Une règle ancrée dans la tradition

2Jusqu’en 1955, la maison d’Angers est à la fois la maison-mère, la maison généralice2, et la maison provinciale de France. À partir de 1955, à la suite de la division de la province de France en quatre provinces, Angers est situé « hors province » mais conserve le noviciat3 commun. En 1966, à la demande du Vatican, la maison généralice est déplacée à Rome4. Mais l’aspect juridique n’est pas le seul à considérer. Angers est aussi, depuis les origines, une maison qui reçoit des filles, et dont le fonctionnement sert de référence pour l’ensemble de la congrégation et bien évidemment pour la France. Comme l’exprime la fondatrice, Marie-Euphrasie Pelletier : « Vous comprendrez donc, mes chères filles, combien il est nécessaire que cette maison d’Angers se conserve toujours comme le modèle des autres5. » L’existence des provinces ne remet nullement en cause le fonctionnement centralisé de cette congrégation. La règle doit s’appliquer toujours et partout, ainsi qu’en témoigne cette réponse à une question posée au chapitre général de 1928. À la demande que dans les pays de langue anglaise les novices puissent écrire à leurs parents pendant l’Avent, la réponse est : « Pourquoi, puisque la Règle ne le permet pas ? Il ne faut pas vouloir l’accommoder aux usages du monde et aux diverses nationalités6. » Cette règle est celle établie par Jean Eudes en 1666, et modifiée par Marie-Euphrasie Pelletier en 1836. D’autres modifications ont été apportées en 1897, pour la mettre en conformité avec les règles édictées en 1890 par Rome pour les religieux et religieuses. La règle de 1897 reste donc applicable jusqu’en 1955. Elle fonde un Institut dont « la fin propre et particulière […] par l’exemple d’une sainte vie, par la ferveur de leurs prières et par l’efficace de leur instruction, [est] la conversion des filles et femmes qui sont tombées dans le désordre d’une vie licencieuse et qui étant touchées par Dieu veulent sortir de l’état de péché, pour faire pénitence sous leur conduite ». Les maisons suivent une règle monastique, dans une stricte clôture. Les religieuses s’appliquent aux trois vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, et poursuivent « une fin propre et particulière », décrite ci-dessus. Au sein de ces maisons, des clôtures intérieures séparent les religieuses des femmes et filles reçues, et de celles qui, converties, restent au monastère à l’issue de leur temps d’internement : sœurs pénitentes (ou sœurs Madeleines), sœurs consacrées, sœurs Marthe7. Les costumes (différents selon les catégories), les offices et prières, le travail, les récréations, les repas, la répartition des tâches (« emplois »), les pénitences pour les manquements à la règle et aux coutumes sont minutieusement réglées. Chaque maison est dirigée par une supérieure nommée par la supérieure générale. La supérieure générale est élue pour six ans (et rééligible) par le chapitre formé de la supérieure générale, des assistantes, des provinciales, et d’une religieuse élue par province. C’est cette création du généralat en 1835 (conformément au modèle dominant du xix^e siècle8) qui fut à l’origine de la rupture entre la congrégation du Bon-Pasteur d’Angers et les autres maisons issues du courant eudiste (Notre-Dame de Charité, dite Le Refuge).

3À première vue, un mouvement de modernisation de la vie intérieure de la congrégation est engagé dans les années d’après-guerre, consistant d’abord à faire disparaître quelques usages tombés en désuétude : suppression de certaines catégories (« rang ») de sœurs, les converses en 1945, les tourières, en 1948 ; reconnaissance, lors du chapitre de 1947, des Madeleines « comme la branche réparatrice de la congrégation, ce qui les constitue comme de vraies religieuses9 » ; modification de la place des consacrées (ou sœurs Marthe) qui deviennent en 1947 les « Auxiliaires du Bon-Pasteur », et qui peuvent prononcer des vœux publics à partir de 195610. Un projet d’adaptation des constitutions est présenté au chapitre général de 195311, examiné pendant deux semaines et adopté ; il en est de même pour le coutumier. La notice historique qui accompagne la publication de cette règle évoque la suppression de « bon nombre d’articles tombés en désuétude et sans aucune application pratique, surtout au regard de l’évolution générale et rapide des esprits, des méthodes et de la technique de notre époque12 ». Lorsque l’on compare ces constitutions de 1955 et celles jusque-là en vigueur, on constate d’abord la modernisation du vocabulaire dans la description du but de l’œuvre : non plus la pénitence, mais « le relèvement moral de la jeune fille et de la femme13 », la disparition de la mention du « libertinage » où seraient tombées femmes et filles. On note aussi la mise en accord du texte avec la pratique établie depuis le xix^e siècle : alors que la règle de Jean Eudes mettait comme condition première le désir de conversion et l’entrée volontaire (x, 4), la nouvelle règle évoque d’abord « les jeunes filles et femmes qui seront présentées par l’autorité compétente ou leurs familles », ce qui n’était qu’au second rang dans la règle de 1836. Et l’on fait la liste des établissements que la congrégation peut diriger : maisons de détention de femmes, maisons maternelles pour jeunes femmes délinquantes, établissements pour mineures en danger moral ou abandonnées (iii, 6 et 7)14. La règle de 1955 réaffirme les principes fondamentaux de la famille religieuse : aimer et servir Dieu pour se sauver, par le respect des trois vœux traditionnels, et la mention du quatrième vœu « propre à la congrégation » : coopérer au salut des âmes des femmes et filles « tombées » mais aussi, le terme apparaît à l’article 1, à la « sauvegarde de celles qui seraient en danger d’y tomber ».

4Pour autant, les traits qui font des établissements du Bon-Pasteur des « monastères » ne sont que très légèrement modifiés : le « saint habit » n’est en rien changé, les règles du silence un peu adaptées, le baiser du sol est dans certains cas supprimé. L’organisation des repas envisage qu’à certains jours les lectures pourront être remplacées par des conversations, les récréations jusque-là minutieusement organisées pourront à certaines occasions laisser place à des récréations extraordinaires. La clôture est maintenue mais les possibilités de sorties sont plus fréquentes. On relève quelques nouveautés, comme la mention des religieuses qui « feront des études » à l’extérieur du monastère, des « livres et revues profanes » autorisées, l’entrée permise de « professeurs et autres personnes partageant avec les religieuses l’œuvre d’éducation ». Globalement, l’ambiance ne change pas, et les chapitres généraux de 1960 et 1966 auront encore à répondre à de nombreuses questions sur tous ces détails de la vie conventuelle dans son adaptation au monde. Comme le rappelle une religieuse entrée au noviciat en 1951, « on vivait presque comme on vivait cinquante ans avant », le mode de vie « pouvait être assez rapidement en décalage avec la mission qu’on pouvait avoir15 ».

Un maillage territorial très dense

5La dernière institution fondée par la congrégation en France est celle de Borny-les-Metz en 1909. Mais cinq « maisons16 » de la congrégation de Notre-Dame de Charité (dite « Le Refuge »), jumelle de celle du Bon-Pasteur, s’affilient en 1935, conséquence indirecte de la pression de Rome pour la création d’un généralat dans cette autre branche de la famille eudiste17 : ce sont les maisons de Lyon (Refuge Saint-Michel), celles de Marseille (le Cabot et du boulevard Baille), de Valognes, et de Valence. Comme la maison de Bury, en Belgique, est intégrée à la province de France jusqu’en 194418, il y a donc, en 1940, 42 maisons19, chiffre souvent cité au sein de l’œuvre, mais dont il faut regarder l’évolution. Le rattachement de Bury à la Belgique ramène ce nombre à 41, mais la création en 1945 d’une maison de repos à Maulévrier (Maine-et-Loire) le porte à 42, jusqu’à 1953, fermeture de Maulévrier. Le rattachement du monastère autonome de Dijon en 1954 fait revenir le total à 42. En 1955, à l’occasion de la division de la province de France en trois, Saint-Nicolas, un des sites de la maison-mère d’Angers, apparaît dans la liste comme une maison autonome20 : on a alors 43 maisons21. En 1964 avec la fermeture d’Arles commence le repli. Le rapport de l’Éducation surveillée évoque cependant en 1968 toujours 43 établissements alors qu’à cette date il n’y en a plus que 3822. Et les « 42 maisons » restent évoquées par les religieuses interrogées en 2011 sur leurs activités passées.

Figure 1. – Internats féminins confessionnels habilités (1947).

6La répartition géographique des monastères privilégie la région d’Angers, maison-mère depuis 1835, mais encore le Nord, l’Est, ou la vallée rhodanienne, régions d’industries où l’œuvre entend lutter contre les effets jugés néfastes sur l’éducation des filles des classes populaires. Les monastères du Bon-Pasteur sont divers. Certains (1723) sont en centre-ville (Lyon, Strasbourg, Bourges, Poitiers, Bastia, etc.), utilisant souvent les bâtiments d’anciens couvents, selon un processus classique de réinvestissement des lieux dans l’histoire des congrégations. Les bâtiments sont souvent mal adaptés. D’autres (9) sont à la périphérie des villes (Angers, Orléans, Loos, etc.). Enfin, certains sont hors des villes (6), comme beaucoup d’œuvres de rééducation depuis le xix^e siècle ; c’est le cas de Saint-Yrieix ou de Valognes. Dans les années 1950-1970, toutes les maisons achètent des propriétés rurales pour y envoyer les filles en colonie de vacances. En 1970, quand surgissent des questions sur l’avenir, des religieuses éducatrices proposent l’abandon de ces établissements constamment transformés pour reconstruire des bâtiments adaptés aux nouvelles méthodes éducatives24. Ces monastères sont impressionnants car ils abritent, derrière leurs murs élevés, beaucoup de monde : dans les années 1940-1960, entre 100 et 200 personnes, parfois plus (Orléans, Saint-Omer, Grenoble, Marseille boulevard Baille), et encore plus à Angers (412 personnes en 1956 à la maison-mère). Leur emprise dans la ville est marquante, comme en témoignent les photographies aériennes prises dans les années 195025.

7Si toutes les maisons reçoivent des filles en correction, certaines accueillent d’autres publics. Au Cabot (Marseille), à Perpignan, Lille et Écully pendant quelques années, on héberge des dames pensionnaires. À Bastia, une garderie pour de jeunes enfants, établie à la demande de la municipalité, fonctionne de 1948 à 197826. À Valognes, à Cannes, à Écully, les cours sont ouverts aux élèves de l’extérieur. Au Cabot, un préventorium est établi, et un peu plus tard un sanatorium à Pau, pour les filles et pour les religieuses. Néanmoins, ces activités restent marginales au regard des milliers de jeunes filles placées en rééducation chaque année.

Des religieuses vieillissantes

8Sur 1 715 religieuses du secteur de la rééducation en France en 196927, le Bon-Pasteur, avec 903 religieuses, tient la première place. À compter de 1940, on voit décliner lentement le nombre de religieuses, atténué par l’allongement de la durée de la vie. Si l’on compare ces effectifs avec l’ensemble des religieuses apostoliques françaises (en France)28, on constate que l’évolution du Bon-Pasteur n’est pas originale, seulement un peu plus marquée.

9L’âge moyen des religieuses de vie apostolique est de 56,5 ans en France en 197329. Pour le Bon-Pasteur, il est de 60 ans dans la province d’Angers, 62 ans dans celle de Strasbourg, 66 ans dans la province de Lyon30. En 1969, en France, 45,8 % des religieuses apostoliques ont moins de 55 ans, au Bon-Pasteur 32,5 % ; en France, 30 % ont plus de 65 ans, au Bon-Pasteur 44 %31.

10En 1973, il y a, en France, 70 religieuses du Bon-Pasteur de moins de 40 ans. Vingt ans plus tard, âgées de 60 ans, elles ne sont plus que 58. Si la situation pouvait sembler favorable au lendemain de la guerre, puisqu’on trouve alors des maisons où toutes les religieuses ont moins de 61 ans (Bastia, Le Puy, Lyon, Écully, Chambéry, Toulon, Dijon), elle se transforme rapidement par l’allongement de la vie, et de la faiblesse du recrutement. Les échanges avec les provinces non françaises de la congrégation sont minimes32. Cet âge relativement élevé chez les sœurs du Bon-Pasteur est à mettre en relation avec leur mission d’éducation. L’écart d’âge important les éloigne sensiblement des jeunes filles qu’elles ont à prendre en charge, à une époque où les effets d’une culture générationnelle sont très marqués.

11Ce vieillissement est la conséquence d’une faiblesse du recrutement déjà ancienne. En novembre 1951, la supérieure générale s’inquiète du recrutement des noviciats. En 1961 et 1962, les maisons sont alertées sur la situation33. Les données révèlent que le tournant se situe à la fin des années 194034. Le taux de départ au cours des deux ans du noviciat est le double du taux moyen des congrégations françaises, ce qui indique peut-être l’âpreté de la tâche et signale la difficulté pour l’ordre à attirer de jeunes vocations (graph. 1).

Graphique 1. – Recrutement des novices au Bon-Pasteur (1940-1980).

12Cette évolution caractérise les grandes congrégations (il y a en France 27 congrégations de plus de 750 religieuses en 1969, soit 7,3 % des congrégations à supérieure générale), en particulier celles du secteur social et hospitalier. En 1969, dans ce secteur 52 % des religieuses ont plus de 60 ans, au Bon-Pasteur, 57,4 %35. Y a-t-il des causes spécifiques au Bon-Pasteur ? Certaines religieuses le pensent. Une voie classique de recrutement est l’attirance exercée par la vie religieuse sur les jeunes filles prises en charge, comme cela fonctionne dans les congrégations enseignantes, ou hospitalières. Or la règle du Bon-Pasteur exclut expressément les anciennes pensionnaires de la congrégation. La règle de 1955 ne prévoit pour les anciennes qui « désirent se consacrer au Seigneur » que le statut de Madeleine ou d’auxiliaire36. Ne faudrait-il pas supprimer cette règle et permettre aux jeunes pupilles d’entrer pleinement dans la congrégation ? La question est soulevée dans les chapitres de 1966, puis ne l’est plus.

13En effet, depuis le xix^e siècle, les religieuses « maîtresses des classes » utilisaient comme aides des jeunes filles reçues comme pensionnaires : selon qu’elles sortaient de la classe des « pénitentes » ou de la classe des « préservées », elles portaient le nom « pénitentes consacrées », ou de « petites sœurs Marthe », ou encore de tertiaires, d’oblates. À partir de 1946, avec la création d’une école de formation à Angers, elles sont désignées sous le nom de « sœurs auxiliaires », et portent un costume spécifique. Si elles s’engagent dans un statut canonique avec vœux publics, elles sont religieuses (reconnues comme telles par un décret de 1956). Si elles ne prêtent pas ces vœux, elles sont « oblates » (elles ne font qu’un vœu annuel de stabilité). Malgré cette situation, un costume religieux, et l’usage qu’ont les filles de les appeler « sœur », elles sont longtemps comptées parmi les filles reçues dans les statistiques de la congrégation. Elles n’apparaissent dans les statistiques qu’en 1956 ; elles sont alors 235, en 1961, 19337. En 1966, elles ne sont plus que 154 (86 « religieuses », 68 « oblates »). Elles sont monitrices, surveillantes, plus rarement éducatrices38.

14En outre, depuis la fondation, certaines filles reçues restent dans les monastères à leur majorité. Elles sont intégrées dans une communauté séparée, les sœurs Madeleines, devenues sœurs de la Croix en 196439. Les Madeleines/sœurs de la Croix sont nombreuses, même si leur nombre chute aussi rapidement que celui des effectifs des religieuses du Bon-Pasteur : 743 en 1940, elles sont encore 619 en 1956, et 426 en 196940.

15D’autres pensionnaires sont simplement désignées comme des « anciennes », qu’on appellera parfois « majeures ». Moins nombreuses (189 en 1970, 81 en 1985), ce sont parfois des personnes souffrant d’un léger handicap ou en grande difficulté sociale. Moyennant une charge de travail variable, elles restent dans les maisons jusqu’à la fin de leur vie. Certaines sont « au pair », logées et nourries, d’autres sont modestement rétribuées pour leurs travaux.

16La juxtaposition d’une vie proche de la vie monastique (avec des aspects durs, en particulier l’impossibilité de visite des religieuses dans leurs familles) et de l’action auprès des filles de justice rend-elle la congrégation peu attractive ? Les entretiens réalisés en 2011 montrent que les religieuses attirées par l’action auprès des filles sont un peu plus nombreuses que celles venues pour l’aspect monastique, mais que toutes se sont adaptées à la situation, après un noviciat qui généralement leur a paru difficile41. « J’ai fermé les yeux sur tout », dit l’une ; « il fallait vraiment le vouloir », dit une autre. Suggérons aussi que l’image du Bon-Pasteur n’est guère positive (« une réputation pas très favorable » rappelle une religieuse entrée en 1953), un statut d’auxiliaires de la Justice qui le transforme en une annexe de l’administration aux yeux du public.

Des effectifs mesurés de personnels laïques

17À compter des années 1950, on observe une croissance du personnel laïc liée à la diversification des métiers des intervenantes. En 1953, un long article du Bulletin du Bon-Pasteur traite de « La collaboration entre les religieuses et les éducatrices laïques42 ». On y rappelle les étapes de l’apparition de ces laïques, d’abord des assistantes sociales, puis des professeurs. Les écoles de cadres ont envoyé des éducatrices stagiaires, et « plus rarement », il y a « des éducatrices laïques [qui] participent directement à la rééducation des enfants ». Les rares statistiques montrent l’accélération du mouvement.

18Les effectifs des enseignantes dépendent de la place donnée à la formation scolaire et technique dans les institutions, laquelle est variable. La réponse en 1958 de la provinciale de Lyon à un questionnaire quadriennal de la Congrégation des Religieux (administration vaticane) est révélatrice. À la question 302 : « Les maîtres, professeurs, sont-ils convenablement préparés à leur tâche, sur le plan a) scientifique, b) pédagogique, c) spirituel », la réponse est la suivante : « a) Autant qu’on le peut, c’est pour cela que l’on engage des professeurs laïques43 ». À la question 303, sur la conciliation enseignement-vie religieuse, la réponse est : « Habituellement, nous n’avons pas d’enseignantes religieuses », confirmée par la réponse de 1963 qui mentionne des religieuses enseignantes pour « la suppléance du personnel laïc ». Les effectifs de religieuses enseignant dans cette province sont en effet très faibles, tout comme dans la province d’Orléans (1,6 par maison de 1955 à 1965).

19La pression de l’administration de l’Éducation surveillée (ministère de la Justice) pour une diminution des effectifs des groupes de jeunes dans la prise en charge quotidienne s’accompagne de l’injonction d’employer des éducatrices laïques. En 1957, la supérieure générale rapporte qu’« il ne faut pas hésiter à se faire aider par des laïques […] les juges le demandent instamment ». En 1961, la circulaire du directeur de l’Éducation surveillée précise « un point auquel j’attache une importance particulière : la nécessaire participation à l’œuvre de rééducation entreprise par vos établissements d’un personnel laïc, suffisant en nombre, qualifié sur le plan professionnel, et dont les conditions de travail (logement, horaires, indépendance…) puissent assurer sa stabilité et sa pleine efficacité44 ».

20Malgré une progression, les effectifs d’éducatrices diplômées restent modestes à l’égard du nombre de religieuses au sein de la congrégation. En 1970, on ne compte qu’un peu moins de 50 éducatrices diplômées et environ 200 élèves stagiaires pour l’ensemble de la congrégation45.

21Cette situation évolue favorablement dans les dernières années d’activité des institutions, à une époque où les effectifs de jeunes placées ont largement fondu. Pour la France, en 1985, les 97 équivalents temps plein (ETP) d’éducateurs équivalent à un éducateur pour trois filles46.

Des jeunes accueillies au sein de différentes structures

22Le Bon-Pasteur tient une place essentielle dans le système de prise en charge des filles placées sous protection éducative. En 1948, il n’existe que deux internats publics pour filles et 98 œuvres privées. Selon le rapport de l’Éducation surveillée de 194847, sur ces 98 œuvres, il y a 44 internats du Bon-Pasteur d’Angers48, et 13 de l’ordre de Notre-Dame de la Charité (Le Refuge). En 1963, le secteur compte 77 établissements, dont 39 du Bon-Pasteur, 9 650 lits, dont 5 660 au Bon-Pasteur49 (graph. 2).

23Les effectifs restent relativement stables de 1940 au début des années 1960, après quoi, malgré un défaut de données statistiques dans les archives, la chute s’amorce : le nombre de jeunes placées est plus que divisé par deux en 1970. Après cette date, selon des statistiques partielles, la baisse des effectifs devient spectaculaire : 1 449 filles accueillies en 1975, 859 en 1977, 574 en 1980, 297 en 1985 et 101 en 1991. Cette évolution est le reflet du développement de formules nouvelles (accueil en « milieu ouvert »), des effets de l’abaissement de la majorité à 18 ans en 1974, et des décisions prises par la congrégation de fermer des établissements.

Graphique 2. – Évolution des effectifs de jeunes placées dans l’ensemble des établissements français du Bon-Pasteur (1940-1991).

24Jusqu’aux années 1970, poursuivant la tradition, les jeunes reçues sont divisées en deux catégories, qui recoupent à la fois des critères d’âge (avec une césure à 12 ans, correspondant à la puberté), et de culpabilité pénale et morale, les jeunes étant considérées comme innocentes, les plus âgées comme perverties. Dans les années 1950 : « grande classe », ou « pénitentes », « délinquantes », puis « rééducation », ou encore « grandes ». La seconde catégorie, c’est la « petite classe » ou « préservation », très jeunes filles issues de familles jugées dysfonctionnelles et présentant parfois des problèmes de comportement. À la fin des années 1950, la « préservation » laisse place à la catégorie des « caractérielles », qui au début des années 1970 deviennent les « cas sociaux50 ». Pour l’ensemble de la France, la proportion des « grandes » est de 67 % en 1940, 71 % en 1945, 76 % en 1950, 72 % en 1956. Des données sur deux provinces permettent d’allonger la période d’observation. Pour la province d’Orléans (l’ouest de la France, moins les 4 établissements de Maine-et-Loire), on passe de 60 % en 1940, à 69 % en 1956, 62 % en 1965. Pour la province de Lyon (Sud-Est), on passe de 68 % en 1940, à 69 % en 1956, 71 % en 1960, 70 % en 1970. Progressivement, on voit apparaître au sein du réseau divers types d’institutions, justifiant l’usage de nouvelles catégories de jeunes : centres d’observation, « homes » de semi-liberté, « foyers »… En 1969, pour la province de Lyon, on distingue quatre catégories : rééducation (559), préservation (140), caractérielles (169), semi-liberté (150) ; en 1971, pour la même province, on distingue rééducation (449), caractérielles (238), foyers (152), et services de suite (68)51.

25L’enquête menée en juin 1970 par la commission interprovinciale d’études, une instance prospective au sein de la congrégation, proposait à toutes les maisons de France une grille de réponse plus fine : service d’accueil temporaire, centre d’observation, internat de cas sociaux, rééducation, pré-foyers, semi-liberté, service de suite. Pour toutes ces rubriques, on demande le nombre de « sections », c’est-à-dire d’unités éducatives. Il y a alors 28 maisons avec une œuvre éducative. On constate que les internats de cas sociaux n’existent plus qu’à Angers (12 places) et dans la province de Lyon, dans 6 maisons (sur 10) : 276 filles d’âge scolaire (dans 20 sections), 44 d’âge post-scolaire (3 sections). Cela représente 11 % des filles reçues. Toutes les maisons (sauf Marcq, maison maternelle recevant de jeunes mères et leurs bébés) ont des internats de rééducation : 108 sections, recevant 1460 filles (51 %). En amont et en aval de l’internat dominant, on ne trouve plus qu’un centre d’observation (Marseille Baille), mais 8 sections d’arrivantes (98). On trouve aussi 4 services d’accueil temporaire (29 filles), 26 maisons ont des foyers de semi-liberté (34 sections et 483 filles) : 5 de ces foyers utilisent des appartements en ville. On trouve dans 14 maisons des pré-foyers (15 sections et 182 filles). Enfin, 9 maisons ont un service de suite, en charge de 90 filles52. Globalement, l’internat classique regroupe un peu moins des deux tiers des effectifs.

26Dans le rapport aux tutelles administratives, dont l’Éducation surveillée, envoyé en avril 1971, les trois provinciales écrivent : « À partir des années 1940 et suivantes, la priorité a été nettement donnée aux adolescentes présentant des troubles de la conduite et du comportement sur les mineures plus jeunes et moins atteintes, dites “cas sociaux”. Quelques très rares établissements comptent encore une section pour cette dernière catégorie. » À la même date, dans les documents statistiques destinés aux tutelles, la congrégation ne distingue que deux catégories : internat (1921 filles), semi-liberté (382 filles) ; elle y ajoute 111 mineures en service de suite « hors de l’institut mais à sa charge » (situation à la fin 1970)53.

27Les documents fournis pour le chapitre de 1975 fournissent un nouveau tableau des activités rééducatives de la congrégation dans les 22 maisons existantes. L’internat est présent dans 20 maisons et abrite 885 filles dans 69 sections, soit une moyenne de 13 filles par section (contre 14 en 1970). Les foyers (de transition, de semi-liberté) sont présents dans toutes les maisons, avec 378 filles dans 34 sections. C’est dans la province d’Angers que les foyers sont le plus développés (16 foyers pour 6 maisons), dans celle de Strasbourg où ils le sont le moins (6 foyers pour 7 maisons). Il y a des services de suite dans toutes les maisons de la province d’Angers, 2 dans la province de Strasbourg, 1 dans celle de Lyon ; ils suivent 84 filles. Dans un mouvement de recul des effectifs, l’internat a plus perdu que les foyers.

28En 1978, sur 19 maisons, désormais les foyers l’emportent : il y en a dans 18 maisons (41 sections, plus qu’en 1975), regroupant 475 filles (plus les effectifs inconnus de deux foyers). Les internats sont résiduels : 8 regroupant environ 250 filles. Une seule maison n’a plus qu’un internat : Dijon, alors que 10 n’ont que des foyers. En 1981, 15 maisons ont un centre éducatif, dont 4 qui ont un internat traditionnel (internat et scolarité à l’intérieur), avec 103 places, le reste se répartissant entre foyers avec scolarisation à l’extérieur, foyer de semi-liberté, foyers en appartement54. Début 1991, il reste 5 foyers pour 126 jeunes : Pau, Lyon, Angers, Bastia, et le foyer maternel de Marquette reçoit 15 mères mineures avec leurs enfants. C’est l’année où les foyers d’Angers sont passés à une association55.

Les ressources économiques de la congrégation

29Avec quelles ressources fonctionnent les établissements du Bon-Pasteur ? En 1940, elles proviennent principalement du travail effectué par les jeunes placées et certaines religieuses (exploitation des enclos et travaux rémunérés pour l’extérieur), des pensions versées par les familles des jeunes qui ne sont pas placées par la justice, de la charité publique (bienfaiteurs et ventes de charité), et enfin, dans une moindre mesure, des allocations versées par des services publics pour certaines pensionnaires (Assistance publique, Pupilles de la nation, Justice, municipalités)56. Chaque maison étant financièrement autonome, la proportion des diverses ressources varie. À Avignon, en janvier 1939, le travail représente 70 % des recettes, et les sommes versées par des administrations 12,5 %. À Lyon, en 1941, les pensions, les aumônes et dons, la vente de charité, fournissent 51 % des ressources, les produits de l’enclos 8 %, la blanchisserie 38 %, les versements d’État, qui apparaissent cette année-là, 4 %57.

30Le régime de Vichy marque un tournant idéologique et financier : les maisons du Bon-Pasteur bénéficient des mesures favorables à l’Église (aide aux écoles privées, aux cantines scolaires), de versements du Secours national (Avignon en mai 1941, à Lyon en juin, pour la première fois), et, sous des intitulés variés, d’apports importants des administrations de « la jeunesse », de « l’enfance », du « service des jeunes58 ». À la Libération, la IV^e République reprend ce plan d’aide dans une politique de la jeunesse remaniée et étendue, au cœur d’un État providence beaucoup plus impliqué dans les régulations sociales. La mise en place systématique du prix de journée à partir de 1946 (décret du 16 avril 1946, article 26) apparaît peu à peu dans les comptabilités : les « subventions », les « versements » laissent place aux « remboursements » des ministères de la Justice, de la Santé, et de l’Assistance publique. Les chiffres du travail et des subventions s’inversent : à Avignon, en 1948, les versements des administrations représentent 40 % des ressources, les pensions des familles 17 %, la subvention de l’enseignement technique 13 %, la blanchisserie 10 %. À Lyon, en 1949, les recettes viennent des versements de l’État (61 %), aumônes et revenus de la communauté (23 %), du travail (6 %), des pensions (5 %), de l’enclos (3 %)59.

31Désormais, c’est le prix de journée par jeune et par jour, fixé par arrêté préfectoral, qui assure l’essentiel du financement des établissements (les jeunes reçues hors placement des administrations sont de moins en moins nombreuses). À partir des années 196060, les recettes pour prix de journée représentent plus de 90 % des ressources des établissements. Ces prix de journée doivent correspondre à la réalité des prix de revient, appuyés sur des bilans et des budgets prévisionnels établis par des experts-comptables et examinés par les tutelles administratives. Les déficits ou excédents sont pris en compte l’année suivante. Un décret du 3 janvier 1961 impose l’usage du plan comptable des établissements hospitaliers. Une ancienne supérieure parle de cette décennie 1960 comme « l’âge d’or des budgets donnés pour l’embauche du personnel et la réorganisation des maisons61 ».

32Le prix de journée est accordé pour l’établissement éducatif62 ; il intègre le personnel salarié et laïque, et l’entretien des établissements. Les dépenses d’entretien des bâtiments et d’amélioration du foncier financées par la congrégation sont alors intégrées dans le compte d’exploitation, donc dans le prix de journée. Des investissements sont financés partiellement ou totalement de cette manière63. À partir du décret de janvier 1961 sur l’application du plan comptable aux établissements, la mise en place d’une section d’investissement permet la prise en charge des intérêts et du remboursement des emprunts par des dotations aux comptes d’amortissement prévues dans le prix de journée. Ministère de la Justice et établissements négocient sur la durée des amortissements qui ne doivent pas trop alourdir le prix de journée. Les religieuses (comme cela se passait dans les hôpitaux qui ont servi de référence), reçoivent une « indemnité de personnel religieux » (IPR, parfois nommée « indemnité de vêture »)64. Dans certaines maisons, les indemnités sont différentes selon les fonctions et le diplôme, dans d’autres elles sont uniformes. Elles sont bien plus faibles que les rémunérations des salariés de même niveau, et ne supportent pas, pendant longtemps, de charges sociales65. Le montant des IPR n’est pas fixé uniformément sur l’ensemble du territoire, du moins avant les années 1960 (où l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés sanitaires et sociaux, UNIOPSS, fournit un barème national en fonction du point d’indice de la fonction publique). En 1955 à Angers, l’IPR d’une sœur éducatrice représente 22 % du salaire d’une laïque éducatrice (hors charges), à Reims en 1972, 22 %, à Valognes en 1976, 18 %66.

33Le prix de journée prend en charge la totalité des dépenses (nourriture, vêtement67, scolarisation, soins, loisirs, pécule, logement, déplacements). Il intègre la formation du personnel, les frais administratifs, une indemnité d’encadrement. Dans les recettes, il intègre, outre les versements des administrations, la récupération des allocations familiales qui ne sont plus versées aux parents mais à la congrégation, une partie du revenu du travail des jeunes réalisé dans l’établissement. Beaucoup de maisons reçoivent des financements pour l’enseignement technique et la taxe d’apprentissage ; les religieuses affectées à l’enseignement professionnel ont une rémunération plus élevée que l’IPR, et financée par l’enseignement technique.

34Sur ces recettes doivent vivre les communautés, y compris les sœurs âgées (l’administration considère qu’elles ont un droit à reposance), mais aussi les Madeleines, les auxiliaires et les « anciennes », ignorées de l’administration. En 1960, dans 14 maisons du Sud-Est, vivent 2 538 personnes, dont 1 904 filles, soit 75 % de l’effectif68 ; en 1965, les filles sont 72 %, en 1970, 62 %69. Alors que l’effectif des filles reçues tend à diminuer, le vieillissement augmente la proportion d’inactives dans le personnel et place les établissements en difficulté financière.

35Il y a deux comptabilités, celle de « l’État » (le centre éducatif) qui permet le calcul du prix de journée, et celle de la Maison (avec une présentation unifiée à partir de 1960), qui intègre le centre éducatif, et dont les dépenses et les recettes sont donc plus élevées. Ces deux comptabilités ne sont pas établies selon les mêmes modalités, en particulier pour tout ce qui relève des investissements. Des recettes des institutions n’entrent que pour partie dans le calcul du prix de journée, comme les produits des enclos et des dons. Le travail (pour l’extérieur) des Madeleines, des anciennes et de certaines sœurs n’est pas pris en compte dans le calcul du prix de journée. Le personnel nourri (y compris les religieuses) reverse un prix de repas.

36Globalement, État et congrégation trouvent leur intérêt dans ce système. La congrégation y trouve une aisance qu’elle n’avait jamais connue. Certes les IPR sont proportionnellement faibles par rapport aux salaires des laïques remplissant les mêmes fonctions, mais elles sont aussi versées aux « sœurs des emplois » non qualifiées. Les frais généraux des bâtiments affectés à la rééducation (entretien, impôts, assurance, chauffage, électricité) sont pris en charge par le prix de journée. L’amortissement des investissements allège leur poids, tandis qu’augmente la valeur du capital immobilier congréganiste. L’article 7 du décret du 3 janvier 1961 prévoyait en cas de cessation d’activité, une dévolution des immeubles ayant bénéficié de ces dispositions à une institution du même type, sinon l’évaluation de cette « plus-value immobilière ». « Les locaux ont été en général très améliorés et agrandis, les ressources accordées par l’État ont été employées avec bon discernement » déclare la provinciale de Lyon en 195970. L’État, outre le gain qu’il fait sur les frais de personnel, se décharge de la partie des investissements qu’a assurés la congrégation dans le passé (ou qu’elle finance sous forme de prêts aux centres éducatifs). La congrégation assure aussi des avances de trésorerie.

37La diversité des situations de départ se résorbe dans la décennie 1945-1955. On atteint une « vitesse de croisière » pendant la décennie suivante. À partir de la fin des années 1960, les différences entre maisons s’accentuent de nouveau (évolution variable des effectifs, croissance inégale de l’effectif des salariés). En 1969, le prix de journée varie de 26 F à Bastia à 50,50 F à Angers. Le prix de journée moyen (sur 18 établissements71) est de 38,20 F, le prix médian est de 33,90 F, sans qu’on puisse dégager une explication générale de ces différences. L’évolution de la situation se caractérise par l’augmentation spectaculaire des budgets des établissements, si l’on calcule la recette par jeune accueillie et par an (graph. 3).

Graphique 3. – Évolution des prix de journée de quatre maisons, en francs de 1990.

38À partir des années 1970, la diminution des effectifs rend la situation bien moins prévisible : moins de placements, plus d’absentéisme. Les budgets prévisionnels qui servent à établir le prix de journée sont remis en cause. Les charges fixes restent lourdes : il faut réduire le personnel. Mais la généralisation des « foyers » s’accompagne d’une augmentation de l’encadrement. Les prix de journée explosent (même si les budgets se réduisent).

39Au début de la période, la part des dépenses d’alimentation est primordiale. Comme dans la société française, elle chute régulièrement : entre 40 % et 50 % dans les années 1940, entre 20 % et 30 % dans les années 1960, moins de 10 % dans les années 1980. Le grand changement vient de la croissance des frais de personnel. De 1945 à 1960, ils représentent autour de 8 % des dépenses (assistante sociale, institutrices, personnel de service, médecins, psychologues). Avec l’apparition d’éducatrices laïques, on passe dans la décennie 1960 de 20 % à 30 % des dépenses. À partir de 1970, la part des frais de personnel augmente encore avec l’augmentation des salaires et du remplacement des religieuses par des salariées. On dépasse les 50 % des dépenses, pour arriver autour des 60 % dans la décennie 1980. Cela se traduit par une augmentation du prix de journée. Alors que dans les années 1950-1960 les prix de journée du Bon-Pasteur sont bas (jusqu’à deux fois moins élevés que dans des structures associatives72), ce n’est plus toujours le cas dans les années 1970 : baisse des effectifs et lourdeur des structures (on estime en 1979 qu’un quart des dépenses sont indépendantes des effectifs de jeunes et de personnel) aboutissent à de fortes hausses.

40La réduction des effectifs des filles dans chaque maison, sensible après 1970, ne s’accompagne pas, en raison de l’allongement de la durée de la vie, d’un mouvement parallèle pour le personnel religieux pris en charge. Cette « dégradation » du rapport inactives/ressources provenant des journées prises en charge ne se prolongea pas longtemps, la congrégation décidant de séparer les communautés de religieuses en mission éducative des communautés de sœurs « aînées » et de sœurs de la Croix73. Le calcul du prix de journée se fait désormais en séparant comptes du centre éducatif et comptes des communautés vivant sur le même site, et en ventilant les dépenses communes. Pour faire vivre ces communautés « inactives », un compte France fut créé, alimenté par les produits de la vente ou de la location des immeubles abandonnés lors des fermetures des centres.

Le travail et le pécule des jeunes placées

41Le travail fournissait une part énorme des ressources des établissements au début des années 1940. Les comptabilités des maisons ne distinguent pas entre travail des Madeleines, des sœurs âgées, des « anciennes » et des jeunes placées âgées de plus de 14 ans, soumises au travail74. La gamme des travaux est assez restreinte : textile et confection de linge de maison, « manutention » (emballage, ensachage, conditionnement), cartonnage, matelassage, fabrications diverses (fleurs artificielles, filets). Les blanchisseries travaillant pour l’extérieur, avec des installations industrielles à Lyon, Lourdes, Avignon, Pau, etc., existent un peu partout, prévues dans le tableau imprimé des comptes des communautés. Dans les années 1950, les prix de journée étant corrects, pourquoi le travail des jeunes placées ne disparaît-il pas ? La congrégation justifie ce recours au travail à but lucratif par l’entretien nécessaire des sœurs de la Croix et des « anciennes », qui ne sont pas prises en compte dans le prix de journée. En 1960, dans les comptes des communautés de la province de Lyon, le produit du travail ne tient une place importante (plus de 15 % des recettes annuelles) que là où il y a de nombreuses sœurs de la Croix, et en 1969, dans ces maisons, il a diminué de moitié.

42Si le travail n’est plus une ressource essentielle pour les maisons, son maintien est lié à la place symbolique qu’il occupe dans l’œuvre de rééducation des filles, un discours présent depuis le xix^e siècle. En 1955, la supérieure générale l’encourage dans les mois qui précèdent la sortie des filles : « Pendant ces quelques semaines, elles reprendront contact avec le rythme de travail qui va devenir le leur […] Toutes les activités peuvent être ainsi rétribuées : lavage, repassage, travail de broderie, ménage, etc.75. » Cette vision est partagée par le directeur de l’Éducation surveillée en 1961 : « Un facteur essentiel de la réadaptation de nos jeunes est le travail76. » Dans la mesure où le produit de ce travail est vendu, il apparaît dans les comptes présentés pour établir le prix de journée, comme une recette « en atténuation des dépenses ». Le montant est faible : en 1952, à Angers, 1 466 588 F, soit 2,7 % des recettes ; en 1954, 1 140 041 F, soit 1,7 %77. En 1968, à Lyon, 1,4 % des recettes, à Toulon 0,24 %, à Bastia, 0,85 %, au Puy 2,6 %78. À Loos, on passe de 6 % en 1949, à 3,8 % en 1959, et 1,8 % en 1970. Pour autant, il ne disparaît pas ; à Loos, le travail ne cesse qu’en 1984, concurrencé dans l’emploi du temps des filles par la formation professionnelle à l’extérieur. Le travail des filles allège donc la charge de l’État et est aussi encouragé à ce titre, comme le montre l’observation de l’inspecteur de la DASS examinant le prix de journée prévisionnel de Loos en 1965 : « Le montant du travail des pensionnaires peut être augmenté. À la fin de l’année 1964, le chômage (incendie de l’atelier des Trois Suisses) avait fortement réduit l’activité des ateliers ; la situation est en cours d’amélioration et on peut prévoir 20 000 au lieu de 6 900, soit une augmentation de 11 000 F » des recettes en atténuation79.

43Le travail des filles dans les Bon-Pasteur avait été, à la fin du xix^e siècle et au début du xx^e, le sujet de violentes polémiques, avait suscité une législation protectrice des mineurs et justifié le retrait d’agrément du ministère de la Justice à de nombreux Bon-Pasteur80. C’est dans ce cadre que la loi du 14 juillet 1933 « sur la surveillance des établissements de bienfaisance privée » (dont relèvent les Bon-Pasteur) règle la question du travail dans ces établissements, et établit l’obligation du pécule, c’est-à-dire la part des revenus du travail revenant aux personnes prises en charge l’ayant effectué (art. 7 à 17). Ce texte, qui reste en vigueur jusqu’en 198781, a pu susciter l’inquiétude des partisans de l’assistance privée, soumise à l’inspection des services de l’État après des dérives. Cependant, son application reste « libérale » à l’égard des organisations de bienfaisance, selon les mots du rapport de l’inspecteur général Marius Sarraz-Bournet en 193782.

44Selon cette nouvelle législation, le pécule doit être constitué pour « les assistés dont l’apprentissage est terminé et qui comptent au moins une année de présence dans l’établissement ». Il se compose de deux parties : « une part distribuée par semaine ou par quinzaine, et une autre part réservée pour être portée au compte de l’assisté par trimestre ou par semestre, sous forme de primes d’épargne83 ». Il est versé au départ des enfants, en même temps qu’un trousseau pour les assistés présents depuis plus de deux ans après la fin de l’apprentissage. Un montant minimum est fixé par le Conseil d’État. Le pécule est calculé par jour, sur la base de 300 journées de travail par an, nombre pouvant être réduit à 25084. Les règles d’attribution sont fixées par le règlement intérieur de chaque institution.

45Deux points apparaissent comme essentiels dans ce texte. D’une part, le pécule est attribué « au double titre de récompense et d’encouragement pour leur conduite et leur travail » (art. 7). D’autre part, « le pécule ne constitue pas un salaire. Il n’existe aucun contrat de travail entre l’établissement et les pupilles. Les travaux qui se font dans les établissements de bienfaisance doivent avoir pour objet essentiel, non la production, mais l’enseignement et l’éducation. S’il en résulte quelques profits, le bénéfice en est légitimement dû aux établissements, en déduction des frais d’éducation et d’entretien qu’ils ont à leur charge. En aucun cas l’obligation pour l’œuvre d’instituer un régime de pécule ne donne naissance, au profit des assistés, à une créance individuelle » (art. 8). Le premier point introduit une évaluation de l’attitude de chaque enfant, laquelle, si elle est jugée problématique, peut justifier des pénalités. Le second écarte la notion de travail productif, au profit d’un travail éducatif, mais les responsables des institutions et les pensionnaires voient-elles les choses de la même façon ? Tout en refusant aux filles le statut de travailleuses salariées, on pense le pécule dans « l’ombre » du travail, comme à Loos où les comptabilités le dénomment de 1944 à 1954 « ristourne sur le travail », ou bien lorsqu’on établit l’évaluation des filles en convertissant en note de comportement la valeur marchande du travail qu’elles ont effectué, ou en établissant des échelles de note à partir des « rendements » individuels.

46Les directeurs de la Population et de l’Assistance et les inspectrices de l’Éducation surveillée veillent au respect de la loi. Les montants minimums des pécules sont fixés par l’administration. Quelle est l’attitude du Bon-Pasteur lors de l’apparition du pécule ? Les récompenses, permettant « de se procurer de petits avantages », étaient de tradition au Bon-Pasteur, et on n’y refusait pas que des filles puissent travailler pour leur compte : « Il est bon que celles qui doivent quitter la maison soient à même d’amasser quelque chose pour l’avenir », peut-on lire dans les Règles pratiques de l’institution85. Mais le pécule obligatoire était vu comme une charge nouvelle pour des maisons qui vivaient difficilement. L’article 14 de la loi de 1933 prévoyait que les établissements pouvaient en être « pour un temps, complètement ou partiellement dispensés ». À Lyon, la supérieure a demandé cette dispense86. À Saint-Hilaire-Saint-Florent, une correspondance à ce sujet de 1938 à 1940 l’évoque aussi87. Mais la demande de dispense peut susciter un contrôle, ce qu’une religieuse d’une autre congrégation explique à une nouvelle supérieure de Lyon en 1937. Mieux vaut donc appliquer cette nouveauté, en l’intégrant dans le système de notes. Les autorités voyaient un stimulant dans son attribution, mais il peut aussi être vu comme une punition par sa suppression en « cas de conduite qui donnerait lieu à des plaintes » (art. 13). À Lyon, en 1936-1937, on échange entre établissements privés concernés des modèles de livrets de pécule, des barèmes, des conseils : « pour éviter tout conflit avec les inspecteurs […] verser intégralement le pécule obligatoire de 0 F 25 à la mineure quels que soient sa conduite et son travail. Mais pour que soit maintenu l’effet moralisateur de la récompense et de la punition, l’on ajouterait au pécule légal un surplus sous forme de gratification, en rapport direct avec le total de points obtenus par la mineure ».

47Les pécules apparaissent donc dans les comptabilités des établissements, mais il faut attendre 1946 pour trouver une directive d’ensemble. La supérieure générale rencontre cette année-là le directeur départemental de la Population de Maine-et-Loire, avec qui elle établit un texte : l’obligation s’appliquera « pour toute mineure de notre Établissement, ayant dépassé l’âge scolaire, dont l’apprentissage est terminé et qui compte au moins un an de présence dans l’établissement, à condition toutefois qu’elle se livre à un travail régulier et que sa conduite soit satisfaisante. Nous précisons que le pécule […] est fonction du rendement individuel, de sorte que nous établissons 3 échelons : section d’épreuve : pécule de 4 frs par jour, section normale : pécule de 6 frs par jour, section de mérite : pécule de 8 frs par jour […] En cas de mauvaise conduite de la mineure, le pécule pourra se trouver réduit, suspendu ou supprimé88 ». Le texte semble avoir été diffusé dans les diverses maisons.

48En juin 1955, à la suite des remarques critiques de deux inspecteurs, la supérieure générale envoie une circulaire sur les pécules : « Le pécule étant prévu par le prix de journée doit être établi d’après un barème dont il faudra respecter l’application89. » Ce barème est joint, établi par le directeur départemental de la Population, qui « désire qu’il soit suivi par toutes les filiales du Bon Pasteur, en accord avec vos directeurs départementaux respectifs ». Le tableau distingue 4 niveaux de notes, et des versements différents selon les niveaux, en livret de Caisse d’épargne, et argent de poche (« pécule récompense »). Pour la catégorie TB, c’est par jour 25 F d’épargne et 15 F d’argent de poche90 (en 1955, le salaire minimum légal – SMIG – horaire est à 126 F) ; et pour encourager des habitudes d’économie, pour toutes, 100 F devront être prélevés chaque mois sur l’argent de poche pour être placés à la Caisse d’épargne.

49Ces textes n’empêchent pas des variantes dans l’application. Domine généralement un système avec trois niveaux de pécule91, ou quatre92, selon l’âge et la compétence. Le pécule maximum pour chaque niveau ne semble presque jamais atteint93. La partie épargnée est généralement fixe94, mais parfois c’est le reliquat de ce qui n’a pas été utilisé en argent de poche qui est placé95.

50À Lourdes96, en 1956, le pécule est calculé sur trois cent soixante jours, selon quatre niveaux de notes (de « médiocre » à « très bien »), avec une part « livret de Caisse d’épargne », et une part (plus faible) de « pécule récompense (argent de poche) ». Peu après, on établit un tarif doublé du « pécule argent de poche » pour la « saison », juillet à septembre inclus (il s’agit de la saison des pèlerinages, qui donne beaucoup plus de travail à la buanderie). À partir de 1964, le tarif est simplifié (Caisse épargne et argent de poche) avec 5 niveaux de note, dont un niveau « mal » (qui pendant un temps s’était traduit par un pécule nul) : les sommes varient de 10 F à 3 F par jour pour l’épargne, de 6 F à 1 F pour l’argent de poche.

51À Orléans97, de 1950 à 1966, chaque fille a un pécule épargne (nombres ronds) et un pécule « argent de poche » (montants très variés), le premier étant toujours supérieur au second. À quoi s’ajoute une somme globale pour la maison : « part distribuée à toutes les élèves à titre de récompense98 ». La somme totale distribuée est multipliée par trois (en francs constants) sur cette période. La part épargne est à peu près stable en francs constants, et passe des deux tiers des pécules à un tiers ; la part « argent de poche » augmente constamment passant de 11 % à 43 % des pécules ; la part récompense progresse, surtout à partir de 196099. En 1970, il n’y a plus que deux catégories, la prime (d’épargne), et l’argent de poche, avec des montants beaucoup plus homogènes, qui semblent dépendre simplement de la durée de présence.

52Dans les institutions étudiées, on constate l’augmentation du montant des pécules liée à l’augmentation des prix de journée, leur attribution à toutes les filles de plus de 14 ans (le minimum d’un an de présence prévu par la loi n’est plus appliqué), la part croissante de l’argent de poche par rapport à l’épargne, même si le placement à la caisse d’épargne est obligatoire, la place permanente d’une part variable, liée aux notes, dont on ne sait selon quelle formule et dans quelle combinaison ces notes sont liées à la conduite, au travail scolaire, ou à l’efficacité du travail d’atelier100. Où est dépensé cet argent de poche ? Sûrement pendant longtemps à l’intérieur de la maison, dans une sorte de « journée magasin » où sont présentés divers objets, puis plus tard, lors de sorties en ville. L’idée est d’utiliser cet argent de poche comme un apprentissage de la vie autonome : « Dans un but éducatif, nous avons majoré le pécule des derniers mois afin d’initier les élèves à acheter elles-mêmes divers objets » (Loos, 1960). « L’argent de poche est utilisé par chacune comme bon lui semble, l’éducatrice guidant le choix de chacune » (Loos, 1979). Dans cette maison, en 1975, par mois, 5 F sont épargnés (obligatoirement), le reste est de l’argent de poche qu’on estime être dépensé ainsi : 20 F de transport, 10 F de cigarettes, 9 F savon et dentifrice, 8 F en timbres, 8 F en papeterie101.

53Quel est le lien entre le pécule et le travail ? Légalement, il n’y en a pas. Le pécule est une obligation prévue dans le prix de journée, le travail ne l’est pas, il peut ne pas exister, il n’est qu’une éventuelle « recette en atténuation des dépenses » dans le plan comptable. Il n’y a pas de comptabilité mettant en rapport pécule et recettes du travail. Cependant, on trouve dans un dossier de prix de journée de 1959 cette annotation, qui signale une attention portée à un juste équilibre entre pécule au profit des jeunes et travail au profit de l’institution : « Le Pécule : versement à la Caisse d’Épargne plus élevé. Également chiffre plus élevé de l’argent servi aux mineurs. Cette augmentation s’équilibre du reste par un montant de travail plus conséquent, porté en atténuation de dépense102. » Malgré cette opacité des archives, lorsqu’on peut mettre face à face pécule et produit du travail103, on constate que la valeur du travail excède, parfois très largement, les montants du pécule jusqu’à la fin des années 1950, à la suite de quoi les montants s’équilibrent. Pour les dernières années, le pécule dépasse largement ce que rapporte le travail, qui est en train de disparaître (graph. 4).

Graphique 4. – Revenus du « travail » et « pécule » au Bon-Pasteur de Loos.

54Peut-on en savoir un peu plus sur la valeur réelle du travail des filles du Bon-Pasteur ? Après la Guerre, une réflexion sur le travail est menée par les responsables104 : « On ne peut songer à évaluer le travail de nos mineures au prix intégral des ouvriers du dehors. En effet : 1. Elles n’ont pas l’habitude de la vitesse. 2. Le travail leur est assuré d’une façon absolument continue. 3. Elles n’ont aucune charge accessoire comme les trajets, l’usure des chaussures et des vêtements, les dépenses de toilette d’une personne du monde… 4. Elles continuent à bénéficier de l’ambiance de la maison d’éducation (conseils techniques, appui moral, soins physiques). Il me semble donc normal, pour ne pas compliquer la tenue du budget de minorer les prix, d’accord d’ailleurs avec elles, qui ne doivent pas d’ailleurs se considérer comme salariées105, leur condition étant tout à fait différente ». Ce même document évalue également la valeur d’une heure de travail d’une ouvrière avec CAP : de 18 F à 25 F, et pour une mineure, de 12 F à 15 F, ce qui n’était donc pas négligeable. En 1952, à Angers, on estime le revenu du travail des mineures à 20,80 F par jour en diminution du prix de revient106. De telles données sont rares.

55À partir de la fin des années 1960, il y a toujours le « pécule », ou bien le « pécule et argent de poche », le « pécule note ». Le montant de ce pécule est sensiblement le même pour toutes les pensionnaires. Mais existe aussi une prime de travail qui est parfois appelée « prime d’atelier ». On fait réapparaître clairement le travail, sans circonlocutions, et sa « rémunération » directe. Peut-être faut-il trouver l’origine de cette inflexion dans l’expérience du centre de rééducation spécialisé de Nazareth, à Angers107 : la supérieure générale y présente la mise en place du travail d’atelier, directement professionnel, dont l’objectif serait d’« arriver à une qualité de travail suffisante pour permettre la réalisation de gains auxquels les élèves seraient intéressées108 ». Lorsqu’elle existe, la prime d’atelier est plus faible que le pécule note109. Comment est-elle calculée ? À Lourdes, en 1968-1969110, on peut estimer que 30 % du revenu du travail des ateliers revient aux filles sous forme de pécule. Pour les « Pervenches », section où les revenus de l’atelier sont plus faibles, les filles en reçoivent 45 %, pour les « Edelweiss », dont le revenu de l’atelier est double, la part des filles tombe à 25 % : le pécule n’est plus un salaire lié à la production, mais une façon de motiver les filles au travail. Le revenu du travail non distribué aux filles apparaît dans les comptes de l’établissement comme recettes en atténuation des dépenses, la partie distribuée aux filles n’apparaît pas dans les recettes du prix de journée111. En 1967, le total des pécules atelier pour l’établissement s’élève à 8 480 F, alors que le pécule note est de 4 317 F.

56En novembre 1974, les filles de Valognes reçoivent à l’atelier cartonnage de 7 à 45 F par mois (le SMIC horaire est alors de 4,89 F) : c’est le pécule d’atelier, différent du pécule argent de poche, identique pour toutes les filles112. À Cholet113, dans les années 1970, il y a un « atelier de manutention ». À une demande du directeur de l’Action sanitaire et sociale, la directrice répond que « jusqu’en 1978, les sommes étaient entièrement reversées aux jeunes sous forme de pécule, ou dépensées en complément de loisirs. Le détail de l’affectation n’a pas été conservé ». Une partie du produit de l’atelier sert donc pour des loisirs collectifs : c’est aussi le cas à Loos dans les années 1960, et en 1978 : « La caisse d’équipe ne rentre pas dans l’argent de poche, l’argent des loisirs est remis à chaque groupe, qui en dispose comme il l’entend114. » À Cholet en 1979, les revenus de l’atelier ont été introduits dans la comptabilité générale115, mais en 1980, on réforme « la prise en charge des demandeuses d’emploi au Foyer de jeunes filles ». « Jusque-là, vêture et argent de poche étaient un dû, non pas quelque chose de gagné. Il fallait changer dans toute la maison cette vision et surtout chez les filles. » Vêture et argent de poche sont transformés en salaire rétribuant les activités au sein du foyer (entretien et scolarité) ; un atelier de production et vente est organisé l’après-midi, avec sa caisse propre gérée par l’animateur, distribuant des salaires en fonction du temps de travail116. L’exemple de Cholet révèle une transformation du pécule en salaire à but éducatif. Dans cette décennie, le pécule administratif est régulièrement versé et augmenté : le travail quand il subsiste, a pour les éducateurs, deux objectifs : maintenir, en vue de la sortie, un rythme journalier117, et créer par l’atelier une vie collective s’autofinançant dans une petite mesure grâce à son activité.

57À bien des égards, le réseau des établissements du Bon-Pasteur fonctionne comme une grande entreprise, occupant une place dominante sur le marché de la rééducation française des années 1940 aux années 1960. Le modèle économique fondé initialement sur l’évergétisme, la faible rémunération des religieuses, les bas coûts de fonctionnement de ces institutions massives et spartiates et sur le « travail de rapport » des jeunes placées, est déstabilisé par les mutations des pratiques éducatives au fil du temps. Le vieillissement des religieuses et l’arrivée d’un personnel laïque plus important (même s’il reste très limité d’un point de vue pédagogique) impose une masse salariale croissante, alors que la rente du travail des jeunes est contrôlée de plus près par l’État et désormais déduite des prix de journée à partir de leur mise en place. À compter des années 1970, le modèle économique vertueux, qui permettait à la congrégation d’accroître la valeur de ses biens en les rénovant, et à l’État de placer des milliers de jeunes à bas coût, entre en crise et accompagne le déclin de l’institution.