« Un préventorium spirituel »

2Le temps passé au Bon-Pasteur, dans les années 1940 et 1950, est saturé par la religion, dans un milieu de femmes qui ont fait le choix de vivre selon la règle mais aussi de pensionnaires n’ayant pas fait ce choix et pour qui le sens de la spiritualité religieuse se perd au fur et à mesure que la société se sécularise. La messe est quotidienne. Pour beaucoup, le catholicisme est encore une évidence collectivement partagée même si la culture profane a déjà beaucoup avancé, notamment dans les milieux ouvriers dont sont issues certaines jeunes filles. Des différences sont marquées selon les bassins de recrutement plutôt ruraux ou urbains. L’incompréhension peut être déjà forte entre l’encadrement pour qui tout se rapporte au « vouloir de Dieu » et des jeunes filles qui sont dans le refus et l’incompréhension d’une réclusion forcée. Chaque semaine, les pensionnaires ont deux cours d’instruction religieuse. L’un est fait par un personnage qui a du pouvoir dans le monastère : l’aumônier ; l’autre est donné par la première maîtresse, la religieuse responsable de la section, un groupe pouvant rassembler près d’une centaine de filles. Celles qui préparent leur communion doivent suivre entre sus des cours de catéchisme. Dans son mémoire de stage de 1949 sur le Bon-Pasteur d’Angoulême, sœur Marie Andrée du Christ décrit les exercices de piété comme « parfaitement bien dosés ». La religieuse évalue l’encadrement à la lumière des spécificités des filles. Elles ne peuvent pas être traitées comme des « enfants moralement bien portantes », les comparant à des tuberculeux. Dans un préventorium, « on mange double portion, on dort deux fois plus, on se repose deux fois plus… ». Le Bon-Pasteur est un « préventorium spirituel » où les filles ont besoin de plus de religion qu’à l’ordinaire.

3Les prières s’égrènent toute la journée. Le réveil, à 6 h, est marqué « par une invocation pour demander à la Très Sainte Vierge de préserver les pupilles de tout péché mortel pendant la journée ». Après avoir dit la prière du matin en commun, celles-ci assistent à la messe. À 9 h ¼ elles « chantent l’offrande de leur travail à Dieu ». À 10 h, elles récitent le chapelet. À 11 h, en rentrant de récréation, « on dit un “Je vous salue” ». À midi, c’est la récitation de l’Angélus. Sur le modèle de ce qui se pratique dans les écoles confessionnelles de l’époque, « à 2 h on recommence le travail par un “Je vous salue Marie” ». À 3 h, durant une demi-heure, c’est le temps de la lecture spirituelle. À 5 h, après la récréation, les filles se remettent au travail en commençant de nouveau par un « Je vous salue Marie ». À 7 h, on récite l’Angélus et à 9 h les filles font la prière du soir. Avant et après chaque repas, elles chantent le Benedicite et les Grâces. Dans certains établissements, la cérémonie du coucher est ponctuée par la récitation de « la préparation à la mort ». Ceci vaut pour le temps ordinaire. Le dimanche, il y a la messe et les vêpres. L’année liturgique comprend des temps intenses. Le carême invite à certains sacrifices ou petites mortifications et à du travail supplémentaire pour des bonnes œuvres, dans un esprit de pénitence. Si la rigueur est moindre que les « tâches » d’autrefois, les occasions de sacrifices et de souffrances pour accroître ses mérites et laver ses péchés restent présentes. Dans ses règles pratiques, la fondatrice a pris soin de rappeler à ses sœurs que « laisser souffrir » les pensionnaires n’aide pas à leur « conversion ». Chaque année, il y a la « retraite » durant laquelle les filles reçoivent une instruction religieuse plus poussée. Par exemple, à Angoulême, ce sont six jours qui sont dédiés au silence. Ce sont alors trois sermons par jour et au lieu de prendre leur récréation, les pensionnaires sont invitées à lire et à prier. Ce temps est mis à profit pour prendre de bonnes résolutions. Les colonies de vacances n’échappent pas à l’ambiance religieuse. Mais des supérieures peuvent être rappelées à l’ordre par les inspections de l’Éducation surveillée lorsqu’elles confondent trop loisirs et temps mis à profit pour christianiser toujours plus profondément les âmes qui leur sont confiées.

4La place de la religion est indissociable de la perception du « problème » des filles, alors que l’écart se creuse avec la société. Le Bon-Pasteur se remet en question lorsque, après enquête auprès des anciennes pensionnaires, beaucoup de réponses signalent des arrêts de toute pratique à la sortie, ce qui indique bien une absence d’adhésion de la part des filles. Dès le milieu des années 1950, la supérieure générale invite à opérer des changements. Contrairement à l’office dominical, la messe quotidienne n’est plus obligatoire. L’idée est de diminuer les pratiques mais d’y apporter plus de conviction. Un important travail pour actualiser la catéchèse et ses méthodes est accompli. Le monastère enveloppe les filles d’une chape protectrice. Certaines se conforment à la discipline religieuse, ce dont attestent les conversions de madeleines ou d’auxiliaires, lesquelles peuvent aussi être interprétées comme la conséquence d’une culture de la peur du monde extérieur distillé par l’institution. D’ailleurs, la décrue des vocations est patente avec le temps. Dans ce monde de femmes, l’aumônier tient un rôle non négligeable, son conseil ou son autorité sont régulièrement sollicités. Des critiques percent lors des inspections lorsque celui-ci est trop âgé, ou s’il ne maîtrise pas les enjeux de l’action éducative.

5Au sein des Bon-Pasteur, l’élément religieux est conçu comme un puissant moyen de rééducation, conçue comme la correction d’une faute morale. Il est sans cesse rappelé aux filles que « Dieu les voit », que le travail est une « offrande », que la vie sur terre n’est qu’une étape et qu’il importe de préparer son salut. Les communions et quelques fois le mariage des filles dans la chapelle du lieu sont célébrées en exemple. À Angers, la prière dans la chambre de la fondatrice est une ultime récompense comme ce fut le cas pour une pensionnaire du home de semi-liberté qui obtint ainsi la « conversion » de son fiancé. Ce temps religieux est doublé par l’ambiance des lieux, le rythme des fêtes religieuses, l’autorité de l’habit. L’ordre religieux se retrouve dans l’organisation des groupes : sous l’autorité des mères, l’auxiliaire est censée être un modèle pour ses compagnes. Peuvent parfois exister des rubans qui distinguent une petite élite parmi lesquelles les « enfants de Marie ». La religion est présentée comme une discipline mais aussi comme une protection ; elle organise une hiérarchie extrêmement précise pour l’ensemble des femmes recluses, religieuses comme pensionnaires.

6La tentation est forte pour les religieuses d’appliquer aux filles la rigueur dans la foi qu’elles s’imposent elles-mêmes. La supérieure générale les rappelle à l’ordre : il est recommandé de ne pas demander des rosaires et de se contenter de simples chapelets, mais aussi de limiter le travail offert par les filles pour l’accomplissement de tel vœu et qui occupe bien des récréations ou des veillées. Le vocabulaire doit s’adapter à celui d’une œuvre d’éducation ; ainsi, les punitions ne devraient plus être appelées des pénitences. Il est également rappelé que la coutume de tenir un cahier des « sacrifices » accomplis pour son salut ou celui de proches n’a pas à être diffusée chez les filles. Seule une élite, en particulier les auxiliaires, aurait les capacités de se livrer à cet exercice.

7Le décalage est grandissant avec l’environnement des filles. L’incompréhension est forte alors que beaucoup vivent leur enfermement comme une grande injustice. Comment faire passer le message religieux ? Il y a là un thème de réflexion qui apparaît tôt chez les sœurs ; dès le milieu des années 1950 la question fait débat. Des recherches sont engagées pour prendre en compte des recherches catéchétiques et tenter de faire davantage participer les filles à l’enseignement. L’accueil de groupes de jeunes de l’Action catholique dans l’enclos du couvent mais aussi les expériences de jeunes religieuses passées par des mouvements de jeunesse sont des ouvertures qui ont pu être saisies pour engager une réflexion sur la religion des adolescentes. Cependant, les évolutions sont lentes ; la logique du collectif rend quasi impossible une relation plus étroite que certaines religieuses souhaiteraient adapter au petit groupe. La distance est maximale : c’est encore l’époque où la mère s’adresse aux pupilles dans la grande classe par l’intermédiaire d’un micro. Dans bien des établissements, la configuration des lieux, austères et sans intimité, obère le changement. À Angers, la timide réforme des équipes à partir de 1948 permet de rapprocher les jeunes d’une parole plus individuelle ou d’une dynamique de groupe.

La rééducation par le travail

8Depuis Marie-Euphrasie Pelletier et dans bien des lieux répondant au modèle de l’ouvroir, Le travail est sacralisé et constitue le grand moyen de discipline et de rééducation. Pour autant, la mise au travail des jeunes au Bon-Pasteur n’a longtemps pas signifié formation professionnelle. Il s’agissait d’occuper les mains et les esprits, mais aussi de fournir un « travail de rapport » finançant la congrégation. Avec le développement de l’instruction publique mais surtout la réforme de l’enseignement professionnel au lendemain de la Grande Guerre instituant des cours professionnels obligatoires « pour tous les jeunes gens et filles de moins de 18 ans, qui sont employés dans le commerce et l’industrie2 », la position de la congrégation devient de moins en moins tenable. Aussi, la formation est évoquée lors du chapitre général de 1931, mais il faut attendre la guerre et l’immédiat après-guerre pour penser celle-ci sur la base d’un enseignement de type scolaire. Les changements sont progressifs dans les années 1940 et 1950.

9La tradition de l’ouvroir n’est pas rompue : le temps doit être occupé, car l’oisiveté est la source du mal. Le travail est une nécessité, une ascèse, une école de volonté, la source du « reclassement social », dans une perspective héritée du xix^e siècle3. La mémoire reste forte de l’époque très récente où le travail de rapport était la principale ressource de l’œuvre charitable. Dans l’esprit des religieuses demeure la nécessité de préparer les filles à une vie jugée digne, à une vie de labeur et de soumission, et de faire accepter cette vie à côté du monde jusqu’à l’âge avancé d’une majorité alors placée à 21 ans. L’orientation professionnelle est souvent sommaire : moins de 10 % des pensionnaires passent par un Centre d’observation dans lequel elles sont soumises à une batterie de tests servant à révéler une éventuelle prédisposition. Pour la plupart, les choses sont plus informelles : elles sont versées dans une équipe ou mises quelque temps dans un emploi de lingère, placées alors sous le regard plus assidu et personnel d’une religieuse qui aidera à déterminer les capacités de la mineure. Ce sont parfois des tests comme le test de Piokowski qui se présente comme un enfilage de rondelles. Il est censé déceler les qualités intellectuelles de compréhension du travail demandé ainsi que la vivacité d’esprit ; également les qualités physiques : agilité des doigts et rapidité d’exécution4.

10Le travail se fait en « classe », désignation trompeuse qui désigne en réalité un atelier où près d’une centaine de jeunes filles s’adonnent à leur labeur. En 1946, à Pau, l’espace est décrit comme plaisant par l’inspectrice car il a la chance de disposer de fenêtres sur deux côtés. Il est décoré des armes des corporations dont les métiers sont appris5. Ailleurs, l’endroit peut être plus sinistre : la lumière manque, l’entassement est important, et parfois une seule salle sert de réfectoire et d’ouvroir. Le temps de travail est entrecoupé de récréations dans des cours fermées ou plus ouvertes selon la disposition des bâtiments des communautés. À Pau, établissement présenté comme un modèle, les jeunes filles pratiquent le jeu ou des danses populaires, elles disposent de ballons et de cordes. Dans d’autres lieux, elles tournent en rond ou attendent de pouvoir aller aux toilettes. Au lendemain de la guerre, les pupilles se déplacent en « pantoufles » ou en « sabots », les chaussures sont réservées pour des sorties encore rarement hebdomadaires. Pour de nombreuses jeunes filles, le couvent est synonyme de travail monotone et silencieux, même si les prières et les chants veulent donner un élan. La journée est de huit heures auxquelles s’ajoutent des tâches accomplies pendant la veillée pour améliorer le pécule ou combattre l’ennui tout en se « rachetant de ses péchés ». La cadence est importante ; les autorités de tutelle y poussent puisque l’objectif est de préparer ces filles à une vie de labeur bien rude à l’extérieur.

11Dans les années 1940, le travail est souvent traditionnel, avec une place importante accordée aux activités jugées féminines, dont la couture. Les pensionnaires sont penchées sur leur ouvrage, réalisant des travaux d’aiguille, de broderie : « jours ordinaires » ou des « jours Venise », avec un métrage à réaliser dans un temps imparti ; quatre heures pour un mètre, deux mètres par jour avec chacune un casier où déposer un travail réputé dans la région pour orner le linge qui se retrouvera dans bien de trousseaux et de maisons bourgeoises. Le travail sur mannequin, dit « prêt à porter » ou « confection », remplace progressivement le travail sur mesure. Il s’effectue en lien direct avec des ateliers de la ville d’implantation qui fournissent les directives et le travail. Un chef d’atelier peut venir apporter ses conseils et faire les vérifications sur place. Les spécialisations sont diverses : confection pour enfants, pour dames, pour hommes, draps ordinaires ou ornés. Ces travaux sont aussi industriels, avec les « piqurières » de Loos dont la tâche est de corriger les défauts d’une pièce de tissu défilant sur de lourds rouleaux, en liaison avec les grosses fabriques de lainage de Roubaix. Le tout se fait sous la surveillance de quelques religieuses mais aussi d’une contremaîtresse de l’usine qui vient former les apprentis et vérifier le travail. Comme pour l’épluchage qui concerne des vérifications plus grossières de tissus bruts, la station debout est constamment requise. Quelques établissements investissent dans des machines ou tentent de s’adapter à de nouveaux marchés. Le coût peut être important. L’idée est également de développer une formation théorique et pratique, alors que l’époque est à la certification de la formation professionnelle des apprentis par un diplôme. En 1945, les accords Parodi-Croizat favorisent la prise en compte de la formation et des diplômes dans les salaires et les carrières6. C’est l’essor des centres d’apprentissage et d’un investissement important pour décrocher le certificat d’aptitude professionnelle, le CAP, même si, on le verra, seule une faible minorité l’obtient.

12La blanchisserie est une spécialisation importante des maisons du Bon-Pasteur. Sur le plan de la formation, elle débouche sur la préparation de divers certificats d’aptitude professionnelle (CAP) : de repassage, de buanderie. La maison de Charenton s’est spécialisée dans le repassage industriel ; des cours théoriques se font en relation avec le syndicat de la profession. La blanchisserie est aussi une activité de rapport et les établissements ont des marchés conséquents avec les hôtels de la région, des particuliers ou des institutions. Après avoir blanchi le linge des Allemands, le Bon-Pasteur lave les caleçons des troupes de l’armée américaine, mais aussi des casernes militaires de l’armée française. L’activité est pénible lorsqu’il faut manier les gros rouleaux pour essorer les draps, manier les machines industrielles en évitant les brûlures ou que l’air est saturé d’humidité, avant que des aménagements ne viennent améliorer les conditions de travail des pensionnaires et des anciennes.

13Des activités plus particulières voient le jour, qu’il s’agisse de répondre à un marché local, ou que l’initiative vienne d’une religieuse particulièrement entreprenante. Ainsi, Pau a développé une activité prestigieuse autour de l’imprimerie et de la reliure. Une salle est réservée à la composition à la main ; une à la machine. Des presses servent au tirage de journaux. Une religieuse dirige l’atelier d’imprimerie. Les cours sont donnés par un professeur de la ville, qui travaille en liaison avec la célèbre École Estienne de Paris. Le Bon-Pasteur prépare ainsi au CAP de compositeur typographe et d’imprimeur ainsi qu’au CAP de reliure. La qualité de cette formation déterminera l’envoi de jeunes jugées « douées » dans l’établissement de Pau. À Cannes, à côté des activités traditionnelles, en lien avec la proximité de Vallauris, l’établissement travaille la céramique par modelage ou par moulage. Dans les années 1950, alors que la pression est forte pour tenir davantage compte du marché, des Bon-Pasteur se lancent dans l’industrie du plastique. Comme à Dôle, où on fabrique des fleurs en plastiques7. C’est également le développement des activités de cartonnage. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’activités peu qualifiantes, que l’on réserve aux jeunes jugées peu aptes.

14Les métiers de l’agriculture ne sont pas négligés ; selon la configuration des lieux, des terres disponibles, leur part est différente. La critique est parfois sous-jacente, dans les rapports d’inspection mais aussi lors des visites canoniques, lorsque l’impératif de formation et de réinsertion oblige à tenir compte de l’origine urbaine de la majorité des jeunes, et de la nécessité de convertir des espaces dédiés au potager en terrains de jeu pour le loisir des pensionnaires. Ces activités ont rendu d’importants services pendant la guerre et ses suites. L’argent est encore rare et la pression est forte pour développer des activités d’autoconsommation et pour épargner les finances des maisons. L’idée est également d’avoir des activités pour jeunes ne supportant pas de rester sur leur chaise. Le grand air est alors une solution, surtout pendant la belle saison. Les propriétés peuvent être vastes, et certaines sont de véritables fermes dans lesquelles les religieuses font travailler les filles.

15Les tâches ménagères sont une autre des grandes activités imposées aux pensionnaires. Pour les religieuses, la formation ménagère, comme les activités d’aiguille sont conformes à l’idéal de la femme au foyer, et répondent à une conception répandue de la nature féminine. L’idée est d’attacher la future mère à sa maison, de lui permettre de tenir convenablement son intérieur ou de développer quelques activités de rapport sans travailler à l’extérieur. Les qualités attendues sont aussi celles qui conviennent au genre féminin, qui a une place particulière dans « le dessein de Dieu ». L’ordre et la propreté sont des valeurs dotées d’une grande puissance de redressement des natures féminines jugées déviantes. Des observateurs ont noté la place qui leur est accordée jusqu’à l’obsession, dans un contexte où ces tâches sont encore très lourdes pour les femmes, le travail s’effectuant encore complètement à la force des bras. Leur pénibilité est renforcée par la grande dimension des locaux et l’exigence des religieuses. À leurs yeux, l’ordre extérieur participe à l’ordre moral et à cette volonté de combattre tout temps mort susceptible de laisser les âmes vagabonder vers leurs « méchants penchants ». Les filles sont employées aux nombreuses corvées qui permettent à une collectivité de plusieurs centaines de personnes de vivre dans des lieux dédiés à la rectitude des comportements. Les tâches sont donc pratiques, voire punitives. Elles ne prennent l’aspect d’une formation que lorsqu’une « école ménagère » est aménagée dans les lieux ce qui n’est pas la norme. En effet, leur construction, dans certaines maisons, est un investissement important de la période. La formation, éventuellement sanctionnée par un CAP d’« arts ménagers », comporte des heures de cuisine, de couture, de raccommodage… Des enseignantes sont alors engagées ou des religieuses vont se former pour apprendre aux jeunes les rudiments de la puériculture, comment gérer ses comptes ou bien « préparer des restes ». La fierté est là lorsque l’une d’entre elles gagne le prix départemental de la « fée du logis ». Des établissements se trouvent dans des régions dépourvues de travail industriel rémunérateur pour les femmes. La faiblesse des salaires féminins ne permet pas toujours de faire face à un loyer, et le devenir de beaucoup est dans la tâche d’employée de maison où elles sont logées. Cette prédestination est entretenue par des religieuses, qui font office d’agence de recrutement pour de « bonnes maisons » qui sauront surveiller ces filles et les détourner d’aventures jugées risquées. Ces représentations de l’emploi de « bonne à tout faire » qui conviendrait bien aux filles de justice expliquent une orientation de la formation par bien des points traditionnelle, ceci en contradiction avec les rêves que peuvent nourrir bien des adolescentes à l’orée de la société de consommation.

16Une pression s’exerce pour former les filles considérées comme les plus capables aux métiers tertiaires. L’idée se formalise après la guerre, avec des premiers CAP de sténodactylo ou de comptabilité. La chronologie grenobloise est assez exemplaire de ce que nombre de Bon-Pasteur ont expérimenté. En 1944, l’établissement propose des cours d’enseignement ménager. Trois ans plus tard, les filles ont des cours professionnels en couture. En 1954, certaines ont la possibilité de suivre des cours commerciaux8. Angers a été pionnier avec des cours d’enseignement ménager dès 1941 et des cours de sténodactylo et comptabilité commerciale à partir de 1946. Rapidement, des enseignantes sont engagées. Il y a là une vraie émulation et un moyen de tenir les filles alors que bien d’autres formations, comme la blanchisserie, sont décriées et font l’objet d’une exploitation de moins en moins supportée. Pour les jeunes, acquérir ce type de formation donne du sens à ce temps passé entre les murs. Il y a de belles réussites, mais qui n’ont concerné qu’une minorité de jeunes filles. Elles sont néanmoins des exemples pour les autres, d’autant qu’un marché du travail les attend.

17L’Éducation surveillée est très attentive aux efforts faits par les maisons pour proposer un choix varié de formations dans un espace géographique donné et selon le principe d’une régionalisation de l’offre. Si l’idéal n’est pas perdu de vue, les supérieures ont à cœur de faire remonter leurs difficultés ; dans bien des cas, la formation est jugée inadaptée au public reçu. Pour préparer un CAP, il faut le certificat d’études primaires (CEP), or seules 10 % des filles sont en sa possession au moment de leur admission. En 1947, à Moulins, 6 filles sur les 80 de la classe de réforme sont détentrices du fameux diplôme à leur entrée. Les religieuses mettent également en cause l’instabilité des pensionnaires, la difficulté de les mettre à un travail théorique alors qu’elles ont quitté le banc de l’école depuis plusieurs années, la durée trop courte des séjours ou les changements d’institution. Par ailleurs, les exigences théoriques de ces diplômes seraient incompatibles avec le niveau intellectuel de nombre de jeunes. Existe aussi dans leur discours un déterminisme social ancré : alors que les emplois, jugent-elles, sont souvent des emplois de bonnes ou d’ouvrières non qualifiées, à quoi leur servirait un CAP ? Enfin, la pression reste forte pour ne pas négliger les activités de rapport et ce ne sont souvent que quelques heures qui sont arrachées à un emploi du temps particulièrement réglé pour préparer les formations qualifiantes. Il faut alors à des filles une volonté de fer pour mener à bien certains projets, face à un investissement parfois insuffisant des établissements dans les formations. Lors de la grande enquête de 1945-1946, des supérieures demandent à l’Éducation surveillée des formations plus adaptées aux caractéristiques de leur population, et libellées par l’administration.

18Avant le milieu des années 1950, peu de solutions alternatives sont proposées. Des établissements fournissent un important effort pour s’équiper en machines, embaucher des formatrices techniques, et se font ainsi reconnaître comme centres techniques privés préparant au CAP, reconnus au titre de la loi du 21 février 1949 portant sur les centres d’apprentissage, par lesquels on accède au statut d’ouvrier qualifié. Cela leur donne des moyens humains et financiers supplémentaires. Mais l’investissement est inégal, en dépit de la pression des tutelles et de la congrégation. C’est encore le regard porté sur le travail au féminin qui justifie la stagnation, lorsque l’idéal est celui de la mère au foyer et de la bonne chrétienne.

19Après-guerre, la volonté d’inscrire l’école dans le quotidien des jeunes filles passe par l’aménagement de salles de cours, l’achat de matériels pédagogiques et l’embauche d’un personnel éducatif qui a longtemps exercé également des tâches administratives. Pour les filles d’âge scolaire, l’obligation légale est respectée dans ou hors les murs, certaines fréquentant les écoles de la ville. Pour les autres, l’ambition est de proposer un complément de scolarité : soit qu’il s’agisse de décrocher le CEP, soit qu’il faille faire du rattrapage ou de l’enseignement à des illettrées. La pratique ne concerne qu’une minorité de pupilles dans les établissements. À Metz, en 1947, sur 136 mineures, seules 6 filles suivent le cours de trois heures par jour de CEP et 6 autres celui pour illettrées. Et l’inspectrice de noter : « Et c’est tout9 ». À Moulins, l’inspecteur Michard relève une plus grande incurie puisqu’il note, en 1946, que les grandes n’ont que trois heures d’enseignement général par semaine10. L’homme de la laïque relève les connaissances insuffisantes des institutrices qui parfois ignorent l’« abc », et s’étonne de l’état de vétusté du matériel pédagogique. À Angers, à cette époque, les cours des plus de quatorze ans ont lieu le soir de 17 h à 19 h. L’attention est-elle soutenue à cette heure tardive ? Certaines filles viennent avec leur tricot.

20La scolarisation peut engendrer une source d’incompréhension avec des mineures qui ont quitté l’école depuis longtemps et y sont rétives, mais aussi vis-à-vis de certaines nourrissant l’espoir de reprendre une scolarité trop tôt interrompue pour travailler et qui déchantent face à une offre pédagogique trop faible. En effet, les niveaux scolaires des jeunes sont très hétérogènes. Un nombre non négligeable de filles est analphabète, soit qu’elles aient peu fréquenté l’école, soit qu’elles aient oublié. L’école prend alors l’aspect de cours d’alphabétisation et de rattrapage. Dans certains établissements, des classes de niveau sont instituées. L’étape qui retient toutes les attentions de la direction est celle du certificat d’études primaires. Des institutrices laïques sont embauchées, malgré tout, les pédagogies sont souvent traditionnelles et excessivement autoritaires, ce que déplore l’inspection.

21Quelques tentatives sont faites d’un enseignement plus adapté pour des jeunes dont l’attention n’est pas forcément soutenue ou qui ont passé l’âge de recevoir un enseignement magistral. Une réflexion est menée par la congrégation, qui donne lieu à des expérimentations locales. Des établissements pratiquent un enseignement par fiches dans les cours commerciaux, les jeunes filles avancent à leur rythme et s’autocorrigent tout en se donnant des objectifs de progression. Dans l’enseignement général, des consignes sont données pour se rapprocher d’un enseignement pratique s’inspirant d’Ovide Decroly (1871-1932), médecin, pédagogue et maître de l’Éducation nouvelle. L’ouvrage de référence est celui de Suzanne-Marie Durand, Éducation féminine11. Celle-ci préconise un « enseignement synthétique et concentrique. Les thèmes à partir desquels aborder les différentes disciplines sont la personne humaine ; la personne en devenir : l’enfant, l’adolescente, la femme ; la maison et la famille ; la cité, la région ; le travail ; la France ; le monde, l’univers12 ». Des objectifs sont posés : combattre l’apathie des élèves mais aussi susciter une culture du « respect de soi-même ». Dans la page pédagogique du Bulletin du Bon-Pasteur, une enseignante expose la réalisation d’un travail de classe, vraie leçon d’autonomie pour des jeunes associant différentes disciplines puisqu’il est demandé aux élèves d’organiser un voyage par le train dans une région déterminée. Sans quitter le couvent, les jeunes calculent les coûts, font de l’histoire et de la géographie.

22L’histoire de la formation au Bon-Pasteur est indissociable de l’histoire du travail féminin avec, en plus, le poids des traditions, lorsque le pouvoir est dans les mains de religieuses ancrées dans leurs habitudes et leurs représentations idéologiques. Il n’empêche, la période de la guerre et de l’après-guerre marque une césure. Les activités de rapport ne disparaissent pas, mais elles n’ont plus cette place centrale qui était la leur dans les temps plus anciens. Est-ce à dire qu’il faut les négliger ? « Non », répond l’Éducation surveillée, car le couvent est là pour donner des habitudes de travail et une pression s’exerce pour qu’une certaine cadence soit atteinte alors qu’une majorité des filles de la section de rééducation a plus de 16 ans et que la société leur demande de participer à leur prise en charge, au dedans comme au dehors.

Dresser les corps féminins

23Les établissements du Bon-Pasteur ne sont pas des maisons d’éducation ordinaires. Pour autant, elles n’ont pas vocation à être des prisons. Y a-t-il un espace éducatif pour des lieux qui retiennent des jeunes contre leur volonté et durant une période non déterminée pouvant aller jusqu’à la majorité ? L’internat de rééducation est la solution que la société envisage pour les jeunes auteurs d’illégalités ou dont le comportement déroge à la norme. La congrégation accueille différents publics pour lesquels la discipline peut être différente. Il y a la section de « préservation » où se retrouvent les plus jeunes et celles que l’on désigne comme des « cas sociaux », parfois des « caractérielles », selon l’étiologie de l’époque. Il y a la section de « rééducation » pour les filles plus âgées ou jugées plus « perverties » ou « averties ». À l’exception de certains cours de formation, les deux sections ne se fréquentent pas, tant on craint la contagion. L’envoi d’une préservée en rééducation est une sanction redoutée. Les « grandes » se considèrent comme des dures. Le système est d’ailleurs accusé par l’inspection de l’Éducation surveillée d’entretenir des cultures déviantes plus que de les corriger. Aussi, en 1948, le Bon-Pasteur d’Arras a renoncé à cette partition ; l’établissement a développé un système graduel via une classification au mérite avec un certain nombre d’avantages associés au changement de section. C’est ainsi qu’une jeune passe du dortoir classique au box et du box à la chambre individuelle. Mais cet ordonnancement des populations selon le comportement reste marginal ; ailleurs, la division préservation-rééducation demeure le grand principe d’organisation des « classes » jusque dans les années 1960.

24Le vécu de la discipline n’est pas le même selon que l’on est une « grande » (parfois encore désignées comme des « pénitentes ») ou une « préservée ». La rigueur est différente même si certains principes sont identiques. Le tout est dominé par l’impératif de la règle de la congrégation, qu’il s’agisse des « règles pratiques » pour la direction des classes complétées par les « constitutions » et les coutumes propres à la congrégation ou du « code de conduite » ou règlements que doivent intégrer les pensionnaires et qui leur est enseigné par les plus anciennes. Un idéal est posé : l’amour, la paix, la tranquillité, dont on juge qu’il n’est réalisable que si l’ordre règne. La fermeté est attendue du rapport qui régit les relations des unes et des autres, dans une organisation contrainte par les grands groupes. Dans un monde où, pour les religieuses, la clôture est stricte, plusieurs caractéristiques ont marqué les esprits.

25Le silence est l’un d’eux, et son non-respect est à l’origine de nombreuses sanctions. Indissociable de l’ordre à établir, il est l’adjuvant indispensable d’une « vie calme et régulière » dont la direction vante le caractère « sédatif ». Le silence est particulièrement rigoureux du lever (qui a généralement lieu à 6 h, parfois 6 h ½ du matin) au commencement du travail dans les ateliers vers 9 h, mais aussi le soir avant le coucher, de 19 h à 21 h. Les religieuses distinguent le « grand silence » et le « petit silence ». Des mots peuvent être murmurés pendant les tâches pour leur bonne exécution. Des chants religieux et parfois profanes sont autorisés. Dans les années 1950, une monitrice d’atelier viendra avec sa radio, mais ce comportement est alors relevé comme inhabituel. Dans la règle conventuelle, le silence est d’abord conçu comme un moyen de « s’unir à Dieu ». Plus prosaïquement, il participe au maniement des grands groupes. Ce sont près d’une centaine de filles qui se retrouvent à la classe ou au réfectoire. Les dortoirs abritent souvent trente à soixante lits. À Angers, le dortoir de la grande classe est divisé en trois par des cloisons vitrées qui doivent faciliter la surveillance. Le silence est une marque de l’autorité des religieuses sur les filles, qui se doivent de réfléchir à leurs péchés afin d’être préservées des dangers du monde. Mère Marie de Sainte Ursula a laissé le souvenir d’une femme particulièrement intraitable sur la question.

26Le silence s’accompagne de surveillance. Les principes de Marie-Euphrasie sont rappelés avec force tout au long du noviciat et par la lecture assidue de ses règles pratiques : la grande affaire n’est pas de punir mais de surveiller pour prévoir les fautes. Le même enseignement précise que la punition est le pire moyen à employer pour empêcher le mal. Il ne faut en user qu’à défaut de tout autre13. Mais de la théorie pédagogique à la pratique disciplinaire, un gouffre s’ouvre. Les filles de la « grande classe » sont hautement suspectes. Elles sont facilement décrites comme atteintes d’une « maladie morale » qui affecte « tantôt le caractère, tantôt les mœurs14 ». Le climat est à la défiance malgré l’optimisme prôné par la fondatrice. Dès l’admission, la surveillance est de mise. Par manque d’information et parce que les stéréotypes sont forts à l’égard des « mauvaises filles », les jeunes orientées vers un Bon-Pasteur sont considérées comme des coupables alors que bien des trajectoires sont accidentelles. La suspicion porte en particulier sur le comportement sexuel des mineures. L’idéal est toujours à la virginité des filles, et les familles craignent l’accident qui pourrait signaler le déshonneur ou donner lieu à une naissance non attendue à une période où la contraception est interdite et peu efficace. Chaque jeune fille fait ainsi l’objet d’un examen gynécologique, quel que soit le motif de son internement. Il est réalisé à son arrivée et en cas de retour après une fugue, sans aucune forme d’explication auprès de jeunes découvrant, le plus souvent, cet acte médical. Cette intrusion dans leur intimité est mal vécue. Qui plus est, le résultat de l’examen est un élément discriminant pour être versée dans la section des « grandes », jugées « corrompues » car non vierges. Il sert également à relever les maladies telle la syphilis qui ne sont pas exceptionnelles parmi les mineures reçues, et font l’objet d’un traitement médical et d’une surveillance renforcée15. Comme le prouvent les témoignages recueillis dans l’ouvrage de Michèle Marie Bodin Bougelot, Enfance volée. Le Bon-Pasteur nous y étions16, le moment a pu être un véritable traumatisme.

27La surveillance est de tous les instants. Elle a comme symbole le trousseau de clé de l’auxiliaire, puisque les portes sont fermées pour garder le « troupeau » à la vue des surveillantes. Dans l’idéal, elle doit être continuelle et invisible à la fois. Dans les années 1940, elle se matérialise encore par des grilles au parloir et à la chapelle. À Dôle, des consignes sont données pour les élargir, mais il est jugé trop dangereux de les supprimer. Comme dans les autres établissements de la communauté, l’église est en forme de croix. Au cœur il y a l’autel. À droite et à gauche, les chapelles des mineures. Face à l’autel, celle de la communauté. Derrière et du seul côté où il n’y a pas de grille, une chapelle extérieure est ouverte au public et donne sur la route. La supérieure ne veut donc pas retirer les grilles par crainte de tenter les filles qui savent cette dernière porte ouverte17.

28Dans la classe, une religieuse, généralement la seconde maîtresse, est sur une estrade, et c’est par un micro qu’elle s’adresse à celles qu’elle doit rééduquer et surveiller. Au bout des tables immenses qui occupent la classe, il y a les chefs d’équipe ou des religieuses chargées des emplois. La surveillance se poursuit pendant le temps des récréations. L’espace est souvent limité à une cour malgré les critiques de l’inspection qui aimerait voir de plus grands espaces mis à la disposition des pensionnaires. Le Puy est un de ces établissements au cadre rébarbatif, là où d’autres offrent de l’espace et des terrains de jeu. En 1950, les filles ont toujours des robes noires et des bas noirs. La cour est très fermée. Quelques filles jouent à la corde18. Elles sont exceptionnellement autorisées à aller jouer dans le jardin. Durant les détentes, une règle commune veut que les filles n’aient pas le droit de se regrouper à plus de trois ; au-delà, on craint la sédition.

29La discipline passe aussi par un rapport singulier à l’hygiène, fait d’injonctions mais aussi de négligences. Dans bien des lieux, les toilettes, auxquelles on accède dans la cour sur les temps de récréation, sont insalubres et pas assez nombreuses, malgré des travaux. Dans l’établissement de Saint Yrieix, en 1947, l’inspectrice note les insuffisances en matière d’hygiène. Son exigence porte sur un changement des draps tous les mois et pas tous les deux mois. Elle relève que la toilette intime est obligatoire mais que l’insuffisance des locaux a pour conséquence des débarbouillages le matin et le soir un coucher qui s’éternise une heure durant pour un résultat aléatoire. Le bain de pieds se fait le samedi et, dans une France où les familles sont minoritaires à disposer d’une salle de bains, la douche est pratiquée toutes les deux ou trois semaines19. À Dôle, en 1946, les mineures ont à leur disposition une cuvette et un vase de nuit. Le soir, la toilette se fait à l’eau froide. L’institution a prévu un bain de pieds chaud chaque semaine et un bain complet tous les trois mois, ce qui est un cas extrême. Des établissements évoquent le manque de bois pour chauffer l’eau. En l’absence d’éducation sexuelle, même informelle telle qu’elle se pratique en famille, la question de l’hygiène intime est délicate : au moment de la puberté, les filles reçoivent quelques linges sans plus d’explication. Au Bon-Pasteur de Lille, un gros tuyau aboutit au sous-sol dans un bac plein de désinfectant20. Dans l’établissement charentais, ce sont les filles qui s’occupent de leur linge intime, dans d’autres maisons, c’est une corvée réservée aux punies. La puberté étant considérée comme honteuse, son apparition est aussi l’occasion de bander les seins des jeunes pour estomper leurs formes.

30L’arrivée de la nuit est un moment où redoubler d’efforts pour lutter contre les « anciennes habitudes ». Les jeunes se couchent les mains sur le drap, afin d’éviter la masturbation. L’auxiliaire dort au milieu d’elles. Le dortoir reste un lieu froid et neutre, aucun objet personnel n’y est toléré. Progressivement, les lits sont séparés par des cloisons à mi-hauteur (« boxes ») pour permettre à l’éducatrice d’avoir une vue générale sur son dortoir. Il est bien sûr interdit de vaquer librement entre les lieux, et les portes sont fermées. L’infirmerie est parfois un refuge, où se faire porter malade permet d’obtenir quelques heures de répit. Mais les filles vivent dans un air saturé par le soupçon. La discipline est d’autant plus mal vécue que certaines n’ont pas compris les raisons de leur enfermement et ne savent pas quand elles vont sortir, suscitant de nombreux projets d’évasion. Une image forte a marqué les esprits : celle des tessons de bouteille hérissant les murs qui ceignent les institutions. Dans les années 1950 et parfois après, c’est la ronde des chiens la nuit21. Les religieuses ont l’obsession des fugitives, qui donnent une mauvaise image de l’institution à l’extérieur et sapent l’autorité au sein des pensionnaires. La crainte est particulièrement vive lors des occasions de sorties, qu’il s’agisse des rendez-vous à l’hôpital, des audiences du tribunal ou bien encore lors des promenades et des vacances.

31Le courrier est contrôlé, qu’il soit reçu ou écrit, alors que le milieu familial est toujours perçu comme une menace. Sous la pression de l’inspection de l’Éducation surveillée, on organise les visites familiales, mensuelles dans le meilleur des cas. Elles ont lieu au parloir, dans un cadre qui rappelle la prison. Dans quelques institutions, comme à Dôle en 1947, on supprime les grilles et certaines familles sont autorisées à se promener dans les jardins du monastère. Dans quelques rares cas, une permission de sortie est accordée. À l’exception d’événements bien précis comme un enterrement ou un mariage, les retours en famille sont rarissimes. Ils sont jugés « préjudiciables » à la mineure. Les vacances se passent sous la surveillance de l’institution, dans ou hors les murs.

32Les maîtresses et monitrices d’atelier sont à la tête d’un système de surveillance généralisé. Les filles notent leur propre conduite, leur travail, et de ces notes dépend une partie du pécule au mérite qu’elles reçoivent22. Les filles se surveillent entre elles ; les plus jeunes sont sous l’autorité d’une aînée, les « petites mères », gardiennes des règles, dites ou non dites. Comme dans les établissements pénitentiaires, ce peut être le règne du caïdat dont sont victimes les plus faibles : obligation de donner son dessert, de faire le lit d’une compagne, autant de bénéfices informels qui fondent une hiérarchie à partir de laquelle batailler pour son honneur. Lorsque des équipes sont créées, les filles sont placées sous l’autorité d’une cheffe et d’une sous-cheffe. La discipline passe par des récompenses et des sanctions qui visent le plus souvent à retirer des privilèges. Derrière le groupe, il y a une hiérarchie, et la répartition dans les emplois détermine des frontières. Un mauvais comportement peut faire perdre la place acquise et les petits profits qui peuvent y être associés.

33Le principal moyen de pression tient à l’établissement du pécule. Celui-ci se compose d’une épargne et d’un argent de poche. La somme est conditionnée par le rendement du travail effectué mais également par le comportement. L’argent est pris sur le prix de journée. Le montant est un point régulièrement soulevé par les inspecteurs qui vérifient le nombre de comptes d’épargne créés pour les jeunes. Les règles ne sont pas homogènes, et la rigueur dans sa distribution participe au sentiment d’injustice. À sa sortie, la pupille doit pouvoir bénéficier de cette épargne ainsi que d’un trousseau. Mais les situations sont variées : les maisons n’accordent un pécule qu’après six mois de présence et une fois l’apprentissage terminé ; parfois le délai est porté à un an. L’inspection s’émeut lorsqu’aucun carnet de pécule n’est tenu. Elle s’emploie alors à donner des conseils et à prévoir des plans de rééchelonnement pour rattraper les versements qui n’ont pas eu lieu. Le trousseau est loin d’être de droit et dépend du temps de séjour passé dans l’institution. Dans chaque cas intervient le comportement, et des pénalités viennent amoindrir le montant remis à la famille si la partante est mineure. L’établissement est un lieu de rééducation, il importe donc de récompenser la jeune fille, mais il n’est pas question de la rémunérer. L’amélioration du prix de journée ainsi que la surveillance exercée par les tutelles ont un effet positif sur les sommes versées. Malgré tout, ces pécules sont souvent jugés dérisoires par les filles au regard du travail fourni, ce dont se justifient les religieuses auprès de l’inspection, en évoquant la fonction d’accueil des établissements où toutes les mineures et bien sûr les majeures, parfois handicapées, ne font pas l’objet de subsides de l’État.

34Les sanctions sont assez classiques dans l’univers de l’internat. Une sanction classique est la non-obtention ou le retrait du cordon de Marie qui distingue une élite. La mauvaise conduite peut se solder par des tâches ménagères supplémentaires ou des travaux particulièrement éprouvants, comme à Loos où, après la guerre, les punies ont la tâche de déblayer une installation détruite par les bombardements. Les corvées de propreté sont courantes, dans des maisons immenses où la « mère » place sa fierté dans la qualité des parquets cirés. Le couvent fonctionne ainsi comme un monde social très hiérarchisé où tout manquement peut faire redescendre dans les profondeurs de l’organisation du travail et des tâches subalternes.

35Les distractions et loisirs sont aussi l’objet de chantages : des visites de proches sont reportées, la promenade du dimanche est supprimée. Lorsqu’une séance de cinéma est projetée, la fille peut être envoyée au grenier. L’ennui est le grand fruit de la monotonie qui règne dans ces lieux, et la menace plane sur des moments de rupture avec les jours ordinaires comme l’organisation d’un voyage à Lourdes financé laborieusement par des heures de travail supplémentaires ou encore les colonies de vacances tant attendues car elles apportent des souvenirs auxquels se rattacher. La punie reste alors entre les murs. Une pratique courante est de retenir un certain temps le courrier. Cette mesure est particulièrement crainte par des mineures qui vivent hors de leur monde et qui sont inquiètes de la vie qui les attend dehors. C’est la lettre de la famille ou bien celle d’un amoureux ou encore de la nourrice qui garde l’enfant dont on a dû se séparer. Des années durant, le courrier est souvent le seul isthme avec le monde d’avant.

36Les instructions de la supérieure générale reviennent régulièrement sur la prohibition de tout châtiment corporel, ce qui signale à la fois un interdit mais aussi sa nécessaire réaffirmation. À la lumière des témoignages de la période et pour autant que les archives en gardent trace, ceux-ci semblent avoir été rarissimes. Mais l’interdit est parfois contourné : dans certains cas, les directions d’établissements auraient fermé les yeux sur les coups reçus par des pensionnaires après une fugue, dont les auteurs peuvent être les cheffes d’équipe ou certaines auxiliaires. Certaines inspectrices interrogent individuellement les mineures à ce sujet : la plus grande plainte des pensionnaires porte sur les humiliations. De nombreuses pratiques ont été abandonnées, comme les croix de langue sur le sol telles qu’elles se pratiquaient au refuge de Tours encore au début du siècle, mais il n’est pas simple pour des religieuses de distinguer des pratiques qu’elles s’imposent elles-mêmes pour conforter leur foi et domestiquer leur corps, de ce qu’il convient de faire avec des filles qui sont souvent vues comme « guettées par le diable ». Une ancienne pensionnaire de l’entre-deux-guerres garde le souvenir des cheveux ficelés sur deux bâtons pour symboliser les cornes du malin23. Des châtiments pouvaient entrainer la perte d’une partie de la chevelure, les jeunes insoumises étant partiellement rasées. Si le corps n’est plus marqué, il reste l’objet de flétrissures symboliques. D’autres pratiques persistent, courantes dans ces institutions collectives, comme l’humiliation des énurétiques, placées drap sur la tête au centre du dortoir24. De même pour les jeunes filles qui ont sali leur culotte, cette dernière étant portée sur la tête. Les cas ne sont pas rares, et des pensionnaires ont passé des nuits blanches, par crainte d’affronter les quolibets de leurs camarades, à tenter de se retenir.

37Les humiliations sont parfois plus triviales lorsque le personnel s’en prend aux origines des mineures ou au motif de leur présence dans un établissement de rééducation. Certaines auxiliaires, mais aussi des monitrices laïques, auraient pris un malin plaisir à appeler les filles par leur matricule. Cette dépersonnalisation revêt une dimension particulière dans des lieux qui ont l’ambition de se démarquer des prisons et dans une période où la mémoire des camps de concentration est encore vive. À leur admission, certains prénoms sont changés, une pratique généralisée jusque dans les années 1950. Officiellement, il ne s’agit plus tant de rompre avec le passé que de ne pas confondre deux filles qui auraient le même prénom ; il n’empêche, la pratique n’est pas toujours bien vécue et symbolise la toute-puissance de l’institution. La règle de la congrégation est de respecter la confidentialité des informations qui se trouvent dans les dossiers ; elle est aussi de recouvrir des histoires traumatisantes : seule la supérieure, voire parfois la première maîtresse, est informée de l’histoire de la fille. Mais le secret n’est pas toujours préservé : à une jeune fille qui vient de l’assistance, des surveillantes peuvent moquer ses origines. De manière générale, la conviction est forte d’avoir à faire à des « êtres impurs » et la croyance de bien des religieuses est que le mal existe et qu’il faut le combattre, et, ce faisant, le nommer.

38La sanction concerne tout particulièrement des filles qui ont fugué. Dans l’établissement de Loos, en 1948, on rase partiellement la tête des fugitives, elles sont revêtues de la « tenue de la punie » faite de vieux vêtements ou de toile de jute qu’elles garderont pendant le temps de leur détention à l’isolement et parfois au-delà25. Des témoignages de ce type existent pour les années 1950, comme au Bon-Pasteur de Toulon qu’a fréquenté l’ancienne télé-speakerine Denise Fabre. Pour elle et pour d’autres c’est aussi l’enfermement dans une cellule, désignée comme « cachot », mais que les documents finiront par désigner sous le vocable pudique de « chambres d’isolement ». La rigueur n’est pas la même selon les établissements : les récits classiques reviennent sur le froid et l’ennui, auxquels on ajouterait aujourd’hui le vocable de privation sensorielle. Dans un document de 1953 rédigé par une religieuse sur le Bon-Pasteur de Dôle, il est question de douches-sanctions pour calmer celles qui sont facilement perçues comme des furies et qui, pour certaines, seront renvoyées du côté de l’asile26. Plus généralement, des consignes sont données pour que la santé des mineures mises au cachot soit surveillée, pour que du travail leur soit fourni et qu’elles puissent avoir quelques échanges avec un personnel éducatif. Les inspectrices regardent le registre des punies, qui ne sont pas toujours tenus à jours, et ce sont des durées de deux ou trois semaines à l’isolement qui sont alors dénoncées, laissant entendre qu’en dessous de ce seuil, la sanction était considérée comme légitime.

39Mère Marie-Euphrasie Pelletier a appelé ses religieuses à être fermes et bienveillantes. Les paroles de la sainte sont sans cesse rappelées aux religieuses pour les inviter à voir dans les filles des âmes à protéger. Les filles doivent être accueillies et le zèle des sœurs est là pour ramener les filles jugées « égarées » vers « le Seigneur ». La rigueur est certaine car le danger est jugé grand. Pour autant, ces années ne sont pas marquées par des scandales particuliers au sujet de mauvais traitements jugés intolérables. Les tutelles ont le souci d’appuyer la mission accomplie par les religieuses dans une société qui n’est pas tendre avec la jeunesse, dans les usines et les pensionnats. La répétition d’un discours qui se veut en rupture avec des pratiques anciennes est bien le signe que les changements sont bien difficiles à obtenir. Les provinciales sont les premières à critiquer l’attitude rétrograde de certaines de leurs consœurs : une telle n’est pas jugée assez maternelle. Mais, à l’inverse, elles sont là pour épingler des faiblesses coupables. Les métaphores sont religieuses (autour du « berger »), elles sont familiales lorsqu’il est attendu des religieuses les qualités d’une « bonne mère » ferme et attentive. Le souci est que les consignes d’Angers parviennent à chaque supérieure pour qu’elle agisse en conséquence. Les religieuses sont invitées à s’instruire. Lors des retraites, des cours de psychologie leur sont données pour « sonder l’âme » des adolescentes, ces « inadaptées » qu’il importe moins de punir que de réinsérer.

40La pression est constante, alors que les temps d’enfermement sont longs. La peur peut être là lorsque, face au « troupeau » soumis, on craint la révolte. Il faut savoir et pouvoir « tenir les filles ». Parfois c’est l’explosion. Christiane Pécriaux a été toute jeune infirmière à l’établissement de Loos dans le Nord en 1948. Elle a livré, dans un récit autobiographique, ses souvenirs d’un établissement où elle a assisté à des scènes qui sont généralement tues dans les sources administratives. À travers des portraits de filles blessées par la vie, elle témoigne des solidarités entre filles, mais aussi des conflits. Les contacts peuvent être rudes entre pensionnaires ; les bagarres ne sont pas rares. Parce que l’une d’elles s’est assise lors de la séance de cinéma à côté d’une autre, une camarade lui défigure le visage à coups de griffes et la piétine jusqu’à la laisser inanimée27. Les révoltes collectives émaillent la vie de l’institution. Ce sont des draps vérifiés par les piqurières qui sont lacérés à coup de ciseaux ou des tables du réfectoire qui sont renversées. Le 21 avril de cette année 1948 est bien gravé dans la mémoire de l’infirmière. Les filles saccagent les ateliers, dans des scènes qui font penser au luddisme pratiqué par les ouvriers de la première révolution industrielle lorsque, non représentés et non protégés, ils détruisaient leur outil de travail. Les jeunes se barricadent alors dans le grenier. L’infirmière est autorisée brièvement à entrer. Le spectacle qu’elle décrit évoque les carnavals des fous du Moyen Âge, avec cette même dimension subversive et cathartique : « Elles sont toutes nues. Je les reconnais et suis surprise. Certaines sont si calmes et souriantes, si effacées d’habitude. Leurs cheveux sont ébouriffés. Elles ont trouvé du papier crépon noir et rouge, leurs lèvres sont peintes, des dessins obscènes recouvrent leur corps, un corps souvent avachi et difforme avec de gros seins flasques qui pendent sur des gros ventres. Leurs fesses et leurs cuisses paraissent énormes. » Les filles font la ronde autour de la jeune femme. « Certaines miment l’accouplement avec des soupirs et des cris suggestifs. Elles se frottent les unes contre les autres, se caressent, se masturbent. » Elles passent la nuit dans le grenier, « criant et hurlant ». À 8 heures, la supérieure, les religieuses, les oblates et le jardinier envahissent le grenier. Elles sont alors enfermées dans leur dortoir et mises au pain sec et à l’eau28.

41Dans d’autres cas, il s’agit d’un simple chahut ; entre pratiques pénitentiaires ou asilaires et ordre scolaire, les transgressions se confondent. Les forces de police sont appelées, surtout s’il y a des débordements à l’extérieur (bris d’objets divers et cris qui mettent en péril l’ordre public), mais le plus souvent les problèmes sont réglés en interne. Des filles sont envoyées vers d’autres établissements, car il s’agit d’isoler des meneuses. Certaines iront en prison ou à l’asile psychiatrique. Ces moments de révolte ne sont pas rares dans les internats et peuplent les imaginaires des filles comme des religieuses29. Pour ces dernières, la crainte de ne pas maîtriser les filles pèse sur les comportements et ralentit bien des réformes. Il est sans cesse rappelé aux éducatrices la personnalité particulière de celles qui sont derrière les murs. S’il est demandé aux religieuses « d’être des mères pour leurs filles », la hiérarchie blâme celles qui seraient trop compréhensives.

42La monotonie des jours et l’isolement par rapport aux siens sont à la source de sombres pensées, même si les inspectrices aiment à souligner les rires des jeunes filles. Le temps doit être tourné vers l’impératif de la rééducation alors que le relèvement moral est vu par les religieuses et par les tutelles comme une affaire de longue haleine. Les corps sont dressés dans le travail ou dans les multiples mouvements imposés dans la journée pour compter les filles et les faire se déplacer dans un ordre calculé à coup de cloches ou de claquoirs. La discipline emprunte à la prison, à l’école, au couvent, à l’usine. Si le travail est la grande activité à travers laquelle contenir et occuper les corps, les éducatrices ont le projet d’investir pédagogiquement les moments laissés libres par les activités de production ou les cours. Les années 1940 et 1950 sont une césure partielle dans un ordre qui n’est finalement pas immuable, ceci grâce aux loisirs.

Le simulacre des loisirs

43Les fêtes, le plus souvent religieuses, sont une rupture dans le temps monotone du monastère. La plus marquante est Noël. Paradoxalement, célébrer la « sainte famille » doit se faire loin des siens, pour les jeunes filles. Une attention toute particulière est portée à la décoration des tables et à la construction des crèches. À Angers, mère Marie de Sainte Ursula a apporté la tradition des couronnes : le rituel de la messe de minuit est respecté et, au retour, les enfants boivent du chocolat chaud et mangent de la brioche. Le lendemain, la supérieure visite les sections, et c’est la distribution des petits cadeaux. Personne n’est oublié. Dans certains établissements, on tire au sort ceux qui doivent s’offrir un cadeau et durant les semaines précédant la fête, on « bricole ».

44À cette époque, les sections ont des noms de saints. Sainte Germaine, Saint Michel… Plus importante est la fête de la première maîtresse. Les pensionnaires préparent des petits compliments ou offrent leur travail. Ce jour-là, le repas peut être amélioré. C’est l’occasion pour les enfants ou les grandes de montrer leur affection pour celle qui les protège. De petits spectacles sont préparés. Les manifestations peuvent être plus imposantes et venir compléter les célébrations organisées par la communauté lorsqu’il s’agit de fêter le jubilée des vœux d’une religieuse. Le jubilée d’or de la mère Marie de la Providence (1902-1952), religieuse décrite comme l’âme de l’abbaye de Saint-Nicolas à Angers, est un moment fort préparé par l’ensemble de la communauté et les sections des semaines durant. Les enfants et les jeunes filles font des spectacles au travers desquels sont racontées les grandes phases et rencontres de celle qui s’est donnée entièrement à l’œuvre. Des compliments sont échangés30. Des cérémonies religieuses ont un lustre particulier avec la chorale des sœurs ou des filles.

45Les loisirs sont encore rares. Le dimanche, il peut y avoir des projections de films fixes, le but étant éducatif et édifiant. Il peut arriver d’aller au cinéma ; un accord est alors conclu avec une salle pour la réserver à cet effet et éviter tout contact avec un autre public. Un moment attendu est « la journée magasin ». Dans ce monde clos, les jeunes filles n’ont pas l’expérience des courses au dehors. L’expérience est donc ramenée entre les murs. Des tables sont dressées et différents produits sont proposés aux jeunes. Il peut s’agir d’objets de toilette, de correspondance ou de petits colifichets. Les achats ont été faits par les religieuses. Grâce au pécule, les pensionnaires disposent d’une monnaie de carton pour faire leurs achats. L’idée est de créer une émulation au travail et d’apprendre aux filles à gérer leur argent, mais aussi d’apprécier le plaisir de posséder dans un endroit où les objets personnels sont la plupart du temps bannis. La journée est longuement préparée et attendue dans une vie rare en événements.

46Les loisirs passent aussi par les promenades, encadrées par les auxiliaires. Il n’est pas rare de faire 10 ou 20 km. Depuis Vichy, les tutelles ont fait pression pour des sorties hebdomadaires. À Orléans, la première promenade a lieu en 1942, c’est un événement signalé dans la chronologie de l’établissement. La mode est à l’hygiénisme et il faut que les jeunes filles respirent l’air du dehors. L’idée est également de rompre avec un enfermement trop total, trop carcéral qui met en péril les chances de réadaptation. Les premières à sortir sont les préservées. Il arrive que les grandes n’aient l’autorisation de se « promener » qu’à l’intérieur de la propriété. La promenade est alors agrémentée de pauses devant les statues du parc devant lesquelles des prières sont dites. Les pensionnaires ont désormais une tenue pour sortir. Le fait qu’elles se déplacent en grands groupes et avec un uniforme particulier les identifie fortement aux yeux de la population, mais c’est un progrès auquel toutes n’ont pas droit puisqu’il y a les punies. La sortie peut les mener vers une des propriétés extérieures de la congrégation. Elles disposent alors d’espace pour s’ébattre si la propriété de l’établissement en ville ne le permet pas. Une pression de l’Éducation surveillée s’exerce pour aménager des endroits où pouvoir organiser des grands jeux et permettre aux filles de s’activer physiquement autrement que par les tâches agricoles. À Angers, depuis 1951, l’équipe de gymnastique, l’Ardente, rattachée au Rayon sportif, fait des démonstrations. Elle forme des « femmes vaillantes et énergiques31 ». Les jeunes ont le privilège de pouvoir faire leurs mouvements en tunique sans manches, une petite révolution dans un monde qui se méfie des corps trop libres.

47Un changement est à noter pour un nombre grandissant d’établissements : l’organisation de colonies de vacances. Les premières ont lieu après la guerre, comme à Arras en 1946. La religieuse qui rédige les annales de la maison note : « Quand on apprit aux enfants que les plus âgées iraient en vacances, ce fut le délire ; jamais elles n’avaient eu semblable surprise32. » Toutes les filles n’y participent pas mais le phénomène prend de l’ampleur. La congrégation achète des propriétés, les groupes s’y succèdent. Le séjour dure habituellement quinze jours durant lesquels les filles s’adonnent aux jeux, aux promenades, au repos, à de petits ouvrages et aux tâches collectives. Même dans les établissements où aucun départ ne peut pas être organisé, on change l’emploi du temps des filles pendant les quinze jours de vacances : les levers sont plus tardifs, les excursions sont organisées, les filles se livrent à « des travaux de fantaisie ». Le temps des vacances correspond à la tentative d’alignement du sort des filles sur celui des écolières ou des jeunes travailleuses avec les congés payés, instituant les loisirs comme temps social du repos. Au Bon-Pasteur, la dimension est également sanitaire : il importe que les filles respirent le bon air, s’ébattent pour se refaire une santé. Le moment est attendu mais une mauvaise conduite est sanctionnée par le maintien dans les murs, une sanction jugée extrêmement sévère par les jeunes.

48Le moment est investi par les éducatrices, même si la pédagogie des loisirs est encore timide. Certaines religieuses ont tenté de greffer les méthodes d’éducation active via le scoutisme. Après 1945, l’Éducation surveillée cherche à développer une réflexion sur le « scoutisme d’extension » en maison de rééducation. Le Bon-Pasteur n’échappe pas à cet engouement, d’autant que de jeunes religieuses ont pu être guides ou sont passées par les mouvements de jeunesse. Mais les expériences ont été localisées et n’ont pas fait l’objet de politiques globales de la part du généralat. Elles dépendent de l’initiative de religieuses, de quelques jeunes filles extérieures à la congrégation ou encore d’une assistante sociale, parfois d’une monitrice technique. Au Bon-Pasteur du Puy, 7 ou 8 jeunes filles de la région viennent créer un groupe au sein de la section de préservation. Elles montent une chorale qui se fait remarquer dans la ville. La section est divisée en équipes qui ont leur nom, leur scalp, leur devise. Il s’agirait de proposer le guidisme aux chefs d’équipe. La question de la « promesse » est soulevée, ainsi que la possibilité d’intégration dans un « feu », la section pour les aînées, à la sortie. L’idée dépasse l’organisation des loisirs : elle est bien de faire participer les jeunes à un ensemble de solidarités et de responsabilités qui doivent les aider pendant et après le temps de la rééducation. D’autres expériences sont menées à Loos, à Pau, Orléans mais aussi dans les deux Bon-Pasteur de Marseille.

49Lorsqu’un bilan est fait en 1954 par sœur Marie de Saint Jean du Christ Fougère dans le mémoire qu’elle soutient dans le cadre de la préparation de son diplôme d’éducatrice, il est globalement négatif33. De toutes les tentatives, seule subsiste l’expérience d’une compagnie de pré-guide à Orléans. La religieuse se livre à une étude fine sur l’impossible greffe d’un « scoutisme intégral », qui puisse organiser les groupes et les temps des institutions. Plusieurs facteurs sont avancés : le scoutisme serait incompatible avec les objectifs d’une rééducation en milieu fermé ; il demande une acceptation libre et individuelle d’une règle morale, alors que les trois vertus principales sont « la franchise, le dévouement, et la pureté ». Le cadre contraint et des problèmes matériels, comme la nécessité de disposer d’un local pour l’équipe, sont vus comme des freins. La religieuse reprend des arguments développés dans les instances nationales du scoutisme. Dans l’ensemble, les expériences ont été limitées dans le temps et dans l’espace. Les établissements ne se préoccupent pas d’aménager les emplois du temps et de trouver des locaux pour des filles à retirer du mouvement général des sections. La dimension élitiste du scoutisme est vue comme un danger pour la bonne harmonie des sections et une contrainte dans un temps rythmé par le travail.

50Certains établissements ont pourtant œuvré à dégager une élite. Il s’agit alors des traditionnelles « enfants de Marie », association fondée au xix^e siècle destinée à diffuser le culte marial chez les jeunes filles des classes populaires. En raison de ses origines protestantes, le scoutisme a pu susciter des réserves dans certains milieux catholiques jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Les Enfants de Marie sont une organisation plus conforme aux attentes d’un ordre cloîtré célébrant le culte marial et qui cherche à susciter des vocations de madeleines ou d’auxiliaires. Plus profondément, la formule a été jugée inadaptée à la mentalité des filles. Le scoutisme est un mouvement qui a surtout touché les classes moyennes scolarisées.

51Dans les Bon-Pasteur, les enthousiasmes du départ sont rapidement retombés. La conviction est que beaucoup de filles ont passé l’âge d’assimiler la méthode scoute. « Elles n’ont pas eu le temps d’être enfants, adolescentes… il ne faut pas pour autant vouloir leur faire vivre une enfance, une adolescence artificielle34. » Les activités ne les attireraient pas à l’exception de quelques « préservées », qui ne sont pas les plus nombreuses dans les établissements. Le résultat ne serait qu’un « simulacre de guidisme ». L’auteure du mémoire conclut sur une pratique qui, prise intégralement, ne peut se juxtaposer à la rééducation telle qu’elle est conçue au Bon-Pasteur. Tout au plus pour les sujets les mieux réadaptés, peut-on songer à les orienter vers un « feu » lorsque l’âge de la sortie se précise afin qu’elle trouve des appuis une fois la liberté acquise. Plus généralement, les éducatrices peuvent s’inspirer des « techniques » sur le plan des loisirs et pendant les colonies de vacances mais l’auteure conclut sur le « psychisme si complexe de nos jeunes », jugé incompatible avec l’autonomie promue par le scoutisme35.

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52Grandir à l’écart du monde est encore une expérience répandue dans la société des années 1940 et 1950, qu’il s’agisse du pensionnat pour les jeunes de la bourgeoisie ou de la vie de caserne lors du service militaire pour les jeunes gens. L’époque est toujours au caractère congréganiste de la rééducation des filles, alors que le modèle ne se retrouve pas chez les garçons, en France. Pour le Bon-Pasteur, la rééducation consiste encore en la « préservation » et le relèvement des filles au travers d’une lecture morale et sexuelle des déviances, justifiant une réclusion pendant le temps dangereux de la jeunesse. La pratique de l’internat de rééducation s’inscrit dans une histoire longue d’une expérience chrétienne de méfiance à l’égard du monde, un monde obstacle au « salut de l’âme » et à la « vie éternelle ». Le vieux socle ne disparaît pas mais le discours du Bon-Pasteur tend vers un plus grand optimisme dans le reclassement des filles et en vue de leur sortie. La congrégation, avec le soutien de l’Éducation surveillée, se montre soucieuse de faire des établissements des lieux où moraliser et reclasser les jeunes filles pour en faire de bonnes épouses, mères et travailleuses. Réformé ou replié, le monde du monastère demeure un monde clos. Des inspectrices se plaisent à relever l’ambiance calme et disciplinée des Bon-Pasteur de province comparée à l’attitude des filles du centre d’observation de Chevilly-Larue qui se font « un malin plaisir à énerver le professeur36 ».

53Malgré cette inertie, les tutelles portent un regard bienveillant sur les tentatives d’établissements pour appliquer les consignes de la nouvelle direction de l’Éducation surveillée. Dès l’après-guerre, Angers et quelques rares autres maisons ont ouvert un home de semi-liberté pour préparer les jeunes à la sortie37. L’idée est que les jeunes filles travaillent à l’extérieur tout en disposant d’un cadre où manger, dormir, passer leur temps libre. La formule se cherche. En 1946, la supérieure générale nomme une religieuse assistante sociale à Paris pour suivre les jeunes des 43 Bon-Pasteur de France venant travailler dans la capitale. L’objectif est d’éviter une nouvelle « chute38 ». Le temps n’est pas immobile ; certains changements sont engagés dans un contexte de puissance de l’institution dans le système de la justice des mineurs. Le soutien des juges est important et les inspectrices de l’Éducation surveillée sont globalement bienveillantes quand elles saluent « la chaude atmosphère des Bons Pasteurs d’Angers, claire et familiale39 » qu’elles comparent au sort des filles dans les prisons ou dans des placements ruraux. Mais les difficultés sont nombreuses et bien des expériences sont douloureuses. Les acteurs institutionnels croient possible de relever le défi des temps de la reconstruction. En 1947, à Bourges, l’inspectrice applaudit à la saynète des filles où l’âne de Jeannette est mangé par le loup pendant qu’elle bavarde au Moulin40 !