Registres et dossiers individuels. Sources et méthodes

4Pour dessiner ce portrait des jeunes placées au Bon-Pasteur, nous avons croisé approche quantitative et qualitative. Une base de données relationnelle a été créée à partir des registres de l’institution angevine. En effet, en raison de l’abondance des archives et des dossiers individuels des différentes institutions françaises, il a semblé pertinent d’opter pour une approche monographique de la maison-mère, à Angers, institution importante en effectifs, variée s’agissant des populations qu’elle accueille et souvent citée comme modèle au sein de la congrégation. Il reste certain, cependant, que cette étude en appelle d’autres.

5Deux types de registres ont été identifiés et utilisés. D’un côté, pour la période 1939-1969, nous disposons de quatre registres comprenant des entrées rédigées et détaillées concernant les mineures, leur famille, les raisons et les conditions de leur placement. Deux autres registres, qui couvrent la période 1949-1991, ont été utilisés pour compléter et comparer ces renseignements jusqu’en 19695. Ces derniers sont d’ailleurs la seule source d’information pour la période postérieure à 1970. L’existence de ces deux types de registres a donc permis de réaliser une étude quantitative de 1939 à 1991, année de fermeture de l’institution d’Angers, à l’aide d’une base de données. Cette dernière permet d’établir le profil social des jeunes placées au Bon-Pasteur, ainsi que les mesures prises à leur égard. La base de données se présente sous la forme de deux formulaires (voir fig. 2) : « BP personnes » (lequel contient les renseignements spécifiques à une personne, et une table qui liste les données relatives aux différentes mesures de placement dont cette personne a été l’objet ; une mesure correspond à une entrée dans le registre) et « BP mesures » (lequel reprend les données relatives à chaque mesure de placement, et comporte deux tables, la première relative aux modifications de la mesure, la seconde relative aux modifications du jugement). Chaque notice comporte ainsi 33 entrées concernant : la mineure prise en charge (nom, prénom, date de naissance, lieu de naissance, situation de la famille, situation des parents, etc.) et la ou les mesures prises à son égard (date d’entrée, classe/section à laquelle elle est confiée, personne/institution confiant la mineure au Bon-Pasteur, type de procédure, date de la prise de la décision et son évolution ultérieure, motif du placement, prix de journée et conditions de son paiement, entrées et sorties de la mineure, sortie définitive et la raison qui justifie le départ)6.

Figure 2. – Schéma relationnel de la base de données concernant les jeunes placées au Bon-Pasteur.

6Le nombre important des entrées rendait impossible une saisie exhaustive des données fournies par les registres. Il est alors apparu indispensable de sélectionner un échantillon de mineures. Le choix a été fait d’opérer un premier tri sur le critère de la date d’admission pour l’intégralité de la période étudiée afin de pouvoir saisir à la fois la diversité des situations que leur évolution dans le temps. L’étude quantitative de la population prise en charge par le Bon-Pasteur d’Angers a été réalisée à partir d’un échantillon de 400 notices, chiffre établi afin d’assurer la représentativité de l’échantillon et une marge d’erreur de maximum 2 %. Pour la même raison, les notices retenues ont été sélectionnées par tirage au sort aléatoire sur la totalité des entrées dans les registres7.

7Cette étude sérielle des registres a été complétée par une analyse qualitative des dossiers individuels. Ces derniers sont disponibles pour la période 1945-1990 et sont organisés par ordre chronologique selon la date de la première entrée au Bon-Pasteur d’Angers8. Ainsi, 250 dossiers individuels de jeunes filles placées ont été consultés de manière exhaustive. La sélection des dossiers, réalisée après examen des données quantitatives, a été guidée par la volonté d’identifier et d’analyser la plus grande variété de situations et d’expériences sociales des mineures prises en charge : origines sociales, relations avec leurs familles, relations amoureuses, sexualité et contrôle des mœurs, travail et relations avec l’employeur, mais aussi rapport à l’enfermement et à l’institution (acceptation, rébellion, fugue, etc.), formation professionnelle au sein de l’institution, loisirs, modalités de sortie, etc.

8Les dossiers des jeunes sont des corpus documentaires complexes, parfois volumineux (surtout ceux constitués dans les années 1960 et la première moitié des années 1970), parfois ne comprenant que quelques feuilles (notamment pour les années 1940 et 1950). La fiche d’entrée est le document présent dans tous les dossiers. Le contenu des dossiers concerne aussi bien le passé des mineures (enquête judiciaire, ordonnances, jugements, rapports sur les placements antérieurs, correspondance…) que le temps passé à l’intérieur de l’institution (notes d’observation, correspondance, dessins, photos, contrats de travail, conventions de stage, documents relatifs à la santé des mineures…). Les documents proviennent presque tous d’observateurs extérieurs (famille, institutions, assistantes sociales, experts, journalistes…) qui portent sur les filles un regard souvent critique, méfiant, parfois même amusé. La parole des jeunes est souvent absente. On retrouve, en revanche, la parole d’adultes qui parlent et interviennent pour les jeunes, qui reproduisent (parfois usant des guillemets ou en paraphrasant) et interprètent leurs paroles. La parole des jeunes se retrouve dans les lettres qu’elles écrivent, principalement aux parents et juges des enfants, mais aussi à des ami·e·s et même prétendants. Parfois, après une fugue, on demande aux jeunes de décrire leurs expériences à l’extérieur de l’institution. Ces documents qui permettent l’accès à la parole et au choix de positionnement des jeunes sont, malheureusement, peu nombreux dans les dossiers personnels. Extrêmement rares sont, également, les journaux intimes ou cahiers de coupures des journaux ou photos de stars du moment. Exceptionnellement, des bouts de papier griffonnés par les jeunes sont conservés dans quelques dossiers. Le poème touchant de Valérie en est un très bel exemple (figure 3).

Figure 3. – Poème rédigé par une jeune placée au Bon-Pasteur (1986).

9L’analyse de ces documents permet donc de restituer le parcours des mineures avant leur entrée en institution, l’organisation de leur vie au sein du Bon-Pasteur d’Angers, ainsi que le regard que ces jeunes filles placées portent sur leur situation.

Filles de justice

10Parmi les jeunes qui transgressent les règles imposées par la société, les mineures placées représentent seulement une minorité. Le placement n’est qu’une des possibilités présentes dans l’éventail des mesures à disposition des juges des enfants (admonestation, remise aux parents, liberté surveillée, sanctions pénales, etc.) et la majorité des mineures sont remises aux parents, tuteurs et gardiens. Cette proportion devient encore plus importante à partir des années 1960 quand le nombre de placements diminue fortement, dans un contexte où les acteurs de la justice des mineurs cherchent à promouvoir les mesures « en milieu ouvert ».

11L’étude des rapports de la direction de l’Éducation surveillée montre cependant que les filles sont plus fréquemment placées que les garçons, pour lesquels on préfère d’autres types de mesures. Dans les années 1950, environ un quart des filles faisant l’objet d’une mesure judiciaire sont placées en « internat » là où les garçons ne le sont qu’à moins de 10 %. À la différence des garçons, les juges des enfants et travailleurs sociaux considèrent en effet que les filles subissent l’influence de l’environnement et sont perçues comme des suspectes en puissance, corrompues par le milieu, l’hérédité, le logement, les fréquentations, les loisirs, etc.

12Plus de 8 000 jeunes filles ont été placées au Bon-Pasteur d’Angers entre 1939 et 1990, période sur laquelle se concentre cette étude. Si, jusqu’au milieu des années 1960, les effectifs sont à peu près constants, le nombre des mineures présentes dans l’établissement diminue nettement par la suite, corroborant ainsi les chiffres généraux de la congrégation, mentionnées dans le chapitre antérieur (graph. 5).

Graphique 5. – Évolution du nombre de mineures au Bon-Pasteur d’Angers (1939-1990)9.

13L’histoire de la congrégation du Bon-Pasteur, ainsi que les évolutions démographiques et de la société française permettent de comprendre ces changements. Malgré quelques inconvénients, le Bon-Pasteur continue à fonctionner durant la guerre et même l’Occupation (1940-1944). En 1944, le début des bombardements alliés n’épargne pas l’établissement et provoque une baisse dans le nombre de présences. En plus de la fermeture de certaines classes « à cause des bâtiments sinistrés », « des faits de guerre10 » sont à l’origine de bon nombre de sorties.

14Dans le contexte de la Libération, la France se mobilise pour sauver ses enfants. En raison des désorganisations liées à la guerre, la délinquance juvénile semble atteindre des proportions inquiétantes11 et, selon l’ordonnance du 2 février 1945, « la France n’est pas assez riche d’enfants pour qu’elle ait le droit de négliger tout ce qui peut en faire des êtres sains12 ». Pour beaucoup de filles, ceci passe par le placement au Bon-Pasteur. Le baby-boom et l’émergence supposée des nouvelles formes de délinquance juvénile – par exemple, le phénomène des « bousons noirs » – expliquent le maintien des effectifs à un niveau élevé jusqu’au milieu des années 1960. Dans la seconde moitié des années 1960, alors que le principe des grandes institutions est remis en cause, le Bon-Pasteur réorganise ses établissements et réforme ses méthodes éducatives. Ainsi, en 1967, l’établissement réduit ses effectifs en vue de gros travaux qui ont pour objectif de « transformer les locaux en plusieurs équipes autonomes13 ». L’année 1967 correspond également à la scission de la section Saint-Nicolas et du Bon-Pasteur, qui réduit le potentiel d’admissions et, par conséquent, les effectifs14.

15Suivant le mouvement amorcé au niveau national, la fermeture de sections – comme Le Parc en 197015 – mène à de nouvelles baisses dans les effectifs enregistrés. À partir du milieu des années 1970, les chiffres se stabilisent au niveau le plus bas enregistré durant toute la période étudiée. Il est considéré, à l’époque, que l’inadaptation des mineurs trouve davantage son origine dans le milieu d’origine que dans les problèmes liés à la personnalité. Le « renversement doctrinal » de l’action éducative se caractérise par « l’introduction de notions d’adhésion, d’action éducative sur la famille, de maintien des mineurs dans leur milieu naturel de vie16 » et par la diminution du nombre de placements en internat. La demande de la Direction sanitaire et sociale d’Angers de création d’un foyer d’accueil explique le léger accroissement enregistré au début des années 198017.

Des adolescentes

16Les mineures sont, pour la plupart, catholiques et de nationalité française. Jusque dans les années 1960, la religion et même la date du baptême étaient systématiquement mentionnées dans les fiches de renseignement rédigées au moment de l’entrée en internat. Celles qui arrivent au Bon-Pasteur sans « aucune religion » sont rapidement baptisées et se voient parfois même changer le prénom, comme dans le cas de Jeannine qui devient, en 1945, Marie-Estelle18. Ces mentions deviennent moins fréquentes par la suite. La laïcisation des établissements d’éducation surveillée19, dans le contexte d’une société française marquée par une décroissance constante de la pratique religieuse catholique les années 196020, a très probablement influé sur l’intérêt accordé à la religion des filles placées.

17Au moment de leur placement, les mineures avaient entre 4 et 20 ans. C’est dans les années 1940 et 1950 que cet éventail est plus large, en raison de l’activité du Bon-Pasteur qui jouait également le rôle d’orphelinat et de refuge pour les jeunes. Malgré cette spécificité, les mineures étaient, pour la plupart, des adolescentes au moment de leur placement, comme le montre le graphique 6, chiffres qui correspondent à ceux relevés auprès d’autres établissements d’éducation surveillée21. Les jeunes de 13 à 17 ans représentent ainsi 70 % des effectifs. Les mineures de 12 ans, âge qui fixe le plus souvent la barrière de la responsabilité pénale et détermine le placement par les religieuses dans la section des « préservées » (jugées non perverties), constituent moins de 19 % de la population (graph. 6).

Graphique 6. – Âge des mineures au moment de leur placement au Bon-Pasteur d’Angers (1939-1990).

18Au niveau national, un écart existe entre l’âge d’entrée en internat entre garçons et filles. Ces différences sont déterminées par les rôles sexuellement différenciés qui leur sont attribués. Ainsi, selon un rapport de 1959, « les garçons entrent en internat de rééducation entre 14 et 16 ans, […] l’âge le plus propice à un apprentissage […]. Pour les filles, l’âge du placement se situe entre 15 et 18 ans. Pour elles, le souci de préservation l’emporte sur celui de l’acquisition d’un métier. Au surplus, la formation ménagère peut être donnée à tout âge et n’exige pas plusieurs années de préparation22 ». C’est donc surtout la peur du comportement des filles, spécialement en matière de sexualité, qui risque de les écarter du chemin qui leur avait été tracé en tant que mères, et la volonté de contrôle qui guide ces décisions. Au fil des années, l’écart d’âge des mineures se réduit, notamment suite à la loi de 1974 qui abaisse la majorité de 21 à 18 ans (graph. 7).

Graphique 7. – Évolution de l’âge des mineures au moment de leur placement au Bon-Pasteur d’Angers ; classement par groupes d’âge (1939-1990).

19De plus, les rapports de l’Éducation surveillée enregistrent également une baisse de la population de plus de 16 ans à partir des années 1960. Comme l’affirme Anne Thomazeau, « l’idée qu’une jeune de plus de 17 ans est trop âgée pour profiter à la fois d’une rééducation et d’une formation professionnelle l’emporte, de plus en plus, sur la volonté de la protéger23 ».

20Les mineures les plus jeunes, ainsi que celles placées en vertu des mesures de protection sont, en principe, regroupées dans une section de « préservation » ou « caractérielles ». Les plus âgées, qu’elles soient délinquantes ou jugées « perverties », se retrouvent à la section de « réforme » ou « rééducation ». Au cours de leur placement, certaines jeunes se voient transférer dans un autre groupe du même établissement ; c’est le cas de Monique. En 1961, l’assistante sociale du Bon-Pasteur écrit à son sujet :

« Nous pensons que cette mineure a besoin d’une section de rééducation, elle est trop difficile pour une section de caractérielles, c’est pourquoi nous avons conseillé pour elle un autre établissement. [Monique] se présente déjà comme une jeune fille ; elle cherche à se faire passer pour une personne supérieure, elle n’hésite pas à raconter à ses compagnes que son père était canadien, docteur & représentant, et qu’elle-même a déjà été mariée, puis danseuse, puis représentante. […] Avec les cadres, la mineure très impolie à son arrivée, a évolué ; elle accepte les observations & a fait dans ce domaine de réels progrès. Avec ses compagnes, les conversations sont douteuses, et elle ne se gêne pas pour utiliser les affaires de ses camarades ; elle les rend parfois en fort mauvais état24. »

21Pour les mineures qui « posent problème », la décision de changement de section est également l’occasion d’un changement d’établissement ou, parfois même, d’une libération. En 1963, Liliane est remise à sa mère. L’assistante sociale du Bon-Pasteur justifie ainsi cette décision : « il ne nous est plus possible de la garder dans notre section de jeunes caractérielles. Elle y devient dangereuse pour le groupe et manifeste des tendances aux fugues. Nous écrivons ce jour même à Madame D. [mère de la mineure] afin de nous entendre avec elle sur la date où il lui sera possible de recevoir [Liliane]25. » La jeune fille quitte le Bon-Pasteur après avoir y passé près de trois ans. Ces exemples mettent en lumière une certaine lassitude, voire incapacité des acteurs de la rééducation de trouver des solutions pour les jeunes filles qui ne se comportent pas conformément à ce que l’on attend d’elles.

Prégnance des classes populaires

22Pour ce qui est de l’origine géographique, la situation change également à partir du milieu des années 1960. Alors que l’action du Bon-Pasteur d’Angers a toujours couvert davantage les départements de l’Ouest, jusque dans les années 1960, les jeunes étaient principalement originaires d’un rayon géographique supérieur à 300 km (région parisienne, Bretagne, Normandie). Pendant cette période, les sœurs du Bon-Pasteur considèrent qu’un éloignement et même une coupure des relations avec la famille et le milieu social d’origine sont nécessaires à une rééducation réussie. Par la suite, on assiste à une régionalisation, les mineures provenant d’un rayon géographique de moins de 100 km, à savoir du Maine-et-Loire et des départements limitrophes (Mayenne, Loire-Atlantique, Sarthe, Vendée). Ce rapprochement favorise les contacts entre les jeunes et leurs familles, en vue d’une réinsertion plus facile après leur placement. Par ailleurs, l’Éducation surveillée veille à ce que les liens familiaux soient maintenus, comme le prouve le rapport d’inspection du Bon-Pasteur de Chambéry. En 1965, l’inspectrice Mauroux-Fonlupt mentionne au sujet des effectifs de l’établissement : « De trop nombreuses élèves ont été placées, sans raison valable, à une distance telle que cela pose des problèmes pour leurs retours en vacances, donc pour leur réelle réinsertion sociale26. » Cette évolution est également à mettre en relation avec la régionalisation des services de l’Éducation surveillée initiée par le décret du 2 mars 197727 (graph. 8).

Graphique 8. – Origine géographique des mineures placées au Bon-Pasteur d’Angers (1965, 1972, 1980).

23Avec le temps, des mineures ayant expressément été placées loin des familles sont rapprochées. C’est pourquoi l’assistante sociale du Bon-Pasteur d’Angers propose le transfert d’une mineure dans la région parisienne : « Les parents d’[Éliane] sont décédés, elle a 6 frères et sœurs, qui habitent également la région parisienne ; aussi, nous aurions voulu la rapprocher de son milieu familial28. » Son oncle et tuteur habite également dans la région.

24La situation des mineures avant leur entrée au Bon-Pasteur est assez hétérogène. Certaines sont scolarisées, alors que d’autres travaillent ou ont quitté le système scolaire mais ne travaillent pas. Dans les années 1950, pour la majorité des jeunes, la fin de leur scolarité obligatoire (14 ans) est synonyme d’entrée dans le monde du travail. Ceci est particulièrement vrai pour les enfants d’ouvriers29. Ainsi, jusqu’à la fin des années 1960, un nombre important de filles ont travaillé avant leur placement, nombreuses étant celles ayant occupé plusieurs emplois, ce qui était parfois considéré par le juge comme un signe d’instabilité. Pourtant, ces observations correspondent aux données collectées par l’Institut français d’opinion publique au niveau national au début des années 1960 : 41 % des jeunes âgés de 14 à 24 ans avaient occupé plus d’une place30. Les principales professions exercées par les jeunes placées au Bon-Pasteur sont celles de « bonne à tout faire », ouvrière ou vendeuse, données qui correspondent aux résultats des études du D^r Mathis et d’Anne Thomazeau au sujet des jeunes placées respectivement au centre d’observation de Strasbourg-Neuhof et à Brécourt et Chevilly31. Ces métiers peu qualifiés et peu valorisés, situés « en bas de l’échelle sociale » et réputés féminins sont propres aux jeunes de moins de 25 ans. Être placée « en maison » représentait souvent le premier travail des jeunes de milieu modeste ayant quitté l’école très tôt. Par ailleurs, ce travail permettait, pensait-on, la surveillance et le contrôle des jeunes filles, laissant dans l’ombre la vulnérabilité sexuelle du personnel domestique. Les garçons, de leur côté, étaient d’habitude placés comme ouvriers dans l’industrie ou l’agriculture32.

25À compter des années 1960, le nombre de filles ayant travaillé diminue pour laisser la place à celles en cours de scolarité. Les transformations du système éducatif – démocratisation, allongement de la scolarité obligatoire, introduction de la mixité33 – associées au rajeunissement de la population placée en internat dans les années 1970 inversent la donne. La majorité des mineures avaient fréquenté, jusqu’au milieu des années 1960, seulement l’école primaire. La proportion de jeunes ayant commencé des études secondaires augmente à partir de 1967, quand la scolarité obligatoire est étendue jusqu’à 16 ans34. À de rares exceptions, elles ne poursuivent pas de longues études. Le seul diplôme réellement accessible, le Certificat d’études primaires (CEP), est « la voie paysanne et ouvrière de la réussite scolaire, aussi respectable que limitée35 ». Jusqu’à la fin des années 1960, réussir le CEP marque une étape importante dans la vie des jeunes et d’autant plus pour ceux qui ne poursuivent pas leur scolarité36. Certaines jeunes le passent au sein même du Bon-Pasteur, faisant part avec beaucoup de fierté de leur réussite à leurs parents ou tuteurs. Peu sont lauréates cependant, comme l’indique une lettre de 1947 :

« Chère petite maman aimée,
C’est avec empressement que je viens de communiquer ma joie qui va te faire plaisir je t’avais dis que nous allons [Yvonne] et moi passer notre certificat. Nous l’avons passer Mardi 17 juin et nous avons eut les résultats que le lendemain soir, nous étions onze filles à passer et il y en a eut que deux de reçus qui sont une camarade et moi. [Yvonne] est refusé a cause de sa dictée enfin je suis tout de même contente que je suis reçus j’espère que ça va te faire plaisir qu’une de tes filles a son certificat et puis en sortant d’ici j’aurais une bonne place car on conte bientôt partit on en a assez d’être séparé de toi37. »

26Cependant, alors que le nombre de filles placées ayant le CEP augmente dans les années 1960, ce diplôme est de plus en plus dévalorisé, marquant surtout « la frontière de l’échec scolaire38 » et la non-orientation vers les études secondaires39. La situation change à partir des années 1970 quand c’est surtout le type de cursus suivi et les résultats obtenus dans les classes qui entrent en considération. Ceci devient visible à la lecture des dossiers, qui comprennent de plus en plus d’informations concernant les parcours scolaires des mineures.

27Pour ce qui est de l’origine sociale des filles, l’analyse des catégories socio-professionnelles des parents des mineures prouve la permanence dans le temps des classes ouvrières et des petits employés, et l’apparition des classes moyennes voire supérieures dans les années 1970. Ainsi, pour la période 1959-196440, les « ouvriers dans l’industrie (manœuvres, ouvriers spécialisés, cadres, maîtrise) » sont des plus nombreux, allant de 25,87 % (1960-1961) à 31,75 % (1961-1962) [graph. 9].

Graphique 9. – Catégories socio-professionnelles des parents des mineures (1959-1964).

28La proportion des « employés et petits fonctionnaires » s’accroît, quant-à-elle, au fil du temps, 12,10 % pour 1959-1960, 19,40 % (1960-1961), 28,43 % (1961-1962) et une légère baisse pour la période 1963-1964 (18,57 %). Une croissance constante peut également être observées pour les filles placées ayant des parents « agriculteurs » – croissance constante de 8,42 % (1959-1960) à 12,38 % (1963-1964) – cadres et artisans (2,10 % et 1,57 % en 1959-1960 et respectivement 6,19 % et 7,14 % en 1963-1964). L’échantillon constitué de 400 dossiers de mineures placées au Bon-Pasteur entre 1939 et 1990 confirme les renseignements fournis par les rapports annuels du Bon-Pasteur (graph. 10).

Graphique 10. – Catégories socio-professionnelles des parents des mineures (1945-1991).

29Ainsi, le 45 % des parents « ouvriers d’industrie » et 30 % « employés et petits fonctionnaires » sont largement majoritaires durant la période étudiée. La catégorie « employés et petits fonctionnaires » connaît cependant une importante hausse, allant de 7 % en 1945 à 27 % en 1966 et 23 % en 1975, ce qui témoigne surtout de la tertiarisation de la société française pendant les « Trente glorieuses ». Les années 1970 voient aussi l’apparition des « cadres moyens et supérieurs ». Peu nombreux mais avec une présence constante depuis les années 1950 à 1991 sont les parents « industriels, commerçants, professions libérales ». Cette évolution traduit peut-être une volonté persistante, de la part de quelques familles bourgeoises, de préserver la réputation des filles dont la sexualité est problématique malgré l’évolution des mœurs qui caractérise les « années 1968 ».

30Au final, le profil qui se dégage de cette approche sociologique des jeunes placées au Bon-Pasteur d’Angers est celui de jeunes filles majoritairement adolescentes (la part des enfants prépubères déclinant dans les années 1960), dont l’origine géographique, encore souvent parisienne après la Guerre, se déplace vers les départements de l’Ouest (on note la très faible part de jeunes issues de l’immigration), occupant elles-mêmes de petits emplois subalternes (de service ou d’industrie) mais progressivement concernées par l’allongement de la scolarisation, et dont les origines sociales restent, malgré une diversification, celle des classes populaires. En effet, la justice des mineurs fonctionne largement comme une justice de classe, réservant ses interventions les plus lourdes (placement en institution) aux enfants jugés vulnérables. À mesure que la législation renforce les motifs d’intervention en « protection » de la jeunesse, ce lien entre précarité sociale et placement judiciaire se renforce.