisation de grandes régions du territoire. La réactivité des institutions aux transformations du marché de l’emploi n’est pas toujours à la hauteur des enjeux. Chez certaines directrices peut subsister l’idéal des bonnes mères et des bonnes épouses, alors que l’époque est à l’entrée en masse des femmes dans le monde du travail salarié. Un gros travail peut être fait au niveau du rattrapage scolaire ou dans des opérations de préformation. Par exemple, à Angers, au début des années 1980, l’établissement ouvre une classe de préapprentissage pour préparer les jeunes à entrer en CAP7. Quant à l’enseignement général, la disparition du certificat d’études primaires en 1970 place des établissements dans un certain désarroi. Quels objectifs donner aux jeunes ?

11L’épanouissement des jeunes est recherché comme facteur d’équilibre. Le temps des loisirs est puissamment investi. Encore au début des années 1970, maisons et tutelles font la chasse aux « loisirs passifs ». L’inspectrice Dominique Riehl s’en prend régulièrement aux filles apathiques et peu sportives, mais également à des équipes éducatives qui, par manque de projets, accorderaient trop de liberté dans l’écoute passive des musiques modernes, de la télévision ou de la radio. Le loisir doit être « culturel ». Or il est encore question de soirées où les seules activités seraient de « pseudo » heures d’études ou du travail de manutention pour grossir le pécule. La solution peut être celle des clubs, activités favorisant l’attachement à l’institution. Le loisir est au service de la créativité et de la relation. Activités manuelles mais aussi expression corporelle et secourisme sont toujours proposés aux jeunes. Les danses folkloriques ne rencontrent plus toujours le même succès. Des éducatrices sont adeptes du macramé. La guitare fait le pont avec une culture jeune qui s’est fortement individualisée depuis les années 1960. Les sports ne sont pas oubliés, avec la classique gymnastique corrective ou rythmique qui accompagne le développement d’une « saine et gracieuse féminité ». L’accent est toujours mis sur les sports d’équipe : basket-ball, volley-ball… Des maisons ne se sont équipées de terrains qu’à cette époque alors que d’autres avaient développé ces activités dès l’après-guerre. Un établissement comme Borny possède une magnifique piscine chauffée.

12Une évolution se dessine dans la seconde moitié des années 1970 et les années 1980. Désormais, les loisirs doivent se tourner vers le monde extérieur. L’époque est à la recherche d’activités que les filles pratiquent avec d’autres jeunes de leur âge dans des associations sportives (judo, équitation…), dans les MJC ou dans des foyers de jeunes travailleurs. En 1981, des jeunes du foyer d’Ossau de Pau organisent, avec d’autres jeunes, un spectacle musical pour l’inauguration d’un théâtre8. Une ancienne pensionnaire se souvient des spectacles de danse montés pour un public extérieur. Venues au Bon-Pasteur « pour une souffrance », elles ont enfin le sentiment d’être respectées, un sentiment qui les rend beaucoup plus « invincibles » pour affronter le monde réel9. Si certaines jeunes jouent le jeu et prennent un plaisir évident à montrer leur talent, d’autres adolescentes se font davantage tirer l’oreille, et les éducatrices se plaignent de leur « inertie ». La suspicion demeure quant à des pratiques solitaires de bien des adolescentes, accusées d’être oisives ou passives, dans un système qui oblige à demeurer sous le regard de l’éducatrice. Les loisirs se font néanmoins plus personnels. Les jeunes sont entraînées à s’investir dans des projets sociaux ou environnementaux. Orléans, considéré comme un établissement pilote, emmène des jeunes au Larzac. Plus classiquement, des aides sont proposées aux personnes âgées. L’institution doit accepter le risque du dehors. Des éducatrices prennent sur elles des expériences qui révolutionnent le monde ouaté des Bon-Pasteur. L’une d’elles témoigne : « je me suis sentie libre de construire des projets qui venaient bousculer le quotidien des religieuses », dans un projet éducatif qui était de « vivre avec10 ». Des sorties libres se sont mises en place et l’œuvre a dû apprendre à gérer les « copains » quand il ne s’agit pas des jeunes pères, comme au foyer maternel de Marquette, qui se voient reconnaître, désormais, un rôle et une place dans le projet construit autour de la mère et de son enfant. Les sorties, ce sont aussi celles des filles pendant leur séjour dans les foyers. Les week-ends, il y a des promenades à vélo. La nouveauté est l’organisation de sorties individuelles ou par deux ou trois, avec l’éducatrice, en particulier pour l’achat des vêtements. Il n’est plus question de porter l’uniforme, et les filles recourent au prêt-à-porter. Se rendre dans un magasin, choisir, tenir un budget sont des objectifs pédagogiques. Une plus grande liberté est accordée aux jeunes, et des palabres peuvent avoir lieu sur le bon goût, lorsqu’une fille souhaite une veste avec des franges. Demeurent quelques habitudes. Telle ancienne pensionnaire de Strasbourg se souvient de la gêne lorsque les filles allaient à la piscine municipale avec chacune le même maillot de bain dans les années 1970. Le pantalon a fait son entrée dans les établissements au cours des décennies précédentes, pour les activités sportives. Son port se banalise. À Dijon, encore en 1981, il serait davantage autorisé pour les activités extérieures alors que, dans les murs, les filles portent jupe, blouse et robe.

13À partir des années 1970 et dans les années 1980, les sorties du samedi soir sont parfois autorisées. Telle éducatrice se souvient d’avoir accompagné des filles du foyer dans des « dancings ». Le maquillage peut être autorisé, les éducatrices sont là pour montrer ce qu’il est convenable de faire. La cigarette est acceptée après le repas, mais sa suppression est une punition. Un trafic existe, et les mœurs pénitentiaires peuvent ressortir lorsque les filles se fabriquent des cigarettes avec des mégots ou qu’elles se cachent pour fumer. Il y a la volonté d’échapper au temps réglé de l’internat ou du foyer, et des jeunes se retrouvent en cachette pour boire un « Ricoré11 ». Le Bon-Pasteur demeure un espace de discipline collective même si un effort est fait dans les années 1980 pour permettre aux filles d’avoir une vie plus individuelle. La chambre et le transistor deviennent alors une conquête dans la reconnaissance de l’individu dans ses spécificités sociales et culturelles. Le temps n’est plus à la critique des « décorations cauchemardesques » sous prétexte de faire s’exprimer les filles lorsqu’un établissement donnait plus de liberté aux mineures dans la création de leur intimité12. Rapports et sessions de formation insistent sur le devoir d’être dans le « réel ». Le discours n’est pas nouveau, mais il débouche sur une rééducation davantage pensée à travers l’expérience passée et présente des mineures, sommées d’être des actrices dans le travail de relation que les éducateurs engagent avec elles. Le devenir « sujet » doit rompre avec « l’assistanat » dans un contexte économique qui ne favorise pourtant pas la prise d’autonomie. Le travail est moins strictement moral et se veut thérapeutique même si l’idée est de conserver, par une éthique partagée, un « esprit Bon-Pasteur ».

14Une place nouvelle est faite au corps, longtemps nié ou ignoré. Les laïques sont d’une grande aide. La question est désormais celle de l’éducation sexuelle des filles, alors que l’Éducation nationale applique la circulaire Fontanet (1973) qui donne un cadre officiel à cet enseignement dans les établissements scolaires. Dans un établissement particulièrement ouvert comme Orléans, un comité d’éducation sexuelle se met en place. Une boîte est à disposition des mineures pour des questions anonymes et, une fois par mois, un débat est organisé avec un gynécologue13. D’autres éducatrices témoignent avoir utilisé les services du planning familial pour éduquer à la contraception. Le débat reste clivant, néanmoins, en contradiction avec le discours officiel de l’Église catholique. Dans certaines maisons, des supérieures s’en prennent à une éducation jugée permissive qui autorise la pilule.

15Les difficultés rencontrées en termes de formation et d’insertion obligent les équipes éducatives à davantage se poser la question de la relation avec les jeunes sous le mode thérapeutique. Le passage en foyer doit servir à aider les mineures sur un plan psychologique pour qu’à la sortie elles soient suffisamment armées afin de développer un projet personnel. La psychologisation des prises en charge est une tendance lourde de la période. Dans certains sites, elle a signifié un véritable travail d’équipe entre les différents personnels et les thérapeutes. Est-ce la pensée libérale triomphante après Mai 68 ? Les professionnels entendent développer une « relation » avec les jeunes filles, à travers le thème de « l’écoute vraie ». Le travail éducatif prend des dimensions nouvelles. Il est beaucoup moins question du groupe. C’est l’évolution de la personne qui prime et qui est examinée lors de grandes réunions de synthèse au cours desquelles un travail de supervision se fait en relation avec des psychologues ou le psychiatre.

Un invariant punitif

16Autour de la question l’autonomie, les transformations sont rapides et déroutent certaines éducatrices religieuses ou laïques de la vieille école, dans un contexte où il devient de plus en plus difficile pour la congrégation de recruter de jeunes éducatrices. La partition peut aussi se faire entre les éducatrices religieuses formées et des « maîtresses de maison », monitrices d’enseignement ménager qui font fonction d’adjointes. Celles-ci gèrent alors des problèmes matériels (linge, repas, entretien des locaux) lorsque les religieuses animent les veillées, mais surveillent également les nuits. Dans d’autres maisons, l’organisation est différente. Les « maîtresses de maison » sont alors plutôt des religieuses âgées au service des filles, et les éducatrices revendiquent un rôle plus conforme aux nouvelles formations psycho-pédagogiques. Entre religieuses et laïques passées par les écoles, l’évolution tend alors vers une plus grande égalité. Des religieuses sont sur la défensive quand d’autres en appellent au partenariat. Les heurts peuvent venir des cultures professionnelles, elles-mêmes en pleine évolution. Entre vocation et profession, les tiraillements sont forts.

17Un autre grand changement dans la vie des Bon-Pasteur tient à la relation avec les familles. Progressivement, à partir des années 1960 et de façon quasi généralisée dans la décennie suivante, le placement s’est régionalisé. La famille est réhabilitée dans le plan de réadaptation de la mineure. En atteste le fait qu’à partir de la fin des années 1960, le courrier personnel des jeunes n’est plus lu sauf consigne particulière des tutelles. L’affirmation d’un « droit des familles » dans leurs rapports avec les services chargés de la protection de l’enfance est un axe fort du rapport Bianco-Lamy de 197914, que l’on retrouve dans la loi du 6 juin 1984. Il importe désormais que les jeunes aient une vie qui se rapproche de la normale, même dans ce temps si particulier du foyer. Lorsque la situation le permet, elles doivent pouvoir revenir chez elles régulièrement. La fréquence évolue avec le temps, pour arriver à l’idéal du week-end par mois puis par quinzaine. En conduisant les filles dans leur famille, les religieuses ont parfois rencontré un milieu qui leur était étranger et qu’elles ont appris à mieux connaître. La rupture avec le réel est moins flagrante, une plus grande confiance s’installe. Les éducatrices religieuses ou laïques, voire les éducateurs puisque la congrégation s’ouvre à quelques hommes (le premier éducateur spécialisé est recruté à Angers en 1973), se plaignent encore d’un accès difficile aux dossiers et à l’histoire des mineures mais il ne leur est plus interdit de recevoir leurs confidences. La rupture n’est donc plus totale avec les familles et le milieu social. Le chemin n’a jamais été simple qui, après le temps du secret, pousse à la découverte d’un environnement social parfois complexe.

18Les relations sont plus perméables avec le dehors. Désormais, lorsque les religieuses sortent, elles sont autorisées à quitter l’habit pour de pas stigmatiser le groupe ou la fille. Dans les années 1970, après quelques années où certaines ont dû jongler avec les tenues en fonction des occupations, l’habit religieux peut même être définitivement abandonné dans l’exercice de la mission de rééducation ou dans le cadre des autres activités apostoliques. C’est aussi le monde extérieur qui entre dans les institutions, avec la place acquise par le personnel laïque qui accède dans les années 1970 à des postes à responsabilité, dans ce qui devient des « communautés éducatives ». De minoritaire encore au début des années 1960, il devient en quelques années majoritaire. Dans un des derniers établissements conservés par la congrégation, la maison maternelle de Marcq/Marquette, en 1994, pour 15 jeunes mères, il y a dans le personnel trois religieuses mais 30 laïques qui représentent 20,75 temps pleins. Le projet de la directrice, sœur Marie-Hélène Halligon, repose alors sur un véritable partenariat qui passe par la désingularisation des conditions de travail des religieuses qui, jusque-là, ne comptaient pas leurs heures. C’est aussi la mise en place d’un conseil d’établissement qui associe les jeunes, leur famille et le personnel comme la loi le prévoit. Au final, la décision est prise de susciter la création d’une association15.

19Malgré ces évolutions, des établissements conservent un fonctionnement plus coercitif, dans la tradition de l’internat de rééducation. Dijon est l’un d’entre eux ; dans la maison bourguignonne, l’absence de liberté est ce qui caractérise la vie des mineures au début des années 1980. La surveillance et la suspicion sont constantes, dans une atmosphère où la violence peut exploser à tout moment, le plus souvent entre les jeunes elles-mêmes, mais parfois en direction du personnel. L’univers de la rééducation maintien des comportements qui partagent bien des aspects avec la culture carcérale. La difficulté est grande pour l’encadrement, entre un modèle qui mise sur la séparation, la « désintoxication », et une obligation qui est d’ouvrir les structures sur les familles par des retours en week-end qui rendent l’enfermement encore plus insupportable. La gestion de ces « foyers » encore bien fermés n’est-elle pas anachronique ? L’institution qui se voulait « contenante », sécurisante, se révèle dès lors fragile, et les incidents sont nombreux, comme celui qui a éclaté en janvier 1981. Une jeune stagiaire est menacée par un couteau de cuisine, elle remet les clés et des jeunes fuguent. L’une d’elles, Marie-Olga, 17 ans, croise sur sa route des journalistes de Libération. Des articles sont publiés les 4 et 12 février, c’est une charge contre des pratiques jugées d’un autre âge. L’établissement rassemble alors 53 filles, chaque groupe de 14 est encadré par deux éducatrices laïques et une religieuse. La jeune fille revient sur une mécanique bien huilée où tout déplacement est contrôlé. Une place importante est faite à l’enseignement technique dans les murs ; l’établissement mise beaucoup sur la valeur « travail », et les filles ont l’obligation de se livrer à des activités de manutention une heure par jour avant l’étude. Elles font des « Urgos », c’est-à-dire qu’elles trient des pansements et les glissent dans des pochettes. L’argent gagné sert à des achats personnels. Le temps est plein et les loisirs sont encadrés. La vie est collective à une époque qui accepte moins ce type de contrainte, et les pratiques heurtent des aspirations plus individuelles. Les filles sont placées sous une étroite surveillance, avec la hantise de la fugue, les éducatrices ayant comme consigne de toujours avoir les mineures dans leur champ visuel. Les remontrances sont fréquentes sur la façon de se mouvoir ou de se vêtir. Dans le lieu clos, le soupçon serait permanent, et les réprimandes tombent lorsque le fonctionnement de l’institution rencontre des résistances. La presse révèle les séjours en « chambre de réflexion » et des vitres très épaisses qui ne permettent pas de voir le dehors. L’enferment strict pourrait durer plusieurs jours, exceptionnellement plus d’une semaine durant laquelle les jeunes n’auraient rien à faire si ce n’est se livrer à une introspection capable de les plonger dans un grand désarroi. Dans l’article du 12 février, en pleine période critique sur la loi « Sécurité et liberté » d’Alain Peyrefitte, la journaliste fait revivre une expression d’autrefois : « les bagnes d’enfants ». Une enquête administrative est diligentée.

20Libération a reçu également les confidences de la stagiaire licenciée pour faute grave par l’institution. Le Bon-Pasteur lui a reproché de ne pas avoir su résister aux jeunes, d’avoir cédé au chantage et d’avoir fait preuve de faiblesse en leur remettant la clé de l’évasion. Les prud’hommes donnent raison à la jeune fille, et l’institution est prise à partie sur la façon de gérer un personnel où les stagiaires sont nombreux. Malgré l’appui des tutelles, la campagne et la condamnation constituent le scandale de trop, pour des femmes en plein questionnement sur leur mission. Dans un tel contexte, pour une presse de gauche sous un gouvernement de droite, l’établissement devient le symbole de ce qui ne doit plus se faire avec des mineurs. Libération exploite l’affaire pour illustrer le thème scientifique des violences institutionnelles. La journaliste va jusqu’à évoquer un « goulag » manipulé par une « big mother ». Dans la foulée, l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) dépêche des enquêteurs.

⁂

21L’affaire du Bon-Pasteur de Dijon ressort en 1982 sous la forme d’un article : « Un exemple du passé : le foyer du “Bon Pasteur” à Dijon ». La journaliste critique la non-fermeture d’un établissement à « la main de fer ». Entre-temps, la gauche a gagné les élections en mai 1981. Robert Badinter, ministre de la Justice, défend une politique pénale nouvelle, plus humaine. Il est l’invité d’honneur d’un grand colloque au centre de formation de l’Éducation surveillée de Vaucresson, consacré aux nouveaux moyens dans la prévention pour la prise en charge de la jeunesse en difficulté. Dans le même contexte, le ministère des Affaires sociales aide à la préparation du congrès international de Paris sur la maltraitance infantile, qui fait une place de choix au psychiatre et défenseur des droits des enfants Stanislas Tomkiewicz16. Chercheur à l’Inserm, il a le soutien des pouvoirs publics pour une grande étude sur la « violence institutionnelle » à l’égard des mineurs. La France doit accueillir, en 1982, le congrès international de l’Ispcan (International Society for Prevention of Child Abuse and Neglect), une association fondée par Henry Kempe, célèbre médecin qui, avec d’autres professionnels, entend faire de la maltraitance une grande question de santé publique et de société au service de la protection de l’enfance. L’impact de l’affaire de Dijon est important sur la congrégation qui, en juin 1982, décide de fermer l’établissement. Dans des documents internes, pendant la crise, la supérieure s’en prend au laxisme des mœurs, présente son établissement comme un lieu où défendre un système de valeurs mis à mal par « les enfants de Mai 6817 ». Pour la province de France, l’affaire est le signe d’une impasse. Sur le site historique d’Angers, en 1978, c’est l’ouverture d’un foyer d’hébergement, Béthanie, pour femmes en détresse, dans l’ancien centre d’observation de l’œuvre18. En 1991, les foyers pour jeunes de la maison de la fondatrice sont cédés à une association laïque, mettant un terme à son action en direction des jeunes.