1La congrégation du Bon-Pasteur d’Angers trouve ses origines dans le xix^e siècle des industries et des promiscuités urbaines. Pour cet ordre religieux, il s’agit alors de prendre en charge les jeunes filles des classes populaires jugées dangereuses ou « incorrigibles », et devant être protégées du monde comme d’elles-mêmes. En effet, les familles modestes, prolétarisées, peinent à donner aux filles une éducation conforme aux nouvelles normes bourgeoises, renvoyant les femmes dans la clôture domestique, gardiennes du foyer et parangons de vertu. Contrairement à leurs homologues des classes aisées, les filles des familles populaires grandissent dans un environnement fait de libertés et de menaces, dont le Bon-Pasteur, congrégation issue du mouvement eudiste qui se destine au relèvement des prostituées « repenties », entend les « préserver1 ». Le Bon-Pasteur occupe rapidement, avec l’ordre du Refuge, une position de quasi-monopole de la rééducation des filles du xix^e siècle aux années 19602. Ainsi, alors que les maisons de correction publiques sont nombreuses pour les garçons, les institutions « de préservation » pour filles sont quasi exclusivement privées et catholiques. Par la voie de la justice, l’État, même devenu républicain et laïc, délègue aux congrégations religieuses le soin de corriger les « mauvaises filles », afin de leur permettre « de contracter des habitudes d’ordre et de travail propres à les ramener à la vertu3 ».

2C’est à Angers, en 1835, sur le site d’une ancienne usine de cotonnades que la fondatrice, Marie-Euphrasie Pelletier, crée une congrégation pour secourir les « filles perdues ». Moins nombreuses que les garçons à être traduites en justice, elles sont plus fréquemment sujettes à de longues mesures d’enfermement. Les filles sont placées en institution par voie de « correction paternelle », une mesure civile utilisée par les parents pour corriger les mauvaises mœurs de leur fille (errance, sexualité jugée inappropriée)4, mais aussi parce qu’elles ont été victimes d’agressions sexuelles, parfois commises par des proches. Il s’agit alors de protéger leur réputation ainsi que celle de la famille. Les filles sont également enfermées pour des faits de délinquance, le vol principalement5. Acquittées par la justice pour manque de discernement, elles ne sont pas remises en liberté, mais placées jusqu’à leur majorité (21 ans) en institution « charitable » pour « y être élevé[es]6 ». D’autres, enfin, sont placées sans intervention judiciaire, soit par les familles qui ont les moyens de payer une modeste pension, soit par des institutions charitables ou même par l’Assistance publique dans le cas des orphelines.

3Les filles peuvent être placées très jeunes (6-9 ans). Qualifiées de « préservées », elles sont distinguées des « pénitentes », qui entrent entre 12 et 16 ans. Toutes séjournent de longues années derrière les murs des couvents, en moyenne sept à huit ans au xix^e siècle. Certaines n’en sortent jamais, terrorisées à l’idée de retourner dans le monde, et restent leur vie durant au sein de la communauté. Dans ces établissements, le travail est la première discipline, permettant d’« expier une vie d’oisiveté7 ». La blanchisserie ou la couture occupent les longues journées des jeunes internées (dix heures à l’atelier), une activité relativement lucrative pour les religieuses. La morale régit les corps et les âmes, la pratique religieuse scandant le temps suspendu de la vie monacale. La clôture est la règle pour toutes ces femmes, mineures comme consacrées. Le modèle éducatif est celui du couvent, faisant de la pénitence et de l’introspection silencieuse des valeurs cardinales8. La discipline doit être « sévère », selon les termes de la loi de 1850 sur l’éducation des jeunes détenus9. La rupture avec l’extérieur est totale, les jeunes filles sont recluses, ne bénéficient pas de sorties, de congés familiaux et ne voient pas leurs proches. Au couvent, elles n’ont pas le droit d’évoquer leur origine sociale ni leur histoire personnelle. Elles demeurent sans histoire.

4Cette expérience est un succès national et international10, à peine obscurci par les scandales qui marquent la fin du xix^e siècle, alors que certains réformateurs sociaux, dont le journal féministe La Fronde ou encore la jeune Inspection du travail, s’émeuvent du travail forcé (les jeunes filles constituant une main-d’œuvre à bas coût pour les industriels) et des châtiments cruels auxquels les religieuses soumettent les filles. Pour ces raisons, le Bon-Pasteur de Nancy est fermé en 1903 dans un véritable fracas politique et médiatique11. Encore en 1911, une lettre anonyme envoyée au ministère de la Justice dénonce les conditions de vie au Bon-Pasteur d’Avignon : « Il y a quarante ou cinquante religieuses qui vivent sans rien faire du travail de ces pauvres esclaves qui sont quelquefois maltraitées12. » Pour autant, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, les Bon-Pasteur forment un réseau de 353 monastères dans plus de 40 pays (Allemagne, Belgique, Espagne, Italie, mais aussi États-Unis, Canada, Mexique, Argentine, Australie…) où œuvrent plus de 10 000 religieuses auprès de 56 000 jeunes « pénitentes13 ». Pendant plus d’un siècle, le modèle conventuel de rééducation des filles du Bon-Pasteur a essaimé et cru de manière exponentielle, selon un phénomène de circulation transnationale des dispositifs institutionnels de prise en charge de la pauvreté et du crime14. Ainsi, le Bon-Pasteur est né de cette volonté de discipliner les filles de la Révolution industrielle, l’Église accompagnant un processus de rectitude sociale lié au développement de la modernité libérale capitaliste à l’échelle du monde industrialisé15.

5En 1940, l’heure est au retour en grâce de l’institution auprès de l’État français. Depuis la fin du xix^e siècle, la congrégation n’accueillait plus qu’une minorité de jeunes filles placées par la justice, réminiscence du conflit qui l’avait opposée à l’État dans cette querelle sur la laïcité. La majeure partie des jeunes placées dans l’entre-deux-guerres l’est directement par les familles ou des œuvres de bienfaisance. La situation change alors que la justice des mineurs entre en guerre à sa façon, se chargeant de dresser les enfants de la France défaite, sous l’égide du maréchal Pétain16. Les effectifs de jeunes placés, notamment de filles, augmentent. Le Bon-Pasteur est l’institution idoine pour accueillir ces adolescentes que l’on dit perverties par le conflit, alors que l’ordre moral devient une antienne nationale17. En 1945, la réforme de la justice des mineurs vient prolonger cette politique d’encadrement de la jeunesse déviante. Quarante-deux maisons officient alors en France, chiffre qui restera stable jusqu’en 1964, avec environ 1 000 religieuses pour 6 000 jeunes filles en institution, âgées de 4 à 21 ans, ce qui représente environ les deux tiers des places d’accueil pour les filles placées en France, et ce jusqu’aux années 1960. Le Bon-Pasteur bénéficie alors de subsides importants de la part de l’État, via la nouvelle administration de l’Éducation surveillée, qui lui octroie un « prix de journée » par pupille. L’État comme la congrégation trouvent leur compte financièrement dans cette opération, le premier appréciant un coût de placement relativement faible qu’offrent les institutions religieuses par rapport au secteur public ou associatif, la seconde profitant de cette manne financière pour investir dans la rénovation de ses biens immobiliers. Mais l’âge d’or des grands internats de rééducation touche à sa fin. À compter de 1964, la congrégation opère un progressif repli, avec des fermetures de maisons qui s’accélèrent dans les années 1970, décennie qui voit également la chute des effectifs de jeunes placées, lesquelles ne sont plus que 2 500 en 1970, 1 500 en 1975, et 500 en 1980. Les derniers foyers, sauf quelques exceptions dont une maison d’enfants existe encore (à Pau), ferment au début des années 1990.

6Le Bon-Pasteur est une congrégation « eudiste » (du nom de saint Jean Eudes), issue d’un courant religieux né au xvii^e siècle dont la fonction était de recueillir les femmes de « mauvaise vie », prostituées mais aussi filles-mères rejetées par leur communauté ou stigmatisées par les autorités urbaines. L’ordre est né d’une scission au sein de la congrégation de Notre-Dame de la Charité dite « du Refuge », alors qu’une maîtresse-femme, Marie-Euphrasie Pelletier, entendait tourner vers les filles mineures l’action de la congrégation, conformément à cette idée très présente en ce siècle de « progrès », selon laquelle la prévention des risques sociaux devait l’emporter sur la simple compassion à l’égard des femmes « déchues ». Un paradoxe accompagne l’histoire de l’œuvre, comme le montre Jean-Luc Marais dans cet ouvrage : le Bon-Pasteur est un ordre « contemplatif », voué à la prière et soumis à la « clôture » jusqu’en 1969, là où l’action éducative appellera les religieuses vers le monde et non la réclusion. Les règles sont strictes, loin des inflexions du catholicisme social à l’égard du dogme. Devenir religieuse du Bon-Pasteur est une épreuve : le noviciat est une entreprise exigeante, qui nécessite, autre ironie de l’action éducative, de couper durablement tout lien avec sa famille. Méfiance envers le monde social et sa monstrueuse pauvreté, ses mœurs dissolues, sa vénalité, voilà qui marque les esprits des impétrantes à travers le temps, expliquant la difficulté de la congrégation à s’ouvrir et embrasser les problèmes sociaux, à considérer les familles populaires comme des alliées et non des ennemies.

7La congrégation fonctionne en cercles concentriques : au cœur, les religieuses de la congrégation de Notre-Dame de la Charité du Bon-Pasteur, plutôt issues de familles bourgeoises ou de la classe moyenne au xx^e siècle ; autour, les « pénitentes consacrées », nommées « Madeleines » puis « Sœurs de la Croix » pour les religieuses contemplatives et « sœurs auxiliaires » ou « oblates » pour celles qui travaillent, notamment auprès des pensionnaires. Elles sont en réalité d’anciennes pensionnaires converties ou trop vulnérables pour affronter la liberté. Auprès des filles, elles ont pour rôle de faire fonctionner une discipline subtile où l’autorité ne soit pas caricature, où les dominées consentent à la violence institutionnelle qui peut les toucher. Ces auxiliaires ont aussi pu être plus proches des filles, par solidarité ou culture de classe partagée. Enfin, au second xx^e siècle, avec la professionnalisation du travail social, les laïques font leur entrée dans l’organisation, apportant une technicité au travail mais aussi un lien avec le monde extérieur, dans un conflit grandissant avec les religieuses. Au dernier cercle se trouvent les filles, objet de compassion mais surtout de suspicion permanente, et, malgré tout, « petites mères » enrôlées dans des tâches de surveillance et de responsabilité, ultime mécanisme de l’institution totale qu’est le couvent.

8La place du Bon-Pasteur dans le dispositif légal et institutionnel de prise en charge des filles par la justice française est primordiale. Cette prise en charge peut revêtir deux modalités, qu’elle ait lieu selon une procédure pénale ou civile. Au pénal, la justice réprime les actes de délinquance au sens strict dans un système français qui n’a pas, au contraire d’autres pays, incorporé de délits spécifiques à l’enfance dans sa législation. À compter de 1912, c’est le tribunal pour enfants et adolescents qui officie en matière pénale18. Au civil, la justice se fait protectrice, tutélaire, et intervient dans des cas de « correction paternelle », de « vagabondage » ou de prostitution après les décrets-lois de 1935 qui dépénalisent ces comportements, mais aussi au titre de la législation encadrant la parentalité défaillante (lois de 1889 sur la déchéance paternelle et loi de 1898 sur les violences à enfants)19. À compter de 1940, la justice des mineurs française entre en mutation. Le régime de Vichy, pour répressif qu’il soit en pratique, laisse le champ libre à de jeunes juristes techniciens, qui peuvent œuvrer hors du système parlementaire qui avait entravé les réformes dans les années 1930. La loi de 1942 ouvre la voie à une véritable spécialisation de la justice des mineurs, instituant un tribunal pour enfants autonome et ouvrant grand la porte aux expertises médico-pédagogiques20. Inaboutie, cette législation est cependant reprise et amendée par l’ordonnance du 2 février 1945, qui met en place le juge des enfants dans une instance indépendante, dotée d’institutions « d’observation » permettant d’évaluer et d’orienter les jeunes sous main de justice dans le paysage institutionnel de la rééducation. L’ordonnance du 1^er septembre 1945 complète ce dispositif judiciaire par la mise en place d’une véritable direction de l’Éducation surveillée au sein du ministère de la Justice, écartant l’Administration pénitentiaire dans la gestion des institutions de prise en charge. Une inspection est mise en place, dont le rôle sera notamment de visiter régulièrement les institutions privées, très majoritaires pour les filles. Et alors que le juge des enfants acquiert de plus en plus de compétences, réunissant sous sa coupe matières pénales et affaires civiles telles que la correction paternelle et le vagabondage, l’ordonnance du 23 décembre 1958 sur « l’enfance en danger » vient parachever ce système unique, donnant un mandat étendu au magistrat de l’enfance qui lui permet tout autant de poursuivre des infractions que de prendre des mesures de protection des mineur·es qu’il juge vulnérables21. Le succès de cette mesure est immédiat, spécialement pour les jeunes filles, dont on estime qu’elles sont bien plus fragiles que les garçons, et qu’il faut les « préserver » des risques sociaux tout en les protégeant d’elles-mêmes. C’est dans ce contexte réformateur que le Bon-Pasteur vient prendre place, avec la bénédiction de l’État, qui, s’agissant des filles, ne créera que quelques rares institutions jusqu’aux années 197022. Parmi les instances pourvoyeuses du Bon-Pasteur, on peut ajouter les services sociaux d’aide à l’enfance (Population, DDASS, puis ASE) qui placent certaines enfants en jeune âge, une population qui reste minoritaire.

9Ainsi, pour l’immense majorité des filles placées par l’État en institution, c’est le couvent qui est de mise, qu’il s’agisse du Bon-Pasteur ou de Notre-Dame du Refuge. Ce couvent des « filles perdues », qui puise loin dans le temps son principe, se réforme dans les années d’après-guerre pour devenir « internat23 ». Les institutions restent imposantes, mais doivent respecter un certain nombre de critères sanitaires et faire place à des lieux et temps scolaires et de formation professionnelle. Pourtant, le changement est infime ; ces grands internats de 200 à 300 jeunes filles ressemblent toujours à des usines-couvent, espaces indifférenciés où le travail est omniprésent, la promiscuité oppressante et la discipline de fer. Cet état des lieux perdure au moins jusqu’au milieu des années 1960. Si, dans les années 1945-1960, le modèle de l’internat de rééducation est dominant, au Bon-Pasteur comme ailleurs, il se fissure pourtant : le milieu clos, en marge du monde, est jugé inapte à préparer les filles au retour en société. La violence institutionnelle, inhérente aux établissements massifs, devient intolérable pour de nombreux acteurs : aux yeux des juges des enfants réformateurs, des travailleuses sociales des services auprès des tribunaux, mais aussi et surtout pour les jeunes laïques qui entrent dans les institutions religieuses comme professionnelles de l’éducation. Aussi, dans les années 1960, les « unités de vie » deviennent plus restreintes, on aménage, grâce au Plan d’équipement de l’État, ces architectures massives en espaces plus « familiaux » avec des groupes d’une vingtaine de jeunes. À la demande des administrations de tutelle (dont l’Éducation surveillée), se développent les « foyers de semi-liberté ». C’est l’heure de l’ouverture au monde : les filles sortent plus facilement des hauts murs pour un stage, un travail, voire, progressivement, pour fréquenter des écoles et instituts de formation professionnelle. Ce modèle du foyer devient dominant dans les années 1970, temps de discrédit pour les grands internats, qui ferment les uns après les autres, non sans hésitation de la part de la congrégation du Bon-Pasteur, attachée à sa culture de la claustration et soucieuse de préserver ses intérêts fonciers. Les années 1980 voient s’expérimenter les groupes de jeunes accompagnées de quelques éducatrices hors-les-murs, en appartement, dans la ville, dans la vie, mais selon une temporalité plus courte de l’intervention éducative qui sied mal à des religieuses pour qui la rédemption s’inscrit dans la durée et au point de friction avec des problèmes sociaux – le chômage des jeunes par exemple – que les sœurs maîtrisent mal, encore empreintes de la peur de l’oisiveté.

10La place des expertises au sein des institutions du Bon-Pasteur a profondément modifié leur fonctionnement. Au milieu du xx^e siècle, la science vient épauler la morale pour renouveler l’étiologie de la déviance féminine24. Les experts, médecins d’abord, puis psychologues, investissent les lieux. Ces savoirs s’appliquent d’abord comme des formes de pouvoir justifiant la privation de liberté et la vie en institution : il s’agit d’observer en un lieu clos, unique, jugé neutre, le comportement des filles, de mesurer leurs aptitudes, d’évaluer leurs potentialités afin de les orienter selon leurs compétences et leur mérite et, ultimement, de les libérer après les avoir façonnées selon une image de la normalité. Après-guerre, des sœurs fréquentent l’École de formation de psycho-pédagogie de l’Institut catholique de Paris, recevant notamment l’enseignement du D^r Paul Le Moal, psychiatre, spécialiste reconnu des déviances juvéniles féminines25. Aussi, la section d’accueil de plusieurs institutions (Angers, Orléans, Charenton…) se mue en « centre d’observation ». Plusieurs mois durant, les filles sont scrutées sous toutes les coutures, soumises à des tests psychotechniques quantitatifs (test de QI), et qualitatifs (test de Rorschach), afin de les aiguiller dans le système. Aux « douées », aux « intelligentes », les institutions de formation qualifiée, comme Pau où l’on apprend les métiers de l’imprimerie ; aux « débiles légères », aux « déficientes », dont le QI n’est ni élevé ni trop faible, les tâches répétitives et ardues comme l’éternelle blanchisserie ou la cartonnerie. L’établissement de Dôle se spécialise dans ce public. Aux « cas psychiatriques » ou aux « inéducables », les institutions spécialisées, telle les Genêts, rue de Nazareth à Angers, où l’on utilise des « tranquillisants » dans les années 196026. Les transferts à l’hôpital psychiatrique de Sainte-Gemmes-sur-Loire ne sont pas rares.

11La professionnalisation prend un autre visage, lorsque, à la fin des années 1950, les éducatrices laïques entrent en scène. D’abord en nombre limité, plutôt assignées à des tâches pédagogiques (institutrices, formatrices professionnelles), de jeunes femmes, formées dans des écoles de travail social en voie de démocratisation, occupent des responsabilités dans les maisons, en tant qu’assistantes sociales, puis comme éducatrices spécialisées dans les années 196027. Le contraste est saisissant avec les religieuses, dont la moyenne d’âge croit alors autour de 60 ans, et alors que l’ordre est confronté à une véritable crise du recrutement dès les années 1950 que la difficile mise en œuvre des principes d’ouverture du concile Vatican 2 ne facilite pas. Ce conflit, latent, ouvert parfois, entre jeunes laïques professionnelles, salariées, parfois syndiquées, et religieuses soucieuses avant tout du « charisme » de la congrégation, dans un rapport désintéressé au travail, constitue une des raisons fortes de l’entrée en crise de l’institution, patente à compter des « années 68 ». Désormais, il existe une identité professionnelle du « secteur » de l’éducation surveillée, à laquelle ne souscrivent pas la majorité des religieuses, même si certaines, éducatrices également, militent en interne pour une révolution des pratiques pédagogiques et souhaitent l’abandon de la direction des institutions au profit de cadres laïques. Avec la mise à l’ordre du jour des questions féministes comme la contraception et le débat sur la légalisation de l’avortement, le fossé se creuse encore entre les unes et les autres, la posture devenant « intenable » dans les années 1970-1980 pour les religieuses écartelées entre l’application de la loi et la doctrine intransigeante de l’Église.

12Qui étaient les filles envoyées dans les Bon-Pasteur ? Quelles normes avaient-elles enfreint pour être à ce point considérées comme indésirables et, dès lors, littéralement cloîtrées ? D’abord, il convient de rappeler que les mesures de privation de liberté ne sont pas majoritaires dans l’éventail des décisions prises par les tribunaux. Les filles comparaissant devant les magistrats font le plus souvent l’objet d’une mesure de « liberté surveillée ». Malgré tout, le placement en institution reste plus fréquent pour les filles que pour les garçons, avec environ un quart des filles comparues devant le juge dans les années 1950 là où leurs homologues masculins ne le sont que dans moins de 10 % des cas. Signe des temps, la part des filles placées chute rapidement à 10 % au milieu des années 196028, signalant le progressif dédain des magistrats pour ces mesures qu’ils jugent archaïques au tournant des années 1970. L’expérience du placement n’est cependant pas une situation si rare. L’étude menée par Beatrice Scutaru sur l’institution angevine du Bon-Pasteur signale que 8 000 enfants et adolescentes sont passées entre ses murs entre 1940 et 1991. Même s’il existe un faible contingent de très jeunes filles29, appelées « caractérielles » puis « cas sociaux » que l’on écarte de leur famille, il s’agit majoritairement d’adolescentes de plus de 13 ans, souvent placées jusqu’à leur majorité civile (21 ans jusqu’en 1974, puis 18 ans) pour des durées qui restent longues dans l’après-guerre : entre quatre et sept ans. Ce temps de placement se raccourcit dans les années 1960. Dans les années 1970, l’internat devient une mesure d’urgence transitoire, considérée comme un pis-aller par les juges.

13Les jeunes sont originaires de régions relativement éloignées de l’institution dans les années 1950, alors que les autorités estiment que le déracinement social est nécessaire. Puis, progressivement, le recrutement se fait plus local, de manière à favoriser les relations avec la famille tout en entretenant à l’égard de cette dernière une grande méfiance. Fait marquant : elles sont très majoritairement issues des classes populaires, familles pauvres ne bénéficiant que difficilement des fruits de la croissance, dans une France des Trente Glorieuses qui reste très inégalitaire30. Les jeunes filles sont elles-mêmes ouvrières, vendeuses, ou « bonnes à tout faire » dans les années 1950, puis, l’élévation de l’âge scolaire les maintient à l’école jusqu’à 16 ans dans les années 1960.

14Les jeunes font le plus souvent l’objet d’une mesure de placement « en protection », mesure civile qui entend les préserver de leur milieu social jugé déficient, ce qui n’empêche pas qu’elles soient considérées comme des « inadaptées » sociales, terme utilisé jusque dans les années 1970, signalant bien que le principe d’une faute reste présent dans le regard porté sur elles. Les enquêtes sociales réalisées par les services des tribunaux et par les religieuses éducatrices du Bon-Pasteur présentent des familles en grande difficulté matérielle, et jugées « dysfonctionnelles » : les mères, en première ligne, sont blâmées pour leur incompétence, voire leur immoralité ; les pères sont considérés comme violents, ou manquant d’autorité. On note cette persistance de la moralité dans l’évaluation des familles, alors même que le « caseworking » présente ces enquêtes sous un jour scientifique31. Les problèmes éducatifs sont fréquents : les familles sollicitent la justice, ou toute autre institution sociale, pour demander de l’aide face à leur enfant récalcitrante. Cette « incorrigibilité » est au cœur de bien des argumentaires et recouvre finalement une diversité de causes de placement un peu factice : avoir volé, avoir de mauvaises fréquentations, fuguer, être suspectée d’avoir une sexualité précoce, présenter des comportements jugés violents à l’égard d’autrui ou contre soi-même… Ce sont autant de causes repliées sur une véritable angoisse sexuelle à l’égard des filles, à l’exception notable des violences sexuelles subies, qui restent ignorées. Le grand tabou inavoué de l’inceste est pourtant révélé par bien des documents des enquêtes menées par la justice et les institutions, mais ne donne pas lieu à intervention pas plus qu’il n’entre dans l’analyse des causes de la déviance. Ces motifs, dans le cas des filles plus que des garçons, se confondent pour former un faisceau de suspicion. Ce sont bien les normes de genre qui sont transgressées, lesquelles, bien souvent, ne constituent pas comme tel des délits ou même des facteurs de vulnérabilité. Les « mauvaises filles » qui finissent dans les filets de la justice sont aussi des jeunes en recherche d’une plus grande liberté, dans cette société d’après-guerre qui cède difficilement la place aux nouvelles générations, une lutte des classes d’âge qui gronde dès les années 1950 au sein des classes populaires et qui finira par éclater dans cette grande prise de parole juvénile qu’ont incarné les « années 68 », suivies de près par les revendications féministes des années 197032.

15Quel traitement réserve-t-on à ces filles rebelles, ou simplement victimes, au sein des Bon-Pasteur ? Le système de tri qui s’affirme avec la montée des expertises dans les institutions produit une multitude de catégories de jeunes, lesquelles ne vivent pas les mêmes expériences de la rééducation. Tri, discrimination, hiérarchisation des populations marquent l’après-guerre, parallèlement à une différenciation et une spécialisation croissante des institutions, et en leur sein, une prolifération de différentes sections, dont les « méthodes éducatives » diffèrent assez largement. Malgré tout, le modèle dominant, jusqu’aux années 1970, reste la vie recluse au sein des internats et leurs « longs jours », comme l’évoque Pascale Quincy-Lefebvre. « Mes jours sont comptés », est-il inscrit au fronton du bâtiment du cloître d’Angers faisant face à l’entrée du couvent ; nul doute que les filles les ont comptés, ces jours interminables de contrition. Car au message biblique initial qui rappelle aux femmes et eux hommes leur caractère mortel et la fragilité de leur vie sur terre, s’ajoute des principes moraux et éducatifs où l’égrainage du temps devient central. Les jours comptent et s’étirent afin que soit redressée la nature pervertie des jeunes filles confiées au Bon-Pasteur, argument que l’essor de la pédagogie depuis le xix^e siècle a actualisé. Fréquentes sont les adresses des religieuses au juge des enfants demandant la prolongation du séjour d’une pupille jugée « insuffisamment amendée ». En miroir, les lettres des jeunes à leur famille scandent souvent l’élégie du temps immobile, loin des proches, temps morne et répétitif.

16La règle de la congrégation, de 1897, évoque ces filles « tombées dans le désordre d’une vie licencieuse » qui se doivent de faire « pénitence ». L’enjeu de la moralisation des filles des classes populaires est également important pour les autorités judiciaires de la Libération33. Former des mères de famille droites et rigoureuses est un objectif politique partagé, alors que la guerre avait perturbé l’ordre des genres. Aussi, les institutions de filles sont austères. Le silence est partout, du lever au dortoir, au réfectoire puis dans les ateliers de travail ; silence rompu par l’usage, dans plusieurs institutions, d’un haut-parleur pour s’adresser aux filles. Le temps est compté, égrainant ses heures de 6 h à 21 h, entre tâches ménagères collectives, journée de travail de 8 h et une part variable au scolaire, en fin de journée souvent. Les loisirs, introduits après 1945, gardent une vocation disciplinaire : gymnastique, orchestre dans certaines institutions, « causeries » morales, « ouvrage » personnel… La nuit est un temps de suspicion, où se trament les évasions, justifiant des rondes de chiens, et où se nichent les amours clandestines, nommées pudiquement « amitiés particulières ». La masturbation est honnie : mains sur les draps, malgré le froid des dortoirs. Les vacances n’ont d’abord pas lieu en famille, dont il faut desserrer les liens, mais en colonies à la mer ou à la montagne. Les indisciplinées en sont privées. Le courrier est contrôlé, les visites épiées. Toute intimité apparaît comme suspecte. Insupportables pour bien des filles, ces règles strictes sont progressivement abolies dans les années 1960 pour que se retisse une sociabilité avant la sortie.

17Les corps des jeunes filles sont tout à la fois contrôlés et négligés par des religieuses imprégnées d’une culture de la mortification. L’hygiène donne lieu à plusieurs conflits avec les inspectrices de l’Éducation surveillée, chargées depuis 1945 de visiter les institutions. Les filles ne disposent pas de linge de protection en quantité suffisante lors de leurs règles, les douches sont rares, les seins sont comprimés par des bandages. Déni du corps féminin. Pourtant, un examen gynécologique est pratiqué dès leur arrivée, quel que soit le motif de leur réclusion. Des témoignages indiquent qu’il pouvait être réalisé sans spéculum, s’apparentant à ce que l’on nomme aujourd’hui « violences gynécologiques34 ». Flétrissure, la défloration, véritable construction médicale du xix^e siècle et emblème du pouvoir patriarcal35, reste le stigmate d’une sexualité scandaleuse et justifie la mise sous surveillance des internées : chaque fugue, chaque contact avec l’extérieur réactive le doute quant à leurs mœurs et suscite un nouvel examen, au prétexte de les protéger d’une grossesse non désirée. Les religieuses suspectent même les pensionnaires de tomber enceintes pour être libérées, raison pour laquelle la congrégation ouvre, en 1956, un « foyer maternel » à Marcq-en-Barœul, qui accueille les fautives et leurs enfants. Les châtiments corporels (gifles, fessées ou martinet) semblent rares. Ils sont tus dans les rapports annuels de la congrégation, car proscrits par les règlements de l’Éducation surveillée. Mais d’autres sanctions servent à éprouver les corps : corvées de ménage à genoux ; chevelures coupées, voire rasées ; humiliation de celles qui ont uriné dans leur lit, le drap sur la tête ; douches froides pour les fugitives ; administration de sédatifs… L’usage du cachot, parfois appelé « l’isolement » ou « la réflexion », est attesté, jusqu’en 1982 dans l’un des pensionnats. Au fil du temps, la discipline se fait moins frontale, revêtant plutôt le caractère des institutions totales décrites par Goffman : dépersonnalisation et stigmatisation des comportements irréguliers36. Les « espaces francs » sont rares, le quant à soi est un combat de tous les jours pour les jeunes, le regard de l’institution est perçant, jusqu’à ce que, dans les années 1970, on découvre les effets pervers de la « violence institutionnelle » grâce aux mots de Stanislaw Tomkiewicz37.

18Le travail est au cœur des jours pour les filles dans les manufactures du Bon Pasteur. Depuis le xix^e siècle, la congrégation vante ses vertus morales et tire parti de ses vertus économiques. Avec la mise en place d’une indemnisation de l’État pour l’entretien des filles sous Vichy, puis le système du prix de journée en 1946, le travail « de rapport » occupe désormais une place moins importante dans les revenus des sœurs, moins de 15 %. Cette activité est rude et peu formatrice, consistant en des tâches de blanchisserie industrielle et d’ateliers de manutention divers selon les institutions (cartonnages, plastiques…). Les travaux de couture sont également présents, un peu plus qualifiés : coupe, passementerie et broderie, occupations traditionnellement féminines. Ces activités ouvrières sont en décalage avec les aspirations des jeunes qui entrent dans la société de consommation, avec le développement des métiers de services. Aussi, des sections de dactylographie, de secrétariat, voire de comptabilité ouvrent leurs portes, restant destinées à une « élite38 ». Progressivement, la part de la formation scolaire et professionnelle augmente, avec l’allongement de la scolarité à 16 ans en 1967. Malgré tout, le travail à la chaîne, symptôme de la modernité dans les années 1960, reste favorisé, car il constitue « la grâce des humbles » selon les religieuses et permet de « façonner » les jeunes selon un destin social tout tracé. Ce travail n’est rémunéré que par un « pécule » symbolique. Théoriquement remis à la libération comme gage de sécurité, il est souvent largement amputé par diverses sanctions disciplinaires de « retenue » ou de réparation de dégâts causés. Au moment où la formation devient une nécessité, dans les années 1970, le retrait des institutions et le raccourcissement des séjours entravent largement les possibilités de délivrance d’un diplôme, alors que la crise économique frappe les jeunes les plus démunis. À l’exception d’une minorité de jeunes bien formées, le Bon-Pasteur n’aura jamais vraiment permis de promotion sociale, reflet d’une morale libérale respectant la hiérarchie du mérite au détriment de tout projet pédagogique d’émancipation, tel que l’ont pratiqué certaines institutions proches du catholicisme social notamment.

19Alors, comment les filles ont-elles vécu ces années de jeunesse immobile ? Les archives sont peu loquaces, les dossiers individuels ayant été expurgés par la congrégation. Il faut lire entre les lignes des rapports, des examens, de la correspondance censurée… mais ce travail reste en grande partie à mener. Nous n’entendons que difficilement la voix des subalternes, tant elle est recouverte par la profusion des discours religieux, moraux, disciplinaires, experts. Ce sera d’ailleurs une difficulté pour l’œuvre, dans les années 1970, que de permettre aux adolescentes de s’exprimer, de « devenir sujets » comme l’indique Pascale Quincy-Lefebvre, basculement qui pourra apparaître comme une nouvelle injonction à ne pas être une « assistée ». Des voix collectives nous parviennent cependant, avec les révoltes dont les Bon-Pasteur ont été le théâtre au fil des décennies39. Peu nombreuses en apparence, elles n’en sont pas moins éloquentes dans un système de contrainte si bien agencé. À Loos en 1948, c’est le charivari des filles. Elles détruisent leur outil de travail (la couture), telles des Luddites dénonçant leur aliénation, pour ensuite se mettre en scène en carnaval érotique face à des sœurs stupéfaites et contrites. La sexualisation des corps retournée comme une arme contre la chasteté. En 1968, à Marseille, c’est l’automne de la révolte. Les incidents traduisent bien les difficultés institutionnelles : une directrice a « libéralisé » le fonctionnement du foyer de « semi-liberté » avec l’appui des laïques, interstice dans lequel se glissent les filles pour revendiquer un assouplissement du régime. La reprise en mains, autoritaire, ne reçoit pas l’assentiment d’une part des acteurs de la protection de l’enfance, dont le juge des enfants de Marseille, faisant droit aux revendications des réformatrices éconduites, et, ce faisant, des filles. En 1981 à Dijon, deux jeunes placées fuguent et dénoncent auprès des journalistes de Libération les violences institutionnelles d’une maison restée figée dans le passé. Le scandale éclate, provoquant à terme la fermeture de l’internat, et l’ire de la supérieure qui dénonce encore « le laxisme des mœurs [des] enfants de Mai 68 ». Dans les années 1970-1980, les Bon-Pasteur ont fermé les uns après les autres. Aujourd’hui, des femmes prennent la parole (autobiographies, blogs, documentaires) pour raconter la colère de jeunes filles « modernes » broyées par la loi du silence, mais aussi les solidarités et les résistances quotidiennes pour renverser la discipline. Et si ces institutions étaient tombées, avant tout, sous les coups des filles incorrigibles ?

20Les travaux historiques sont encore très lacunaires au regard du chantier historiographique qui se présente, avec la massification et la diversification de la prise en charge institutionnelle des jeunes en difficulté dans la France de l’après-guerre, notamment des filles40. C’est la raison pour laquelle nous avons constitué à Angers une équipe de travail, à l’initiative de Pascale Quincy-Lefebvre41, afin de réaliser une monographie de la congrégation du Bon-Pasteur à l’échelle de la France, premier réseau en charge des mineures placées par la justice, dont les archives sont conservées à la maison mère d’Angers42. Pour ce faire, nous avons conclu en 2014 un accord avec la congrégation, celle-ci décidant, pour la première fois, de donner accès aux chercheur·es à l’ensemble de ses archives, après des années d’autorisations parcimonieuses et très contrôlées43. Aux yeux de la congrégation, cette ouverture était justifiée par le désir de permettre une recherche scientifique sur l’histoire de « l’œuvre éducative » de l’institution en toute objectivité. Pour autant, il est difficile d’écarter les attentes implicites des religieuses, dans un contexte où, depuis plusieurs années, les sorties médiatiques sur l’histoire des Bon-Pasteur44 avaient ébranlé la mémoire de l’institution, ancrée dans l’idéalisation de sa fondatrice, et où, à l’échelle internationale dans laquelle évolue encore aujourd’hui le Bon-Pasteur, plusieurs enquêtes publiques avaient été commanditées à la suite de demandes de réparations émanant d’anciennes recluses45.

21Ce travail collectif s’appuie ainsi sur un ensemble très complet de documents inédits, que nous avons pu consulter grâce à l’aide du service des archives de la congrégation à Angers, dont M^me Sybille Gardelle, archiviste professionnelle. Ont été mises à contribution tant les archives propres de la congrégation que les archives des établissements d’éducation, en particulier les dossiers individuels des jeunes, qui représentent un corpus immense et encore largement inexploré.

22Jean-Luc Marais, spécialiste de l’histoire de l’Église, a utilisé dans ses chapitres les documents de la congrégation à l’échelle du territoire français, pour restituer une histoire institutionnelle et politique, faisant état des débats internes sur la nature de sa mission « apostolique », de la gestion matérielle et financière de l’œuvre, de l’organisation des « maisons » et de leur maillage territorial, du recrutement de personnel laïc, mais aussi de la « vie politique » de la congrégation (consultations, élections…) en lien avec la mission éducative de l’œuvre.

23Pascale Quincy-Lefebvre, spécialiste d’histoire de l’enfance vulnérable et des professions du social, a mobilisé les archives des différentes institutions d’éducation du Bon-Pasteur pour l’ensemble du territoire français métropolitain (rapports annuels et statistiques, correspondance, rapports thématiques, dossiers du personnel…), complétée par les rapports d’inspection de l’Éducation surveillée conservés aux Archives nationales, pour retracer l’histoire de la prise en charge des jeunes. Malheureusement, la disparition prématurée de Pascale ne nous a pas permis de retracer systématiquement tous les documents d’archive lui ayant servi à rédiger ses chapitres. Il est indéniable que cet écrit restait inachevé, ayant donné lieu à un travail éditorial assez poussé de ma part, lors duquel j’ai écarté certains passages jugés redondants, peu documentés, ou donnant lieu à des interprétations ambiguës. Les analyses restent bien évidemment les siennes. Malgré ces difficultés, nous pensons que sa valeur scientifique est établie et que ces textes constituent une invitation à la poursuite de ses recherches.

24Beatrice Scutaru, spécialisée dans l’histoire de l’enfance et les migrations juvéniles, a étudié l’histoire de la population des jeunes filles placées, mais aussi de leurs trajectoires singulières. Pour ce faire, elle s’est concentrée sur l’institution d’Angers, l’une des plus importantes et toujours considérée comme un modèle du xix^e au xx^e siècle, en exploitant les registres d’entrée et de sortie, grâce à une base de données de 400 notices sur les 5 500 que comportent les registres, mais encore les dossiers individuels des mineures placées, documents précieux aussi riches d’informations qu’ils ont été intrusifs dans la vie privée des jeunes, et dont 250 ont été ici analysés en détail, en respectant l’anonymat des personnes. Pour un grand nombre d’entre eux, ces dossiers ont néanmoins été expurgés de certains documents : correspondance personnelle, cahiers de notes des filles et journaux intimes, photographies personnelles que nous ne trouvons que dans certains dossiers ayant échappé au tri. Malgré notre demande, il n’a pas été possible d’obtenir d’explication suffisamment précise de la part de la congrégation à ce sujet. Il reste donc impossible de savoir quand et pour quelles raisons ces dossiers ont été délestés des documents les plus sensibles et les plus intimes.

25Cet ouvrage se présente en trois parties. La première, « Enfermer les insoumises », présente le fonctionnement d’ensemble de l’institution sur toute la période étudiée, la population des religieuses comme celle des jeunes filles jugées déviantes et les raisons qui les ont menées à être internées au Bon-Pasteur. La deuxième partie, « Les hauts murs des institutions », brosse le tableau de « l’âge d’or » des institutions, où la persistance de pratiques coercitives héritées du xix^e siècle s’accommode de politiques publiques renouvelées, marquées par la réforme de la justice des mineurs après 1945 et la professionnalisation du secteur social dans le contexte de l’État providence ; un modèle institutionnel progressivement mis en difficulté alors que l’on assiste à l’émergence de prises en charge plus individualisées et ouvertes sur le monde. Enfin, la troisième partie, « Chronique d’un effondrement annoncé », évoque le temps des crises renouvelées qui marquent les années 1970 et 1980, où l’issue trouvée fut celle du repli et de la reconversion de l’œuvre face aux critiques conjointes des autorités, des professionnelles et des jeunes au sein d’institutions incapables de se réformer.