Nazareth ou l’accueil des « inéducables »

3Lorsqu’en 1955, M. Siméon, directeur de l’Éducation surveillée vient inaugurer le nouvel établissement des Genêts sur le site de Nazareth à Angers, il parle du « problème des “dures”, des “inéducables” » ; demain « la clientèle de la Correctionnelle ou de la Cour d’Assises ». En 1961, lors de sa visite dans la même maison, le garde des Sceaux s’étend sur le caractère des filles admises dans la structure. Elles sont décrites comme « asociales, pessimistes », des « déséquilibrées affectives, très instables, souvent amorales », présentant, selon lui, des « tendances érotiques5 ». Pour les encadrer, les hauts personnages saluent le courage des « super éducatrices » qui s’attellent à une tâche reconnue comme épuisante. En effet, l’institution des Genêts se spécialise dans l’accueil des filles reconnues inaptes à la forme traditionnelle de l’internat de rééducation. La création d’institutions correctionnelles pour les « inéducables » est alors promue par les tutelles, destinées à celles qui étaient encore présentées dans un rapport de 1947 sur les œuvres privées de filles habilitées par la justice comme des « vicieuses qui mettent le désordre dans nos maisons », et que l’inspectrice de l’Éducation surveillée qualifie alors de « déchets » des œuvres de rééducation6.

4Au milieu des années 1950, la démarche se veut plus optimiste ; la conviction est dans la capacité de trouver des méthodes adaptées. Le choix s’est porté sur une propriété à la périphérie de la ville alors que beaucoup de maisons sont à proximité des centres urbains. L’argumentaire est proche de celui des anciennes colonies agricoles : il s’agit de dépayser les jeunes et de les éloigner des tentations de la ville. La propriété de Nazareth a d’ailleurs été acquise par la congrégation au milieu du xix^e siècle à cette fin. Vieille recette, le projet se veut pourtant novateur : les pensionnaires disposent d’espace sans pour autant être trop éloigné de la ville, permettant d’envisager une « post-cure » dans un bassin d’emplois pour celles destinées à devenir des ménagères et des ouvrières. Pour autant, cette tentation de régression disciplinaire répond à une angoisse récurrente du secteur : comment réformer l’internat lorsque cent filles sèment le trouble dans les établissements publics ou privés ? Les établissements se déchargent les uns sur les autres, traçant d’absurdes cercles institutionnels pour des jeunes jugées rétives à toute éducation. On pense alors trouver la solution dans l’adaptation de lieux particuliers.

5Le public est le premier à se lancer dans le mouvement, en inaugurant en 1952 à Lesparre, en Gironde, dans une ancienne prison, une institution spéciale d’éducation surveillée (ISES)7. Le Bon-Pasteur est invité à faire de même, recevant alors un total soutien financier et matériel du ministère de la Justice, avec à la clé d’importants travaux. Parmi les jeunes filles admises à Nazareth, certaines sont passées par la prison, d’autres par l’hôpital psychiatrique. La difficulté est d’assimiler ces publics avec celles qui ont simplement connu de nombreuses années d’internat de rééducation et qui, par des fugues répétées, un comportement de « meneuses » lors des épisodes de révoltes – un document de 1942 parle encore de « mutineries » et de « rebelles » – sont sources de désordre. Il importe d’inventer une structure qui ne reproduise pas le modèle inadapté de l’internat de rééducation, tout en s’écartant d’une prise en charge pénitentiaire, dans l’esprit de l’ordonnance de 1945 qui invite à traiter le mineur comme un « enfant » qu’il faut avant tout « éduquer ».

6Dès le départ, l’équation s’avère une gageure : les représentations au sein du personnel de filles jugées difficiles, le souci de tenir le groupe ainsi que l’absence de liberté rendent les frontières parfois ténues avec la prison. Malgré les efforts des équipes pédagogiques, les jeunes dénoncent « la taule ». Celles qui sont passées par la prison sont accusées de vanter la vie facile faite de vols et de prostitution. Le caïdat s’installe : dans un mémoire écrit en 1960, sœur Marie Dominique Locas expose le cas de Marcelle, première servie à table et à laquelle les camarades réservent les mets qu’elle apprécie, font sa lessive et fleurissent sa chambrette, n’hésitant pas à la soutenir contre l’autorité des éducatrices8. Le plus souvent, les jeunes filles sont décrites comme souffrant d’un « déséquilibre affectif très profond ». L’époque est à la mise en cause misérabiliste d’un milieu familial jugé très perturbé. Les descriptions présentent les filles comme atteintes par une « lourde hérédité », très « averties » sur le plan sexuel mais aussi avides « d’être comprises et d’être aimées » avec une « sensibilité riche et délicate9 ». Il est question de traumatismes liés à l’enfance et de sentiment d’abandon, comme pour le cas de Camélia, « fabriquée en Allemagne » et rejetée par les siens10.

7Le maître mot de la formule est l’individualisation des prises en charge. Alors que bien des internats fonctionnent avec des grands groupes de cinquante à soixante personnes, ici ce sont trois groupes d’une douzaine de jeunes. Chaque équipe est prise en charge par des professionnelles : une éducatrice religieuse, une éducatrice laïque, une stagiaire. En 1966, la directrice est Paulette Saulou (sœur Marie Paul). Les éducatrices se composent de trois religieuses et de cinq laïques. Chaque équipe dispose de son dortoir composé de « boxes » séparés par des tentures, plus tard de chambres individuelles, d’une cuisine, d’une salle d’activités. Le modèle est dit « familial », le personnel éducatif tente de développer « l’accrochage affectif » et se forme progressivement à la « psychothérapie de groupe ». En 1970, l’inspectrice Dominique Riehl prend néanmoins soin de préciser que la directrice ne « se grise pas » de mots et de théories. Dans la bouche de cette dernière et dans le contexte post-68, c’est chez elle une qualité. La fonctionnaire la décrit très ferme dans ses principes et dans ses décisions tout en sachant faire appel à la concertation.

8Les difficultés des filles et la volonté de faire de Nazareth la vitrine des capacités de la congrégation à maîtriser un nouveau savoir technique poussent à l’innovation. Les religieuses sont choisies avec soin. L’équipe est stable une décennie durant. Les mouvements sont plus importants chez les laïques. C’est dans cet établissement qu’est inauguré un véritable travail d’équipe. La directrice anime des réunions régulières associant les éducatrices de groupe et d’atelier. Depuis mars 1959, un psychiatre, le docteur Luxembourger, participe au travail de supervision. Dans l’établissement, il n’est pas prévu de formation professionnelle au sens scolaire du terme. Les jeunes filles admises ont généralement plus de 16 ans, et sont décrites comme rétives à toute forme d’enseignement. L’objectif est de les habituer à un travail demandant peu de qualifications pour qu’elles puissent trouver facilement une occupation rémunérée à la sortie.

9Un bâtiment est réservé aux ateliers et des machines sont installées ; il importe d’initier les filles au rendement industriel, la cadence faisant aussi œuvre de discipline. La répartition des filles se fait selon leurs compétences et en fonction du comportement. Travailler sur machine est jugé plus valorisant que le simple travail de manutention. Parmi les premières tâches confiées aux filles, en 1955 par un carreleur local, il y a la fixation sur papier adhésif, en partant d’un dessin donné, de petits carreaux de 2 cm11. Plus tard, il y a un atelier de plastique, la société Radux sous-traite avec l’institution : on soude avec une machine électrique des protèges cahiers, des trousses de toilette… Il existe toujours des ateliers de confection, la chaine 1 correspond à un travail simple comme la réalisation de sous-vêtements d’enfants ; la chaine 2 demande davantage de savoir-faire avec de la lingerie, des blouses, des robes. Chaque fille a son carnet de travail, détaillant le pécule et la prime de rendement. À la fin des années 1960, l’argent est épargné ou sert à acheter des habits personnels12.

10La discipline est très stricte, fondée sur une surveillance individuelle ; la directrice a une connaissance précise des jeunes qui n’ont pas vocation à passer plus de dix-huit mois dans les murs de l’institution. À la fin des années 1950, il n’y a pas de retour régulier dans les familles ; seules les visites sont autorisées, avec une journée annuelle des parents. Quelques sorties ont lieu pendant les vacances, simples excursions comme des promenades à La Baule. La leçon traditionnelle de gymnastique est abandonnée faute d’adhésion des filles. La directrice installe un portique et, innovation, des pantalons sont distribués. La même se démène pour installer une piscine dans la propriété en 1963, vantant les bienfaits de l’hydrothérapie pour de tels tempéraments et « l’élément sédatif » de la natation13. En 1964, c’est l’acquisition d’un car. Les sorties sont désormais plus nombreuses. En 1966, des filles font du bateau sur la Maine avec des moniteurs de la Jeunesse et des Sports. L’objectif n’est pas que sportif ; l’idée est, dans les limites de la structure, de les mêler à d’autres jeunes. Mais comme toujours au Bon-Pasteur, ces dérogations au temps ordinaire de l’internat sont des récompenses, par nature aléatoires. Les portes du couvent s’ouvrent timidement : à tour de rôle, des filles se rendent dans des foyers ouvriers des environs afin d’aider les mères de famille ; certaines visitent des personnes âgées. L’idée est d’ouvrir l’internat sur la vie réelle, de développer les qualités de solidarité et de ne pas couper les pupilles de leur milieu social.

11La religion n’est pas oubliée. Il s’agit d’encourager une démarche plus personnelle. Des militants de l’Action Catholique Ouvrière sont invités pour venir parler du mariage chrétien mais aussi du monde ouvrier. La conviction demeure forte que le foyer sauvera les filles ; l’idéal est le foyer ouvrier chrétien. La direction est aussi soucieuse de lutter contre tout risque de déclassement, toujours incarné par la prostitution et les miroirs aux alouettes des mauvaises lectures et du cinéma, selon un discours moralisateur ancré dans le passé.

12En 1969, les boxes sont remplacés par des chambres individuelles séparées par des cloisons de verre et équipées de sonnettes. Les nuits, longtemps redoutées par le personnel, sont présentées comme plus calmes, les portes sont fermées à clé. Une erreur de conception est exploitée par les filles : la porte se rabattant vers l’intérieur, une forme classique de protestation est de refuser de travailler et de bloquer la porte avec son lit. À la fin des années 1960, un foyer de semi-liberté, puis un groupe de transition voient le jour. Un service de suite est également mis sur pied avec des chambres en ville.

13Les évolutions ne suffisent pas : un document de 1962 signale qu’à peu près l’ensemble des jeunes est sous traitement tranquillisant, alors que cette même année, Paul Lutz, sous-directeur de l’Éducation surveillée, évoque « sa si sympathique visite aux Genêts » et fait envoyer des friandises aux filles. Des cahiers de bord d’éducatrices, conservés pour 1970, relatent de fréquents incidents, concernant en premier lieu les relations entre les pensionnaires. Il faut faire face au « cafard monstre des filles » qui ont un long passé institutionnel, à leur violence. Les fugues sont nombreuses. Certaines jeunes ont peur de finir en psychiatrie, une crainte confirmée par l’examen des registres de l’institution car cette issue n’est pas rare. En 1971, l’inspectrice s’en prend aux juges, estimant que ne devraient être orientées vers l’institution des Genêts que des filles en difficultés mais « normales psychiquement parlant », alors qu’au contraire, la présence répétée de « malades » ferait de la structure une quasi-annexe de l’hôpital psychiatrique, à une époque de forte désinstitutionalisation du secteur14. Peu de filles, en effet, sont proposées directement par les Bon-Pasteur ; la majorité est adressée par les juges des enfants, les juges d’instruction et les DDASS. Encore en 1969, il y a 144 demandes et 42 admissions. La question financière se pose avec une grande acuité : le prix de journée ne permettrait pas une prise en charge adaptée des mineures. Les journées de « fugues », nombreuses, ne sont pas payées par les tutelles alors que les dépenses de fonctionnement courent toujours. Le déficit se creuse, et l’appui de l’inspection ne suffit pas à faire bouger les tutelles. La DASS est la principale accusée. Une fois l’établissement fermé, le juge des enfants reconnaîtra lui-même ne pas avoir suffisamment soutenu le projet.

14La fermeture de l’établissement est demandée par la congrégation, et intervient en juillet 1971, avec l’accord de la chancellerie, qui l’accepte sans grande difficulté. Le contexte est moins favorable à ce genre de structure ; rassembler les « dures » est vu comme une méthode peu productive en matière éducative. Les établissements publics y renoncent, à une époque de développement du milieu ouvert. En outre, la logique de ce type d’établissement est nationale, or, la nécessité de rapprocher les filles de leur famille pousse à la régionalisation des placements. Mais au lendemain de 1968, l’Éducation surveillée n’a néanmoins pas renoncé à l’internat ; certains ouvrent même à cette période. Il y a donc des facteurs plus conjoncturels, et l’explication apportée dans les témoignages oraux tient à l’épuisement de l’équipe éducative. L’établissement a notamment des difficultés à recruter des laïques. Dans un bilan dressé en 1971 évoquant l’usure du personnel, l’institution estime à six mois le temps moyen passé à l’accueil et à trois ou quatre ans celui dans les groupes d’internat15. La congrégation doit faire face au départ de sa directrice laïque, M^me Nicolas, qui devient animatrice de stage à l’école d’éducateurs d’Angers, et aux problèmes de santé de plusieurs religieuses. La congrégation, dans un contexte de crise, préfère renoncer à l’institution qui a accueilli quinze ans durant plus de 400 jeunes filles16.

15Des projets de reconversion sont envisagés avec les tutelles, par le biais d’une reprise par l’association la Sauvegarde, mais n’aboutissent pas. Le foyer est une structure moderne et facilement réutilisable, ce qui n’est pas le cas des autres bâtiments. L’allure trop carcérale – un représentant de la Sauvegarde parle même de « couloir concentrationnaire » des bâtiments d’internat – est dénoncée. Il faudrait des travaux importants, que personne ne veut payer. Pendant un temps, fonctionne une section d’accueil pour l’internat. Puis, après négociation car des travaux ont été payés avec de l’argent public, la congrégation obtient l’autorisation d’installer une communauté de sœurs contemplatives (les anciennes Madeleines) obligées de quitter Orléans. Les tutelles plaident pour le projet en alléguant l’origine de ces femmes, anciennes « délinquantes » au service des filles par leurs prières et leurs services17. Enfin, en 1979, sur les lieux de l’ancienne institution disciplinaire, la congrégation ouvre une « communauté d’accueil » hors mandat : Ruhama. Il s’agit de « vivre avec » des femmes en détresse sociale et psychologique. Nazareth a bien tourné la page de la réclusion.

La fondation du foyer maternel de Marcq-en-Barœul

16En 1943, après une « intéressante conversation avec Monsieur Deligny18 », la supérieure de Lille a le projet d’ouvrir un centre d’accueil, d’observation et de triage pour les jeunes filles de la région. Des négociations sont engagées avec l’Association de protection de l’enfant délinquant et en danger moral. Au lendemain de la Libération, l’idée est abandonnée. L’ARSEA, association parapublique, a eu l’aval des autorités pour créer un tel équipement à Lambersart. Le directeur de l’Éducation surveillée invite le Bon-Pasteur à déployer son activité dans des domaines différents et non concurrentiels et avec une perspective de régionalisation de l’offre lorsque plusieurs établissements existent. Après analyse de la situation, au regard des besoins régionaux, en 1949, la décision est prise d’explorer la voie d’un « foyer maternel » pour mineures placées par la justice ou l’assistance. La congrégation a d’abord envisagé une installation dans le sud de la France, à Arles19. Elle possède de nombreux établissements dans ce secteur géographique. Elle y renonce car le climat est jugé trop chaud et la présence de moustiques est une source de désagrément pour un projet qui a une forte dimension sanitaire. En outre, la ville d’Arles ne donnerait pas suffisamment de débouchés professionnels pour les pensionnaires en semi-liberté. Ce sera finalement dans le Nord où le nombre de maisons autorise également une politique de spécialisation des établissements. Le choix se porte sur Marcq-en-Barœul qui, jusque-là, était un internat de rééducation ordinaire20. Il présente l’avantage d’être à la campagne, tout en se trouvant à proximité de Lille.

17Le site est visité en 1950, en présence d’un professeur de la faculté de médecine qui donne son approbation au projet de maison maternelle. La congrégation s’appuie sur un rapport des délégués du service de la liberté surveillée du tribunal pour enfants de Lille. Les auxiliaires de justice relèvent que, faute de structure, les juges placent facilement en liberté surveillée les jeunes filles enceintes. Selon leurs dires, la pratique est connue et pousserait certaines à fuguer pour avoir des relations sexuelles : « Être enceinte est donc devenu le moyen d’être libre », s’indigne-t-on. Les délégués disent leur impuissance et dénoncent « une sorte d’encouragement à l’immoralité, un appel au dévergondage21 ». Des jeunes filles placées vivent également le drame de l’arrachement de leur enfant par les services sociaux. Ceux-ci sont confiés à l’adoption, remis aux familles ou placés chez des nourrices. Au-delà des enjeux locaux, le projet répond à un besoin national : pour les filles de justice, il y a bien l’annexe de l’institution publique de Cadillac, en Gironde, mais elle est insuffisante. En région parisienne œuvrent trois établissements privés de l’Association d’aide aux jeunes mères ainsi que la maison d’Asnières ouverte par l’Armée du salut. C’est trop peu, d’autant que ces institutions ne relèvent pas forcément d’une mesure de placement et sont plutôt des œuvres d’assistance, répugnant à accueillir des jeunes placées par le juge.

18La congrégation obtient les autorisations de la Santé et de la Justice, avec pour projet d’accueillir conjointement les mères et leurs enfants, une totale nouveauté pour le Bon-Pasteur. Elle envoie donc des religieuses enquêter dans de nombreuses maisons maternelles de France et de Belgique. Longtemps, les ordres de religieuses sont restés éloignés des questions de maternité ; elles n’avaient notamment pas le droit d’être sages-femmes. La situation évolue durant l’entre-deux-guerres avec la création des Petites sœurs des maternités catholiques en 1930. Tout un mouvement de pensée s’organise, visant à amener les mères à penser leur maternité, à élever le caractère spirituel de la maternité, avec, à la clé, toute une action apostolique. En outre, le mouvement nataliste est fort dans un pays angoissé par le thème de la dépopulation, au lendemain de la « saignée » de 1914-1918. Chrétiens et laïcs sont donc engagés dans la question des maisons maternelles. Ainsi, ces maisons se sont multipliées avec les encouragements des pouvoirs publics. Leur reconnaissance légale date du décret-loi du 29 juillet 1939, dit Code de la famille, qui précise dans son article 98 qu’une maison maternelle doit exister dans chaque département22. Leur existence est ensuite consacrée par la loi du 21 avril 1943 relative « à l’assistance à l’enfance ». Elles sont créées en vue « de prévenir efficacement les abandons23 ». Pour être autorisées, elles doivent répondre à des règles bien précises que la congrégation découvre au cours de nombreuses visites. Un nouveau décret du 24 janvier 1956 détermine les conditions d’exercice de ces institutions24.

19Le projet nécessite d’importants travaux, dont le financement n’est pas acquis. La supérieure de Marcq-en-Barœul pense obtenir une aide dans le cadre du plan d’équipement de l’enfance inadaptée subventionné par la caisse nationale de Sécurité sociale. Il y a là une chance d’avancer rapidement dans la réalisation et ainsi ne pas être doublé par l’Association régionale de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence (ARSEA), mais aussi un danger perçu par la congrégation, celui de dépendre des organismes sociaux contrôlés par les syndicats de tendance communiste. L’ARSEA, après avoir admis à Lille la priorité du projet, n’a pas maintenu cette décision à Paris devant la commission nationale. Des religieuses y voient le signe d’un « plan de Dieu » pour ne pas tomber sous la coupe de la Sécurité sociale. De fait, entre le projet élaboré dès 1950 et l’inauguration qui se fait en 1956, la supérieure aura bien des raisons de se décourager ; en 1954, elle demande même de l’aide à l’abbé Pierre. Dans un courrier du 17 mars, elle prie ce dernier de lui indiquer là où elle doit frapper, « ce que je demande chaque jour à la Divine Providence25 ». Différents montages financiers sont envisagés. De l’argent est apporté par Angers et par de nombreuses quêtes organisées dans le diocèse ; des emprunts sont souscrits. Des promesses de subvention sont faites par la Justice et la Santé, cette dernière ne s’acquittant de ses engagements qu’en 1955. Les travaux ont dû être plusieurs fois interrompus. Le Conseil général du Nord vient au secours de la supérieure qui invite les religieuses à prier. Finalement, le coût des travaux est de 32 millions de francs. L’inspectrice de l’Éducation surveillée, Marie Mauroux-Fonlupt n’a pas ménagé son aide et ses conseils, ce dont les religieuses la remercient chaleureusement. En octobre 1956, c’est l’inauguration du « Foyer pour jeunes mères célibataires26 » en présence de cette dernière et du cardinal Liénart. L’établissement porte le nom de « la Clairière » car, comme le précise la supérieure dans son discours, « lorsqu’on a marché longtemps dans les fourrés épais, s’égratignant aux ronces, il fait bon déboucher dans une clairière ensoleillée27 ».

20La première organisation repose sur une séparation stricte des filles enceintes et des mères qui ont accouché ; la pratique conduira à les mêler pour mieux préparer les premières à la situation des secondes. Dans les plans, l’option a été privilégiée de ne pas juxtaposer deux institutions : une pour les filles, une pour les nourrissons. Le but est la formation maternelle de la mère, dont les principes sont exposés dès 1951 dans un courrier destiné à lever des fonds : premièrement, faire accepter à la jeune mère l’arrivée de son enfant ; deuxièmement, réveiller en elle « l’instinct maternel » qu’elle avait peut-être déjà cherché à étouffer, par révolte ou honte ; troisièmement, le faire surgir si elle ne le possédait pas. Et de conclure : « La Jeune Mère comprend alors combien elle se réhabilite aux yeux de la Société, en acceptant sa responsabilité de Maman28. » En arrière-plan, il s’agit aussi d’empêcher l’abandon ou la séparation précoce entre l’enfant et sa mère dénoncée par les psychologues et pédiatres. Ainsi, les religieuses estiment faire œuvre de protection de l’enfance, à une époque où des études mettent au jour le trouble de « l’hospitalisme29 » chez les enfants des pouponnières.

21La structure a été pensée à partir du calcul du nombre des jeunes filles susceptibles d’être enceintes au moment de leur placement pour la région lilloise. On prévoit d’accueillir 69 mères et 32 enfants. Mais, de fait, le recrutement est national. Les jeunes filles ont entre 13 et 20 ans à leur admission. L’idée est de pouvoir les maintenir avec leur enfant jusqu’à la majorité, ce qui représente un temps de séjour beaucoup plus long que dans les maisons maternelles classiques. L’établissement n’accepte pas « les récidivistes », c’est-à-dire les filles enceintes de leur deuxième ou troisième enfant. L’œuvre n’a pas vocation à être une officine pour l’adoption ; celles-ci seront rarissimes. Dans quelques cas, le lien ne se faisant pas ou la mère étant vue comme un danger pour son enfant, une procédure d’adoption ou une déchéance des droits est engagée. Dans une structure largement fermée, on souhaite convaincre les jeunes mères de bien vouloir assumer leurs responsabilités afin qu’elles puissent, à leur sortie, prendre en charge leur enfant. Pourtant, des jeunes filles arrivent en pleine détresse ; un certain nombre ont été victimes de viol ou d’inceste. D’autres ont vécu une relation qui n’a pas été acceptée par les familles. Parfois, c’est un accident, alors que la contraception et l’avortement sont illégaux. Beaucoup sont abandonnées ou simplement séparées du père incestueux, et, de fait, ne bénéficient plus d’aucun soutien familial. Au-delà d’un rôle social à jouer, la congrégation entend accomplir un dessein religieux, au nom de la « sanctification de la famille » propre au dogme chrétien et au regard du moment particulier que traversent ces jeunes filles, perçu comme une épreuve dans leur parcours de foi.

22L’établissement de Marcq-en-Barœul associe un personnel religieux et laïc. En 1958, trois éducatrices laïques doublent les trois religieuses nécessaires à la direction des trois équipes. La directrice du home de semi-liberté est une laïque. Un personnel mixte s’occupe, avec les filles, des nourrissons. Une fois passée l’époque du congé de maternité, un emploi du temps est aménagé pour permettre aux mères d’assurer la toilette du matin et du soir ainsi que les repas. Le dimanche, les jeunes filles s’occupent entièrement de leur bébé. En 1959, la maison ouvre un jardin d’enfants, pour prendre en charge l’éducation des petits. Un premier rapport d’inspection est assez critique. Il semblerait que les religieuses aient du mal à prendre en charge la spécificité du public et reproduisent les pratiques habituelles de discipline et de fonctionnement des Bon-Pasteur. Par ailleurs, l’inspectrice note en 1957 une formation professionnelle quasi inexistante. Seuls des travaux de manutention occuperaient les « élèves ». La structure se compose d’une petite classe où sont regroupées les « prénatales », la grande classe rassemblant les jeunes mères. Les structures sont très collectives, et les filles ne sortent pas. Une nouvelle supérieure-directrice est nommée, Lucette Buschinger (sœur Marie Immaculée) ainsi qu’une nouvelle éducatrice chef, Marcelle Osswald (sœur Marie Dominique). Le programme est donné : « Vivre avec et pour l’enfant », dans un cadre qui demeure celui de l’internat de rééducation à la discipline stricte. La difficulté est de trouver un équilibre entre la participation donnée aux soins des enfants et le développement d’une formation professionnelle préparant la jeune mère à la sortie. À cette époque, les visites de la famille sont rares ; au mieux, elles sont mensuelles. Le père, s’il est connu, est suspect. La conception a eu lieu hors mariage, et les filles sont perçues comme ayant fauté. Être une bonne mère est le moyen de se racheter socialement mais la vie est dure pour des femmes seules et elles doivent y être préparées.

23Les jeunes filles accouchent dans des maternités extérieures. Des camarades, accompagnées par des éducatrices sont susceptibles de leur rendre visite. La congrégation a le souci de limiter le contact avec les autres accouchées de la ville. Des jeunes filles ont été traitées durement et sont revenues démoralisées. De retour dans l’établissement, les enfants dorment à la pouponnière mais une partie importante des soins est donnée par la mère. Après des premières expériences qui avaient conduit à concevoir des séjours mères-enfants, la décision est prise de permettre aux jeunes filles de se reposer un temps sans leur enfant. Puis, la vie s’organise entre les cours, le travail en atelier, parfois les activités maraichères et l’enfant. Une autre organisation se met en place dans le « home », puisque la mère travaille à l’extérieur. Là, l’enfant partage la chambre de sa mère. Des vacances sont organisées hors de l’institution. Une attention importante est portée à la santé de la mère.

24La congrégation a la responsabilité de l’éveil du petit, raison pour laquelle un personnel formé est engagé. La question financière n’a pas été simple et, à la fin des années 1950, la directrice a dû batailler pour que les tutelles financent un double prix de journée. Une solidarité importante se développe entre les jeunes mères. Des enfants ont grandi à Marcq-en-Barœul. L’attachement aux enfants distingue la vie de chacun, dans une maison qui a une place particulière dans la mémoire de la congrégation. Des membres du personnel, des jocistes ou guides de la paroisse figurent parmi les marraines des nouveau-nés.

25Plus que dans d’autres établissements, la sortie est l’objet d’un investissement. La crainte est toujours celle de l’abandon, dans une société qui n’est pas tendre avec les mères célibataires et alors que les salaires féminins sont bas. Aussi, un foyer de semi-liberté est inauguré en 1959. Des placements se font également en ville, avec retour de la mère le week-end. Des enfants sont en nourrice et sont « ramassés » en fin de semaine. Autrement, c’est le jardin d’enfants dans l’institution. Un travail important se fait avec l’assistante sociale pour organiser la sortie, qui peut être rude, après plusieurs années passées dans un univers confiné.

26Jusque dans les années 1970, la Clairière fonctionne avec trois groupes, et c’est le mode de l’internat qui caractérise la vie de chacun. Une brochure de 1966 parle de 400 mères accueillies en dix ans. En raison des fortes demandes et du nombre de refus, l’âge d’admission a été abaissé de 20 à 17 ans. À cette époque, l’établissement regroupe sous son toit 54 « petites mamans » en trois groupes d’internat, 15 sont dans le foyer de semi-liberté, 52 bébés sont présents30. Une psychologue est embauchée, en 1975 seulement. Mais le monde extérieur change et la question de l’accompagnement des mères célibataires aussi : loi sur la libéralisation de la contraception (loi Neuwirth de 1967) puis celle sur la dépénalisation de l’avortement (loi Veil de 1975) ; modification de l’âge de la majorité en 1974 ; création de l’allocation parent isolé en 1976 et, enfin, mise sur pied de l’aide personnalisée au logement en 1977.

27Dans un contexte de développement du milieu ouvert à l’éducation surveillée, ces évolutions légales et sociales annoncent l’obsolescence du modèle de Marcq-en-Barœul. Avec latence, une transformation importante de l’établissement a lieu en 1979. Désormais, le fonctionnement se recentre sur le foyer (chambres individuelles et studios) de Marquette31. Subsiste un seul groupe de quinze mères avec enfants, et l’ambiance se fait plus familiale. Les autres bâtiments, vétustes, sont vendus. L’objectif est désormais de régionaliser le recrutement pour que les jeunes filles ne perdent pas le contact avec leurs proches et le père de l’enfant. D’autres réformes interviendront dans les années 1980 avec une importante ouverture sur le monde dans le domaine de la formation et celui des loisirs. On valorise l’autonomie, en particulier avec le groupe des aînées, sorte de groupe de transition ; des appartements sont loués en ville. La direction se montre particulièrement attentive à ce que les jeunes filles ne soient pas coupées de leur milieu et fait davantage de place au père lorsque celui-ci se manifeste, ou au « copain », lorsque les jeunes filles nouent une nouvelle relation lors des sorties ou au travail32. Les placements sont beaucoup plus courts. Alors que bien des jeunes passaient trois ou quatre ans dans la structure dans les années 1960, l’idéal est désormais un placement qui ne devrait pas excéder une année. En 1997, le foyer est repris par une association habilitée, avec représentation de la congrégation comme membre de droit33.

Éduquer les « douées » et les « débiles ». Des établissements organisés selon les capacités intellectuelles des jeunes

28Pau et Dôle34 ont longtemps fonctionné comme des établissements ordinaires. À partir des années 1950, la congrégation a le souci de davantage spécialiser certaines de ses maisons dans l’accueil de filles pouvant avoir un projet d’études secondaires (Pau) ou pour s’adapter aux possibilités intellectuelles limitées d’autres élèves (Dôle). L’objectif est celui de la « réadaptation » des sujets, mais répond également à des difficultés des établissements lorsqu’ils ont affaire à des publics très hétérogènes.

29Dès l’entre-deux-guerres, Pau avait été le siège de quelques innovations dans l’organisation des groupes et le projet de formation des jeunes. Après la guerre, le souci est de diversifier les offres professionnelles. Peuvent alors intervenir le marché local ainsi que les capacités des religieuses. À Pau, pour quelques éléments, l’institution mise sur un projet, la typographie, qui demande des dispositions intellectuelles en rapport avec l’écrit bien différentes de celles exigées pour les formations ménagères ou de couture très pratiquées à l’époque. Plus classiquement, des formations de sténodactylo et de comptabilité se mettent en place.

30L’image de Pau35, établissement pour les plus « douées », s’installe dans la congrégation. Dans les années 1950, le projet pédagogique mise sur les études, ce qui fait exception. En effet, beaucoup de mineures reçues au Bon-Pasteur ont eu un parcours scolaire chaotique, et la congrégation a d’abord un projet de mise au travail ou de formation pratique. Plus encore, la méfiance des religieuses peut être forte à l’égard des ambitions de réussite sociale de la part de certaines filles, jugées bien souvent peu réalistes au regard de la culture de genre et de classe, faite de soumission, entretenue par la communauté. Ces attentes ont souvent été perçues comme une source de déclassement et de chute future par les religieuses, selon une culture qui associe ambition et cupidité. Et si d’anciennes pensionnaires sont reconnaissantes à l’institution de leur avoir fourni une formation pour se débrouiller dans la vie, d’autres, à l’image de bien des filles prises dans les projets parentaux de mise au travail précoce dans une spécialité féminine, ont gardé contre l’œuvre une forte rancœur pour des entraves apportées à des rêves et des années passées derrière les murs sans autre projet que d’être des épouses, des mères et des « boniches ». Dans ce contexte, Pau est l’exception qui confirme la règle, et montre que la problématique des études secondaires et de la formation professionnelle qualifiante n’est pas complètement éliminée du projet de la congrégation.

31Les études secondaires ou classiques sont un projet alors perçu comme élitiste. Les établissements de rééducation ont rarement fait ce choix. L’Institution publique d’éducation surveillée (IPES) de Brécourt a offert des opportunités à une population partiellement sélectionnée. Le Bon-Pasteur de Pau, malgré son ambition, applique des méthodes ordinaires : les élèves ont la possibilité de suivre des cours par correspondance, et des enseignants sont engagés. À partir de 1957, certaines préparent leur BEPC, et quelques-unes le baccalauréat. La volonté de donner une extension plus grande aux cours secondaires est clairement définie comme un axe fort de l’établissement à la fin des années 1950, ce qui ne signifie pas que toutes les filles suivent cette voie. L’enseignement pratique n’est pas exclu, il y a toujours des filles en atelier. Dans le rapport moral de 1963-1964, il est même clairement écrit que « malgré la spécialisation de l’établissement dans les apprentissages intellectuels et l’enseignement secondaire, nous voulons éviter de devenir un pseudo-lycée36 ». Cette année-là, 6 élèves ont eu leur bac, 14 leur BEPC. L’établissement est également fier des 13 CAP obtenus et des trois filles qui suivent les cours de l’école d’infirmières. Ce sont près d’un tiers des jeunes qui, de la 5^e à la philo suivent les cours de l’enseignement secondaire. 51 le font dans l’établissement et 14 hors établissement.

32La dimension spécifique de Pau s’observe également dans des activités pratiquées. Si les spectacles sont un élément important de la vie collective dans tous les Bon-Pasteur, à Pau, les programmes sont particulièrement ambitieux sur le plan culturel et font figure de vitrine pour une institution qui dispose ainsi d’une bonne image dans l’opinion. Les spectacles associent musique, théâtre et danse classique. En 1960, une réalisation scénique est montée à partir des Béatitudes de César Franck. La partie chorale rassemble 60 jeunes filles. En plusieurs tableaux, les danseuses expriment le contraste entre une « terre sans Dieu » et la « Lumière apportée par le Christ37 ». Une sœur auxiliaire, devenue en 1971 éducatrice de groupe, se souvient du théâtre de Claudel, elle jouait un rôle important dans l’élaboration des décors et « inventait » avec les filles38. Des représentations sont données dans des villes françaises et même étrangères. Dans les années 1970 et 1980, le projet artistique sera clairement défini sous l’angle d’une pratique psychothérapeutique au travers de laquelle permettre aux filles de reconstruire une image positive d’elles-mêmes et de participer à des projets où elles se retrouvent associées à des personnes extérieures à l’institution.

33Le temps des vacances est également mis à profit pour élever les âmes. Chaque année, un thème est suivi pendant la colonie de vacances, dont le programme participe à l’éducation morale et spirituelle des filles. En 1956, le thème est « la joie ». Les activités ont vocation à entraîner les jeunes à un dépassement d’elles-mêmes pour les autres. Le quotidien est rythmé différemment des autres institutions du Bon-Pasteur, accordant une place importante aux « familles » : Pau opte pour une structure pavillonnaire qui laisse une plus grande autonomie aux « groupes de vie ».

34La spécialisation de Pau est le fruit d’une histoire sur plusieurs décennies. Elle doit également beaucoup à l’action de sœur Marie Andrée du Christ (Andrée Maisonnave). Les visites canoniques de la fin des années 1950 relèvent la « puissance de conviction et de rayonnement peu commun » de cette religieuse qui a su rester « modeste en communauté ». La religieuse est licenciée en droit, elle a un diplôme d’éducatrice spécialisée et a suivi des stages de « group work ». Avec elle, c’est une équipe qui participe au projet : enseignants mais aussi auxiliaires. La provinciale est sensible à l’esprit particulier qui règne dans un lieu, devenu à partir de 1971 le « Foyer d’Ossau39 ». Dans les années 1980, il est un des rares établissements conservés par l’œuvre, dans une approche qui est résolument tournée vers le monde extérieur.

35Dôle n’aura pas cette longévité au sein de la congrégation, même si l’établissement a rempli son rôle. À sa manière, il participe également à un puissant mouvement institutionnel qui connaît son apogée dans les années 1970 lorsque la France se couvre d’instituts médico-pédagogiques (IMP). Les premiers apparaissent sous cette dénomination à partir de l’entre-deux-guerres, attestant de la croissance sociale des exigences scolaires et de ce que la psychologue Jacqueline Gateaux-Mennecier a appelé « l’invention de la débilité légère40 ». Le développement de tests intellectuels fait surgir un nombre conséquent de jeunes dont le quotient intellectuel (QI) est estimé entre 65 et 8041. Ces populations n’ont pas leur place à l’asile, et certaines se retrouvent dans « l’enseignement spécialisé ». En outre, depuis le début du siècle, les études se sont multipliées, qui mettent à jour le nombre d’« anormaux » parmi les délinquants. Lorsqu’elle relève d’une mesure de placement judiciaire ou administratif, la question de l’intelligence est étudiée minutieusement. Le recrutement de psychologues dans les institutions répond d’abord à cette première exigence de tri. L’inspectrice de l’Éducation surveillée Dominique Riehl fait de la tenue des dossiers et de la mention du QI un élément important de ses évaluations d’un établissement. Dans les Bon-Pasteur, en 1963, l’inspectrice, dans un échange avec la supérieure générale, estime à 3,3 % le nombre de mineures accueillies dans les maisons avec une débilité profonde et à 21,3 % celles dites « débiles moyennes et légères42 ». Pour autant, les Bon-Pasteur n’ont pas vocation à accueillir les « anormaux d’asile », ne disposant pas de personnel qualifié ni de la capacité de mettre en place un accueil différencié. Aussi, des publics variés se retrouvent dans des structures peu adaptées. Dans certaines maisons, une place particulière leur est faite. À Sens, plusieurs mineures sont confiées à la garde d’une ancienne, résistante revenue handicapée des camps et que la maison recueille. Son influence sur les filles est jugée excellente par l’inspectrice en 196543. Dans certains établissements, ces jeunes à besoins spécifiques s’adonnent à des travaux agricoles. Ailleurs, elles sont mélangées aux équipes. Parfois la congrégation les garde au-delà de la majorité, par « charité » ; elles font alors partie des « anciennes ».

36Face à cette difficulté, la pression des tutelles invite le Bon-Pasteur à spécialiser un établissement. La transformation de Dôle en IMP, « Le Bon Lieu », répond à une politique de secteur de séparer les publics. La transformation de Dôle a été progressive : si l’homologation comme IMP ne semble pas avoir été difficile à obtenir en 195544, elle ne révolutionne pas l’ordre interne de la maison. Le changement est de l’ordre du discours, si bien que les juges signalent au ministère leur difficulté à évaluer la spécificité de la structure au regard de ce que proposent les autres établissements. La spécialisation ne résiderait que dans le recrutement des élèves, ce qui n’en fait pas un établissement spécialisé mais simplement un lieu de ségrégation.

37Une inspection est demandée. Au cours de celle-ci, en 1960, Marie Mauroux-Fonlupt se montre plutôt optimiste tout en relevant des défaillances. La plus criante concerne l’enseignement : la congrégation n’a pas recruté un personnel spécialisé. L’institutrice délivre un savoir classique, non adapté ; elle choisirait des textes « incompréhensibles » pour ses élèves. La spécialisation serait plus effective pour les post-scolaires, soit la majorité des pensionnaires : moins dans les 28 heures hebdomadaires d’atelier où les activités sont traditionnelles et répétitives que dans l’effort d’un complément scolaire adapté à leurs difficultés. La méthode adoptée est prétendument inspirée des travaux du pédagogue belge Ovide Decroly, grande figure de l’enseignement spécialisé. Dans le même programme, il est prévu deux heures de « technique d’expression ». L’exemple retenu par l’inspectrice pour figurer l’effort d’autonomie des jeunes est singulier : les élèves ont le choix de la couleur de leur bas ou entre deux modèles de souliers. Cette liberté est décrite comme un moyen pratique d’affirmation de la personnalité des élèves, une remarque qui n’est pas ironique de la part de l’inspectrice, mais dit long sur la tradition de négation de l’individu dans ce type de structure. Mauroux-Fonlupt note également un encadrement supérieur aux normes pratiquées dans les internats classiques. La maison a su recruter des laïques, ce qui, pour la fonctionnaire, est une marque d’ouverture. La masse salariale de ces dernières est passée de 13 % du prix de journée à 28 % entre 1955 et 1959. Elle conclut de façon optimiste en direction de ceux qui pourraient en douter, que Dôle est une maison qui répond aux objectifs qui sont les siens, que la congrégation peut être « fière » d’un établissement qui peut être qualifié de « pilote45 ».

38La congrégation obtient en 1962 l’inscription de leur établissement au IV^e Plan d’action sanitaire et sociale pour la construction d’un bâtiment pouvant accueillir des groupes de vie et des groupes scolaires. Les rapports suivants notent des progrès dans la prise en charge des scolaires avec l’embauche d’une éducatrice chef scolaire. Pourtant, la sortie demeure un problème. L’établissement a bien créé un foyer de semi-liberté, après que l’inspection a relevé le manque, mais la structure peine à trouver des embauches. Un service de suite est expérimenté, avec placement à Besançon et à Dijon, plus gros bassins d’emplois, mais toutes les jeunes n’en bénéficient pas.

39L’établissement dispose d’un prix de journée un peu plus important que ce qui se pratique alors. L’initiative n’a pas été prise de créer des « ateliers protégés », le grand boom de ce type de structure est plus tardif. La vétusté des locaux, la difficulté à recruter localement une main-d’œuvre au service d’un projet éducatif assez peu travaillé, conduisent la congrégation à ne pas poursuivre l’expérience, à une époque où elle ferme bien d’autres établissements. On peut également penser que, les IMP se multipliant et le secteur de l’éducation spécialisée (« classes de perfectionnement » rattachées à des groupes scolaires ou internats) se développant, le besoin de la structure s’impose moins, alors que le Bon-Pasteur ne dispose pas des compétences reconnues dans l’accueil de ce type de public. Les religieuses quittent Dôle en 1968. Dôle est repris par une association spécialisée dans le champ de l’Éducation spécialisée46.

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40Au cours des années 1950 et 1960, la congrégation du Bon-Pasteur a adapté son offre rééducative à des publics à spécificités, sans aller trop loin. L’idée est surtout de mieux faire ce qu’on pratique de façon traditionnelle. Par contraste, les changements imposés par l’époque sont considérables au regard des possibilités limitées d’une congrégation vieillissante. Des religieuses et des laïques ont pu regretter le peu d’autonomie laissée par le siège angevin aux personnes de bonne volonté dans les structures. Les jeunes également ont fait part de leur incompréhension : en 1967, des filles du foyer Les Tourelles de Pau ont écrit deux lettres « pour faire part de leurs revendications » au cabinet du ministre de la Justice et à François Mitterrand, figure de proue de l’opposition au gaullisme, provoquant la panique de leur responsable. La seconde lettre ne sera pas envoyée et la religieuse obtient de Marie Mauroux-Fonlupt, l’inspectrice de l’Éducation surveillée, qu’elle vienne, sur son temps personnel, parler aux filles et réconforter des religieuses prêtes à parler de la souffrance de la tâche au regard de leur engagement spirituel47.

41La France est alors un pays en pleine mutation, dont les politiquent sociales se diversifient et s’affinent sous l’effet de l’État providence et de l’ancrage de la Sécurité sociale. Dans ce contexte, la congrégation travaille à diversifier son œuvre rééducative. Malgré ces timides et parfois douloureuses inflexions, il faut se rappeler que l’essentiel des mineures du Bon-Pasteur est alors accueilli dans des établissements plus ordinaires, à une époque, les années 1950 et 1960, où la rééducation des filles est encore conçue selon le modèle, massif et désindividualisant, de l’internat. Ainsi, la congrégation a davantage déployé son énergie vers l’amélioration d’un modèle qui ne change pas fondamentalement.