Être une enfant « difficile »

3Être une « enfant difficile » englobe une variété de circonstances et d’actions. À la liste de reproches mineurs contre les jeunes qui n’écoutent pas, sont malpolies ou ne respectent pas les adultes s’ajoutent les critiques au sujet du refus de rentrer à la maison à l’heure demandée ou de ne pas rentrer du tout, la participation insuffisante à la gestion du ménage, le refus d’aller à l’école et de travailler, la difficulté à « garder une place » (un emploi) :

« [Pierrette] passe partout pour avoir un caractère difficile et détestable : elle le reconnaît elle-même d’ailleurs. Elle est très violente, s’emporte à la moindre observation, n’accepte ni les contradictions, ni l’autorité de ses parents. Elle prétend cependant les aimer […] À l’école […] à la moindre remarque [Pierrette] recommençait à faire des bêtises. Très indépendante, elle ne dit rien chez elle de ce qu’elle fait. Elle n’aime pas qu’on s’immisce dans ses affaires. Sa mère ignore totalement son emploi du temps. […] Aucune occupation particulière ne l’intéresse. Elle est assez adroite en couture et a voulu prendre des leçons, mais n’a suivi que 4 cours. Elle abandonne vite tout ce qu’elle entreprend ; elle aimerait l’étude, mais ne va pas en classe. Sa mère pense lui faire apprendre le métier de coiffeuse, mais cela ne paraît pas l’enthousiasmer beaucoup7. »

4Cette enquête sociale, réalisée seulement quelques mois après le décès du père de Pierrette, a été demandée par le juge des enfants en raison du vol commis par la mineure auprès de sa tante. Alors que ce vol est la raison de l’enquête, le texte de l’assistante sociale ne s’y attarde que très peu, cette dernière préférant souligner la très grande liberté dont bénéficie Pierrette et l’impossibilité de la mère à pouvoir la contrôler. Sans prendre en compte l’impact émotionnel que le récent décès accidentel du père a pu avoir sur la mineure, l’assistante résume ainsi la situation : « [Pierrette] est une enfant de caractère très difficile. Elle a bon cœur, mais entièrement livrée à elle-même, elle est d’une indépendance absolue. Elle aurait besoin d’une surveillance étroite et ferme, car aucun principe moral ne lui permet de distinguer le bien du mal et le milieu dans lequel elle vit se révèle incapable de lui inculquer quelques notions de moralité8. » C’est donc surtout en raison du manque de contrôle exercé par la mère – qui serait à l’origine du caractère difficile de sa fille et de sa trop grande indépendance – et non du vol commis que l’assistante demande le placement de Pierrette. Cet exemple met ainsi en lumière l’influence de la théorie des causes de l’inadaptation juvénile défendue par les experts de la rééducation.

5Les mineures entrées dans la vie active se voient souvent reprocher leur instabilité, également au sein des familles. Suivant les normes de genre, les filles doivent respect et obéissance au père et aider leurs mères à la maison, c’est-à-dire prendre soin des membres de la famille, faire le ménage et cuisiner, mais également aider financièrement la famille. Dans son étude sur les jeunes filles placées à Montréal dans la première moitié du xx^e siècle, Tamara Myers montre que la prise de décision concernant les membres de la famille représente « une lutte continue et souvent inconsciente entre les besoins de base, les convictions et les pratiques concernant les rôles de genre, la structure de l’économie et surtout la conjoncture économique9 ». Pour que les familles puissent « fonctionner », elles ont besoin que les filles respectent les rôles qui leur sont attribués, pour certaines à l’intérieur, pour d’autres à l’extérieur de la maison et souvent les deux à la fois (« double journée » des femmes). Cette affirmation s’applique également aux jeunes filles placées au Bon-Pasteur d’Angers : la question du travail rémunéré occupe une place considérable dans les dossiers étudiés, notamment durant les années 1940 et 1950, avant l’extension de l’obligation de scolarité pour les jeunes. La « bonne » fille était celle qui travaillait beaucoup, ramenait son salaire à la maison et participait le soir venu aux tâches ménagères.

6Le refus de certaines mineures d’accepter les rôles qui leur sont attribués, leur rébellion, ne manque pas de causer des conflits et brise ainsi l’équilibre de ce système patriarcal. Ceci arrive surtout quand le rôle des filles au sein de la famille change brusquement, comme dans le cas d’un décès ou d’une maladie d’un des parents. Si les filles ne réussissent pas à garder leur travail, si elles en changent trop souvent, elles sont perçues comme récalcitrantes, ce qui déclenche des conflits que les parents tentent de régler soit en plaçant les filles en internat, soit en faisant appel au juge. Ainsi, Lucienne est placée par voie de correction paternelle par le Tribunal d’Angers parce que « très difficile10 ». L’enquête sociale révèle que « [Lucienne] est une mineure peu intelligente, entêtée et de conduite irrégulière. Elle change incessamment d’employeur en raison même de sa conduite et non de son travail qui est en général satisfaisant11 ». La question de l’instabilité professionnelle peut encore être une raison de placement en 1970, certes moins fréquemment : Yvette, âgée de 17 ans, est placée pour « avoir fait preuve, depuis un an, d’une grande instabilité sur le plan professionnel ; [parce qu’elle] a fait deux fugues et a un comportement préoccupant12 ».

7Un certain nombre de dossiers établissent un lien entre les difficultés d’insertion sociale et professionnelle rencontrées par les jeunes et des troubles pathologiques, une étiologie qui se trouve au cœur même du concept d’« inadaptation » juvénile. Jacqueline semble ainsi cumuler ces critères rédhibitoires. Après avoir fini sa scolarité, elle « resta chez elle et se montra paresseuse, extrêmement sale et désordonnée ». De plus, elle « semblait présenter des préoccupations sexuelles importantes », « fabulait facilement et prétendait dans le voisinage que sa mère fréquentait le médecin traitant et se trouvait enceinte ». Le psychiatre consulté conseille, en raison des « troubles caractériels » identifiés, l’admission de Jacqueline en centre d’observation au Bon-Pasteur où elle est ensuite placée en rééducation13. C’est notamment sa « mythomanie » qui justifie la classification de Jacqueline dans la catégorie des enfants souffrant de troubles caractériels. Les mythomanes étaient « des rêveurs, des “raconteurs” imaginatifs, des affabulateurs qui finissaient par croire à leurs propres mensonges14 ». Plus fréquents chez les filles que chez les garçons, selon Pesle et d’autres spécialistes des années 194015, les mythomanes mentiraient par plaisir d’inventer des histoires et non par nécessité. Les films et magazines féminins seraient responsables du développement de la mythomanie chez les filles. Comme le souligne Sarah Fishman, les spécialistes de l’époque intègrent dans la catégorie des « pathologies » et définissent comme des « troubles du caractère » des comportements qui concernent la plupart des adolescents. L’utilisation de « noms d’apparence scientifique […] leur permettait d’exclure les écarts de comportement du domaine du libre arbitre, et d’ouvrir ainsi la voie à une réponse thérapeutique, et non plus répressive16 ».

8Ces reproches portant sur l’emploi, plus fréquents au début de la période étudiée, se réduisent au fil des années. En effet, à la suite de la prolongation de la scolarité obligatoire et la démocratisation scolaire, l’absentéisme scolaire occupe une place croissante. Ainsi, en 1959, on reproche à Christiane une « fréquentation très irrégulière » de l’école avec « 117 jours d’absence pour 172 jours de classe17 » : « [Christiane] est toujours venue en classe très irrégulièrement, en moyenne 2 jours sur 5, de nature très indisciplinée, elle paraît d’un équilibre mental troublé, en classe refuse de faire devoirs, surtout calcul, et d’apprendre ses leçons. En français, donne de meilleurs résultats mais j’ai pu constater sur une lettre qu’elle écrivait à un garçon de Brain, il semble, qu’elle semblait, même en cette matière, d’un niveau très élémentaire18. » L’étude des dossiers permet donc de dresser le portrait des « mauvaises élèves » : scolarité courte et/ou dans des classes peu valorisées, mauvais résultats, absentéisme, mauvaise conduite, etc. Deux raisons expliquent, pour les acteurs de la rééducation, les difficultés scolaires des jeunes : l’attitude des parents et la déficience des aptitudes intellectuelles. Ainsi, un certain nombre de jeunes sont considérées, comme Christiane, « peu douée[s] intellectuellement19 ». L’importance accrue donnée dans les années d’après-guerre à l’évaluation du niveau intellectuel des mineures révèle le poids de la conception qui « impute à la personne, à ses dons naturels ou à ses mérites, la responsabilité entière de son destin social20 » et relègue au second plan les difficultés scolaires et la responsabilité des institutions scolaires.

Avoir de mauvaises fréquentations

9Les fréquentations jugées peu recommandables sont presque systématiquement mentionnées dans les dossiers des jeunes placées, par les familles et/ou les professionnels de la rééducation. Les filles sont en effet considérées comme étant plus influençables que les garçons. Avoir de « mauvaises fréquentations » est donc à la fois un signe et une cause de l’inadaptation. En vertu des stéréotypes de genre sur la passivité des femmes qui les exposerait à une plus forte empreinte du « milieu », les filles encourent des dangers spécifiques, comme le souligne un Rapport annuel de l’Éducation surveillée au début des années 1960 : « Issues pour la plupart du temps, de milieux familiaux dissociés, ayant eu souvent sous les yeux l’inconduite de la mère, vivant aux côtés de beaux-pères ou d’amants, avec tout ce que cette situation peut amener de trouble dans les relations, certaines essayent de fuir le foyer le plus tôt possible et, espérant échapper à ces conditions de vie pénibles, en se créant leur propre foyer, légitime ou pas, se jettent dans les bras du premier venu. […] si les parents démissionnent, si la fille a beaucoup trop de liberté, elle s’intègre à la bande de garçons, elle s’attache à un “ami” et en arrive à la délinquance ou à la prostitution par “glissement”21. » C’est donc la peur de la sexualité irrégulière des femmes qui justifie cette volonté d’identifier et surtout de contrôler les fréquentations des filles, afin d’éviter leur « glissement » vers « l’inconduite » sexuelle, assimilée à de la prostitution. Ainsi, « quand [Jocelyne] commence à travailler l’autorité du frère se relâche : [Jocelyne] retrouve ses amis et sort le soir à l’insu de ses patrons ; elle rentre à des heures de plus en plus tardives. […] a noué une liaison passagère avec un jeune vendeur de la maison, qui aurait été reconnu atteint de maladie vénérienne ». Elle fait par la suite « une fugue prolongée au cours de laquelle elle s’est livrée à la prostitution22 ». Le rapport d’observation de Chevilly, signé par le D^r Le Moal, reconnaît que « la prostitution a été pour [Jocelyne] le moyen de subsister sans plus », mais puisqu’elle « reste actuellement très excitable sur le plan sexuel et a peu de pudeur ce qui, dans le contexte psychologique général fait d’elle une proie rêvée pour un souteneur23 », il propose son placement en internat. Selon Véronique Blanchard, cette relative clémence, identifiée également dans les écrits d’autres psychologues traitant des filles s’étant livrées à la prostitution, cache une « incapacité à “éduquer” ces jeunes filles perdues, ce qui n’empêche pas de multiplier les tentatives pour les “sauver”24 » par le placement en internat.

10Les jeunes aspirent à profiter des loisirs et de la nouvelle sociabilité juvénile qui se fait jour dans les années 1950. Bravant les interdits, elles quittent les espaces de contrôle (école, famille, travail) pour passer du temps avec d’autres jeunes. La lecture des dossiers fait cependant apparaître une opposition à ce que les filles disposent d’autant de liberté. En 1976, c’est le « besoin d’un internat plus structuré25 » qui justifie le transfert de Véronique de Nantes à Angers. Les faits reprochés sont les suivants : avec deux camarades du foyer – l’une « faible de caractère et qui boit facilement » et l’autre « très coureuse » – [Véronique] va « au cinéma, au café, au bal […] draguant toujours une bande de “copains”. Elles rentrent de plus en plus facilement en retard ou sortent en cachette, quand un interdit est posé. [… Véronique] boit de plus en plus. La semaine dernière, lors d’une fête au foyer, très ivre, elle a voulu nous faire une séance de striptease. Deux jours plus tard, sortie malgré les interdits, elle rentrait encore saoule avec ses deux “copines”. […] Avec [sa collègue de chambre] elles ont accueilli par la fenêtre du 1^er étage deux gars qui s’apprêtaient à passer la nuit avec elles quand l’éducateur les a trouvés à minuit. Pressentant la sanction, [Véronique] après sa journée de cours lundi, est partie en fugue26 ». Les mauvaises fréquentations sont ainsi associées à la question des mauvais loisirs et à celle des lieux de perdition. Aller au cinéma, au café, ou danser sont perçues comme des activités dangereuses, comme si les lieux avaient une influence sur la personnalité des jeunes filles, notamment en raison de leur suggestibilité. Les restaurants, lieux où les jeunes pouvaient rencontrer des amis mais aussi faire de nouvelles rencontres sont également identifiés comme des sources de danger : pour Nadine, tout se passe bien au cours de son placement jusqu’au moment où « au restaurant, elle rencontre un jeune homme » et décide ensuite de s’enfuir chez la tante de ce dernier. Considérée comme « trop exposée », Nadine est placée avec l’autorisation du préfet, sans limite d’âge, au Bon-Pasteur d’Angers27. De plus, comme dans le cas de Véronique, boire de l’alcool ou fumer apparaissent comme des circonstances aggravantes, signes de l’inadaptation et possibles causes d’inconduite.

11Alors que la typologie des lieux dangereux est assez constante durant la période étudiée, les catégories d’individus désignés comme étant de « mauvaises fréquentations » connaissent une certaine évolution. Dans le contexte de l’après-guerre, fréquenter ou avoir fréquenté des militaires peut être une cause de placement. Comme lors de la Première Guerre mondiale, la présence d’hommes jeunes et célibataires avait fait craindre ce que les Anglais appelaient « khaki fever », littéralement « la fièvre de l’uniforme28 ». De même, pour l’Assistance publique, « la sociabilité militaire [était perçue comme] un ferment de corruption pour tous les pupilles29 ». Spécifique au contexte de la Libération, le placement provisoire des mineures est utilisé par la cour de justice d’Angers pour « atteinte extérieure à la sureté de l’État (collaboration)30 ». À la fin de la procédure judiciaire, le parquet de la cour de justice d’Angers peut décider soit de libérer la prévenue, comme c’est le cas de Simone qui « doit être remise en liberté sans délai et rendue à sa mère31 », soit de la placer au Bon-Pasteur. Certains cas sont médiatisés, des coupures de journal accompagnant, dans les dossiers, les fiches personnelles des mineures placées32 (fig. 4).

Figure 4. – Coupures de presse présentant une situation de collaboration (1945).

12Dans la plupart des cas, les parents sont accusés d’avoir collaboré avec les Allemands et d’y avoir entraîné leurs filles. Alors que certains semblent avoir fait ponctuellement usage de la délation pour résoudre des conflits avec les collègues et voisins – comme les parents d’Andrée33 – d’autres sont accusés d’être des francistes. Ainsi, la mère de Mauricette aurait « fait adhérer sa fille et son gendre au Francisme34, et fit entrer ce dernier à la Gestapo, et il semble qu’ils étaient chargés par elle de faire les dénonciations qu’elle ne voulait faire elle-même35 ». Alors que les parents sont condamnés à des années de prison et certains comme la mère d’Andrée, déchus de leurs droits paternels « à vie36 », les mineures sont acquittées « pour avoir agi sans discernement37 » mais placées au Bon-Pasteur. Comme dans le cas de Jacqueline, les acteurs de l’éducation surveillée considèrent que les mineures ont agi non pas de volonté propre mais qu’elles ont été corrompues par les mauvaises fréquentations : Simone, accusée de « collaboration », semble avoir été entraînée dans la délinquance par son fiancé38. Pour les protéger, elles sont placées au Bon-Pasteur jusqu’à leur majorité. Pour certaines, cette période d’enfermement est plus longue que la peine de prison qu’elles auraient pu recevoir. Mauricette, entrée à 15 ans et demi, reste en institution jusqu’à ses 21 ans. Sa mère, condamnée à cinq ans de prison, sort avant sa fille et tente de reprendre le contact. Craignant « l’influence spécialement néfaste de sa mère », les religieuses du Bon-Pasteur d’Angers demandent au juge des enfants une modification de garde et le transfert de la mineure vers un autre Bon-Pasteur39.

13De plus, avoir eu des relations sexuelles (soupçonnées ou avérées) avec des Allemands peut mener au placement des mineures. Parce qu’elle « recevait des Allemands », une mère veuve est déchue du droit de garde. Ses trois filles (13, 15 et 16 ans) sont placées au Bon-Pasteur pour « réparer l’incurie maternelle » et « être bien élevée[s]40 ». Les traumatismes de l’Occupation, les restrictions et les frustrations explosent dans l’immédiat après-guerre à l’encontre de ceux qui n’auraient pas vécu ces privations. Dans ce contexte, « avoir couché avec les boches », « la collaboration à l’horizontale » ne relève plus seulement du problème des mœurs, mais constitue une trahison de la « Nation ». « Morale et politique se confondent alors pour déposséder les femmes de leur propre corps, explique Fabrice Virgili. Le châtiment d’une collaboration d’un caractère particulier nécessite de s’appuyer sur le délit d’adultère étendu du cadre familial au cadre national41. »

14Les souffrances laissées par le conflit et les préjugés nés dans ce contexte perdurent longtemps encore après la fin de la guerre. Ainsi, en 1959, dans le dossier de Monique placée pour « inconduite » on trouve les mentions suivantes : « enfant naturelle (serait née des relations de sa mère avec des Allemands) légitimée au mariage des parents ». Suivant l’exemple de sa mère qui, « à [s]a naissance […] menait joyeuse vie avec les Allemands », Monique « “aguichait” les soldats, même des NA [Nord-Africains]42 ». Cet exemple illustre la persistance des théories concernant le poids de l’inné, de la croyance selon laquelle les actions des mineures ne sont pas déterminées par le libre arbitre mais par l’hérédité43. C’est pourquoi la recherche des antécédents personnels et familiaux est un passage obligé des enquêtes sociales. L’alcoolisme des parents est un autre élément que l’on retrouve très fréquemment, également considéré comme une « tare héréditaire ». Les fiches d’entrée du Bon-Pasteur comprennent une section « hérédité » où sont enregistrées les informations considérées pertinentes concernant les parents et grands-parents des mineures.

15Fréquenter des étrangers en général, et des Nord-Africains en particulier, est un autre signe révélateur de « l’inadaptation » et d’un manque de moralité de la part des mineures. Ainsi, en 1954, le docteur Le Moal, insiste sur le « problème posé par l’intégration à la population de la métropole des Nord-Africains », un danger important pour les jeunes, un risque de les mener vers le vagabondage ou, encore pire, la prostitution44. En vertu de préjugés racistes, tout Nord-Africain est une mauvaise fréquentation. Les fréquenter ou simplement être aperçu en leur compagnie, ainsi que de celle d’Algériens ou Français musulmans d’Algérie (FMA), engendre la suspicion de rapports sexuels et avive une aversion explicite des autorités pour la sexualité transraciale45. Dans la plupart des cas, aucun renseignement supplémentaire n’est donné au sujet des Nord-Africains quand ils sont mentionnés dans les dossiers, comme si cette mention était suffisante pour les caractériser, tout élément individualisant étant superflu. De plus, avoir eu des relations sexuelles avec des Nord-Africains est fortement réprouvé et, dans le cas de Christiane, efface même les autres critiques apportées. Dans le récit détaillé d’une de ses fugues, Christiane parle des nombreux rapports sexuels entretenus avec des jeunes hommes à Angers et dans les environs, parmi lesquels deux Nord-Africains :

« [Christiane] avait quitté le domicile familial le dimanche précédent 26 février vers 4 heures de l’après-midi accompagnée de ses deux frères […]. Elle abandonne ses frères pour faire des tours d’auto-tampons avec un jeune homme de Brissac. Puis elle en rencontre un second qui l’emmène voir “Bras dessus-bras dessous” au cinéma “Le Français”. Sitôt la séance terminée, alors qu’il est peut-être 9 heures du soir, elle part avec lui dans une deux chevaux […]. C’est à côté de la route de Paris qu’ils se seraient stationnés dans un chemin creux. C’est dans la 2 chevaux qu’aurait eu le premier rapport sexuel. Le garçon aurait ramené [Christiane] vers Angers [… À la gare], elle est à nouveau accostée par un autre garçon de 25 ans environ dit-elle qui lui propose d’aller passer la nuit avec elle à l’Hôtel du Progrès. Après que l’hôtelier leur eut demandé des renseignements, il refusa de les recueillir, [Christiane] étant mineure. C’est donc dans la chambre du jeune homme […] que se laisse entraîner [Christiane]. Elle y passe toute la nuit avec le garçon. [… Christiane retourne à la fête place André Leroy et] rencontre un troisième garçon ivre qui lui propose de sauter sur sa mobylette et l’entraîne à la Madeleine. Après avoir pris une bière dans un café, ils remontent sur la mobylette en direction de Belle-Beille [… où] près du chantier où est employé le jeune garçon aurait eu lieu les rapports sexuels. [… Elle] se débarrasse du garçon […] Deux Nord Africains lui offrent de monter dans leur voiture, une DS. Une petite promenade est faite à Brissac ou [Christiane] a repoussé les avances des 2 hommes. L’un d’eux la ramène dans sa voiture […]. Elle monte dans la chambre d’un Nord-Africain et passe avec lui ¾ heure. [Christiane] garde de la rancune envers lui. Il a été brutal dit-elle. À la porte l’attend le camarade du premier qui à son tour l’emmène en DS. du côté des Pts de Cé. C’est encore dans la voiture qu’ont eu lieu les rapports. Puis il ramène [Christiane] “place du Lycée”. C’est à 2 heures du matin que [Christiane] a rejoint le domicile de sa grand-mère46. »

16Les six pages sont ainsi résumées dans la « Fiche ultérieure » de Christiane : « s’évade de chez elle le dimanche 26/2. Est retrouvée par la Police Judiciaire. A passé ses nuits avec des Nord-Africains47 ». Les Nord-Africains sont ainsi considérés, à l’instar des jeunes filles de mauvaise vie, comme dominés par leurs instincts et passions, par une sexualité insatiable48. Dans ces discours, visiblement marqués par une vision coloniale et postcoloniale, race et genre fonctionnent de manière similaire, réduisant les individus à une corporéité problématique49. Une mineure, placée au Bon-Pasteur, « qui a été trouvée complètement nue à l’exception d’un corsage ouvert qu’elle avait gardé sur les épaules à l’arrière d’une voiture stationnée dans le bois de Meudon en compagnie d’un garçon de 22 ans50 » est ainsi décrite par le psychiatre du centre d’action éducative de Chatillon-sous-Bagneux (Seine) : « Il s’agit d’une mulâtresse bien développée, de morphologie adulte, ses traits négroïdes et ses cheveux crépus l’ont de tout temps désignée comme victime de railleries de l’entourage, c’est “la négresse”. » Le psychiatre identifie également « quelques éléments hystériques. Surtout, passivité, résignation à sa condition de bâtarde de couleur, que des réactions impulsives et coléreuses transitoires tentent de masquer ». En « danger d’évolution vers une forme plus ou moins structurée de prostitution », marquée par la « pauvreté culturelle liée au milieu social », elle fait aussi preuve d’un « développement instinctuel précoce, de caractère ethnique51 ».

17Comme l’explique Amandine Lauro, « combinant traits anatomiques (des organes qui arrivent à maturité plus tôt) et “tempérament” (des instincts sexuels plus précoces), l’âge de puberté supposé précoce devient dès lors aussi une caractéristique de l’altérité (sexuelle) des femmes africaines52 ». Les naturalistes du xviii^e siècle considéraient que les femmes, ainsi que les plantes des « pays chauds », entourées de plus de chaleur, humidité et soleil, arrivent plus rapidement à la puberté. Cette différenciation des corps « exotiques » des corps occidentaux « attribue une sexualité particulière, plus débridée, aux femmes “sauvages” », particularité qui marque aussi bien le « tempérament » et la physiologie53. Au xix^e siècle, le développement des théories évolutionnistes vient ajouter une dimension biologique, raciale, à l’explication de l’âge de puberté précoce des femmes africaines. « La hiérarchie des races qui se construit est aussi une hiérarchie des corps qui mobilise la sexualité comme preuve scientifique de la supériorité des uns et de l’infériorité des autres54. » Malgré des études prouvant, durant la seconde moitié du xx^e siècle, que le climat et la « race » n’influent pas sur l’apparition de la puberté, les réflexions formulées par le psychiatre révèlent la persistance opiniâtre de stéréotypes formulés aux xviii^e et xix^e siècles au sujet de la sexualité des femmes africaines.

Voler

18De nombreuses filles sont aussi placées au Bon-Pasteur sous l’accusation, pas toujours avérée, d’avoir volé. Dans la majorité des cas, les jeunes volent des personnes ou institutions faisant partie de leur entourage proche : cadre familial, vols à l’employeur, milieu scolaire. S’y ajoutent les larcins commis dans les magasins ou à l’encontre de particuliers inconnus ou non identifiés. L’accusation de vol, souvent d’argent, est fréquemment formulée par la famille à l’encontre d’une fille avec laquelle ils rencontrent des difficultés et qu’ils aimeraient placer. Monique est ainsi placée en 1963, pour « vols d’argent pour s’acheter des friandises », qui peut sembler une accusation assez légère. L’analyse de son dossier révèle qu’à la maison Monique était « nerveuse, insupportable, désobéissante, [faisant preuve de] colères très violentes » et « ne s’accorde pas avec ses frères et sœurs55 ». Le vol est donc souvent un « prétexte » qui masque des problématiques plus complexes. En effet, dans le cas des filles, même quand il est le principal motif d’inculpation au pénal, le vol est rarement considéré seul56.

19Raison officielle du placement ou raison du premier contact des mineures avec la justice, le vol n’est que rarement mis en avant dans les causes de l’intervention. Les accusations de vol sont souvent associées à des problèmes de « comportement ». À la lecture des dossiers, le vol paraît même secondaire. Alors que Pierrette est placée, en 1945, pour être « caractérielle57 » et pour « vol au préjudice de sa tante », la lecture de l’enquête sociale permet de comprendre les véritables raisons de cette décision. Ainsi, malgré ses « violentes colères », Pierrette « ne tient pas rancune et se réconcilie rapidement avec ceux contre qui elle était fâchée » et, selon ses maîtresses de l’école, « prise avec douceur, avec gentillesse, on en faisait ce qu’on voulait ». « Très indépendante », elle allait souvent au cinéma, passait beaucoup de temps en compagnie d’une amie « de moralité très douteuse » et « il lui serait arrivé de boire ». De plus, elle avait préalablement fugué quinze jours à Paris où elle avait « séjourné chez des réfugiés qu’elle avait connus à Nantes » et « à son retour elle ne manifeste aucun embarras58 ». Ces mauvaises fréquentations et le soupçon de relations sexuelles, l’absence de regret pour ses actions ainsi que son désintérêt pour le travail, et non les vols (confirmé pour sa tante, soupçonné pour sa mère), apparaissent comme les raisons de l’intervention et du placement. Le vol peut donc être le prétexte à intervention de la justice ou service sociaux dans des cas qui relèvent de la protection. Après l’ordonnance de 1958, certaines filles accusées de vols sont, en fait, placées au titre de mesures de protection.

20De la même manière, en 1961, les raisons du placement de Jeannine sont : « rééducation, placée pour vol de 1 000 NF chez employeurs ; emprunt de vêtements et fugues (vagabondage)59 ». Dans les années 1940, 1950, le vol à l’employeur semble être une spécialité féminine60, survivance de la période précédente61. Par la suite, en raison de la démocratisation scolaire et de l’allongement de la durée moyenne de scolarité, le nombre de mineures ayant eu une expérience de travail salarié avant le placement devient de moins en moins important. Comme Jeannine, la majorité des jeunes placées pour vol à l’employeur exerçait la profession de « bonne à tout faire ». Les déclarations des employeurs, qui insistent tout particulièrement sur les sorties nocturnes et mauvaises fréquentations de Jeannine, révèlent la surveillance exercée sur les mineures : « Fréquente régulièrement les bals et cinémas, en compagnie masculine, le plus souvent. Compagnie avec des garçons de Bordeaux et un ménage réputé peu recommandable62. » Le comportement des jeunes est en effet souvent contrôlé par les employeurs qui manifestent la volonté de remplacer les parents et d’améliorer leur éducation.

21Quand elles ne peuvent pas se permettre ce qu’elles souhaitent, les filles volent. Elles volent des articles d’apparat correspondant à leurs aventures nocturnes : bas de soie, puis bas nylons et enfin collants, maquillage, parfum, etc., manière de se conformer à des normes de beauté genrées, mais aussi volonté d’estomper les distinctions de classe, et ainsi de participer à cette « culture jeune » qui se dessine alors. Les années 1945-1970 correspondent à l’avènement de la « société de consommation », qui relève en partie du mythe selon lequel tous devraient avoir accès à des biens de consommation et « se réaliser » individuellement à travers cette jouissance matérielle. En réalité, les inégalités sociales persistantes pendant les « Trente Glorieuses » privent une partie de la jeunesse populaire de ces biens. Pourtant, accéder à certains produits de consommation, à certaines pratiques de loisirs, pour la jeunesse, devient un enjeu identitaire : transistors, 45 tours, vêtements associés à la jeunesse, mobylette et scooter, sorties… Le vol ne correspond donc plus uniquement à des stratégies de subsistance, mais à des velléités d’appartenance à un groupe social identifié à des pratiques de consommation spécifiques.

22Alors que les garçons volent surtout des « symboles masculins63 », comme des voitures, les filles se tournent vers les vêtements, les bijoux ou les produits de beauté, des objets considérés comme pouvant contribuer à la coquetterie ou trahissant leur attrait pour le luxe. Un rapport de l’éducation surveillée de 1962 affirme que « pour beaucoup [de filles], le centre d’intérêt est de plaire à l’homme ou aux hommes. Tout tourne autour de leur sexualité et de leur affectivité, les deux étant, bien entendu liées64 ». Le vol est ainsi souvent interprété de manière psychologique et en rapport avec une sexualité potentiellement dangereuse : volonté de séduire en volant des effets, du maquillage, dérober de l’argent pour pouvoir fuguer, pour sortir, etc.

23Être trop coquette n’est donc pas souhaitable pour une jeune fille. De plus, voler pour être belle est une circonstance aggravante, révélant la double inadaptation des jeunes filles : malhonnêteté et goût pour la vie facile, là où pour les garçons on évoque le plus souvent la précarité sociale comme cause. Ce préjugé apparaît en filigrane dans les dossiers étudiés, comme dans le cas de Simone, placée en 1970 pour « vol, indépendance65 ». Ce n’est pas la gravité du délit qui est mise en avant pour justifier le placement, mais l’usage qui est fait des biens volés. L’examen psychologique réalisé auprès de la direction départementale de l’action sanitaire et sociale révèle qu’« elle aime la parure, ce qui se remarque et s’admire », son « attrait pour le luxe et son désir de sortir de sa condition » de pupille « qui l’humilie ». En effet, le placement au Bon-Pasteur renforce encore la critique du luxe en plongeant les jeunes filles dans un milieu austère, frugal, condamnant moralement le confort, la coquetterie, et la vie matérielle au profit d’un discours sur le dénuement et la mortification comme forme de salut. Cependant, on reconnaît l’existence d’expériences traumatisantes en raison de la condition de pupille de Simone, ainsi que sa « capacité de faire justement son autocritique » : « découverte d’un milieu différent du sien lorsqu’elle est entrée au lycée, fascination produite par les plus favorisées de ses camarades entraînant une impression d’infériorité66 ».

24Par ailleurs, les mineures placées au Bon-Pasteur sont accusées, même si en nombre moins important, d’avoir commis des délits en groupe, de participer aux « nouvelles formes de délinquance juvénile67 ». À partir de la fin des années 1950, les « bandes » et les « blousons noirs » représentent la catégorie la plus représentée parmi les mauvaises fréquentations des mineures. Ceci soulève la question du rôle des filles dans ces groupes de jeunes, perçus comme essentiellement masculins. En 1962, Claudette est jugée pour avoir « participé avec son amant […] a un certain nombre de vols et a sciemment bénéficié des subsides de ce dernier dont elle n’ignorait pas la provenance68 ». Cet exemple illustre la conviction dominante selon laquelle les mineures jouent un rôle secondaire, souvent de complices et bénéficiaires, dans les bandes69. Malgré cela, et alors que les autres participants au délit sont condamnés à des peines avec sursis et mise à la preuve, Claudette se retrouve enfermée au Bon-Pasteur dans le cadre d’une mesure de protection. Une enquête sociale réalisée en vue du procès au sujet du vol révèle qu’elle ne vit plus chez ses parents, qu’elle a été renvoyée de son travail de coiffeuse au bout de quinze jours « à cause de ses fréquentations » et qu’elle vient au travail « dans de luxueuses voitures, élégamment vêtue, fardée outrageusement, et toujours “accompagnée” ». Son placement « s’avère [donc] très urgent », non en raison des crimes commis mais parce qu’elle « n’a aucun travail et tout laisse présumer qu’elle est actuellement sur une pente très dangereuse70 ». Ainsi, « la notion de responsabilité individuelle est évacuée au profit d’une prophylaxie sociale qui justifie le déploiement de politiques de contrôle et de ségrégation des jeunes filles “en danger”, malgré leur “innocence” légale71 ».

De la violence et des femmes

25La maltraitance ou les violences sexuelles sont très rarement présentées comme la cause principale et officielle du placement. Le cas d’Odette est un des rares. Le père « violent, immoral, égoïste, […] donne à ses enfants des exemples pernicieux et n’hésite pas à le priver du nécessaire pour se procurer un bien-être personnel72 ». Pourtant, la lecture des dossiers permet d’identifier une situation de danger dans laquelle se trouvent une grande partie des filles placées. Dans la majorité des cas, il s’agit d’un danger moral lié aux déficiences éducatives des parents, mais aussi aux mauvaises fréquentations et aux fugues répétées. Antoinette est placée en 1966 pour « fugues, mauvaises fréquentations… sorties prolongées, bals, cafés ». Elle a été renvoyée de son travail dans une usine de parapluies pour « insolence ». « Fille-mère », elle a eu un enfant adolescente. Durant l’enquête ouverte à la suite de la demande de correction paternelle formulée par la mère, l’assistante sociale découvre qu’Antoinette avait été « déflorée par un cousin quand elle avait 11 ans et demi et en est restée très choquée73 ». Le terme de viol, qui caractérise en droit cette situation, n’est ici pas nommé, la travailleuse sociale privilégiant un euphémisme qui centre le regard sur le corps de la fillette plutôt que sur l’acte de pénétration de son agresseur. Ainsi, alors que les mauvais traitements subis ne représentent ni la raison officielle du placement et ne sont pas non plus à l’origine de la présentation d’Antoinette au juge des enfants, ils orientent la décision de ce dernier et participent au choix d’une mesure de placement.

26Les violences dont sont victimes les jeunes surviennent surtout dans le milieu familial et l’auteur est généralement le père ou le beau-père. Il n’est en effet pas rare, dans les enquêtes sociales, rapports d’observations ou fiches individuelles des mineures de retrouver informations sur un père « alcoolique », « violent », « brutal », qui frappe son épouse mais également les enfants : Françoise « est arrivée plusieurs matins à la fabrique de chaussures METAYE, le visage marqué par les corrections de son père. [Françoise] et [sa sœur] reconnaissent […] que leur père terrorise la famille lorsqu’il a bu. [Sa sœur] nous dit qu’elles se sont souvent endormies les doigts tellement enfoncés dans les oreilles qu’elles se faisaient mal. En vain, elles cherchaient à assourdir le bruit des disputes ». Le père de Françoise est connu pour sa violence, comme l’attestent les témoignages des voisins qui « sont à proximité pour entendre les éclats des scènes fréquentes dues à la violence de B. qui bat souvent sa femme et parfois ses enfants » mais n’interviennent qu’en situation extrême : « C’est Madame B., boulangère, qui court chercher les gendarmes en août dernier. Cette nuit-là, B. s’acharne tellement sur sa femme qu’elle est “couverte de sang” et que les filles aînées craignent qu’il ne l’étouffe entre les draps du lit. Une autre nuit d’hiver, les cris particulièrement aigus de la femme B. attirent Mr L. à sa fenêtre et quand le silence se fait subitement, Mr L. pense : “Cette fois, il l’a tuée.” Maintes fois, M^me B., boulangère a vu sa voisine, le visage tuméfié n’osant sortir de chez elle74. » Une certaine tolérance subsiste ainsi, dans l’environnement des mineures, à l’égard du droit de correction du père envers son épouse ou une fille désobéissante. De ce fait, les dangers encourus par les mineures, les violences subies dans le cadre familial, passent relativement inaperçues et échappent aux services sociaux. Ce sont plutôt des événements annexes qui attirent leur attention. Dans le cas de Claudine, placée en 1976, c’est l’enquête de police ouverte à la suite du conflit survenu entre ses parents et leur locataire qui révèle « les déficiences éducatives de la famille75 ». Certaines mineures déclenchent elles-mêmes une prise en charge, par une dénonciation, un comportement qui attire l’attention (fugue), ou même une tentative de suicide. Odile, qui « a fait l’objet de mauvais traitements de la part de sa mère », a « tenté de mettre fin à ses jours, a fugué du domicile familial et refuse de le réintégrer76 ». L’ordonnance de placement provisoire de 1961 décide de la « confier au Bon-Pasteur d’Angers où elle pourra bénéficier du soutien éducatif et de l’affection dont elle a besoin77 ». C’est aussi le cas avec Catherine qui, en 1970, fait une tentative de suicide après avoir été violée par son père78.

27Nombre de mineures sont placées après avoir subi des violences sexuelles ; il est difficile d’en estimer la part via les archives, qui restent le plus souvent muettes à cet égard. Comme dans le cas des violences physiques, les membres de la famille (pères, beaux-pères et parfois frères) sont le plus souvent les auteurs des abus sexuels subis par les filles. Au début de la période étudiée, ces agressions, et notamment l’inceste, ne sont évoquées que de manière anecdotique (on parle d’« acte immoral » ou de « père indigne »), avant que le mot « viol » ne soit par la suite de plus en plus utilisé. Cette interdiction de dire s’explique, comme dans l’entre-deux-guerres, par « le puritanisme ambiant qui réprouve tout discours sur la sexualité » puisque, malgré une certaine libéralisation des mœurs, « la parole sur la sexualité peine à accéder à la légitimité hors des cercles savants ou militants79 ». Par peur du jugement social, la première réaction des parents est souvent de cacher les faits ou de faire comme si de rien n’était. La réputation de la famille et l’éventuelle « débauche » de la fille sont alors les principales préoccupations. C’est ainsi qu’une mère conseille à sa fille Odette, qui « aurait été violée » à l’âge de 13 ans par le jeune fils de son voisin (son employeur à ce moment), de ne rien dire80.

28En plus de la préservation de l’honneur, les attitudes des membres des familles peuvent également être déterminées par une nécessité économique ou matérielle. Sylvie, qui subissait depuis quelque temps l’agression de son père adoptif, en parle à sa mère adoptive « mais celle-ci qui avait peur de son mari, n’a rien fait. Au contraire, elle a commencé à se montrer jalouse d’elle ». Lors de la discussion avec l’assistante sociale, la mère « convient que la mineure l’avait mise au courant des “soi-disant” agissements de son mari. Elle avait alors été atterrée, dit-elle, sans pouvoir y croire81 ». De plus, durant le séjour de Sylvie au Bon-Pasteur elle « essaie de faire pression sur [la mineure] pour la forcer à modifier ses dires82 ». En réalité, il apparaît que les deux époux étant vendeurs de fleurs sur le marché, la mère n’aurait pas pu faire face au travail seule. D’ailleurs, quand le père tombe malade et par la suite décède, la mère insiste et obtient le retour de Sylvie à la maison. L’expérience de Sylvie prouve également que de nombreuses jeunes ne parlent pas de ce qu’elles ont subi par crainte d’un rejet de la part de la famille : enfant adoptée, Sylvie décide de ne rien dire par peur d’un nouvel abandon. C’est l’escalade de la violence subie qui la pousse, finalement, à demander de l’aide83.

29De plus, comme pour les violences sexuelles à l’encontre d’adultes, le soupçon s’installe dès qu’est soulevée la question du consentement84. Si la dénonciation de l’agression se fait tardivement, comme c’est fréquemment le cas dans les dossiers consultés, ou si les filles entretiennent des relations avec d’autres hommes, le caractère de victime des jeunes se trouve souvent contesté85. Le stigmate se déplace alors de l’agresseur masculin vers la jeune fille indisciplinée. Monique, qui « cherche la compagnie d’autres jeunes [hommes] peu sérieux », est ainsi accusée par la responsable du centre d’observation du Bon-Pasteur d’avoir « tir[é] profit du viol du père qui doit acheter son silence86 ! » Ce qui pour l’historienne Linda Gordon est une rébellion des filles victimes d’inceste, une tentative de regagner une certaine autonomie87, est perçu par les responsables de la rééducation et parfois par les proches comme une « conduite immorale ». Le comportement des adolescentes continue donc à être jugé selon une échelle de valeur morale. Le placement sous la surveillance de religieuses semble alors la meilleure solution pour réformer la conduite de ces jeunes filles. Censée être une mesure de protection, le placement est en réalité déterminé par la peur que, suite à cette initiation prématurée à la sexualité, à la perte de l’« innocence enfantine », les filles deviennent sexuellement actives88.

30Le regard porté sur les jeunes filles ayant subi des agressions sexuelles évolue lentement et de manière irrégulière. Alors qu’une approche culpabilisante et moralisatrice persiste, les éventuelles conséquences psychologiques des violences sexuelles sont progressivement mieux prises en compte. L’idée qu’une agression sexuelle peut être un traumatisme est présente dans certains dossiers surtout à partir des années 1960, comme le prouve l’exemple d’Odette ; dans les dernières décennies du xx^e siècle l’image du viol bascule89. Ainsi, quand la mère de Catherine apprend que son époux avait violé leur fille – deux ans après que les faits avaient eu lieu – elle le dénonce. Cette situation ne manque cependant pas de créer des tensions entre Catherine et sa famille (rejet de la mère, tensions dans le milieu familial, conflit avec ses sœurs), qui mènent à sa tentative de suicide et « rend indispensable » son placement en internat90. La notion de « traumatisme intérieur » est progressivement associée aux violences sexuelles au point que ce n’est plus le poids moral ou social du drame qui sont mis en avant, mais « le bouleversement d’une conscience, une souffrance psychologique dont l’intensité se mesure à sa durée, voire à son irréversibilité91 », une reconnaissance qui, paradoxalement, assigne la victime à éprouver sans échappatoire la violence qu’elle a subi. La loi de 1980 sur le viol92 marque ainsi une étape essentielle dans le processus de définition du viol comme crime tout en continuant de faire peser sur la victime la charge de la preuve93.

31Les filles ne sont cependant pas seulement des victimes, certaines étant placées pour avoir commis des actes de violence. Les violences des jeunes filles placées au Bon-Pasteur concernent surtout le cadre familial et les violences contre soi et peuvent être, comme l’a montré Linda Gordon, une modalité de sortir d’un milieu familial violent94. Les tentatives de suicide, déclenchant parfois la prise de conscience et une enquête qui permet de faire découvrir la situation de la mineure, constituent également des actes de rébellion contre des situations qu’elles considèrent comme insoutenables ou injustes. Ces formes de résistance, parfois paradoxales comme la violence contre soi, doivent par conséquent être pensées, selon David Niget, comme une affirmation individuelle au sein d’un contexte de forte discrimination de genre95. En 1969, Emma tente de se suicider, parce que ses parents s’opposent à sa relation amoureuse. L’assistante sociale, qui ne comprend pas la raison de l’opposition des parents, propose cependant qu’Emma soit placée en observation au Bon-Pasteur96. La tentative de suicide, perçue comme un signe d’« inadaptation », nécessite dans le cas d’Emma une observation suivie d’un placement de trois ans.

32La violence des filles vient en contradiction avec l’image de la jeune fille « naturellement » douce, passive, d’instinct hostile à la délinquance97. En 1975, l’auteur d’un article publié dans la presse locale, intitulé « Une octogénaire de Brissac rouée de coups et dévalisée par trois jeunes filles qui sont arrêtées peu après », demande avec ironie : « Est-ce l’influence de “L’Année de la Femme”, et la volonté de démontrer l’égalité des sexes jusque dans la délinquance qui ont poussé jeudi trois jeunes filles à se lancer dans un secteur d’activité où leurs confrères masculins se distinguent malheureusement beaucoup ces temps-ci dans notre département ? Auteurs de l’agression d’une octogénaire de Brissac, les trois “gangsters en jupons” ont en tous cas prouvé qu’elles pouvaient dans la spécialité se montrer au moins aussi brutales et odieuses que les hommes. » Nelly, en fugue du Bon-Pasteur, et deux amies entrent par effraction dans la maison d’une « vieille dame » pour la cambrioler, après l’avoir « rouée de coups de gourdin après l’avoir projetée à terre, la couverture sur le visage ». Le journaliste revient, à plusieurs reprises, sur le cynisme des filles et même ce qu’il perçoit comme un « manque du moindre sens de l’humanité et […] une grande inconscience » pour terminer l’article avec la question suivante : « D’où peut bien provenir un cynisme aussi odieux98 ? » Selon ces analyses, en raison de la lutte pour l’égalité des sexes, les filles, traditionnellement moins violentes, glissent vers la barbarie par imitation des garçons. En raison de la peur de la subversion des codes de genre, la violence des femmes est ainsi érigée en signe d’un « malaise dans la civilisation99 ». Cet article rejoint ainsi parfaitement les descriptions des réactions médiatiques à l’annonce de la hausse des violences féminines, dans les années 2000, nouvelle manifestation de cette « panique morale100 ».

Vagabondage et fugues

33Les fugues sont une des principales raisons de l’intervention de la famille, services sociaux ou justice des mineurs, ainsi que du placement des filles au Bon-Pasteur. Les dossiers consultés au début de la période étudiée font surtout mention de « vagabondage », terme qui est par la suite complètement remplacé avec celui de « fugue ». Dans la période d’après-guerre, le vagabondage des jeunes était considéré comme un problème très important. Durant la Seconde Guerre mondiale et au lendemain du conflit, les jeunes Français avaient connu une grande autonomie. La guerre terminée, il fallait agir de toute urgence. L’objectif était double : d’une part, soutenir et fournir des soins à tous les enfants et jeunes contraints au vagabondage par le conflit et d’autre part, réaffirmer l’autorité paternelle et l’importance de la famille et du foyer en tant que lieu de socialisation et de bien-être personnel et collectif. Considérées comme particulièrement à risque, les filles ont fait l’objet de beaucoup d’attentions.

34Selon le pédopsychiatre Paul Le Moal, la fuite est une étape du parcours qui conduit les mineures sur le chemin de la mauvaise vie : « La fugue est souvent le premier pas dans le vagabondage ; l’adolescente est partie sans réfléchir aux conséquences de son acte : la peur de rentrer, les occasions, les rencontres la fixent dans le vagabondage. […] La prostitution chez la mineure apparaît comme la complication habituelle du vagabondage101. » En effet, dans les années 1950, dans le vocabulaire des spécialistes de la jeunesse « vagabondes » et « prostituées » sont synonymes. Dès leur première fugue, les filles sont considérées en péril de prostitution et sont présentées à la justice des enfants qui, dans la plupart des cas, décide leur placement pour de longues années102. Cependant, suite au décret-loi du 30 octobre 1935 qui dépénalise le vagabondage des mineures, la fugue n’est plus une infraction. Malgré cela, puisqu’elles placeraient les jeunes dans une situation de danger, les fugues sont susceptibles d’entraîner une intervention au titre de la protection de l’enfance. Ceci illustre la constance des peurs liées au vagabondage, qui remontent au xix^e siècle. Délit difficile à appréhender, le vagabondage est « un délit de suspicion d’autres délits » et « le vagabond incarne, surtout quand il est jeune, la figure de la dangerosité en devenir » et même symptôme de l’inadaptation103. « La prostitution, ou plutôt le vagabondage, devient l’outil privilégié des juges des enfants pour intervenir auprès de jeunes filles considérées comme déviantes, parce que ne respectant pas l’image idéale de l’adolescente obéissante104. »

35Les écarts de conduite des mineures peuvent avoir un caractère sexuel plus ou moins directement affirmé : Marie-Françoise, qui n’aime pas son beau-père et s’enfuit de la maison, « a été retrouvée à onze heures et demi du soir ivre, en compagnie de garçons très peu recommandables ». « Elle boit avec des gars, pour la plupart, chômeurs professionnels. » Elle aurait, de plus, eu des relations avec « un des fils G. […] actuellement en prison pour vol de voiture. La famille G. a très mauvaise réputation : les fils, tous chômeurs, sont régulièrement condamnés pour différents délits105 ». Ainsi les fugues sont, à la différence du vagabondage, moins liées à la précarité sociale et plus une question de personnalité, voire de fragilité psychique. Elles témoignent néanmoins de manière persistante de la façon dont s’exerce le contrôle social sur le corps féminin, et en particulier sur la liberté d’aller et venir dans l’espace public.

36L’abandon de la maison représente cependant plus qu’une menace pour la chasteté des femmes. Comme le souligne Tamara Myers, en quittant le foyer familial, les jeunes filles échappent au contrôle parental pour acquérir de l’autonomie et poursuivre leurs envies106. Les fugues leur permettent également d’échapper aux abus et violences, de fuir les conflits familiaux et des responsabilités qui leur sont imposées. Beaucoup de filles placées au Bon-Pasteur avaient été victimes de maltraitance, principalement à la maison, livrées aux mains de leur père ou beau-père. On trouve souvent, dans les dossiers des filles, des mentions de pères « alcooliques », « violents » ou « brutaux » qui frappaient leur femme et leurs enfants. Dans un contexte où règne une certaine tolérance à l’égard de la violence domestique, du droit d’un père à son épouse et à ses enfants, la discipline était un prétexte courant à la violence. Les filles réagissent en fuyant ou, pire, en essayant de se suicider.

37Avec le temps, les motifs invoqués par les intervenants pour expliquer les fugues relèvent de plus en plus souvent de la psychologie familiale. En 1991, Déborah fait de nombreuses fugues et « refuse de réintégrer le domicile parental107 » parce qu’elle ne peut plus supporter les problèmes de couple des parents. Dans une lettre rédigée au juge des enfants d’Angers, la responsable du foyer d’accueil voit dans ces fugues l’expression d’un malaise de l’adolescente, causée par sa situation familiale : Déborah « exprime, d’abord timidement, puis plus clairement, son incapacité à vivre leur problème de couple. Elle souhaite prendre du recul pour y voir plus clair. À plusieurs reprises elle a essayé de prendre la parole pour expliquer à ses parents le pourquoi de son départ et son incapacité à vivre en particulier les week-ends chez eux. M^me M. ne peut écouter sa fille jusqu’au bout : elle utilise soit un discours culpabilisant, soit un chantage au suicide. À travers le discours de Mr M., on perçoit un parcours difficile108 ». Même si les raisons pour lesquelles les filles s’échappent de chez elles sont aussi nombreuses que les filles elles-mêmes, il est possible d’identifier un élément récurrent : les conflits familiaux. Ce n’est pas une nouvelle cause pour les filles qui s’enfuient ; ça avait déjà été le cas avant la guerre. La nouveauté est que, dans la période d’après-guerre, la famille nucléaire est perçue comme le principal acteur de l’éducation, de la socialisation et de la transmission des valeurs aux enfants. Son incapacité à le faire est, comme on peut le voir dans le dernier exemple, de plus en plus souvent condamné par les experts de l’enfance109.

La régulation socio-judiciaire de la sexualité féminine

38À première vue, la quasi-totalité des filles placées semble être soupçonnée d’« inconduite », un terme pudique désignant une sexualité problématique, qu’elle soit avérée ou suspectée. L’« inconduite », les « mauvaises fréquentations » sont des critiques adressées régulièrement aux jeunes filles, quelle que soit la raison officielle du placement (vol, fugue, désobéissance parentale, absentéisme scolaire, etc.). Vocable fourre-tout, comme celui d’« enfant difficile », l’« inconduite » englobe une variété de circonstances et d’actions. Il n’est pas rare que l’inconduite justifie explicitement le placement. Ceci est à mettre en relation avec une image particulière de la déviance féminine juvénile : « ce sont des femmes, leurs corps les gouvernent, elles ne sont pas pures, il est nécessaire de les protéger d’elles-mêmes110 ». En effet, dans les années 1940-1960, les acteurs de l’Éducation surveillée considèrent, à l’instar de Dominique Riehl111, que « le malheur de nos pupilles a son origine dans les relations sexuelles112 ». Ainsi, selon Claudie Lesselier, la transgression morale serait synonyme de délinquance féminine : « la femme délinquante est d’abord une “femme tombée”, moralement “déchue”113 ». Alors que cette période se caractérise par des changements dans les relations intimes entre adolescents, avec « le triomphe du flirt vécu sur le mode de l’amusement, mais aussi de la sensualité pour les deux sexes », la société n’est pas encore prête à admettre les relations sexuelles prénuptiales114. C’est donc la volonté de contrôler le comportement sexuel des jeunes filles, la crainte ou le soupçon d’un comportement sexuel déviant (avoir des rapports sexuels précoces, avec des partenaires multiples, voire se prostituer) ou même potentiellement déviant (avoir de mauvaises fréquentations, sortir le soir, fuguer), qui mène au placement. Deux exemples de 1963 illustrent parfaitement cette idée. Alors qu’Anita est « bonne élève mais se fait remarquer par les garçons sur le chemin vers l’école », Josiane, « très livrée à elle-même », « fréquente des camarades de réputation légère [et] serait devenue la maîtresse d’un étudiant parisien ». Elles se retrouvent toutes les deux placées au Bon-Pasteur en raison du risque d’inconduite115.

39Alors que la prostitution, les maladies sexuellement transmissibles et la honte de la famille sont des dangers concrets liées à la sexualité des jeunes, la possibilité d’une grossesse non souhaitée faisait le plus peur aux parents et acteurs de l’Éducation surveillée. En 1975, Nelly est placée pour « difficultés au travail ». Une lecture de la seule Fiche d’entrée au Bon-Pasteur d’Angers met en évidence la véritable raison de son placement : la mère sollicite une mesure de placement puisque la mineure « en profite [du fait d’être logée dans une chambre indépendante] se rendant fréquemment au cinéma à Belle-Beille en compagnie de militaires. Elle ne rentre parfois que vers 6 heures du matin. Les garçons venaient la relancer jusqu’au magasin116 », provoquant son licenciement par l’employeur. La consultation d’orientation éducative révèle qu’en 1974, « à l’issue du bal de la saint Valentin, où elle avait eu la permission de se rendre, [Nelly] a eu des relations sexuelles avec un garçon. Un retard des règles fait craindre un état de grossesse et entraîne des examens médicaux qui ne sont pas poursuivis, les règles ré-apparaissant117 ». La crainte de l’inconduite de leur fille et la nécessité de contrôler son comportement sexuel semblent donc bien être au cœur des préoccupations de la plupart des parents. Il arrive aussi que les filles tombent enceintes durant leur placement au Bon-Pasteur, le plus souvent suite à des relations entretenues au cours d’une fugue ou des séjours chez les parents. La découverte de la grossesse est immédiatement suivie par le transfert des futures mères à la maison maternelle de Marcq-en-Barœul118.

40Même si l’activité des filles ne résume pas en maladies, grossesses ou prostitution, leurs habitudes et style de vie illustre, aux yeux des intervenants, l’alarmante progression de la liberté des jeunes femmes. Ainsi, après-guerre, la perte irréversible de la virginité devient à la fois un signe de l’immoralité et de l’autonomie des jeunes. La défloration représente, dès le xix^e siècle, un moment très important dans la construction de l’identité féminine, le début de la vie sexuelle des femmes. Dans les dossiers consultés, la forte attention sociale portée à la virginité des jeunes filles est illustrée par la fréquence des examens gynécologiques pratiqués indépendamment du délit reproché. L’état de l’hymen des jeunes filles permet aux médecins de « prouver » leur virginité ou, au contraire, leur culpabilité sexuelle. Cependant, comme le montre Pauline Mortas, l’hymen est une « invention » des médecins du xix^e siècle, alors que ce tissu vaginal prend des formes très variées selon les femmes et, chez certaines, n’existe même pas. Tout en reconnaissant que la soi-disant « membrane » n’existe pas, les médecins continuent à donner un nom à cette partie du vagin. Ils en font le signe physiologique, indiscutable, de la virginité, trahissant ainsi l’inquiétude masculine devant l’impossibilité de lire dans le corps féminin son histoire sexuelle et donc de contrôler la sexualité féminine119. Dans les cas d’Anita et Josiane, la question de la virginité pèse lourd dans la balance du juge puisque, malgré l’écart constaté dans leurs situations, leur « hymen [est] déchiré », justifiant leur placement conjoint au Bon-Pasteur120.

41Alors qu’environ deux tiers des dossiers évoquent l’état de l’hymen, à partir des années 1970 ces mentions diminuent pour finir par disparaître. En même temps, la fréquence des reproches d’inconduite décroît. « En ce dernier tiers de siècle, le sexe s’exhibe, se dévoile et se dénude plus que jamais121. » Ceci est à mettre en lien avec l’évolution des mœurs et d’une plus grande tolérance de la société devant la libération sexuelle122. La période est en effet marquée par des mouvements pour la liberté sexuelle, le développement du planning familial, la conquête de la liberté de la contraception et de l’avortement (lois Neuwirth, Veil), par des débats sur l’importance de l’éducation sexuelle. Il faut tout de même noter la lenteur du développement de la contraception et de l’avortement pour les adolescentes, malgré leur légalisation. L’accès à ces services est complexe, payant pendant plusieurs années, nécessitant l’intervention d’un adulte (par exemple, la mère) autant de freins à l’exercice de ces droits par les adolescentes123.

42Jusque dans les années 1970, une ignorance massive perdure en matière de sexualité. L’éducation sexuelle, réalisée notamment à l’aide des magazines et films pornographiques dont l’usage est surtout masculin, finit par intégrer, en 1973, les programmes scolaires, même si elle garde, pendant longtemps, un caractère purement théorique124. Cependant, comme le révèle Ludivine Bantigny, « pour beaucoup d’acteurs politiques […], cette école des années 1970, où le sexe n’entre qu’à tâtons, ne bouleverse pas la morale conservatrice125 ». Même si le Rapport Simon sur le comportement sexuel des Français indique qu’en 1972 la réussite de la vie sexuelle est devenue une valeur126, la double morale, plus tolérante avec les hommes qu’avec les femmes, continue à persister. Pour Régis Revenin, la libération sexuelle a même renforcé les stéréotypes de genre et les comportements ne correspondant pas à la norme, comme l’homosexualité, la masturbation infantile, les relations sexuelles précoces ou la libre disposition de leurs corps par les femmes, pratiques jugées déviantes et stigmatisées127. Selon le sociologue Michel Bozon, les changements produits dans l’après-1968 ne peuvent donc être qualifiés de révolution sexuelle128. Le discours moral ainsi qu’une perception des filles comme dominées par leurs instincts, leurs passions, persiste, comme en témoigne l’exemple de Béatrice. En 1980, le médecin de famille « téléphone au SOARE [Service d’orientation et d’action éducative129] à propos de [Béatrice] dont les conduites, en particulier sexuelles, préoccupent au plus haut point. En effet, il a dû lui faire pratiquer une interruption volontaire de grossesse [… en août] et la revoit en novembre pour le même problème (les tests se révéleront négatifs dans la semaine suivante). Il nous décrit [Béatrice] comme une jeune fille très immature, incapable de résister aux propositions masculines130 ».

43L’exemple de Laurence, placée en 1985, prouve néanmoins une certaine évolution du regard porté sur la question de la sexualité des jeunes. La mineure entretient une relation avec l’ancien amant de sa mère et refuse d’interrompre cette relation, malgré la décision du juge et la plainte formulée par la mère pour « détournement de mineure ». Suite aux nombreuses fugues pour retrouver son amant, Laurence, âgée de 14 ans au moment du placement, tombe enceinte à deux reprises. Au foyer, « le problème [de leur relation est] largement abordé » avec la mineure qui « reste butée sur certains points (son droit de le rencontrer)131 ».

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44Alors que les raisons qui mènent au placement des jeunes filles au Bon-Pasteur recouvrent des réalités très diverses, donnant parfois l’impression d’une succession confuse de prétextes, la volonté de contrôler le comportement sexuel des jeunes filles apparaît comme une constante accréditant l’idée que l’on reproche aux filles « ce qu’elles sont » et non « ce qu’elles font132 ». En questionnant la construction des identités sexuées, cette étude a dévoilé la peur du corps des femmes, de leur sexualité menaçante, une constante de la période étudiée, du rapport de pouvoir qui se déploie autour du corps féminin. Malgré une certaine libération des pratiques et des mœurs, notamment après 1968, les lois du genre rappellent à l’ordre les femmes qui s’éloignent de la posture modeste qui doit être la leur, qui ne sont pas des « jeunes filles comme il faut ». Il est cependant important de souligner, en reprenant les termes de Ludivine Bantigny, que « les normes qui régissaient [la sexualité] ont, par ces questionnements incessants, perdu de leur assurance, de leur transparence et de leur transcendance ; rendues visibles, elles sont devenues “pensables – discutables, critiquables, négociables”. C’est leur hégémonie même qui en a été ébranlée133 ». En refusant d’accepter leur sort, les jeunes filles deviennent ainsi des actrices du changement social et sexuel.