Dans le souffle de Mai 68

3Les contestations de Mai 68 ont été particulièrement fortes dans les écoles d’éducateurs. Un mouvement d’ensemble se dessine pour demander une amélioration des conditions de travail, une application plus rigoureuse de la convention collective de 1966 qui a signifié un grand progrès pour la profession des éducateurs qui, depuis 1967, est également protégée par un diplôme d’État. Leur action est politique, dans une France gaullienne conservatrice ; elle se fait utopique lorsqu’il s’agit d’envisager d’autres rapports sociaux dans un monde à réenchanter.

4Pour autant, à Angers, les « événements » de 68 n’ont atteint la maison-mère du Bon-Pasteur que de façon assourdie3. Certes, le personnel laïc participe à des mouvements collectifs comme l’occupation des locaux du Centre régional pour l’enfance et l’adolescence inadaptées (CREAI)4, pour demander une place plus importante dans les organes de gestion du secteur sanitaire et social. Mais dans les établissements de la congrégation et à l’échelle des organes représentatifs des employeurs et des salariés, les religieuses ont dû batailler pour que la nature spécifique des établissements soit reconnue, obligeant les salariées à adopter un comportement en conformité avec le projet d’établissement, loin des utopies de l’époque. Qui plus est, le dialogue social est un apprentissage difficile à maîtriser pour des religieuses qui se considèrent comme « chez elles » et qui promeuvent la culture de l’obéissance à l’autorité religieuse.

5Mai 68 a signifié des perturbations dans le fonctionnement des œuvres à court et à moyen terme. Dans un premier temps, les religieuses ont pu ressentir une grande peur face au mouvement, à l’image de beaucoup de Français. Puis, ce sont surtout les gênes en lien avec la paralysie du pays, alors qu’il faut ravitailler les communautés et permettre aux jeunes de bénéficier des week-ends dans leurs familles. Ce sont aussi des jeunes filles qui, en pleine révolte avec leurs proches, sont susceptibles d’échouer au Bon-Pasteur, après des mois d’errance ou de vie communautaire. Plus que d’un choc brutal, il convient de parler d’une onde qui, sur le temps moyen, déstabilise certains établissements ou les ouvre sur un nouveau modèle plus en phase avec l’époque.

6Le décalage est grandissant entre le statut des mineures placées et les aspirations de la jeunesse, des jeunesses. Celle des classes moyennes constitue le gros des troupes des manifestants dans les établissements scolaires en 1968. La jeunesse ouvrière n’est pas en reste, et demande également un desserrement de la discipline, au travail comme dans les familles. L’aspiration générationnelle à plus de libertés individuelles est manifeste. Les archives de certains établissements évoquent « l’esprit contestataire » des mineures. En 1969, les filles « se soulèvent à Cholet ». Dans ce même établissement, un éducateur se souvient, en 1974, d’une révolte durant laquelle tout passait par la fenêtre, à l’exception de la télévision, nécessitant l’intervention des forces de police5. L’institution est plus à l’écoute de ces voix à une époque où le modèle est remis en question. Les homes de semi-liberté, parce que plus ouverts sur le monde extérieur, ont été les plus touchés par le mouvement. Il y a comme un appel d’air et un refus des contraintes que les générations précédentes pouvaient encore trouver normales car s’inscrivant dans une culture de la surveillance des filles. Les structures craquent, à l’exemple de ce qui se passe dans des établissements scolaires, assimilés à des casernes militaires par les jeunes.

7Marseille a été un haut lieu de ces tensions. La crise éclate durant l’automne 1968 à l’établissement du boulevard Baille, qui témoigne de la difficulté à libéraliser les méthodes éducatives dans un champ social et judiciaire en pleine ébullition. En 1964, les juges émettent un avis très positif sur l’institution6. Quatre ans plus tard, la maison est en pleine controverse. Entre ces deux dates, une religieuse a réformé le fonctionnement du foyer de semi-liberté ouvert en 1946. Pour mener à bien ses réformes, la religieuse a su rallier à ses propositions les éducatrices laïques. Des documents internes la présentent comme une « ambitieuse », une « intrigante » qui aspire à des hautes fonctions dans l’ordre tout en manifestant des opinions qui déroutent une organisation conservatrice. Ancienne assistante sociale, elle travaille en réseau et en bonne intelligence avec les acteurs du secteur, comme les juges des enfants, qui adoptent alors la pratique du placement direct les jeunes en foyer sans le passage par l’internat, l’objectif étant de faire de ce choix une mesure en soi. La religieuse réformatrice émet des idées sur l’éducation et la liberté sexuelle des jeunes qui auraient même, selon les religieuses, scandalisé le psychiatre de la maison dont elles s’empressent de dire que, bien que « marxiste », il est lui-même débordé. En 1967, la religieuse quitte la congrégation pour diriger une autre œuvre en direction de la jeunesse. Pendant un temps, les éducatrices du foyer de Marseille sont livrées à elles-mêmes, la congrégation manquant de cadres. Elles tentent de maintenir un esprit libéral mais ne semblent pas réussir à conserver la maîtrise du groupe dans la foulée de 68. Les relations se crispent avec la direction alors qu’elles obtiennent le soutien de la juge des enfants de Marseille. Le comportement des filles est source de désordre que l’inspection relève, une nouvelle supérieure est nommée. La congrégation a le souci de rappeler son autorité à des laïques salariées de l’œuvre. Le conflit est ouvert, avec en arrière-plan les restrictions de la liberté des agents dans une organisation pyramidale. Les compétences professionnelles des éducatrices sont remises en cause par la direction. Certaines font savoir leur désaccord avec les méthodes de la congrégation, vrai frein à des réformes visant à promouvoir davantage d’autonomie chez les jeunes. Quelle place faire à la liberté dans une œuvre dite de rééducation ? De son côté, la nouvelle supérieure évoque la « liberté insensée » accordée aux jeunes du foyer, des méthodes libérales qui seraient plus proches « d’une désertion du devoir que d’une compréhension des filles ». Dans une lettre de décembre 1968, une éducatrice, s’adressant à la supérieure, dénonce l’inexistence d’une véritable communauté éducative reposant sur une aide technique en collaboration avec les professionnels du secteur, assistante sociale, psychologue : « Que notre méthode de travail soit élaborée en fonction du contexte géographique, économique et sociologique qui est celui de tout homme vivant en 1968 […] il nous est impossible de rester “figées” dans notre relation éducative et thérapeutique ». Avec ses collègues, elle entend être reconnue comme une spécialiste de la relation éducative et non une simple surveillante des heures de travail et de loisir. Cette revendication est conforme aux aspirations d’une époque ; le choc oppose deux cultures, deux générations.

8Le conflit entre les éducatrices du home et la direction sort des murs. Les éducatrices sont entendues par des magistrats de la ville et acquièrent quelques sympathies chez des catholiques progressistes. Un travail de médiation est tenté, par l’entremise de quelques figures locales : un prêtre-ouvrier, un aumônier des prisons mais aussi la directrice de l’ANEF (Association nationale d’entraide féminine, organisation caritative destinée à aider les femmes en grande précarité sociale). Il est fait appel à l’arbitrage de la provinciale, qui apprécie peu d’être convoquée par des personnalités extérieures pour discuter des difficultés internes de l’œuvre. Selon le principe de l’autorité ecclésiale, la provinciale soutient entièrement les vues de la supérieure. Cette dernière accumule les preuves sur la désorganisation totale du foyer et sa dégradation, recueille la pétition de certains voisins qui se plaignent de la présence dans leur rue des filles et de leurs amis, fait état de « bruits qui courent » et de comportements objets de scandale portant atteinte à la religion. Plus grave, des filles ont été vues par les forces de police dans une boîte de nuit de Manosque en compagnie de souteneurs. L’heure est à la reprise en main d’une institution dont la supérieure se plaît à faire remarquer qu’elle est de « semi-liberté ». Pour la congrégation, sur la défensive, cette communication sur la place publique est contraire aux intérêts et traditions qui sont les siennes, dans une société où, juge-t-elle, les médias sont à l’affût. Affleure la thèse du complot, dans un secteur où la concurrence peut désormais être rude. Veut-on la fin du Bon-Pasteur à Marseille ? Dans le cas du foyer, l’évolution est jugée comme non maîtrisée. La supérieure fait le choix de le fermer un temps. Des filles sont renvoyées, des éducatrices démissionnent. Malgré l’appui de Dominique Riehl, inspectrice de l’Éducation surveillée, qui stigmatise « l’incompréhension totale » chez certains modernes de ce que doit être un « foyer de post-cure7 », l’histoire est vécue comme une épreuve. La partition se fait entre les amis et les ennemis de l’œuvre, la crise passe, l’autorité semble rétablie : en juin 1969, le foyer rouvre ses portes avec à sa tête une religieuse, sœur Marie Jean Fougère.

9Le caractère paroxystique de l’affaire de Marseille révèle un problème récurrent de gouvernance. Que faire quand il y a conflit entre l’ordre religieux et le pouvoir pédagogique ? À Marseille, la tension s’est nouée entre religieuses et laïques, et n’a épargné ni le monde ecclésial ni les forces internes de la congrégation. Malgré Vatican II, Mai 68 provoque des raidissements tout en accélérant une évolution qui apparaît comme inéluctable. Dans les institutions, d’autres conflits sont plus feutrés et se soldent par des départs plus ou moins discrets de religieuses ou d’éducatrices laïques. Yvette Rolin, stagiaire laïque dans différents Bon-Pasteur, a le souvenir de heurts entre générations dans un contexte propice à la contestation des autorités. Avec d’autres collègues, elle se rappelle des pronostics faits sur le temps que mettraient les jeunes religieuses éducatrices à quitter des institutions jugées irréformables8.

10À la charnière des années 1960 et 1970, l’incompréhension est forte au regard des nouvelles mœurs ou pratiques culturelles. La question des libertés accordées aux jeunes divise les équipes éducatives et les tutelles. L’inspectrice de l’Éducation surveillée Dominique Riehl a la plume acérée lorsqu’il lui arrive de juger les changements. À Cholet, dans son inspection de 1969, elle critique la liberté qui règne au foyer de semi-liberté. Elle s’en prend aux murs des chambres « tapissées de haut en bas de photographies d’un goût douteux » ; elle stigmatise le « maquillage à outrance » qui donne aux filles « l’air d’exercer une autre profession ». Les activités sont également passées au crible de la critique, elle dénigre les transistors personnels dont la musique pousse à l’excitation, regrette « le manque d’intérêt pour les travaux calmes et spécifiquement féminins ». Le personnel religieux et laïque n’est pas épargné. Il chercherait à « être dans le vent » mais manquerait à certains de ses devoirs dans une structure qui a une vocation rééducative et qui n’a pas à fonctionner comme un foyer d’hébergement ordinaire. La fonctionnaire rappelle le prix de journée payé par l’État et demande que les moyens soient réunis en vue d’une véritable « post-cure » pour « des inadaptées sociales […] égocentriques et revendicatives ». Elle met en garde une équipe qui leur accorderait « trop et trop vite » des libertés qu’elles ne seraient pas en capacité de gérer9. Les crises témoignent d’un monde qui bouge. Au sein des institutions, la transition est malaisée ; la difficulté est réelle de faire cohabiter les internes toujours entravées et les « semi-internes » dont la formation ou le travail a lieu à l’extérieur. Mais des professionnels se souviennent de la liberté nouvelle pour innover. Dans plusieurs sites, les religieuses ont laissé faire ou même ont été partie prenante. La pédagogie est risquée, et c’est l’acceptation de ce risque qui fait de ces temps une époque d’aventures. S’il est exact que la congrégation ferme de nombreuses maisons dans ces années-là, témoignant ainsi de l’obsolescence d’un modèle, la communauté fait évoluer quelques maisons qui, selon différentes étapes et modalités, avec des effectifs réduits, fonctionnent jusque dans les années 1980.

Le Bon-Pasteur, un mausolée dans le nouveau paysage de la rééducation

11Dans les années 1960, l’internat est décrit par un certain nombre d’observateurs comme un univers artificiel ne préparant pas les jeunes à se réadapter. La critique se fait sociologique, voire politique, et les mesures de placement sont jugées discriminantes à l’égard d’un milieu populaire victime d’un ordre bourgeois et capitaliste10. Il est aussi question des droits des enfants, et la psychologie dit le traumatisme de la séparation. Des pédagogues soutiennent des mesures de maintien dans la famille avec action éducative. Le placement n’est plus la panacée, il doit être une mesure temporaire dans un ensemble de réponses à la déviance des mineurs et pour leur protection. Ces analyses sont confirmées en 1970, avec le nouveau texte sur l’autorité parentale : « Chaque fois qu’il est possible, le mineur doit être maintenu dans son milieu naturel11. » Dans un compte rendu du conseil d’administration de la Sauvegarde du Maine-et-Loire daté du 22 janvier 1971, le juge des enfants Jean Chazal précise bien que « nous hésitons aujourd’hui à ordonner un placement qui, il y a quelques années, aurait paru indispensable ». Il n’est plus question de négliger l’action éducative en milieu ouvert pour les grandes adolescentes12. La même année, à l’échelle nationale, c’est la publication du rapport Dupont-Fauville13 qui préconise la mise en place d’un système d’aide sociale aux familles dans le cadre de l’Aide sociale à l’enfance (ASE), au lieu du placement en institution. Par étapes, les institutions sont appelées à ne plus se saisir de leur population sous l’angle de l’« inadaptation » qui fait porter la faute sur le sujet. Le rapport Bloch-Lainé de 196914 critique cette interprétation pour lui substituer le « handicap », qui intègre des références à la citoyenneté. La réflexion aboutira à la grande loi de 1975 en faveur des personnes handicapées15. Parallèlement, dans un contexte économique en pleine évolution, une autre catégorie est en gestation. En 1974, René Lenoir, directeur de l’action sociale au ministère de la santé publique et de la sécurité sociale, publie son ouvrage, Les Exclus, un Français sur dix, dans lequel il pointe la forte présence de jeunes parmi les rangs des « inadaptés sociaux16 ». La même année, la loi sur la majorité civile, portée de 21 ans à 18 ans, est adoptée. Elle surprend le milieu de la rééducation, car le débat avait davantage porté sur l’abaissement de la majorité politique (droit de vote). Face aux protestations, des décrets sont adoptés pour permettre à un majeur de pouvoir continuer à être protégé par une prise en charge judiciaire ou administrative. Mais le pli est pris : désormais, la protection des mineurs « libère » les jeunes à 18 ans. Le secteur doit repenser des modes de prise en charge qui, sur un temps plus court, doivent mener à l’autonomie. La gageure n’est pas mince à une époque où l’entrée dans le monde du travail est de plus en plus difficile et tardive. C’est à une tout autre économie du temps que doit s’adapter l’offre de rééducation.

12En 1972, l’Éducation surveillée transforme progressivement ses internats professionnels (IPES) et ses centres d’observation (COPES) en institution spéciale d’Éducation surveillée ou ISES, sorte de service polyvalent qui a des fonctions d’hébergement, de formation et d’accueil en milieu ouvert17. Parallèlement, les centres d’observation et d’action éducative (COAE), qui regroupent un service de milieu ouvert et un foyer dans une même entité administrative, se multiplient. Ce qui n’empêche pas l’ouverture de foyers d’action éducative (FAE) ou de services de milieu ouvert isolés. Certains jeunes ont été vus par les services d’orientation éducative (SOE) qui sont implantés dans les tribunaux. D’autres enfin sont suivis par un délégué à la liberté surveillée. Le secteur public s’est étoffé depuis les grands plans d’équipement. Le secteur privé habilité s’est également diversifié. Reliées aux outils de l’expertise, sous le regard des tutelles, les différentes structures travaillent en réseaux. Le modèle se veut thérapeutique et les jeunes évoluent entre différentes prises en charge, avec comme objectif sa socialisation pour une meilleure « insertion ».

13La logique se poursuit dans les années 1980, avec un impératif toujours plus important : privilégier le milieu ouvert dans le public comme dans le privé. Le rapport Bianco-Lamy de 1979 prépare les grandes lois sur le droit des familles18. L’intérêt est d’abord celui des jeunes. Les auteurs de l’étude ont également en ligne de mire la recherche d’une plus grande efficacité des dépenses sociales. Le milieu ouvert a un coût nettement inférieur à celui de l’internat ou du foyer d’hébergement, dans un contexte de resserrement de l’État providence. Dans le domaine de l’enfance délinquante ou en danger, l’internat devient un pis-aller, soit qu’il s’agisse de protéger l’enfant de sa famille, soit qu’il faille répondre aux échecs en milieu ouvert. Dans la réalité, de nombreux jeunes continuent à connaître la prison19 et l’internat, ou sa version plus ouverte, le foyer de semi-liberté. Les formes d’intervention se sont diversifiées, les parcours se sont complexifiés. En quelques années, l’internat, qui était au centre des prises en charge, évolue vers une situation périphérique ou connaît des mutations. Il cède la place à des « foyers » qui ont une fonction d’hébergement, d’observation, d’orientation. Il est un refuge en attendant de trouver une solution avec les familles et pour permettre d’entamer un travail psychologique. Le tout se déploie dans un État « sanitaire et social », voire « thérapeutique20 » beaucoup plus structuré qui fait une large place à des professionnels de la relation éducative. L’internat ou le foyer est surtout là pour régler des situations de crise, voire d’« urgence », à une époque où ce nouveau paradigme gagne en légitimité, notamment à la demande des magistrats. Dès lors, le placement en internat ne devrait pas être pérenne. Il n’empêche, des situations familiales et sociales demeurent particulièrement complexes et les lieux d’accueil conservent une utilité.

14Les changements sont inégalement perçus ou acceptés par les religieuses du Bon-Pasteur. La méfiance peut rester vive envers le milieu d’origine, d’autant que d’autres discours viennent parasiter la politique générale, par exemple, le thème des « maltraitances » sur enfants et le rôle pathogène de certaines familles21. Par ailleurs, le développement de l’État médico-social a pour conséquence une « police des familles » qui est une source de multiples placements sociaux. Le discours est une chose, les pratiques en sont partiellement une autre. Le Bon-Pasteur, ou d’autres structures laïques, demeurent une solution dans bien des cas pour des placements globalement plus courts.

15La différence entre la prise en charge des filles et celle des garçons s’estompe progressivement sans véritablement disparaître. La question des mœurs devient moins centrale dans une société qui libéralise la contraception puis légalise l’avortement, une libération paradoxale, alors que les jeunes filles sont désormais sommées, très rapidement, de connaître et de maîtriser leur corps et leur fécondité. Le choix d’un établissement religieux est moins fondé lorsque des alternatives laïques existent, la solution peut désormais apparaître comme archaïque. De fait, elle est moins évidente. Pourquoi des religieuses lorsque la question est davantage sociale ou psychologique que morale dans une société sécularisée ? Pourquoi le Bon-Pasteur alors que la mixité est de plus en plus valorisée dans les nouvelles institutions de prise en charge ? Dans ce climat défavorable, les religieuses disent la confiance des tutelles, même si elle est moins générale que dans les décennies antérieures, alors que le secteur se technicise. Le Bon-Pasteur draine une mémoire qui pèse lourd, et la logique n’est plus comprise par les familles et par les jeunes. Vers 1970, le juge Chazal évoque une ancienne appellation « qui effraie les enfants22 ». Les juges, tout comme les tutelles, invitent la congrégation à modifier le nom des institutions. C’est à cette époque que le Bon-Pasteur d’Angers devient les « Foyers Tournemine », du nom de l’ancienne manufacture où la fondatrice avait installé son œuvre. La maison de Pau qui devient le foyer d’Ossau, celle de Lourdes prend le nom de Nemours en 1970, ou encore Marseille le Cabot qui devient Rochefonds en 1971. Des changements symboliques qui attestent d’une volonté de tourner une page. Les religieuses sont nombreuses à faire le constat que l’internat ne fonctionne plus, que les filles qui ne l’acceptent plus. La réalité est double : le relâchement d’une certaine discipline, l’attention nouvelle portée à la parole individuelle des filles font que des religieuses, davantage conviées et préparées à écouter, entendent.

16Mais dans le même temps, la privation de liberté est de moins en moins comprise et acceptée. Dans la société française, les autres jeunes vont beaucoup plus rarement en internat scolaire. La situation des jeunes du Bon-Pasteur est jugée de plus en plus anormale dans un monde qui stigmatise un ordre facilement perçu comme carcéral. La critique est forte alors que les pratiques se libéralisent. Paradoxe ? Les filles reviennent dans les familles lors des vacances et mêmes pour des week-ends. Elles ont le goût de la liberté et sont moins en rupture avec le monde d’avant. Avec les années de prospérité, certains milieux familiaux sont moins misérables. Des solutions alternatives sont possibles et le sentiment d’injustice est encore plus prégnant. Certes, des filles développent des relations de sympathies avec des « mères » ou des « sœurs » ; pour autant, elles souffrent de l’enfermement et témoignent de l’incompréhension d’un système figé dans la discipline et le moralisme. Certaines pupilles expliquent leur désarroi à l’inspectrice23. Ces distorsions entre les efforts faits par l’institution pour s’ouvrir et les refus de plus en plus affirmés de la claustration sont sources d’incompréhension entre les religieuses détentrices d’un patrimoine éducatif daté et des jeunes professionnelles inscrites dans le moment présent. Les éducatrices laïques, souvent des stagiaires, peuvent se montrer solidaires avec des mineures en révolte. Les fugues se multiplient, la vie du dehors est dans les têtes et dans les jambes.

17Le foyer a sa rationalité nouvelle, celle de l’internat religieux est davantage un héritage. La congrégation questionne désormais sa légitimité à intervenir dans un secteur qui est professionnalisé et technicisé. Quelle place pour la mission ? Le débat est prégnant chez les plus jeunes religieuses, et concerne notamment la place d’une rééducation contrainte dans l’apostolat. L’internat était très associé à la clôture des religieuses désormais présentée comme un accident historique imposé aux ordres féminins dans le contexte du concile de Trente. La vocation de la congrégation se définit dorénavant par l’aide apportée aux « femmes en détresse ». Dès lors, quelle est la légitimité religieuse, sociale, politique à prendre en charge des jeunes sous mandat judiciaire ou administratif ? Lors d’une session de 1972 pour les responsables et les éducatrices intitulée « Pluralisme-unité », les religieuses s’interrogent sur leur mission (ce qu’elles nomment le « charisme » de la congrégation) qui peut être « limité[e] », « gauchi[e] » car conditionnée par « tout un appareil répressif et assimilé à [elle]24 ». La déclinaison du débat n’est pas que religieuse. Les questions telles qu’elles sont posées sont indissociables des débats sur le travail social. En quête de justice sociale, la profession d’éducateur s’interroge sur la signification politique de son action. Est-ce le rôle d’une corporation que d’être au service de l’appareil d’État policier ? L’époque est à une remise en question du fonctionnement de nombreuses institutions pédagogiques et éducatives. En 1970, Maspéro traduit l’ouvrage du pédagogue britannique Alexander S. Neill, Libres Enfants de Summerhill, dont la diffusion en France dépasse 400 000 exemplaires25. Il promeut l’éducation dans la liberté, qui doit permettre à chaque enfant d’être heureux. Les rapports pédagogiques tendent à être psychologisés. Dans les milieux éducatifs, on discute des besoins de l’enfant et de son épanouissement personnel. Des intellectuels du « contrôle social », comme Michel Foucault, s’intéressent à la prison26. Des émeutes pénitentiaires défraient la chronique. Des témoignages sur l’« enfer carcéral » ont un impact sur l’opinion. Mais c’est aussi le sens du travail socio-éducatif qui est interrogé lorsque l’État est accusé de défendre un ordre bourgeois qui aliène les milieux populaires en prenant pour critère une morale de classe au nom de la « police des familles27 ». Le malaise est sensible, et s’étend aux congrégations religieuses investies dans les politiques sociales. Des religieuses et des auxiliaires quittent le Bon-Pasteur, certaines se lancent dans de nouvelles aventures apostoliques. D’autres continuent à faire évoluer les œuvres avec l’aide de laïques de plus en plus nombreuses. Il n’empêche, le message n’est pas toujours clair en direction des sœurs qui, avec la fermeture des maisons, expriment un sentiment d’arrachement quand d’autres voient là des opportunités pour faire autre chose. Le repli des congrégations constitue une rupture majeure dans l’histoire de la rééducation et des politiques de la jeunesse.

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18En 1973, le généralat prend l’initiative d’un chapitre au titre symbolique : « Vers un nouveau printemps ». La même année, des expériences hors-les-murs, sur le milieu social et sans relations d’autorité, sont validées. Ces choix s’inscrivent dans les idées du second xx^e siècle qui misent sur l’émancipation et la créativité des individus. Si des jeunes adhèrent au projet, d’autres voient dans leur séjour une simple restriction de leur liberté, en particulier dans des grandes maisons qui se vident progressivement. La logique des internats cède le pas à la vie dans les foyers.