Au diapason de la Révolution nationale

2L’entre-deux-guerres a été une période d’intégration des catholiques à la vie politique. Malgré tout, du côté du Bon-Pasteur, la suspicion demeure forte, et le souvenir des heures difficiles des crises du début du siècle est toujours dans les esprits. La mémoire de l’affaire de Nancy, avec le procès pour maltraitances et la fermeture de l’établissement de la ville en 1903, demeure sensible3. Loin d’être le seul fait du mouvement anticlérical, l’épisode tumultueux avait vu l’évêque même dénoncer les excès de travail imposés aux jeunes filles. La même année, la congrégation de Notre-Dame de la Charité du Refuge, jumelle de celle du Bon-Pasteur, était prise dans « l’affaire de Tours ». Georges Clemenceau dénonçait les mauvais traitements réservés aux jeunes filles dans l’Aurore. Deux France qui s’affrontaient alors, dont la prise en charge de l’enfance devenait un champ de bataille.

3L’Union sacrée pendant la Grande Guerre a calmé les passions. La loi du 14 janvier 1933 sur « la surveillance des établissements de bienfaisance privée » reconnaît et normalise l’action des œuvres de l’enfance. Dans les mêmes années, des campagnes de presse se déchaînent contre les « bagnes d’enfants » pour réclamer des réformes4. Elles dénoncent aussi bien des établissements publics que privés. La problématique n’est plus spécifiquement religieuse. Le mouvement de la réforme appelle à une refondation du champ de la rééducation des mineurs à la lumière des nouveaux savoirs sur l’enfance.

4Les maisons du Bon-Pasteur traversent l’entre-deux-guerres sans grand tumulte. L’administration s’intéresse fort peu aux filles. Lorsque des prix de journée existent, ils sont d’autant plus dérisoires que, malgré la crise, ils ne sont pas réévalués. Beaucoup de pensionnaires sont confiées directement par les familles, parfois par des services sociaux quand d’autres sont envoyées sur mesures judiciaires ou par l’Assistance publique. Mineures et majeures sont mélangées. Les jeunes sont accueillies dans les sections de rééducation ou bien de préservation si elles ne sont pas jugées trop dévoyées. L’impératif est bien de « sauver les âmes » des « filles perdues ». Le fonctionnement des œuvres repose sur le « travail de rapport », reposant sur l’exploitation du travail gratuit des filles, essentiellement dans l’industrie textile et la blanchisserie, et une grande partie de l’énergie vise à faire vivre des communautés de plusieurs centaines de sujets. Le changement est vu comme une menace.

5À la veille du grand conflit mondial, un épisode rend compte de cet état d’esprit réfractaire à la réforme. En 1939, dans l’établissement de Pau, le souffle du changement vient d’un aumônier appelé à jouer un grand rôle dans l’histoire de la rééducation sous Vichy et au-delà, l’abbé Plaquevent5. Il a d’abord été accueilli durant le temps de sa convalescence avant de prendre des fonctions dans la maison. L’homme se pique de rééducation. Il étudie avec beaucoup d’intérêt des travaux à une époque où le débat est soutenu dans la nébuleuse réformatrice. L’abbé Plaquevent réussit à intéresser la supérieure du lieu aux nouvelles idées. Des modifications sont introduites qui visent à créer un climat plus familial dans une organisation qui est celle des grands groupes. Au réfectoire, les jeunes sont regroupées par petites tablées. Cette approche doit changer la relation éducative. L’abbé et la supérieure cherchent également à développer la formation au détriment du « travail de rapport » à vocation marchande. L’objectif est de fournir un enseignement général et professionnel jusque-là inconnu dans les institutions pour filles, au-delà des obligations scolaires pour les moins de treize ans. La supérieure a une très forte personnalité, et pour mener à bien ses réformes, elle développe des relations avec le milieu extérieur. L’expérience est sévèrement condamnée par la maison-mère d’Angers qui voit là plus un signe de désobéissance qu’une expérience novatrice. Le caractère des protagonistes, les règles du généralat condamnent l’initiative. L’abbé a d’autres ambitions. La supérieure abandonne son monastère, et c’est avec certaines consacrées et du matériel de la congrégation que ce petit monde s’en va vers de nouvelles aventures. Est-ce à dire que les Bon-Pasteur sont irréformables ? Le contexte n’était alors pas le bon.

6Le 19 juin 1940, les Allemands entrent à Angers. Une partie de la population du quartier Saint-Jacques se réfugie dans le tunnel que Marie-Euphrasie Pelletier a fait construire pour relier la propriété de Tournemine à l’abbaye Saint-Nicolas. On y récite des chapelets à haute voix. Aucun mort n’est à déplorer mais la France est défaite. Le 10 juillet 1940, les députés votent les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain. L’État français s’installe dans une Europe allemande où l’Angleterre est seule à résister. Dans un contexte troublé, la congrégation a la grande satisfaction de voir sa fondatrice, Marie-Euphrasie Pelletier, canonisée. En 1940, une inscription dans l’église de Gesú, à Rome, la présente comme « zélée pour préserver les jeunes filles dont la vertu périclitait. Active pour relever celles qui étaient tombées dans la fange6 ». Événement marquant, une nouvelle supérieure est élue : mère Marie de Sainte Ursula Jung7. Cette Lorraine de culture allemande connaît Angers puisqu’elle avait quitté son monastère de Breslau pour y devenir assistante. Cette femme déterminée apporte un vent nouveau dans un contexte complexe, où le Bon-Pasteur trouve sa place. La guerre a comme conséquence le repli d’une grande partie de l’activité du généralat en direction des œuvres françaises. Les relations sont rendues difficiles et parfois impossibles avec les maisons des autres continents. Sur le sol français, la ligne de démarcation oblige à demander des autorisations. Six sœurs d’origine anglaise ou écossaise sont internées. Le choix de la nouvelle supérieure est ainsi très politique : elle a pour elle de parler allemand et de pouvoir discuter avec l’occupant, qui a fait d’Angers une métropole administrative8.

7L’armistice signé, c’est vers le Maréchal et son projet de révolution nationale que les yeux se tournent. Comment donner du sens à la défaite ? Quel projet pour la France alors que le territoire est occupé ? Stigmatisant le relâchement moral du pays, des hommes et des femmes estiment que le temps est propice à de grands projets pour réconcilier le pays avec la tradition. L’héritage chrétien en fait partie. Et dans l’entourage de Pétain, de grandes figures du catholicisme sont des fers de lance de cet esprit nouveau qui doit permettre au pays de se reconstruire en développant une politique de collaboration avec les forces d’occupation. Les politiques de la jeunesse occupent une place de choix dans une Révolution nationale qui exalte le travail, la famille, la patrie. Vichy ne bloque pas les réformes administratives et juridiques, bien au contraire. La fin du parlementarisme permet à un certain nombre de réformes de passer. L’idée d’une révolution conservatrice se fonde sur des valeurs réactionnaires mais aussi sur une volonté de techniciser l’action de l’État, mettant en avant le rôle des experts. La Révolution nationale suscite alors une nouvelle « production de droit » dans le champ de la protection de la jeunesse9. Le traumatisme de la défaite met en lumière le « retard français ». En 1943, le régime met sur pied un Conseil technique de l’enfance déficiente et en danger moral d’où sortira la notion fédératrice d’« enfance inadaptée ». Les politiques qui sont menées s’inspirent directement de projets pensés sous la République, avant-guerre, et les prolongent. Des hommes restent en place, de jeunes fonctionnaires arrivent, des moyens sont dégagés même si la mise en œuvre des réformes reste problématique en temps de guerre, entre contraintes budgétaires et tropisme répressif de la justice.

8La congrégation du Bon-Pasteur adhère au projet vichyste. Le généralat est un atout pour négocier avec le pouvoir lorsque celui-ci se dit prêt à aider financièrement les œuvres si des réformes sont introduites. Tous les établissements pour filles n’auront pas la même écoute. Dans un rapport de 1947, l’inspectrice de l’Éducation surveillée, M^lle Heurtier, note que les « Bon-Pasteur noirs », institutions extérieures à la congrégation d’Angers, ont été « oubliés dans les distributions des millions de l’Amiral Platon », ce qui explique qu’ils n’ont pas évolué depuis 1940. Ce n’est pas le cas des établissements d’Angers qui, avec des variantes importantes d’une maison à l’autre, sont aidés, tantôt pour aménager des salles des classes, tantôt installer un cabinet médical10… Le maréchalisme est prégnant au sein de la congrégation du Bon-Pasteur, à l’instar de ce qui se passe dans l’Église de France durant ces premières années du nouveau régime. On peut parler de relation de confiance. C’est dans ce climat que des initiatives sont prises à partir desquelles tourner la page avec la défiance qui avait marqué la période précédente.

Le primat de l’économique en temps de guerre

9En 1940, la nouvelle supérieure générale a une conscience aigüe de la nécessité de faire évoluer l’œuvre. De son poste d’assistante, elle a acquis une bonne connaissance des forces et faiblesses des méthodes employées. L’ancienne enseignante, graduée de l’école normale et diplômée comme « travailleuse sociale » est une apôtre de l’instruction et de la formation professionnelle. Elle a comme conseiller le religieux Paul Kasperczyk, un spécialiste des questions de psychologie qu’elle consulte régulièrement. Celle qui fut supérieure de Breslau a la volonté d’apporter aux établissements français des changements expérimentés dans les établissements allemands. Les incitations du régime sont une invitation à agir ; elles rencontrent les aspirations de celle qui, vingt ans durant, va gouverner la congrégation.

10L’État français utilise ses bonnes relations avec l’épiscopat pour appuyer les réformes. En 1941, dans le cadre du Secrétariat catholique des œuvres charitables et sociales d’hygiène et de santé, les mères supérieures et des directrices sont réunies. La séance est présidée par le Secrétaire général de l’Action catholique, M^gr Courbe et par le sous-directeur du Secrétariat d’État à la famille, M. Bertrand. Le message est clair : les protagonistes sont encouragées à prendre des initiatives. En contrepartie, les pouvoirs publics s’engagent à aider matériellement les œuvres. Lors de cette réunion, il est question de dégrèvements d’impôts11. Un dialogue s’installe avec les autorités. Il repose sur un bilan qui peut être sévère pour l’œuvre, l’objectif étant de réformer les pratiques existantes. Les supérieures sont invitées à écouter ou à lire les conclusions de l’enquête de madame Amidieu du Clos-Vinay de la direction de la famille. Dans sa conférence du 22 avril 1941, la jeune femme fait passer le message du gouvernement : il n’y a plus de « maison de réforme » mais « d’Éducation surveillée ». Il ne saurait plus y avoir une pénitence globale qu’on prétendrait imposer aux filles « pour exclure les désordres dont elles se seraient rendues coupables avant leur arrivée dans vos maisons ». L’heure est à l’adoucissement et à l’efficacité des méthodes malgré celles qui lui rétorquent qu’il « ferait beau voir ces enfants mieux traitées que leurs sœurs innocentes dans les pensionnats ». Sur des points précis, la déléguée stigmatise un enseignement de la foi si abstrait qu’elle-même a du mal à saisir le sens des entretiens. Elle déplore le vide des récréations alors qu’on peut si bien éduquer par le jeu. La même se dit frappée par la dépersonnalisation des mineures au seul profit du grand groupe. Quant à l’habillement, la question est posée : « Pourquoi être systématiquement en retard de cinquante ans sur le siècle ? » Et de critiquer les manches longues et les tenues grises ou noires des pensionnaires. Les punitions ne sont pas épargnées. La représentante du ministère dénonce la pratique des bandeaux infâmants portant les mentions « voleuses » ou « menteuses ». Elle critique les grilles au parloir et celles à la chapelle. Des propositions concrètes sont faites qui rejoignent les aspirations de la nouvelle supérieure générale : promenades dehors pour chaque enfant deux heures par mois, formation professionnelle, liens avec les familles, organisation de la semi-liberté pour les plus âgées et les mieux réformées12. À Angers, l’institution introduit des changements concrets qui peuvent même dépasser le discours officiel. D’autres établissements évoluent beaucoup plus lentement. Mais au moins l’idée est-elle que le modèle ancien a fait son temps et que l’heure est au changement après un immobilisme préjudiciable à l’œuvre de la fondatrice.

11Le Bon-Pasteur ne se transforme pas brutalement. Le contexte impose son lot de défis : en ces temps de restriction, trouver de quoi se nourrir, se chauffer. Les effectifs des établissements augmentent, à mesure que la délinquance juvénile explose en temps de guerre. À Angers, une seconde classe de « pénitentes » est ouverte en 1941. Il faut trouver de l’ouvrage. L’une des occupations est le blanchissage du linge des troupes d’occupation. Il n’empêche, les temps sont durs, et les potagers sont une ressource précieuse. Il faut parfois couper les arbres des propriétés pour trouver du combustible durant les années si froides de la guerre. L’énergie des religieuses est mise à rude épreuve. Mère Marie de Sainte Ursula Jung envoie quelques religieuses se former hors des murs du monastère, une petite révolution dans un ordre cloîtré où formation rimait avec temps du noviciat et retraites. Comme elle le répète alors, « pour être une vraie éducatrice, il faut y être préparée ». Il importe de « savoir » avant d’enseigner13. « Instruisez-vous, instruisez-vous » scande-t-elle. Son vœu est de faire des « bergères » de l’œuvre des « éducatrices parfaites » car, comme elle l’enseigne lors de ses instructions du mercredi, « tout converge vers notre quatrième vœu : psychologie, pédagogie, éducation intellectuelle, formation morale, voire même notions de physiologie et sociologie14 ». En 1941, quatre religieuses sont envoyées étudier à l’école d’infirmières d’Angers. D’autres suivent une session intensive de formation sociale rurale15. La même année est inaugurée la retraite des maîtresses de classe, moment fort pour faire passer quelques nouvelles idées. Des religieuses sont envoyées à l’Institut familial, social et ménager de la rue Monsieur à Paris suivre gratuitement une session intensive d’enseignement. L’année suivante, une nouvelle étape est franchie avec l’envoi à Paris de 22 supérieures et de 37 religieuses à une session de formation organisée par le Commissariat à la famille.

12« Sauver les âmes » passe par de nouveaux chemins. Le seul travail de rapport et l’instruction religieuse ne suffisent plus. La greffe se fait avec un discours plus scientifique autour de « l’inadaptation » des jeunes et des modalités à prévoir pour permettre aux filles de retrouver une place adaptée dans la société, et non une « sainte mort », invoquée jusque-là. Les incitations financières sont là : les allocations journalières augmentent durant la guerre tout en ne suffisant pas à couvrir les frais d’une vaste communauté. De plus, il y a le problème des enfants reçues gratuitement. Un document de 1942 chiffre pour une maison à 71 le nombre de ces dernières sur un total de 200 pensionnaires16. Le règlement de Cholet de 1940 précise d’ailleurs que celles-ci devront être maintenues dans l’établissement jusqu’à 18 ou 21 ans afin de rembourser le coût de leur éducation.

13C’est à Angers que sont expérimentés les premiers changements avec un cours d’enseignement ménager (cuisine, couture, raccommodage) et, pour une minorité, l’aménagement de cours de culture générale. Certaines filles peuvent suivre par correspondance des cours d’enseignement rural. Mère Marie de Sainte Ursula le répète à ses religieuses le 25 février 1942 : « Nous sommes pour les Enfants ; les Enfants ne sont ni pour les emplois, ni pour nous17. » Parallèlement les lois du 1^er août 1941 et du 24 septembre 1943 réforment le prix de journée. Le modèle est désormais le forfait hospitalier. Il s’agit moins d’indemnités pour aider à l’entretien que du calcul du prix de revient des dépenses et de sa négociation auprès des autorités de tutelle. Ainsi, dans l’établissement lyonnais de la congrégation, le Refuge Saint-Michel, il passe de 6 F en 1940, les pensions représentant alors moins de 5 % des recettes, à 30 F en 194418. À Angers, en 1942, le travail des mineures compte encore pour un tiers des recettes, l’essentiel étant représenté par les allocations. C’est sur cette base que peut être envisagé le financement d’un enseignement professionnel. La loi du 4 juillet 1944 relative au remboursement aux institutions privées des frais d’entretien et d’éducation des mineurs en danger moral viendra apporter une sécurité financière supplémentaire aux établissements.

14L’incidence est faible sur la vie des mineures, mais un modèle d’évolution est posé. En 1944, d’autres impératifs surgissent. L’attente est à la Libération. Des religieuses auraient aidé des prisonniers à s’évader, comme à Saumur, d’autres auraient caché des enfants juifs19. Le débarquement signifie des bombardements massifs. Les établissements de Valognes (dans la Manche) et d’Angoulême sont largement détruits. Dans la première maison, en juin 1944, deux sœurs Madeleine et sept pensionnaires trouvent la mort. Il faut accueillir celles qui n’ont plus de toit. En 1945, par deux fois, des pensionnaires du Bon-Pasteur d’Orléans sont dans la rue. « Très correctes, un ruban dans les cheveux », elles assistent au défilé de la victoire. M. le procureur se dit très fier de « ses filles » devant le préfet. Les tutelles se montrent satisfaites. Pour mener les réformes, la mère supérieure sait montrer « son intelligence » et « sa confiance20 ».

À la Libération, donner des gages à la réforme

15Le 2 février 1945, la nouvelle ordonnance sur la justice des mineurs est publiée. C’est un texte de continuité et de rupture. Continuité avec le mouvement de réforme qui, depuis la fin du xix^e siècle, appelle à éduquer, à protéger l’enfance en difficulté. Après, sous la III^e République, la loi de 1889 sur la déchéance paternelle, la loi de 1912 instituant les tribunaux pour enfants et adolescents, les décrets-lois de 1935 sur le vagabondage des mineurs, l’assistance éducative, et la correction paternelle, Vichy a été à l’origine d’une loi de 1942 qui substitue au concept de discernement celui d’éducabilité dans le traitement de l’enfance délinquante. Rupture car l’époque est aux nouvelles espérances et la société a confiance dans sa jeunesse pour rebâtir le pays. En 1945, une forte volonté politique s’exprime. Le juge des enfants est créé. Pour que la justice se fasse « protectionnelle » et ne tourne pas à vide par manque de structures rénovées à la sortie du tribunal, en septembre 1945, l’Éducation surveillée devient une direction autonome du ministère de la Justice avec pour mission de réformer les secteurs public et privé de la rééducation. À la question que certains se posent : « va-t-on nationaliser les œuvres privées ? » la réponse est négative. Les œuvres privées se regroupent en 1947 dans l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés sanitaires et sociaux (UNIOPSS), pour défendre leurs droits et faire entendre leurs propositions. À la suite de Vichy, la nouvelle République soutient un plan de rationalisation régionale des œuvres par le biais des associations régionales de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence (ARSEA). Et en 1948, c’est la création de l’Union nationale des associations régionales (UNAR). Non sans tension et non sans crainte, acteurs publics et acteurs privés ont le projet de moderniser le secteur de la protection de l’enfance et de la jeunesse à la lumière des expériences étrangères (belges en particulier) et à partir du bilan de ce que certains ont pu expérimenter pendant la guerre. L’Éducation surveillée devient davantage qu’une administration, elle se fait « mouvement » qui a une idéologie à propager21.

16Sous la plume de son directeur Jean-Louis Costa, l’administration élabore un plan de réforme des services de l’Éducation surveillée, qui salue le rôle des œuvres privées. Malgré les velléités d’innovation, les institutions fermées demeurent le modèle pour les filles. L’inquiétude est forte sur les mœurs ; certains s’indignent du flot de prostituées ou du dévergondage des filles à proximité des camps des soldats américains. La lecture demeure morale et la religion est un rempart contre la chute et pour le relèvement22. Une grande enquête a été diligentée par l’Éducation surveillée ; les établissements du Bon-Pasteur y ont répondu. Les items ont parfois décontenancé les supérieures qui parlent de « questions scabreuses » et dénoncent le caractère inquisitorial du formulaire. De la gêne est palpable à propos du travail des filles. Qu’importe, le mot d’ordre de la maison mère est de collaborer23. À cet égard, les rapports d’inspection de ces années-là soulignent l’effort fait par la maison d’Angers. Ils sont plus sévères à l’égard d’autres œuvres comme les Dames blanches de Nantes (Notre Dame de Charité du Refuge). Les inspecteurs s’attardent sur « l’esprit du Bon-Pasteur », une expérience centenaire et l’impulsion donnée par le généralat, même si toutes les maisons n’avancent pas au même rythme dans la réforme. L’administration salue les services rendus aux filles aussi bien qu’à la société car la question de l’ordre public n’est pas oubliée. Les bonnes relations avec les inspectrices, de sensibilité chrétienne, participent à la concorde.

17Les services publics et la congrégation partagent une même représentation du travail à accomplir : comment transformer des jeunes filles déviantes en bonnes mères de famille. La confiance est totale dans les principes religieux ; l’Éducation surveillée voit dans la morale chrétienne un appui dans l’apprentissage des rôles sociaux. Des déconvenues dans les établissements publics, comme dans le quartier pour mineures de Fresnes où a lieu une grande révolte le 6 mai 1947, puis à Cadillac qui entretient les « pires traditions » selon un rapport de 1951, invitent l’administration à la prudence. Bien plus que pour les garçons, c’est de l’initiative privée ou de quelques rares modèles publics (essentiellement l’établissement de Brécourt ouvert en 1947) qu’est attendue la prise en charge d’une question toujours présentée comme épineuse : la réforme des filles de justice.

18Dans des maisons, le temps est à la réparation après les bombardements. Il faut faire patienter les artisans car l’argent promis par l’État tarde. En 1947, à Saumur, les filles souffrent toujours de nombreuses engelures à cause du froid qui règne dans les murs de la vieille bâtisse. Le ravitaillement en charbon se fait mal. On brûle des écorces de bois que l’école militaire a bien voulu transporter bénévolement de la gare au monastère. La maison fait l’achat d’un fût d’huile de foie de morue pour la santé de ses filles qui ne goûtent pas trop au remède24. Ici et ailleurs, le médecin contrôle les courbes de poids. La grande victoire est de pouvoir assurer le quotidien dans des temps qui demeurent durs dans les foyers et les collectivités. Une fois l’essentiel acquis, des préoccupations de bien-être, jusqu’ici négligées, prennent une place nouvelle. L’accent est mis sur un meilleur suivi médical des mineures. Des travaux sont engagés pour améliorer la vie quotidienne : arrivée d’eau, chauffage, installations sanitaires, même si la situation demeure bien problématique dans beaucoup d’établissements.

19Sur un plan pédagogique, les rapports moraux mettent systématiquement en avant le nombre de mineures ayant réussi leur CEP ou leur CAP, ce dernier restant très faible. La centralité de la profession est moindre que pour les garçons car la conviction demeure forte que les filles trouveront toujours une place comme « bonne à tout faire », mais il faut former les femmes et les mères qui aideront au relèvement de la nation et une attention plus soutenue est portée au reclassement social des jeunes filles. Derrière ces résultats, il y a une nouvelle organisation du temps des mineures. À côté du travail de rapport qui reste prégnant, du temps est désormais dégagé pour de la formation ménagère ou professionnelle. À Angers, une des premières réformes est de faire que chaque mineure passe trois mois en cuisine et qu’à la fin de leur « stage », « un conseil de mères » organise un examen consistant en la préparation d’un « dîner de famille et tout son ordonnancement (Fête des vendanges ou Première communion)25 ».

20Pour mener à bien les réformes, il faut des cadres formés. L’idée n’est pas nouvelle mais elle prend une dimension nouvelle dans l’après-guerre. La formation de ceux que l’on appelle des « rééducateurs » fait l’objet de plusieurs initiatives privées comme à Toulouse, à Montesson ou à Montpellier26. Les supérieures de Notre-Dame de Charité du Bon-Pasteur d’Angers et de Notre-Dame de Charité du Refuge entendent ne pas être débordées et prennent l’initiative de créer un lieu de formation. En 1946, sous la houlette de Paule Allard, secrétaire de l’Union des religieuses d’action hospitalière et sociale, on inaugure l’École de formation de psycho-pédagogie dans le cadre de l’Institut supérieur de pédagogie de l’Institut catholique de Paris. Le projet précise que le dévouement ne saurait suffire et qu’il importe d’abandonner les « procédés anciens d’éducation dans ce qu’ils ont de routinier et de surannés » pour faire profiter les enfants des progrès apportés dans les domaines médical et psychologique, pédagogique et social27. La première promotion rassemble 24 élèves dont deux laïques et dix religieuses du Bon-Pasteur. La formation se passe en deux ans (de novembre à juin). La première année est consacrée à des cours théoriques : notions d’anatomie et de physiologie, hygiène et psychologie assurées par le docteur Le Moal, expert reconnu ; des cours de caractériologie, de philosophie et d’histoire de l’éducation. Le droit a toute sa place, qu’il soit civil ou pénal, qu’il parle également de législation ouvrière ou sociale. Une part de l’enseignement est consacrée aux méthodes actives ainsi qu’à l’orientation et à l’enseignement professionnel. Les élèves reçoivent des notions de service social ainsi qu’une formation à la pédagogie des loisirs. La seconde année fait une large place à des stages dont un, au moins, a lieu en centre d’observation. Cette dernière institution est le gage d’une rééducation qui s’appuie sur une connaissance individualisée et scientifique des mineurs. Avant que le Bon-Pasteur n’ouvre ses premiers centres, les stagiaires se rendent à Chevilly-Larue, au sud de Paris, qui dépend de l’ordre du Refuge28. Les autres lieux de stage sont la clinique du professeur Heuyer, à Paris, des services sociaux auprès des tribunaux, ou des internats publics de rééducation.

21L’expérience est novatrice pour des religieuses cloîtrées, pour lesquelles une autorisation de Rome a été nécessaire. Les études sont vécues comme une aventure et une découverte. Les religieuses à être techniquement expertes sont minoritaires mais elles sont jeunes et sont appelées à prendre des responsabilités. Le projet de formation est antérieur aux réalisations de l’Éducation surveillée pour ses propres agents. Comme dans le public, durant cette époque pionnière, l’idée est d’avoir une petite élite capable de transmettre des connaissances, un état d’esprit. Sans exagérer la portée d’une telle initiative, il importe de noter l’ouverture, même si les sœurs formées sont appelées à être au contact de religieuses pour lesquelles les principales sources de légitimité demeurent les obédiences, l’âge, et l’expérience. La formation spirituelle est première mais, pour la bonne marche de la mission, elle demande à être enrichie par des approches plus séculières. Mère Marie de Sainte Ursula Jung l’a bien compris : elle invite les jeunes religieuses à se former à l’extérieur lorsqu’elle estime qu’elles en ont la capacité. En 1950, elle inaugure des retraites du troisième an pour les professes de dix ans, sorte de recyclage spirituel durant lequel propager les idées nouvelles sur les réformes à accomplir. Des sessions de formation sont organisées pour les maîtresses de classe, que l’on désigne dans un document de 1954 comme « nos Sœurs Éducatrices ». Parmi les intervenants réguliers figure l’abbé Géraud. Ce médecin de formation, directeur du grand séminaire de Lyon est considéré comme très conservateur dans les débats sur la place de la sexualité dans l’Église dans les années d’après-guerre29. Au Bon-Pasteur, il tente de concilier « rêve de la science » et « rêve de la foi » lors de ses retraites et sessions de psycho-pédagogie dans l’immédiat après-guerre. L’éducatrice est la « concierge de l’âme » qui doit compléter les dossiers psychologiques des mineures par une visite au Saint Sacrement30. Dans cet esprit, le but de la rééducation consiste en la transformation spirituelle des comportements. Il est question de maîtrise du corps, de l’affectivité et du goût de l’effort31.

22Les autres moyens de diffusion sont les lettres de la supérieure mais aussi les visites canoniques au cours desquelles les provinciales portent la parole du généralat et rendent compte de l’application ou non de l’esprit de réforme. Les « religieuses éducatrices » sont appelées à devenir rapidement « premières maîtresses » dans les sections de rééducation et de préservation, ou encore supérieures une fois qu’elles auront acquis de l’expérience. Dans un mémoire de 1950, la définition de l’éducatrice est celle d’une femme au « tempérament de chef, allié à la bonté compréhensive d’une mère ». Dans un rapport de stage de 1954 sur la section Sainte-Germaine de Saint-Nicolas à Angers, une hiérarchie est établie. La religieuse éducatrice ou seconde maîtresse a « un rôle plus effacé parce que plus matériel ». Elle veille à l’entretien du vestiaire, à la propreté et à l’ordre des locaux : « que tout demeure net et clair dans la maison ». La directrice ou première maîtresse est celle qui développe une relation individuelle avec les pensionnaires. Elle peut avoir accès à leur dossier (la règle est loin d’être systématique) et doit être capable de créer une « atmosphère de bonté » dans la section. Toute initiative est conditionnée par l’ordre monastique et l’autorité de la supérieure. Celle-ci a la lourde responsabilité de nommer les bonnes personnes à la bonne place pour que la « maison marche ». Bien des rapports notent les qualités religieuses de telle responsable tout en notant que l’éducatrice ou la supérieure est trop attachée aux idées anciennes. L’encadrement est un souci constant du généralat. Déjà en 1946, il a dû faire appel à quelques sœurs du Canada pour épauler les Françaises.

Entrouvrir les portes du monastère

23Un autre échelon retient l’attention de la supérieure générale, celui des femmes au plus près des mineures : les consacrées, désormais appelées les auxiliaires, que les religieuses désignent familièrement comme les « grandes sœurs » des pensionnaires. Marie-Euphrasie Pelletier n’avait pas autorisé les anciennes pensionnaires à devenir des religieuses de Notre-Dame de Charité du Bon-Pasteur. Des voies leur sont réservées. Certaines, réconfortées par la promesse que la communauté s’engage à les garder pendant toute leur vie, deviennent « Madeleines » et servent dans les sections de jeunes filles, « apostolat du milieu par le milieu », comme aiment à le décrire les religieuses. Celles qu’un manuel désigne encore en 1938 sous le nom de « Pénitentes consacrées » vivent avec les jeunes et « sont associées à l’apostolat des Mères ». « Auxiliaires », elles le sont dans l’institution pour œuvrer à la « conversion » et à la « sanctification » de leurs « compagnes32 ». Elles ont vocation à être des modèles et elles s’occupent des filles dans leur vie quotidienne, tout en constituant un levier disciplinaire habile.

24Dans les années 1940, ces femmes de tous âges dorment dans les dortoirs, au mieux isolées par une simple toile. Celles que les rapports d’inspection désignent comme les « majeures » sont encore nombreuses dans les années 1940 avant que leur nombre ne décline brutalement dans les années 1950. À Metz, en 1947, elles sont 10 pour 136 mineures. Elles travaillent dans les services généraux, aident dans les ateliers, surveillent les dortoirs33… Encore durant l’entre-deux-guerres, la qualité d’une maison tient au nombre de vocations de madeleines et de consacrées qu’une mère supérieure a pu faire naître. Le choix d’une pensionnaire est un gage de salut et le signe d’une œuvre aimée de Dieu. Dans les années 1940, ce souci ne disparaît pas, mais des précautions nouvelles sont prises. D’abord celle d’un temps de formation, et des vœux qui ne peuvent être prononcés qu’après un séjour hors du couvent. Ils sont suivis d’un temps à Angers dans ce qui devient l’école de formation des auxiliaires en 1946. L’organisation se rapproche du noviciat. L’idée est de donner une dignité nouvelle à ces femmes trop souvent traitées comme des enfants. Elles sont également préparées au travail qui les attend auprès des jeunes : tâches ménagères, couture mais aussi organisation des loisirs. L’initiative crée une sorte de corps puisque toutes les auxiliaires de France passent par le même moule. L’école de formation est un lieu où s’expriment les spécificités de la relation éducative que les auxiliaires développent auprès des filles. Parce qu’elle a vocation à faire de ces femmes des « consacrées » averties dans leur choix, elle doit participer à la réussite du « sauvetage des âmes » et à la rééducation des sujets34.

25Dans les années 1940, mère Marie de Sainte Ursula a entrouvert les portes du monastère. Elle a cherché à davantage ancrer l’œuvre dans le réel. Le modèle devient l’école, avec la création de plus petits groupes. Au chapitre de 1947, la question 15 oriente la réflexion dans ce sens en suggérant qu’ainsi « l’éducation individuelle et la discipline seraient plus faciles » et « les enfants seraient plus à l’aise ». « La réforme serait plus assurée, et le résultat plus certain35. » La congrégation peut s’appuyer sur l’expérience des maisons des États-Unis. La même année, l’Éducation surveillée inaugure l’établissement de Brécourt pour filles, fonctionnant sur ce modèle36. À Angers, une première tentative est faite en 1948 avec l’aménagement de salles d’équipes. C’est le cas également à Saint Yrieix où les 75 filles de la grande classe sont réparties en sept équipes avec à leur tête une cheffe et une sous-cheffe. Elles sont censées jouer un rôle d’exemple et d’entraînement, même si bien des abus ont lieu. Le modèle est celui de l’action catholique et du scoutisme : toute la journée, à l’exception des cours, les filles vivent en équipe. Chacune a sa devise, son saint patron, une blouse de couleur différente qui remplace l’uniforme noir austère. Ce dernier détail participe à l’éducation d’une « saine féminité ». Au dortoir, les lits peuvent être groupés. Dans la grande classe qui est le lieu où les filles tirent l’aiguille des heures durant entre les cours, chaque équipe travaille autour de sa table. Le regroupement peut également avoir lieu au réfectoire où l’idée est de substituer aux grandes tablées où la mineure n’a pas de vis-à-vis, des petites tables plus familiales. Faute de moyens et parfois de volonté, la réforme n’est effective dans bien des maisons qu’à partir de la fin des années 1950. De 1947 à 1953, 19 maisons sur 42 sont concernées et les locaux ne sont pas forcément adaptés37.

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26Avec bien des pesanteurs, la congrégation se veut en mouvement et les établissements sont invités à s’inspirer d’Angers, vrai « modèle » pour une organisation à visée missionnaire. L’ordre est vertical mais la supérieure générale doit compter avec des habitudes, un environnement ou les personnalités des supérieures qui restent ancrées dans la tradition. Les innovations sont décrites comme le fruit raisonné d’une adaptation au temps dans l’esprit de la fondatrice et dans l’intérêt supposé des mineures. Elles répondent également aux attentes d’une administration, l’Éducation surveillée, qui, si elle est encore faible dans son organisation, a un pouvoir, via les tutelles, sur les habilitations. Désormais, le financement est fait massivement d’argent public, grand changement par rapport à la période antérieure. Les établissements exercent ainsi une délégation de service public. Le tout se passe dans une relative bonne entente alors que le modèle, l’internat, reste, plus encore pour les filles que pour les garçons, la panacée d’une époque en quête de rectitude morale. Pour les jeunes placées, l’enfermement est conçu comme une protection au regard des dangers du monde. Le Bon-Pasteur se présente comme une image grossissante d’une société autoritaire à l’égard des jeunes filles des classes populaires.