De nouvelles mœurs. Religieuses et laïques en tension

4Les laïques sont d’abord entrées au Bon-Pasteur par la voie de l’enseignement professionnel. Celles qui ne sont pas encore reconnues comme des « éducatrices techniques » sont issues du monde professionnel ou viennent avec des compétences utiles à la préparation des CAP. Parfois, ce sont des ouvrières envoyées par le donneur d’ordre, c’est-à-dire l’entreprise, qui installe les machines et passe les commandes. Il peut également s’agir de l’assistante sociale, comme Germaine Saunier qui, engagée à Angers au lendemain de la guerre, s’occupe d’amener les filles au tribunal, de tenir les dossiers, de suivre les mineures dans leur placement. Dans quelques établissements, c’est parfois l’infirmière et plus tard la psychologue.

5À la fin des années 1950, la nouveauté tient à la formation en travail social des religieuses et à l’embauche d’éducatrices laïques. Avec ce changement, on touche au cœur de la mission. La congrégation hésite à s’ouvrir de la sorte, par peur de ne plus maîtriser le pourquoi de la vocation et le comment accompagner « les filles ». En effet, aux antipodes de ce mouvement de professionnalisation, le modèle de la fondatrice, encore dominant, est celui de la jeune « consacrée », issue des rangs des pensionnaires, et se mettant au service des « mères » dans une relation qui n’a rien à voir avec le salariat. Les tutelles le remettent en cause régulièrement dans leurs rapports. Par exemple, à Saint-Omer, en 1961, l’inspectrice de l’Éducation surveillée, Marie Mauroux-Fonlupt, signale la nécessité de prévoir un logement car le personnel (les laïques) est indispensable à l’évolution normale des élèves et à leur réinsertion sociale5. La même année, dans sa lettre aux communautés, la supérieure générale, Marie de Saint Thomas d’Aquin, insiste également sur « la nécessaire participation à l’œuvre de rééducation entreprise par vos établissements d’un personnel laïc6 ». Encore en 1963, la question est centrale lors des entretiens que la fonctionnaire de l’Éducation surveillée a périodiquement avec la supérieure générale. Il est question de « l’indispensable » effort de « spécialisation technique des jeunes religieuses », qui doit se « poursuivre » et « s’intensifier ». L’inspectrice en appelle à un travail « en équipe » et « à égalité » avec le personnel religieux qualifié, dont le nombre est décrit comme « très insuffisant ». Le message est bien reçu à une époque où, pour des raisons de personnel, la supérieure envisage déjà la suppression de Bourges et d’Arles7. Le ton des entretiens est dit « confiant » et les relations sont décrites comme empreintes de « simplicité ». Le dialogue se poursuit avec l’assistante pour la France, mère Marie de Sainte Ursula Jung qui, dans des courriers en 1960 et 1961, dit sa joie de revoir Marie Mauroux-Fonlupt : les objectifs sont décrits comme communs, dans l’intérêt des jeunes et dans l’« attachement » et la progression d’une œuvre, « but de notre vie ».

6Au nom de l’ouverture, et au regard des besoins des maisons, la congrégation accepte de devenir un lieu de formation pour des éducatrices stagiaires laïques. Les embauches sont plus rares. À Arras, en 1954, une éducatrice spécialisée figure dans le personnel laïc, mais c’est exceptionnel à l’échelle de la congrégation8. Dix ans plus tard, dans son rapport d’inspection de 1965, Marie Mauroux-Fonlupt note un sous-encadrement, jugé désormais inacceptable, de la section de préservation de Moulins : la « première maîtresse », ou éducatrice chef, est une religieuse non diplômée. Elle est aidée de quatre monitrices, deux stagiaires, une ancienne, et une jeune fille de 20 ans venue rendre service quelques mois avant son mariage. La fonctionnaire juge que « c’est peu ! », la section comptant quarante enfants. La « grande classe », section de rééducation, est un peu mieux lotie, puisqu’elle a à sa tête une religieuse diplômée. Elle ne fonctionne pour autant qu’avec « deux anciennes », non qualifiées9.

7Dans un premier temps, les recrutements d’éducatrices laïques visent des structures valorisées dans la technicité nouvelle : les centres d’observation et les foyers de semi-liberté. Ce dernier type de structure apparaît à Angers ou à Marseille dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, mais il faut attendre les années 1950 pour voir un nombre conséquent d’établissements proposer une formule où les jeunes filles travaillent à l’extérieur mais reviennent prendre leurs repas, passer leurs nuits et leur temps de loisir dans un foyer qui se veut une étape vers l’autonomie. Pour autant, l’époque n’est pas encore aux services de suite professionnalisés : des jeunes filles, « bonnes-à-tout-faire » sont placées dans de « bonnes familles ». Le rôle du foyer, son organisation pratique peuvent être un problème pour un ordre cloîtré. L’éducatrice n’est pas la seule « surveillante », elle est en relation avec le monde extérieur, visite les filles dans leur emploi, les prépare à leur sortie. La congrégation et les tutelles estiment qu’une laïque est susceptible de rendre des services que la condition de religieuse rend difficile.

8Les laïques sont d’abord désignées par les religieuses comme « nos aides », selon une vision très hiérarchique. Le projet pédagogique, des financements nouveaux, la pression des tutelles, la diminution rapide des auxiliaires obligent à revoir l’organisation à partir d’entités plus petites dans lesquelles penser la surveillance mais également la relation éducative. L’idéal est celui des « familles », groupes constitués de vingt-cinq jeunes filles environ, au sein desquelles prennent place des monitrices, et plus rarement des éducatrices spécialisées, qui semblent fuir le monde des couvents. Une grande question se fait jour : ces laïques sauront-elles préserver « l’esprit » de la maison ? À partir du moment où l’éducatrice n’a pas comme seule mission de « surveiller » mais de rééduquer, il faut qu’elle partage le projet de la congrégation. Aussi, des précautions sont prises au moment du recrutement. À partir de 1960, la congrégation organise une retraite et une session de formation pour « les monitrices de nos diverses maisons ». Dans certains cas, la congrégation finance les études, ce qui permet de choisir des personnes de confiance. Parallèlement, le Bon-Pasteur développe son propre plan de sensibilisation de jeunes filles chrétiennes à la question de la rééducation. Des années durant, elle accueille des sessions de « camps-horizons », moment de découverte des réalisations de la congrégation. L’objectif est de mieux faire connaître l’œuvre et de susciter des vocations professionnelles en empathie avec le Bon-Pasteur.

9La congrégation peine néanmoins à recruter. Parallèlement, la crise des vocations s’amplifie, le nombre de novices s’effondre10. Des religieuses quittent le monastère, parfois après avoir acquis la profession d’éducatrices et cherchant à mettre en œuvre leur savoir et leur éthique professionnelle hors de la congrégation, jugeant cette dernière archaïque. Certaines ne sont pas en accord avec les méthodes ou les coutumes encore bien rigides dans certaines maisons. Revenant sur une expérience du milieu des années 1950, une religieuse dénonce un « système oppressant », une « mécanique » trop bien réglée laissant peu de place aux individualités, des supérieures vivant dans la hantise des « amitiés particulières » (homosexualité) et voyant le mal partout lorsque des jeunes se rapprochent. Elle cite le cas des entretiens très inquisiteurs des filles avec le psychiatre en présence de la responsable de section11. Quel crédit donner à ces pratiques si contraires à la science ou à la déontologie ? Entre religieuses et avec les filles, tout un protocole, lourd, est de moins en moins compris et est vu comme incompatible avec ce qui a été appris à l’école d’éducateurs ou découvert lors des stages. Le même malaise surgit chez des laïques, éducatrices de groupe ou éducatrices techniques. Les jeunes femmes, sortant des écoles, sont choquées par certaines pratiques de vexation ou d’humiliation. Elles disent ne pas comprendre le projet éducatif. Très souvent, elles reprochent à l’organisation de limiter la relation personnelle et de les cantonner dans des fonctions de surveillance, en dépersonnalisant les pensionnaires. En outre, un contrôle sur leurs propres vies peut s’exercer et être mal perçu. Un règlement de 1966 parle encore de leur nécessaire présence à la messe et du devoir d’être un exemple irréprochable au point de vue moral12. Les religieuses engagent une réflexion sur leurs difficultés. En 1964, la congrégation décide de mettre à l’étude le thème du « dialogue ». Dans la foulée, elle entreprend un travail sur les représentations mutuelles qu’entretiennent les religieuses et les laïques. Dans un mémoire de 1967, sœur Marie Pierre Pernot pointe les difficultés qui tiennent à la position des unes et des autres13. Les tutelles notent bien la difficulté des maisons à recruter un personnel formé. Beaucoup d’établissements fonctionnent avec un nombre conséquent de stagiaires et les monitrices, moins qualifiées, sont plus nombreuses que les éducatrices spécialisées. Le turn over est important, fréquent dans les œuvres où le travail se conjugue difficilement avec une vie conjugale et de mère de famille. Beaucoup abandonnent la profession ou se tournent vers le milieu ouvert. Des éducatrices dénoncent les intrusions dans la vie privée, les conditions de logement, la longueur des semaines de travail, le peu d’initiative laissée à certaines. Les religieuses sont dans leurs murs, avec leurs filles.

10Pour les jeunes laïques, l’image de la religieuse est bien souvent celle de la « femme forte » dévouée à la cause, mais qui, en retour, apparaît comme de plus en plus éloignée de la culture des jeunes filles. Devenir une religieuse éducatrice est le corollaire d’un engagement spirituel plus que d’un choix professionnel. Elles n’ont pas d’heures, pas de vacances. Elles-mêmes reconnaissent avoir été formées à ce rôle de femme-chef, responsable du groupe, dans une structure pensée par des femmes et pour des femmes. Parce que les religieuses apportent le témoignage d’une vie consacrée, les laïques peuvent avoir une impression de distance et d’étrangeté. Comme les tutelles, elles s’interrogent sur la capacité de ces religieuses à préparer l’avenir des jeunes filles dans une société qui leur est étrangère. Elles leur reconnaissent néanmoins un certain prestige, une stabilité source de sécurité. À l’heure de l’expertise grandissante, la problématique de la religieuse éducatrice est de savoir associer le rêve de la science et le rêve de la foi. Lors de conférences données aux journées d’étude des religieuses éducatrices de 1960, les interlocuteurs (des ecclésiastiques en rapport avec la jeunesse ou spécialistes des sciences du psychisme) rappellent avec fermeté qu’il leur faut garder la préoccupation de faire des chrétiennes, que le Bon-Pasteur existe d’abord et avant tout pour « sauver des âmes », pour leur faire retrouver leur foi chrétienne ou leur inculquer.

11En retour, les religieuses disent avoir du mal à comprendre cette jeune génération des éducatrices laïques. Les critiques les plus répandues concernent leur « fantaisie », leur « besoin de relaxation », leur « légèreté14 ». La remarque est régulièrement faite à propos des tâches ménagères. A contrario, les qualités concernent la proximité avec les filles ; les laïques donnent une image imitable de l’adulte, une ouverture sur l’extérieur, une connaissance de la vie hors institution, apportant un point de vue « normal » sur les réactions des filles. Dans une étude de 1958 intitulée Nos aides laïques, la logique est bien celle d’une partition dans les fonctions : la mère représentant les principes, le contrôle et l’éducatrice apportant son « témoignage d’une vie droite ». L’exemple choisi est celui du fard, acceptable pour une jeune fille honnête. Peut-on parler de malentendu, là où les enjeux de la professionnalisation du travail social se situent plutôt dans le développement de l’expertise ? De ce fait, dans les années 1960, les relations semblent se tendre entre religieuses et laïques, une fois l’identité des professionnelles mieux assurée par les associations professionnelles et le droit du travail dans le champ social. La convention collective de 1966 définit les missions, les horaires, la rémunération et précise les fonctions des personnels. Des religieuses tentent de faire le pont, à l’exemple de sœur Marie Louise Giraud, qui est active dans les assemblées représentatives et qui bataille pour un meilleur statut des éducateurs. Depuis le plan comptable de 1961 qui est imposé à tous les établissements sur le modèle hospitalier, la congrégation définit l’action des religieuses comme un travail professionnel, qui n’en demeure pas moins un statut différent, l’institution ayant fait le choix de salarier les seules laïques.

12Les religieuses vivent leur fonction d’abord dans le cadre de la vocation. Elles vivent selon une hiérarchie avant tout religieuse, et l’obéissance est un vœu qui peut déboucher sur une difficulté à prendre des initiatives en face de supérieures toutes puissantes. L’individu doit plier devant l’exigence communautaire15. Elles s’appuient sur une formation technique, mais elle est souvent secondaire au regard de la légitimité des écrits de la fondatrice au travers des Entretiens, des Lettres, des Règles pratiques, figeant de ce fait l’évolution des méthodes. La méfiance envers le monde obère la nature des relations avec les familles, les filles et les professionnels de la protection de l’enfance même si, depuis Pie XI et l’Action catholique, puis Vatican II et la réflexion sur le laïcat, les mots d’ordre sont « ouverture, promotion et dialogue ». Le monastère est toujours perçu comme une organisation capable de montrer le « chemin de la perfection ». L’identité professionnelle est partielle. Sœur Marie Louise Giraud rappelle qu’on ne disait pas qu’on était éducatrice, « on disait je suis auprès des filles16 ». Pour autant, la professionnalisation progresse. Certaines religieuses ont profité d’une validation des diplômes par l’expérience, comme l’autorisent les accords collectifs de travail entre l’Union nationale des associations régionales de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence (UNARSEA) et l’Association nationale des éducateurs de jeunes inadaptés (ANEJI) de 195817. La procédure a concerné 130 sœurs sur 1 00018. En outre, la formation est valorisée ; certaines suivent des cours de pédagogie, de psychologie, par exemple à l’école Freppel d’Angers. D’autres font les études complètes d’éducatrice à Paris ou, désormais, dans les villes de province. Une nouveauté est introduite dans les années 1960, avec une invitation à suivre des cours de sociologie. L’initiative est à mettre en relation avec les travaux du centre de Vaucresson, institut de recherche et de formation de l’Éducation surveillée, qui promeut les recherches en sciences sociales sur la délinquance juvénile et l’approche multifactorielle.

13La congrégation et les tutelles ont pleinement conscience des difficultés qui se présentent aux religieuses. Si certaines adhèrent à leur époque, nombreuses sont celles à être décontenancées par la rapidité avec laquelle, dans cette période des Trente Glorieuses, la vie et les mœurs changent. Il est régulièrement question dans les rapports d’inspection de ces religieuses « trop âgées et trop déformées par l’internat », alors qu’elles se trouvent avoir, par exemple, des responsabilités dans une structure, le home, qui doit s’ouvrir sur le monde extérieur19. Lors des visites canoniques, internes à la congrégation, les provinciales distribuent bons points et mauvais points20. Parmi les critiques, une seconde maîtresse est reconnue comme n’ayant pas le sens éducatif. Une est décrite comme « malade nerveuse, très personnelle, à l’esprit étroit » qui n’a jamais collaboré avec ses secondes maîtresses. À Toulon, en 1961, la seconde maîtresse est une excellente religieuse mais elle ne peut plus supporter les enfants. La même année, au Cabot, à Marseille, la directrice de la section « manque de tact avec ses monitrices ». À Valence, l’éducatrice chef n’a pas « les capacités pour diriger les cadres ». À Écully, une des maîtresses manifeste une « fermeté qui n’a rien de maternelle ». Pour d’autres, c’est la charge qui est reconnue comme au-dessus des moyens de la personne visée. Dans des établissements, les provinciales pointent le déficit de cadres et le fait que des religieuses ou des laïques se retrouvent bien seules. Telle « mère » est jugée « d’esprit rétrograde » et ne chercherait que sa « tranquillité ». Une autre en 1957 est décrite comme « nulle, finie, usée ». Les rapports insistent aussi sur la grande fatigue d’un personnel qui n’est pas ménagé.

14En quelques années, les religieuses ont dû apprendre à partager leur autorité éducative et à être à l’écoute des nouvelles méthodes pédagogiques. Les « aides » sont difficilement devenues des « collaboratrices », dans un rapport numérique de moins en moins favorable aux religieuses à partir des années 1960. Le généralat fixe une ligne : faire évoluer « nos internats » dans « l’esprit de la maison ». L’organisation des groupes de jeunes est un des enjeux des réformes à accomplir.

« Une vie bien réglée ». Le poids du nombre

15Les effectifs des maisons, stables dans les années 1950 (environ 5 500 jeunes), commencent à décliner à partir de 1960 (2 914 en 1970), tout en restant imposants. Le nombre de « délinquantes » de l’ordonnance de 1945 devient résiduel dans les années 1960, alors que les mineures sont principalement placées au titre de la protection judiciaire ou administrative pour des périodes qui restent longues. À partir de l’ordonnance de 1958, bien des juges pour enfants pratiquent le double dossier, au pénal et au civil, l’idée étant que le sujet mineur a d’abord besoin de protection même s’il est délinquant ou l’auteur d’un comportement socialement condamnable. Pour les filles, la question de la sexualité conserve une place toute particulière. La prostitution n’étant pas un délit, pas plus que le vagabondage depuis le décret-loi de 1935, les magistrats utilisent le texte de 1958 pour qualifier le danger associé à une sexualité jugée irrégulière. Si l’intervention judiciaire s’étend à des mesures de protection, la solution de l’enfermement perdure, à une époque où la « liberté surveillée » est beaucoup moins utilisée pour elles que pour les garçons et alors que le « milieu ouvert » est encore un mode expérimental d’intervention.

16La société conserve le souci de punir ou de protéger les jeunes filles mal surveillées ou trop indépendantes, dans un contexte de prohibition de l’information sur les moyens de contraception et d’encouragement des naissances dans le cadre sécurisant du mariage21. Quand le milieu familial est jugé déficient, justice et services sociaux s’autorisent une surveillance des mœurs et des conduites des adolescentes. La menace plane et le couperet peut même tomber à l’exemple de M. F. qui si elle reconnaît qu’on peut être gentille avec elle, juge son placement insoutenable pour son avenir. Elle évoque la suspicion d’un futur mari, voit son placement comme la « source de bien des larmes » et une « lamentable réalité ! ». Sœur Marie André Samson estime minoritaire le nombre de jeunes filles en section de rééducation soulagées de rompre avec leur milieu familial. La majorité des filles éprouvent avec âpreté la privation de liberté ; le sentiment d’injustice est fort et l’étiquette « Bon-Pasteur » est un stigmate social.

17Le temps de l’internat de rééducation n’est pas fini, même s’il fait l’objet de critiques récurrentes. Les établissements du Bon-Pasteur sont toujours organisés pour la masse. Les structures fermées restent nombreuses, au sein d’un secteur médico-social en pleine expansion. Pour des mineures, la route est souvent longue, loin de leur famille, passant d’une structure à une autre. Dans les années 1950, la plainte des religieuses est continuelle sur l’insuffisance notoire des prix de journée qui, disent-elles, « paralyse l’adaptation de nos œuvres » face à l’augmentation des effectifs. La « section » a longtemps été l’unité de base à partir de laquelle organiser les élèves, comptant parfois plus de cent jeunes. Après la Seconde Guerre mondiale, quelques établissements innovent en mettant sur pied des « équipes » ou « familles », dont les effectifs sont plus restreints. Dans bien des cas, la nouvelle organisation est plus théorique que pratique. Elle concerne l’organisation des rassemblements, plus rarement les activités ou l’organisation de l’espace. Le service se ressent d’une organisation encore bien « collective » dans les dortoirs ou au réfectoire. Encore dans les années 1960, des établissements n’ont pas de salles de groupe de vie pour les veillées, ce qui limite l’organisation des loisirs à des grands rassemblements jugés peu éducatifs. Impossible d’organiser cette « vie de famille », doxa de la rééducation. Plus concrètement, les filles occupent leur temps à du « bricolage » (leur ouvrage de couture). Elles n’ont pas alors forcément l’opportunité de s’adonner à la lecture silencieuse en dehors des périodes de vacances. Des projections cinématographiques sont organisées. Une éducatrice prend parfois l’initiative d’une soirée de danse hebdomadaire et un spectacle annuel est programmé. Les cercles d’études autour de l’aumônier sont alors des moments où rompre avec la collectivité, si une salle est disponible pour une réflexion en plus petit groupe. L’aménagement des locaux, la question de l’encadrement dessinent un quotidien qui varie d’un établissement à un autre.

18Il faut attendre les plans publics d’équipement des années 1960 et les transformations dans l’encadrement pour que les transformations se fassent sentir. À Lyon, la mue se fait en 1959 ; cinq groupes autonomes sont créés. Ailleurs, le changement est souvent plus tardif. À Angers, des avancées décisives dans les aménagements autorisant une vie autonome des groupes datent du milieu des années 1960. Elles ont été rendues possibles par leur inscription au 5^e plan d’équipement avec participation financière de la congrégation, des ministères et de la Sécurité sociale. Des témoignages révèlent le nouveau vécu de l’institution. Pour une religieuse, auxiliaire, « ce fut la libération » : la réforme s’accompagne de plus d’autonomie pour l’éducatrice, de l’arrivée de la radio, de la suppression de la lecture du courrier22. Le petit groupe, dont le nombre est encore souvent d’une vingtaine de mineures, se substitue à la section dans l’organisation de la vie quotidienne. C’est une tout autre ambiance, les filles ont désormais leur « chez nous ».

19Les religieuses se forment à la dynamique de groupe sur le thème « il ne peut plus être question de s’adresser à la masse ». La référence est celle de M. P. A. Drillich, groupworker à Amsterdam, qui intervient en 1956 au congrès de l’Association internationale des éducateurs de jeunes inadaptés qui s’est tenu à Fontainebleau. Le sujet est proposé comme thème de réflexion aux maîtresses de classe (éducatrices-chef) en 1962. En 1963, la session des mères supérieures a pour sujet « la pédagogie de groupe ». À cette occasion, le texte de Drillich est diffusé dans les maisons. La psychologie sociale est la science mobilisée ; elle montre qu’un apprentissage des relations humaines est possible. Il faut sortir de l’empirisme trop prisé par les Français et s’appuyer davantage sur la science. Ici, les emprunts sont ceux de la psychologie dynamique avec, pour l’éducateur, toute une attention portée aux interactions entre le groupe, lui et les jeunes. Drillich parle du rôle thérapeutique du groupe. Les groupes ne sont pas seulement le moyen d’une bonne organisation de la collectivité, ils doivent être vus avec un souci de rééducation pour « rééquilibrer » les jeunes. Le groupworker est l’animateur du travail éducatif qui se poursuit par une supervision à l’échelle de l’équipe éducative pour faire progresser la mineure23. Or, au Bon-Pasteur, le ou la psychologue est surtout là pour faire passer des tests, dont la fonction est normative. Son intervention dans les équipes éducatives est plus tardive. Lille semble une exception. Une inspection de 1957 présente le psychologue comme participant à des réunions où se retrouvent la maîtresse de classe, le médecin. Tous les « cas » des nouvelles admissions sont examinés ainsi que ceux des « élèves posant problème24 ». À Angers, un psychologue est engagé au Val de Maine en 1960. À Dijon, sa présence est officielle à partir de 1964, la jeune recrutée vient une demi-journée par semaine25. L’intérêt pour la psychologie sociale dit l’importance des associations internationales dans la transmission de la connaissance, traduit la quête d’une profession, les éducateurs, à asseoir sa légitimité sur des savoirs et signale la percée de la psychologie dans les écoles de travail social au cours des années 1950. La congrégation s’inscrit dans un mouvement avec un certain retard, et toutes les maisons n’évoluent pas au même rythme.

20Ainsi, l’éducatrice doit avoir conscience de la valeur sociale et éducative du groupe. La vie de groupe ne s’anime pas « comme on l’a cru longtemps de l’extérieur mais de l’intérieur26 ». Il importe de « penser le groupe » qui n’a pas à être perçu comme un mal inévitable mais plutôt comme un levier de socialisation et d’éducation. Pour y arriver, des techniques sont à apprendre et à maîtriser. La tradition ne suffit pas, l’idéal est désormais dans « l’ouverture prudente aux techniques », même s’il importe que la primauté du spirituel demeure. Les religieuses doivent être à l’écoute et juger. La conclusion de la session de formation des mères supérieures de 1963 est une ouverture au changement, avec un principe qui se veut rassurant : « Notre Sainte Mère n’a-t-elle pas été à sa façon une pionnière de la dynamique de groupe27 ? »

21Les maisons procèdent à d’importants travaux pour que les groupes ne soient pas que théoriques, comme pouvait le regretter encore Marie Mauroux Fonlupt dans des inspections du début des années 1960. L’idéal est le « groupe de vie » qui puisse évoluer dans un espace en conséquence. Les réfectoires, les dortoirs, les locaux pour les détentes sont redimensionnés. Peu de Bon-Pasteur disposent d’une structure pavillonnaire. Il s’agit alors de dresser des parois, des murs pour créer des pièces plus petites. Les aménagements durent des années et les établissements peuvent apparaître comme éternellement en chantier. Chaque groupe a son identité et est placé sous la responsabilité d’une monitrice ou d’une éducatrice. Le vocable de « surveillante » est progressivement abandonné ; celui de « première maîtresse » cède encore plus lentement la place à l’expression d’« éducatrice chef ». Les sections ne disparaissent pas, malgré ce que pourraient laisser entendre les rapports aux tutelles. Lors de leurs inspections, les fonctionnaires notent que l’ancienne organisation laisse des traces et elles le regrettent, car la pratique leur semble désuète et contre-productive dans la rééducation des filles. En interne, il est toujours question de la grande et de la petite classe.

22Avec des effectifs désormais plus limités liés à la décrue des mesures judiciaires de placement, l’éducatrice doit « tenir son groupe » et faire de la dynamique de groupe un principe de rééducation, de socialisation. En 1964, lors d’une session de formation sur le groupe, une petite révolution se produit. Un principe est énoncé : le sous-groupe est un « phénomène normal ». Il y a là une rupture avec la traditionnelle méfiance qui régissait tout regroupement de jeunes. La vision se veut plus optimiste, la prise de risque est un principe rééducatif dans une organisation qui vise moins à préserver qu’à réadapter. Les idées ne sont pas nouvelles mais désormais elles entrent davantage dans les faits. La vie en petits groupes permet aux mineures de davantage s’exprimer. Les mineures doivent s’y sentir « connues, comprises et aimées28 ». Le thème de la famille est très présent. Et la dimension morale ne fait pas défaut. Au milieu des années 1950, les quatre équipes de Sainte-Germaine, une section de Saint-Nicolas à Angers, ont des noms de fleurs et comme devises : « Aujourd’hui mieux qu’hier », « Servir dans la joie », « Obéir c’est aimer », « Don de soi ». La page des éducatrices dans le Bulletin du Bon-Pasteur donne des conseils sur la façon de promouvoir un esprit familial dans les équipes. Le repas y occupe une place importante. Qu’il s’agisse de l’aménagement du réfectoire en petites salles à manger où les jeunes se retrouvent autour d’une table, de la vaisselle en fer ou plastique à remplacer par de la faïence ou encore dans la façon de servir les plats : abandonner le système de la portion que les religieuses pratiquent pour elles-mêmes et prévoir des plats familiaux disposés sur la table. L’idée est de promouvoir tout un « côté de vie normale », quitte à prendre des libertés avec le règlement. Dans la continuité de réformes introduites à la charnière des années 1940 et 1950, la messe quotidienne n’est plus d’actualité. Dans certains établissements, à tour de rôle, les équipes assistent à l’office dominical à la paroisse. Un effort peut être fait du côté de l’habillement. Il y a bien les blouses de la couleur de l’équipe. Mais une plus grande fantaisie peut être apportée pour les tenues de sorties, alors que bien des établissements pratiquent encore la sortie collective du dimanche. Mais on peut désormais voir des éducatrices accompagner quelques filles pour faire des courses ; le tout doit se passer dans l’ordre et sans accroc. L’idéal aurait été de faire goûter les élèves « aux avantages d’une vie bien réglée » pour qu’elles puissent continuer ainsi à la sortie.

23Un souci devient récurrent dans la production pédagogique de l’institution : comment égayer nos enfants ? Les jeunes sont vues comme incapables de se tourner naturellement vers de « sains loisirs ». Le rapport annuel de l’Éducation surveillée de 1962 est clair sur cette question : l’organisation des loisirs est indispensable car les filles ne savent pas utiliser leur temps libre. Il faut donc leur en proposer et les occuper29. Un effort est entrepris par les religieuses. Celles de Saumur vont à Angers pour des leçons de « bricolage ». Le loisir créatif est saisi comme un moyen de rééducation, des clubs se mettent en place autour d’activités artistiques ou pour réaliser des travaux manuels. À la fin des années 1960, tel établissement propose des clubs de littérature, de guitare, de coupe et couture, de montage audio-visuel mais aussi un club beauté pour apprendre à se maquiller et à se coiffer avec goût. La séparation entre section de rééducation et section de préservation est une limite à l’offre. Une pression s’exerce pour faire tomber cette ancienne division. Certains établissements s’y risquent, non sans difficultés, car des filles de la préservation ont parfois mal réagi à cet éclatement des structures qui les séparaient des « grandes ».

24Malgré les changements, le climat reste à la suspicion. La fugue demeure une hantise, et les sanctions purement répressives. À Arras, la chambre d’isolement n’est supprimée qu’à la fin des années 1960. Elle demeure une réalité dans bien des maisons, parfois à la demande des tutelles pour des filles de justice. Des témoignages racontent le froid, l’ennui, la tenue humiliante, alors qu’une fille peut y séjourner plusieurs semaines. Encore en 1961, la supérieure générale doit réitérer l’interdiction des châtiments corporels et celle de couper les cheveux des mineures qui ont fugué, ce qui indique, en creux, que bien des établissements y ont encore recours. L’éducatrice Yvette Rolin, qui a fait des stages dans différents refuges et Bon-Pasteur entre 1965 et 1968, raconte dans un témoignage l’imaginaire des filles. Elles avaient établi un classement des Bon-Pasteur en fonction de leur réputation et des rumeurs des anciennes. Elles se faisaient peur en évoquant de supposés sévices et des fugueuses contraintes à porter sabots et robe de bure30. Dans les internats, les relations avec le monde extérieur sont encore rares. Les sorties se font en groupes bien reconnaissables. Sœur Marie Louise Giraud innove à Bourges. Elle arrive, après un rapport d’inspection sévère de 1963, pour dynamiser l’institution en crise. L’inspectrice avait mis en cause un établissement « trop fermé », une discipline « trop rigide », « un épanouissement personnel impossible ». Elle s’était penchée sur l’équipe éducative alors constituée de deux religieuses et de cinq auxiliaires dont la moyenne d’âge était de 58 ans ayant, en plus de leur équipe, la direction d’un atelier. Dans cette institution en crise, les gifles n’étaient pas rares. Des mineures auraient été traitées d’enfants de « poubelles » ou de « moins que rien ». En 1967, le changement se fait sentir : les élèves peuvent sortir par deux pour faire des courses. Les promenades se font par groupes de 4 à 831. Certaines participent à des activités extérieures comme la réfection de taudis avec des éducatrices. Les colonies de vacances sont organisées par l’institution.

Une formation professionnelle inadaptée

25La formation professionnelle devient une autre source de griefs. En 1963, le questionnaire qu’a réalisé l’inspection fait dire à la fonctionnaire que dans les Bon-Pasteur : « On fait de tout partout ». Si la polyvalence des établissements est jugée souhaitable sur une base régionale, l’indigence de la formation est pointée du doigt32. Des recherches sont faites avec le marché local du travail et au regard des nouveaux modes de production, en particulier dans le secteur textile. Les changements sont lents et des décalages existent qui prennent au dépourvu les religieuses lorsqu’elles observent qu’à la sortie, certaines filles ne trouvent pas d’embauche. Progressivement, les maisons ferment leur buanderie, activité pourtant emblématique des Bon-Pasteur, comme à Saumur, en 1962.

26Les tutelles invitent les établissements à transformer le travail « de rapport » en activité d’apprentissage33. Les religieuses présentent alors le travail à la chaîne comme la « grâce des humbles ». La productivité est fixée comme un enjeu pour « nos jeunes moyennement douées ». Il faut les y « former », les y « façonner ». Un discours est même élaboré sur les qualités proprement féminines qui font que la chaîne serait mieux supportée par les femmes, car celles-ci auraient en tête leur charge familiale qui les aiderait à s’extraire de ce milieu34. Le travail demeure une des clés de la rééducation. C’est aussi un moyen de tenir les filles grâce au versement du pécule. Au milieu des années 1950, le débat est encore vif sur les sommes à verser aux filles. Le Bon-Pasteur bataille pour un pécule au mérite alors que les tutelles défendent un pécule à l’ancienneté. La congrégation est obligée de revoir à la hausse les sommes versées, qui sont d’ailleurs calculées dans la fixation du prix de journée. Pour satisfaire les tutelles, l’établissement d’Angers doit envisager de multiplier par quatre les sommes habituellement versées. Demeure un système d’amendes ou de versements moindres en cas de mauvais comportements dans le cadre d’une notation hebdomadaire35.

27Selon le Bon-Pasteur, le CAP (Certificat d’aptitude professionnelle) ne peut être un objectif que pour une minorité de filles. Les religieuses invoquent la difficulté des épreuves et le temps passé dans l’institution, jugé trop court. Pour autant, les responsables insistent sur la nécessité de donner des objectifs de formation pour tenir le groupe et pour participer au reclassement des mineures. Plusieurs innovations voient le jour. La première tient à la mise sur pied d’un pré-apprentissage. La question traverse tout le secteur de la rééducation féminine puisqu’on trouve les mêmes essais dans des établissements publics comme Brécourt. La découverte de méthodes spécifiques de pré-apprentissage s’est faite par le canal des guides, futures promotrices de l’ANEF (Association Nationale de l’Entraide Française), avec un stage en 1951 sur la méthode Ramain suivi par plusieurs religieuses. Quelques années plus tard, la congrégation valide cette orientation en invitant M^elle Ramain pour des stages de formation à Angers. Elle observe les réalisations en les accompagnant de précieux conseils. L’établissement d’Angers adopte la méthode en 1956. Elle est utilisée dans différents apprentissages comme le travail sur machine à coudre36. Simone Ramain a été une jeune femme handicapée qui a mis un point des méthodes de pré-formation pour des publics à particularités. Une grande attention est portée à l’éducation gestuelle, qui, en développant l’adresse, la rapidité, prépare les jeunes aux techniques et aux cadences du travail moderne. La méthode passe par de nombreux exercices à partir desquels décomposer, comprendre, parfaire un geste. La méthode est jugée efficace pour des filles qui présentent des troubles de l’attention ou pour les préparer à des tâches de précision car, comme le remarque une supérieure, il s’agit en effet beaucoup moins de former des ouvrières en « flou » ou des « brodeuses par exemple, que de faire acquérir la rapidité et la précision exigées par la confection ». Des exercices sont élaborés comme le suivi ou la reproduction de tracés qui s’adaptent à différents apprentissages. Certains visent la décomposition d’une tâche pour la comprendre et la reproduire correctement.

28Dans les établissements comme Angers et Marseille, des classes sont créées. Les religieuses éducatrices se montrent très satisfaites des progrès de leurs élèves qui, ensuite, ont la possibilité de préparer un diplôme professionnalisant. Le Généralat a laissé les expériences se faire sans chercher à les multiplier. On peut supposer que les cadres ont manqué, mais aussi que les injonctions économiques ont pesé : pas assez rentable. Une religieuse se souvient des relations tendues avec l’économe de sa communauté ; car les filles placées en pré-apprentissage ne produisent pas, ce qui a pu être perçu comme un manque à gagner pour des esprits ayant du mal à comprendre la finalité des exercices proposés. En outre, pour une partie des responsables, la question de la formation professionnelle des filles est un problème secondaire. Les moins douées auront toujours l’opportunité d’être femmes de ménage, pense-t-on. L’important reste de former des chrétiennes qui seront de bonnes épouses et de bonnes mères. Mère Marie de Sainte Ursula, supérieure générale jusqu’en 1960, et pourtant attachée à la question de la formation des filles, n’oublie pas de leur rappeler qu’elles sont appelées avant tout à être des mères de famille, à qui il importe d’apprendre à s’oublier pour donner aux autres37. Ces hésitations témoignent d’une logique de repli en matière de formation. À partir de la fin des années 1960, on assiste à une externalisation croissante, seules les jeunes jugées aptes fréquentant des cours ou des écoles en ville.

29Plus que la formation, c’est le travail qui demeure au cœur du système dans les années 1950 et 1960. Pourtant, les établissements ont des difficultés à innover. Bien des filles passent d’une activité à une autre sans but précis, et il n’est pas aisé de distinguer les tâches qui ont une vocation occupationnelle et « de rapport » de celles qui sont axées sur la formation. Les inspectrices notent que le temps passé à « la classe », c’est-à-dire la salle commune où les filles vaquent à des travaux de couture, reste trop important. La dimension professionnelle de bien des activités ménagères laisse songeurs des observateurs qui évoquent une obsession de la propreté dans des locaux vastes et parfois vétustes. L’absence de frontière tient pour une part à la représentation qu’on continue à se faire du travail féminin au sein de la congrégation, lequel n’a pas vocation à être qualifié. Encore à la fin des années 1950, la supérieure de Moulins peut écrire dans son rapport aux tutelles que : « Tandis que les garçons sont marqués par leur profession, la femme devrait être marquée surtout par sa vocation féminine38. » Elle poursuit : « Ce n’est pas tant une spécialisation qu’une habitude vraiment enracinée de s’adonner aux travaux. Le problème de l’orientation féminine sera alors singulièrement simplifié39. » De véritables reprises en main de maisons sont effectuées, mais les résultats sont inégaux. Des projets plus originaux perdurent : on peut signaler la poursuite des activités de typographie et de reliure à Pau. Des expériences nouvelles sont faites dans le domaine de la santé. Par exemple, depuis 1963, le Bon-Pasteur de Sens a initié une école d’auxiliaires-puéricultrices. La théorie se fait à l’établissement et la pratique à l’hôpital. En 1970, 7 mineures sont concernées, un bien maigre bilan40. Les quelques réussites masquent une routine généralisée que les personnels justifient par le peu de compétence et de volonté des élèves. Si la confiance des tutelles est encore forte, il arrive de plus en plus fréquemment que les magistrats se plaignent. La baisse des effectifs de certains établissements est expliquée par les hésitations de juges pour enfants à confier les pupilles à des établissements qui investiraient peu dans la formation ou qui ne les prépareraient pas suffisamment à leur sortie.

« Semi-liberté ». Une ouverture des institutions toute relative

30La question de l’ouverture fait l’objet de débats internes à la charnière des années 1950 et 1960. En 1960, la sœur Jocelyne Dordonnat y consacre son mémoire d’éducatrice spécialisée à Angers41. Elle se réfère au xi^e congrès de l’UNARSEA de 1959 durant lequel des spécialistes sont venus parler de l’importance des liens « parents-enfant » dans la structuration de la personnalité des mineurs. La religieuse rappelle que les maisons ont bâti un modèle de rééducation sur la rupture dite « nécessaire » d’avec la vie d’avant. L’idée est bien de changer certaines choses, mais avec prudence car, dit-elle, les filles sont des « blessées du monde ». Et la religieuse éducatrice de mettre en garde le monde des professionnels contre les « dangers d’une ouverture trop rapide » et mal préparée.

31La première structure à bénéficier de l’ouverture est le « foyer de semi-liberté ». La problématique de la post-cure est une préoccupation partagée avec l’Éducation surveillée. Par l’intermédiaire de ses inspectrices, particulièrement dans les années 1960, elle fait pression pour que cet outil devienne commun à chaque centre, dans une organisation appelée à se régionaliser pour rapprocher les mineures de leurs familles42. Au début des années 1960, les foyers se multiplient alors qu’il est plus facile de recruter des laïques. Andrée Algan, chercheure au Centre de formation et de recherches de l’Éducation surveillée (CFRES) de Vaucresson, fait une enquête sur l’ensemble des internats de rééducation pour filles. Elle dénombre 9 foyers en 1957 pour 82 maisons, puis 22 en 1964 pour 83 internats43.

32Le bon fonctionnement du foyer exige des laïques qui vont voir les filles sur leur lieu de travail et qui créent une ambiance « familiale » différente de celle de l’internat. La confiance a été une des clés du succès. Il a fallu inventer pour ne pas reproduire le lieu clos. L’éducatrice organise des excursions, et des projets de vacances sont élaborés. Si la discipline a pu rester ferme et copiée sur les sections en dehors des heures de travail, certaines structures ont évolué, traçant les contours de régimes ambivalents alliant libertés et contraintes. Les effectifs du foyer de semi-liberté permettent une relation plus personnelle aux mineures pendant les repas ou les temps de loisirs. Avant que les chambres individuelles ne soient créées, les filles sont autorisées à aménager des petits espaces personnels autour de leur « cosie44 ». Elles gèrent leur linge. Elles vont faire des achats avec l’éducatrice, même si des normes strictes concernent la gestion du salaire confié à la « mère ». Il y a la part remise au foyer pour leur pension ; celle qui est épargnée ; celle qui sert aux achats. À Angers, un règlement de 1955 stipule que toute correspondance est remise à la mère. Tous les livres lui sont soumis, c’est la chasse aux mauvaises lectures. Personne ne peut se retirer le soir, et le silence est exigé dans les boxes45. Encore au milieu des années 1960 le courrier peut être lu, puis la pratique est abandonnée. À la même époque, sous la pression des juges, des foyers autorisent sortie du samedi soir et participation à des bals : c’est le temps de yéyés, la jeunesse entre en scène. C’est le cas à Lille dès 1957, et l’inspectrice note que ce changement représente « un gros effort de la part des religieuses46 ». Il est possible que les jeunes filles aient un petit ami et des « fiancés » sont présentés dans les foyers. Des correspondances sont autorisées si le jeune homme part au service militaire ou en Algérie au début des années 1960. Des histoires édifiantes circulent, comme la conversion d’un petit ami qui a grandi dans une famille communiste ! Des mariages seront célébrés dans des Bon-Pasteur.

33Lorsqu’ils existent, les foyers ont été des bouffées d’oxygène pour des pensionnaires ayant passé leur jeunesse dans un ou des établissements fermés. Consciente de ces enjeux disciplinaires, l’inspection souhaite pour autant que les filles n’accèdent à la semi-liberté qu’une fois formées, de manière à préparer leur réinsertion sociale. La règle est loin d’être respectée : les jeunes filles travaillent fréquemment comme ouvrières non qualifiées, certaines vont dans les services, beaucoup font des ménages. La congrégation continue à recourir au placement des filles, le plus souvent comme « bonnes » hébergées par leur employeur. Les maisons possèdent un réseau de familles connues, et comptent sur la surveillance des patrons. La solution peut être mal vécue, beaucoup ont le sentiment d’être exploitées. Ce type de travail est décrié par les jeunes, témoignant, de manière générale, d’un écart croissant entre l’évolution du monde du travail dans les années 1960 et le conservatisme social du Bon-Pasteur.

34Tous les établissements ne se sont donc pas dotés de foyers dans les années 1960. L’inspection s’en plaint, comme au Puy en 1961, où des incidents graves éclatent en 1963, dans un établissement décrit comme un étouffoir. Dans ce cas précis, le projet existe, mais il aurait été retardé pour des questions financières, la congrégation craignant de perdre la main au bénéficie d’un potentiel bailleur, la Sécurité sociale47. En 1967, rien n’a changé et la direction dit ses difficultés avec les « grandes » qui, dans le système de l’internat, par leur comportement auraient même fait régresser les contacts avec l’extérieur par peur du scandale ou empêché la bonne tenue d’activités qui ne passent plus auprès des jeunes, ici les « danses folkloriques48 ». L’absence de foyer est d’autant plus mal vécue que, dans cet établissement pour les « dures », beaucoup de filles vivent loin de leur famille. À sa façon, Nicole Grisoni, plus connue sous son nom de scène, Nicoletta, a témoigné des difficultés de cette maison qu’elle compare à une prison49. Le Puy n’est pas un cas isolé. Certains établissements butent sur la difficulté de trouver des emplois aux filles à proximité de l’internat. À Valognes, on décide d’ouvrir un foyer à Cherbourg, grande ville mieux dotée. Lorsque ce foyer existe, les filles restent une minorité à la fréquenter. Dans un rapport de 1961 à propos du Bon-Pasteur de Saint-Hilaire-Saint-Florent près de Saumur, l’inspectrice note que 28 % des pensionnaires de la maison ont plus de 19 ans mais que seules 5 % sont admises au foyer. L’effectif est pourtant passé de 5 à 11, mais ce n’est pas suffisant dans un contexte où un tiers des filles ne retrouvent pas leur liberté avant 21 ans. La fonctionnaire note un problème supplémentaire : dans ce foyer tourné vers l’extérieur, le personnel religieux n’est pas doublé par des éducatrices laïques, ce qui limite les sorties car l’ordre est toujours cloîtré50. D’autres problèmes sont soulevés par les tutelles : le placement en semi-liberté peut être présenté comme une récompense, les jeunes filles travaillant dans la structure mais bénéficiant d’un régime assoupli. Des inspectrices protestent contre le détournement de la fonction. Certains foyers, faute de candidates et par méfiance des directions, fonctionnent avec des majeures ou n’accueillent, pour des séances récréatives, que des anciennes travaillant dans la ville.

35Malgré la relative ouverture des institutions, la sortie n’est pas toujours préparée. Le saut dans l’inconnu peut être brutal, ce dont les tutelles s’émeuvent. Les inspectrices relèvent les temps de placement dans l’institution, trop élevés en moyenne, avec de fortes disparités selon les parcours individuels. À Saint-Omer, en 1961, le temps de présence moyen en préservation est de 7 ans et à 4 ans pour la section de rééducation51. À Saint-Florent, près de Saumur, on rappelle que bien des filles ont connu d’autres institutions avant ce lieu. En 1961, sur 64 filles de la « Grande classe », 12 sont passées par des IMP, des orphelinats ou un autre Bon-Pasteur. Ces dernières ont ainsi séjourné, en moyenne, 6 ans et 5 mois dans des structures fermées52. Certaines pratiques évoluent dans les années 1960 : au Bon-Pasteur de Chambéry, le temps moyen de présence est de 18 mois en 196553. La consultation des dossiers, lorsqu’ils sont bien tenus, permet aux inspectrices de l’Éducation surveillée de se rendre compte que des filles sont passées d’une structure fermée à une autre structure fermée depuis leur plus tendre enfance. Le cas se présente en particulier pour celles qui, à la suite de mauvais traitements, ont été retirées à leur famille. Une religieuse a gardé le souvenir d’une de ces enfants qui « avait la confiance des sœurs » mais qui, une fois sortie, a rompu tout lien avec ses anciennes maîtresses, leur reprochant de l’avoir fait vivre dans un cocon protecteur, sans lien avec la vie réelle dans laquelle elle a été brusquement plongée. Une inspectrice relève le cas d’une jeune admise à l’âge d’un an au Bon-Pasteur de Valence. À 16 ans, elle quitte la préservation pour la section de rééducation d’Annonay. Elle a 18 ans lorsque M^me Mauroux-Fonlupt s’intéresse à son cas en 1960. Elle se dit stupéfaite et demande comment une angoisse n’a pas saisi les religieuses à l’idée de la vie qu’elles préparaient à cette jeune fille qui, à cette date, n’était jamais sortie de l’institution54.

36À leur sortie, des jeunes ont tout à apprendre : choisir une robe dans un magasin, se repérer dans une ville, se méfier des « mauvaises rencontres » tout en recherchant, pour certaines, une sécurité affective et matérielle. Certaines ont conservé le souvenir d’un profond désarroi lorsqu’il leur a fallu affronter la vie avec un maigre pécule, voire aucun, et une petite valise, les trousseaux n’étant de droit qu’après un certain temps dans la maison. Des filles ne sont pas toujours attendues par leur famille avec laquelle les relations se sont fortement distendues, sans encouragement par les institutions. Bien reconnaissables avec leurs habits démodés, les tutelles les décrivent comme des proies pour des souteneurs, un drame qui interpelle les supérieures qui ont le souci de protéger les jeunes filles. La congrégation travaille notamment avec l’ANEF (Association nationale de l’entraide française). Issue du guidisme, cette organisation, créée en 1952, tente d’accompagner les filles dans leurs premiers pas au dehors. Les maisons sont encouragées par l’Éducation surveillée à créer leur propre service de suite, mais les exemples sont assez rares et concernent davantage les années 1970.

⁂

37À la question « comment faire évoluer nos internats ? », la réponse apportée en 1964, lors d’une session des directrices de section, a été : « prudemment ». De la « masse » on passe au groupe, l’humanisation des institutions est en cours. La critique porte alors sur le manque d’attention porté à l’individu dans une société qui a de nouvelles exigences. Comment exister dans le groupe ? Renée Arcellin, religieuse au Bon-Pasteur de Cannes en 1968, évoque l’institution dans les années 1960 comme « un lieu d’isolement avec des murs de protection comme si nous avions peur d’une attaque extérieure », un monde dans lequel l’environnement social était renié55. La priorité était donnée au groupe, et il fallait d’abord que les jeunes s’adaptent à l’internat. Elle utilise plusieurs formules pour résumer cet univers : « ne t’inquiète pas, je pense pour toi ! » ; « harmonie et uniformité avaient le même sens » ; « le groupe avait la priorité sur la personne » ; « nous étions heureux d’être ensemble ». Elle décrit sa formation dans laquelle l’ordre était synonyme de prévoyance. Cette représentation d’une institution close est aussi omniprésente dans les témoignages d’anciennes pensionnaires. Elles disent la difficulté, la souffrance, la brutalité des religieuses, et le stigmate d’avoir grandi en internat à une époque où ce mode d’éducation est en régression et alors que le jugement de la société demeure impitoyable. L’une revient également sur la part des tabous et d’irréel dans des lieux à l’écart du monde : « On ne s’occupait pas de notre transformation physique56. » Les serviettes hygiéniques sont distribuées avec parcimonie. Les seins ne sont plus bandés, mais la sexualité ne peut avoir qu’une place cachée, honnie, alors que le contexte culturel des « années 68 » est à l’irruption de la « liberté sexuelle ».