La remise en cause du modèle de l’internat

2La supérieure générale avait, dès 1966, posé la question de l’internat et son possible abandon pour d’autres formes d’action. En 1969, au chapitre provincial, « on pense que les Internats sont un secteur “pauvre” puisque peu de laïcs consentent à s’en occuper, mais qu’il faudrait […] revoir leur forme, leur dimension, leur effectif et le genre de filles qu’on y reçoit, sans éliminer les moins intelligentes, ou les plus difficiles, et de chercher à promouvoir, d’accord avec les administrations, une certaine acceptation préalable qui garantisse la coopération des intéressées ». À Lyon, on veut maintenir les internats si on les adapte : « nous sommes acculés à refuser des filles de plus de 17 ans parce que nos formules de rééducation ne leur conviennent pas » mais nous ne pouvons recevoir des « filles peu intelligentes ou mal équilibrées3 ». En 1970, les remontées des chapitres locaux au chapitre provincial de Lyon soulèvent des questions à poser aux autorités supérieures. À favoriser le « milieu ouvert » « qui n’apporte aucune sécurité d’avenir ni possibilités d’amendement », on se retrouve avec des jeunes de 17 ou 18 ans qui entrent à cet âge à l’internat, alors que, prétendent les religieuses, « nos internats traditionnels ne sont pas adaptés pour des jeunes de cet âge ». Pour elles, il est plus facile de faire admettre l’internat à 13-14 ans qu’à 17-18 ans. N’y aurait-il pas à demander aux administrations ce qu’elles font pour les cas jugés insolubles, et intervenir « en haut lieu pour faire avancer certaines questions en faveur des plus pauvres » ? « Les plus pauvres sont celles dont personne ne veut. […] Les internats offrent un éventail assez restreint, d’où limitation des entrées en CO [centre d’observation] en particulier ; on en arrive à admettre les filles qu’en fonction de leur sortie. » On évoque aussi le prochain congrès de la Sauvegarde, une des principales fédérations d’associations de protection de l’enfance, qui s’intitule « Où vont les internats ? ».

3Les membres des groupes de religieuses qui discutent de ces questions sont au courant des débats contemporains sur l’internat. En avril-mai 1970, la commission interprovinciale d’étude (CIPE), instance créée en 1969 pour envisager des réformes, écoute deux religieuses présenter les conclusions de la commission de l’éducation surveillée du Plan4. Le bilan est critique : plus besoin d’équipements lourds, de séjours longs et stricts en internat, de « concentration des fonctions dans un même complexe ». Des préconisations apparaissent : « éclatement des gros complexes en unités éducatives peu nombreuses, utilisation de toutes les ressources extérieures possibles, avant de créer une réponse à des besoins constatés, concertation au niveau du secteur, envisagée avec tous les services et organismes concernés par les problèmes de la jeunesse inadaptée, […] création de petites sections pour cas para-psychiatriques, près d’un établissement pédo-psychiatrique valable5 ». On affirme aussi certains principes : « Équipes pluridisciplinaires, mixtes et sectorisées. […] Prudence quant à la spécialisation systématique : possibilité d’absorption des cas limites, grâce à l’aide de l’équipe de la multiplicité des formules6. » Les références sont constantes au « milieu naturel » : relation avec les familles, d’où la régionalisation des affectations. On retrouve donc le vocabulaire et les idées du milieu éducatif de ces années sur les internats7. En janvier 1971, le Comité apostolique, lors de sa première réunion, parle d’une rencontre à Vaucresson, en 1970, sur le Procès de l’Internat : l’internat traditionnel est mort, comment le faire évoluer8. Le texte publié est dans les mains des religieuses9, qui, lors de leur première rencontre, estiment qu’il faut une « confrontation permanente […] avec les expériences réalisées parallèlement par d’autres organismes ». On retrouve le même point de vue dans une structure parallèle, la commission interprovinciale d’études10.

4Les congrégations qui ont la même activité sont interrogées. En 1973, au chapitre provincial d’Angers, une religieuse des Sœurs de Marie-Joseph donne une conférence sur l’« Avenir des maisons d’enfants en internat11 ». Elle y évoque le recul en cours de l’internat, et la difficulté de recrutement du personnel laïque. En 1973, la directrice de l’IPES (institution publique d’éducation surveillée) de Bourges écrit à propos des internats traditionnels : « Les institutions publiques d’éducation surveillées se vident d’éducateurs et d’enfants. Les Bon-Pasteur (les premiers lucides) sont déjà vendus pour la plupart12. » Le Bon-Pasteur regarde aussi vers les religieuses de la Congrégation Notre-Dame de Charité du Refuge13. Le Comité apostolique de la province d’Angers invite, en septembre 1972, une responsable qui expose l’expérience de religieuses salariées en milieu éducatif, ainsi que des directions laïques dans quelques maisons. « La direction pédagogique ainsi que la direction administrative est assurée par du personnel laïc, la Supérieure conservant la responsabilité dernière, c’est-à-dire étant assimilée à la directrice d’association. » Dans ces maisons, un conseil technique local formé de la supérieure, de représentants du personnel, des directeurs de section, des représentants des institutions partenaires. C’est un organe de consultation. L’introduction de postes confiés à des laïcs est faite en vue du passage à des associations. Un résumé de cet exposé est envoyé à toutes les éducatrices du Bon-Pasteur14. La même religieuse du Refuge est invitée par le Comité d’études et de recherche pour la France (CERF), qui en 1974 prend la suite du CIPE. Son exposé décrit une situation qui a évolué : « Orientation actuelle du Refuge : transformation progressive de certaines Maisons en Associations Loi 1901, avec un conseil d’administration composé de laïcs choisis par la congrégation, et, pour conserver le caractère particulier de la Congrégation et son esprit, de quelques religieuses, à l’exclusion de la Supérieure. Celle-ci demeurera seulement l’animatrice de la communauté religieuse qui continuer à vivre dans les locaux joints à l’établissement. Les Sœurs qui travaillent dans l’établissement sont salariées comme leurs collègues. » La question que se posent à ce sujet les religieuses du Bon-Pasteur est : « Comment, si nous sommes minoritaires au sein du Conseil d’Administration, pourrions-nous agir et nous opposer à des orientations pédagogiques contraires à notre conscience morale et religieuse15 ? »

Une douloureuse professionnalisation

5Les religieuses éducatrices évoquent aussi leur vécu au sein des internats. L’internat devenu de plus en plus « technique » est difficile à diriger. La confusion des fonctions de supérieure locale et de directrice de l’internat est débattue. Elle était évoquée en 1969 au chapitre d’Angers. « Il serait souhaitable que les rôles respectifs de la Supérieure et de la Directrice pédagogique soient clairement définis » ; on propose même que la supérieure soit entourée d’une directrice pédagogique (qui animerait l’équipe pédagogique) et d’une directrice administrative (ou économe)16. Le thème revient dans les années suivantes et débouche en février 1974 sur deux journées de débats de la « commission d’étude des rôles de supérieure, directrice, chef de service éducatif » au CERF. Cette commission est formée d’éducatrices (majoritaires) et de supérieures. Au cours des débats, on tombe d’accord : « il faut exclure absolument la situation d’une supérieure qui soit en même temps directrice et éducatrice chef17 ». La commission diffuse son texte pour avoir des réactions : les annotions manuscrites de la provinciale d’Angers sur le texte prouvent que le sujet était sensible. Mais il est abordé au conseil provincial d’Angers en mai 1976, qui entre dans cette voie.

6Les responsabilités sont de plus en plus pesantes. Les religieuses éducatrices dans les internats soulignent qu’elles sont débordées ; thème repris par les provinciales, dans une lettre aux autorités de tutelle : « des religieuses trop souvent écrasées jusqu’ici par des tâches beaucoup trop lourdes18 ». La tâche des directrices de section est « invivable ». À Lyon (1970), on écrit : « L’éducatrice chef est trop coupée des filles ; son rôle consiste surtout à animer l’équipe éducative. Le rôle de l’éducatrice chef est dans doute à revoir et à définir car d’une part elles se sentent coupées des filles, et d’autre part, les éducatrices de groupe désireraient plus de partage au niveau des responsabilités. » Les réponses des directrices de foyer et éducatrices chefs de la province d’Angers à l’enquête de 1970 révèlent que la moitié s’y trouve à l’aise, l’autre moitié est « saturée », « inquiète », en tension19. Une religieuse, qui vient de quitter la fonction de directrice d’internat explique : « Il m’arrivait souvent de me dire “Dans la vie religieuse, je suis venue chercher le Seigneur et les filles, et en fait, je ne trouve ni l’un ni l’autre… Pas le temps de prier, de vivre en communauté et peu de contact vrai avec les filles” ». Du côté des éducatrices de groupe, la proportion des insatisfaites est beaucoup moins forte (une sur trois).

7On suggère que « les éducatrices n’aient à l’avenir que 40 heures de présence par semaine, à la section (ceci en référence au personnel laïque) ». La demande de formation est formulée dès le chapitre provincial du Nord-Est en 1965 : on souhaite que le bulletin de la congrégation se fasse l’écho des congrès auxquels ont assisté des religieuses20. En 1969, à Angers, on demande que les éducatrices de groupe, et pas seulement les éducatrices de section, reçoivent des formations. Les Constitutions de 1969 mentionnent la formation continue, « la mise à jour régulière de nos méthodes et de leur efficacité ». Pour le directoire de 1970, Strasbourg propose : « les Sœurs qui exercent l’apostolat par une activité professionnelle au service des jeunes ont le devoir de vivre selon les exigences de cette profession : compétence, recyclage, insertion dans les organismes professionnels21. »

8Il faut « procurer aux sœurs surchargées, un meilleur équilibre de vie : surtout, semble-t-il, celles qui sont dans les œuvres avec des collaboratrices religieuses et laïques insuffisantes en nombre et en compétence22 ». Faudrait-il donc plus de laïques ? Le chapitre d’Angers, en 1969, désire que les laïcs « puissent avoir des responsabilités réelles », et les verrait plutôt dans l’administration et la gestion. Le texte du directoire de 1970 précise les conditions de cette collaboration : « Dans le respect et le souci de notre “projet éducatif” selon l’esprit de la congrégation, établir une réelle collaboration avec les personnes qui sont avec nous au service des jeunes. Il importe de constituer avec elles d’authentiques équipes de travail qui acceptent notre option. » On évoque leurs droits, leurs promotions ; ce sont là les positions de principe. D’un autre côté, on sent bien que la coopération avec les laïques ne va pas de soi. Le questionnaire de 1970 demande : « collaboration positive ou gênante ? » Si la grande majorité des directrices et éducatrices chefs la jugent « positive et enrichissante », on trouve quelques voix discordantes : « ignorance, passivité, manque d’aptitude », elles arrivent « avec des idées toutes faites et les exigences de la convention collective… Trop de problèmes pour aider les filles à résoudre les leurs ». Du côté des éducatrices de groupe, on trouve aussi quelques réticences : « positive mais difficile », « une c’est bien, deux c’est de trop », « nous n’avons que des stagiaires ou pré-stagiaires », mais, majoritairement, la vision est positive : « la présence d’éducateurs laïques est indispensable pour nos jeunes ».

9Dans une réponse à un questionnaire du Comité apostolique, les religieuses éducatrices évoquent « le problème du recrutement du personnel et la difficulté de travailler ensemble avec des optiques différentes – ou divergentes ». Les documents élaborés par ce Comité, à partir de 1971, posent des questions que se posait déjà le chapitre d’Angers en 1969 : « Est-il possible d’envisager une “DIRECTION LAIQUE” dans nos maisons ? », « la mixité dans l’équipe éducative. Pourquoi ? Comment ? » Pourtant, la situation évolue du côté des religieuses éducatrices : « Peut-on encore prévoir discuter du professionnel sans les laïques alors que nous sommes bien souvent minoritaires dans les équipes éducatives ? Et n’est-il pas préférable de nous rencontrer davantage en tant que religieuses assumant des professions diverses. Nous sommes allées beaucoup plus loin, et même, avons souhaité, de façon peut-être utopique, voir l’institution se dédouaner de la communauté. Nous verrions alors la mise en place d’un conseil technique qui traiterait de façon compétente toutes les questions ayant trait à l’institution tant sur le plan administratif que pédagogique. Tout cela est vite dit mais nous constatons qu’il nous faut trouver un terrain d’échange et d’unité23. » Les précautions oratoires des éducatrices n’empêchent pas la provinciale de porter sur le texte des « !!! » et des « ? », signe que cette évolution n’est pas souhaitée par la hiérarchie de la congrégation.

10Le 7 juin 1973, dans la province d’Angers se tient une réunion de religieuses et d’éducatrices (32 personnes), qui aborde les thèmes suivants : « l’éducation sexuelle, l’équipe éducative (son unité), les structures actuelles de nos maisons (actuelles et nouvelles) à chercher en tenant compte du problème des filles difficiles, l’éducation de la foi24 ». Le débat est sensible : chez les religieuses éducatrices, les jeunes en particulier, on est proche des éducatrices laïques, souvent issues des mêmes formations. Dans l’enquête de 1970, une religieuse confie : la collaboration avec les laïques est positive pédagogiquement, « moins réussie du côté spirituel, car malgré tout, sans m’en apercevoir, leur façon de voir « laïque » pénètre en moi25 ». Et le Comité apostolique de la province d’Angers en mars 1974 écrit : « L’institution a un projet pluraliste humaniste s’inspirant de la foi chrétienne mais ouvert de telle sorte que toute personne puisse s’y retrouver26. » Une telle position oblige à redéfinir le « charisme » du Bon-Pasteur, ses « options de base ».

11Sommes-nous de bonnes éducatrices ? Cette question redoutable est abordée27. Est-ce que notre formation convient ? Est-ce que notre mode de vie, tiraillé entre la communauté et « ses coutumes strictes empruntées à la vie monastique » et les sections est adapté28 ? Connaissons-nous le milieu des filles ? La comparaison avec les sœurs auxiliaires suscite la réflexion. Est-ce que les sœurs auxiliaires ne sont pas mieux à même de comprendre les filles, puisqu’elles ont connu leur situation ? Depuis 194729, ces anciennes « pénitentes consacrées » qui aidaient les religieuses en étant des « modèles » parmi les filles, ont reçu une formation, et sont considérées, à partir de 1956, comme une branche de la congrégation. Des sœurs auxiliaires « font des études, obtiennent des diplômes techniques, et, par récupération celui d’éducatrice spécialisée ». Même si les jeunes les voient comme des religieuses (appellation « Ma sœur », port d’un habit religieux), elles sont dans une situation d’infériorité aux yeux de la majorité des religieuses apostoliques. Les réponses recueillies en 1966 sont contradictoires. Une religieuse du Bon-Pasteur explique : « Le personnel laïc les a évincées ; elles n’ont plus leur place ; les jeunes préfèrent travailler avec les laïques vis-à-vis desquelles elles se sentent plus proches ; leurs critères de valeur sont les mêmes alors que ceux des srs Auxiliaires sont différents. » Des sœurs auxiliaires, elle dit : « Quelques-unes disent qu’elles n’ont pas de difficultés à travailler avec les laïques ; quelques-unes apprécient leur collaboration ; les laïques sont nécessaires aux filles à qui elles apportent le contact avec le monde ; rien qu’avec des Religieuses les enfants étoufferaient. » La tonalité dominante est cependant l’inquiétude de se voir évincer et aussi la satisfaction ; parce qu’elles vivent jour et nuit avec les filles, elles sont plus appréciées que les monitrices. Les religieuses du Bon-Pasteur le notent aussi : « les filles les aiment et certaines les admirent ».

12Quant aux religieuses éducatrices, elles parlent beaucoup des institutions en place ou à créer, de leurs rapports avec les laïques, mais assez peu d’elles en tant qu’éducatrices, si ce n’est de façon indirecte, quand les supérieures leur posent cette question : êtes-vous prêtes à continuer ? Le rapport de Monique Néry, du Centre d’études et de formation de l’Éducation surveillée de Vaucresson, en juin 1970, fournit un point de vue externe : « Alors que les jeunes critiquent la non-insertion des éducatrices religieuses dans la vie réelle, elles leur reconnaissent volontiers cette stabilité, cette “fidélité” au cas qui leur est nécessaire pour se construire dans le temps. La relation avec autrui, premier plan d’une réinsertion sociale, ne peut s’établir que si cet autre ne disparaît pas, balloté au gré des mutations30. »

Se réformer ? Des choix « politiques »

13Si l’internat n’est pas satisfaisant, que faire ? On insiste sur le développement de la coopération entre établissements du Bon-Pasteur. D’abord une plus grande homogénéité de méthode, pour qu’un changement de supérieure ou de directrice de section ne se traduise pas par des changements pédagogiques (1969)31. On propose aussi une spécialisation des maisons dans chaque province en fonction de la diversité des publics : « la complémentarité des maisons à un niveau régional, pour éviter que chacun “tourne sa petite purée”32 ». En 1969, Angers proposait ces options : débiles légères, caractérielles, intelligentes, délinquantes, parapsychiatriques, fugueuses. Angers proposait aussi des petits internats en ville d’une vingtaine de filles, avec 6 à 12 religieuses de tous âges. Les réponses collectives des 28 maisons concernées à l’enquête de mars 1970 sont riches : beaucoup suggèrent de ne pas dépasser dans les internats 30 à 40 lits, de créer des unités de vie de 12, autonomes, de multiplier les préfoyers. Il faut envisager des séjours plus courts, car « les jeunes envisagent fort mal à notre époque des objectifs à longue portée ». Il faut travailler en relation avec l’extérieur, pour la scolarisation, les loisirs. Il faudrait étendre l’action éducative « auprès des familles de nos jeunes ». « Une “transformation plus radicale” est proposée par deux groupes : essaimage de l’internat en plusieurs réalisations de très petites tailles implantées en pleine ville, permettant aux groupes de vie une existence plus autonome et plus “démarquée”. On envisagerait alors deux formes de scolarité et d’apprentissage, soit en s’insérant dans les organismes existants, soit en organisant dans ce qui est l’immeuble du Bon-Pasteur, et dont une partie serait réservée à la communauté et peut-être à d’autres services éducatifs, des classes et des ateliers » qui pourraient être ouverts aux jeunes de la ville. Les religieuses pourraient développer des activités hors de l’internat : accompagnement de jeunes filles dans des appartements, centres d’accueil et de dépannage en ville, développement des services de suite (12 fois proposé), aide aux anciennes mariées – 8 fois proposée (aide éducative, garderies pour leurs enfants, organisation de vacances), scolarisation et ateliers dans les anciens internats et logement des filles en ville, ou l’inverse33.

14Sans jamais donner de nombres ou de proportions, les documents de la congrégation évoquent la position des religieuses. Des religieuses sont à l’aise dans l’internat, mais demandent qu’il soit transformé et qu’en particulier qu’elles y soient plus nombreuses, ce qui implique, pour récupérer des éducatrices, de « sacrifier des maisons », de « lâcher des implantations ». « Nous sommes bien d’accord pour garder un petit nombre d’établissements que nous équiperions convenablement34. » Ces maisons « devront être bien équipées, avec un nombre suffisant d’éducatrices et un équilibre entre éducatrices religieuses et éducatrices laïques35 ». D’autres, moins nombreuses semble-t-il, pensent que la gestion des internats doit passer à des associations, et que les religieuses y interviendraient comme salariées. Éventuellement, les communautés resteraient dans une partie des bâtiments, mais on envisage aussi d’autres lieux. En mars 1970, on envisage ceci pour l’institution de Pau : « Gestion de l’établissement actuel par une association laïque, avec une petite communauté qui travaillerait dans la maison, au titre de salariée36. » Ainsi Pau propose des foyers pour « accueillir des adolescentes que nous ne pouvons pas accueillir dans nos établissements par faute de compétence et risque de contamination : droguées, pré-psychotiques, militantes anarchistes, hippies37… »

15Le regard des religieuses sur l’internat n’est pas qu’un regard de professionnelles, c’est aussi le regard de celles qui ont « consacré » leur vie à cette tâche. C’est dire que les choix qu’elles font dépendent de multiples facteurs : le souci d’améliorer la prise en charge des jeunes filles certes, mais aussi le souci d’assumer leur vœu de « zèle », le souci de mener une vie spirituelle conforme à leurs engagements, le souhait, en particulier chez les plus jeunes, de vivre dans des communautés plus restreintes, la remise en cause des « institutions chrétiennes », mouvement de fonds dans le catholicisme français (et occidental) de cette époque, la volonté de se rapprocher des « pauvres » (pouvant aller jusqu’au partage de la vie ouvrière), la remise en cause des formes traditionnelles d’autorité. On retrouve là des thèmes qui traversent les chapitres d’« aggiornamento » des congrégations apostoliques masculines comme féminines. Un texte non signé, présent dans les archives du Bon-Pasteur38, est un « Rapport d’introduction, projet » aux Journées des commissions spécialisées de l’Union nationale des congrégations d’action hospitalière et sociale, de décembre 1969. Ce texte évoque successivement les institutions traditionnelles, les formes nouvelles d’insertion, et les nouveaux types à inventer. C’est toute la problématique qui agite alors les congrégations de ce type. Les institutions traditionnelles sont appelées à disparaître, car les religieuses qui y travaillent ne sont plus susceptibles d’évoluer, parce que les autorités de tutelle les abandonnent, et parce qu’elles n’ont plus de chrétiennes que le nom car le personnel qualifié recruté n’est pas chrétien. Le salariat est-il la seule forme nouvelle d’insertion ? C’est un choix collectif ou individuel, où l’on risque l’isolement, et où il est difficile de se situer en tant que religieuse. Quant aux formes nouvelles, elles seront inventées « si la congrégation concentre sur elles ses forces vives, plutôt que de conserver à tout prix des secteurs mal équipés ». Le congrès de l’Union nationale des congrégations d’action hospitalière et sociale (UNCAHS) de juin 1971, à la Mutualité, se termine par l’évocation de « petites communautés dans la Cité travaillant comme les autres39 ». En 1975, dans une conférence sur l’avenir de la vie religieuse le père Rondet, jésuite, annonce la naissance de « monastères rénovés qui représentent la vie religieuse dans sa pureté (prière et accueil) », et des « fraternités contestataires de petits groupes de jeunes solidairement engagés pour la justice, communautés de base40 ».

16Les institutions sont attaquées sous deux angles : d’abord la critique politique de l’après 1968. Elle ne s’exprime pas tout de suite. Dans un premier temps, les religieuses éducatrices, soucieuses de « présence au monde », les introduisent dans le directoire provincial élaboré en 1970. Mais bien vite est remise en cause la relation séculaire entre l’administration et l’œuvre. En 1972, le Comité apostolique, faisant la synthèse de seize réponses de groupes, constate : « l’institution nous met du côté des possédants, notre système éducatif est lié aux “forces de l’ordre”. Pour sortir de la richesse, pour être libérées de l’administration, du statut d’employeur, l’avenir de la congrégation ne peut être que dans de petits groupes41 ». Au chapitre interprovincial de 1973 sont adoptées deux propositions de modification des normes juridiques : « remplacer le possessif “nos œuvres” par “service” ou “mission”, et dans l’expression “les rapports avec les administrations départementales ou d’État sont essentiels dans notre apostolat”, remplacer “essentiels” par “importants”, car on n’est pas toujours appelé à travailler avec les organismes publics ». En 1975, le conseil provincial d’Angers interroge toutes les religieuses de la province sur « le maintien ou non de l’institution traditionnelle du Bon Pasteur ». Parmi les motifs « contre », on avance : « notre position dans l’institution, en ce qui concerne la direction, vue parfois comme celle d’un patron, gênante au plan apostolique, […], dénomination chrétienne, pour une institution qui, parfois, ne l’est plus en fait42 ». « Nos maisons avaient l’étiquette, mais la bouteille était vide », se rappelle une religieuse43.

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17C’est aussi l’institution en tant que telle, chrétienne ou pas assez chrétienne, qui subit un autre assaut. La CIPE rassemble les arguments pour la création d’une « communauté nouvelle hors de l’Institution […]. Répondre à un appel de l’Église qui invite les religieuses à adopter un style de vie plus inséré dans le monde. Partage d’une forme nouvelle de pauvreté, basée sur le travail salarié des sœurs. Mode de présence apostolique dégagé des conditionnements de l’Institution ». D’ailleurs, puisque l’institution Bon-Pasteur est choisie non parce qu’elle est une institution chrétienne, mais pour le service qu’elle rend, à quoi bon y rester44 ? Logiquement, ces analyses débouchent sur la création de petites communautés (« communautés sans œuvres ») où les religieuses auraient des activités variées (salariées ou bénévoles) auprès de pauvres et d’exclus, ceux que les chapitres de 1969 et 1970 avaient évoqués.