La nomination à l’Ofpra

7« Après la DFAE, j’aurais dû aller en Espagne […] et on m’a proposé à ce moment-là le poste d’ambassadeur en Sierra Leone, c’était donc en 1981, j’avais 45 ans. J’étais un des plus jeunes ambassadeurs. Je vous dis ça parce que ça a une importance pour la suite, car à la suite de mon passage à l’Ofpra – j’ai accepté ce poste par… inconscience –, j’ai eu toutes les peines du monde à réintégrer le Quai d’Orsay après mon passage au Centre international de l’enfance et on m’a reproposé un poste équivalent, c’est-à-dire que ma carrière a plafonné à ce moment-là, grâce à l’Ofpra [rires]. […] Au retour de Sierra Leone, je devais prendre une sous-direction du Protocole, ce qui m’intéressait beaucoup. Le protocole n’est pas la chose superficielle qu’on imagine souvent. C’est tout le rituel qui permet aux relations internationales de s’organiser d’une manière pas trop chaotique. […] Malheureusement, vous savez, les postes au Quai d’Orsay, c’est des jeux de dominos. […] Je me suis trouvé quelques mois sans affectation. On m’a proposé l’Ofpra. Personne n’en voulait. Je vous l’ai dit tout à l’heure, cela faisait trois mois que le poste était libre. L’Ofpra était en pleine crise, était paralysé, on savait que l’atmosphère y était devenue très délétère et que l’Ofpra était étranglé par manque de moyens, etc., donc il n’y avait pas de candidat. J’ai accepté. […] On m’en a été reconnaissant… quelques semaines, après j’ai reçu la légion d’honneur [rires]. […] On savait qu’accepter ce poste, c’était casser un peu sa carrière. C’était pas un mystère. […] Non seulement le poste était casse-gueule, n’avait pas bonne mauvaise réputation mais le poste était aussi très mal payé. On n’était pas payé en tant que directeur, on n’avait que le traitement indiciaire […]. »

L’arrivée à l’Ofpra

8« Aucune lettre de mission écrite, rien que des propos assez généraux et la mission : faire marcher l’Ofpra, faire remarcher l’Ofpra. Il était très très bloqué quand je suis arrivé. Il y avait des tas de raisons, il manquait de moyens, l’Ofpra était le mal aimé de l’administration. On exigeait de lui, je parle devant des convertis je pense, un organisme qui avait quand même un rôle important, ne serait-ce que pour la bonne image de la France. Très bien traiter les réfugiés, cela fait quand même partie d’un pays qui se prétend le pays des droits de l’homme. Moyennant quoi, c’est un des organismes les plus maltraités de la fonction publique. Le directeur avait un traitement indiciaire ; Vous savez comment ça marche dans l’administration. Plus vous progressez moins le traitement indiciaire tient de place dans votre rémunération. […] C’est vous rabaisser au rang d’un rédacteur. C’est vrai du directeur mais c’est vrai de tout le personnel de l’Ofpra. Tous les agents étaient mal rémunérés. Le budget était extrêmement resserré et constamment grignoté. À la moindre difficulté financière, on gelait des postes, on gelait des crédits, on les diminuait. C’était une époque, ça c’était inhérent à l’époque, mais enfin c’était extrêmement contraignant, je crois que cela a changé avec les nouvelles règles budgétaires, mais à l’époque le budget de l’Ofpra était soumis aux règles strictes de la comptabilité publique. On n’avait aucune marge de manœuvre. Les crédits étaient affectés – on avait un comptable public, ligne par ligne. On n’avait pas le droit de déplacer un centime d’une ligne à une autre. […] Une des anomalies… c’était qu’il n’y avait pas de centre de documentation. C’est quand même extravagant. Voilà un organisme dont les agents étaient censés être au courant des détails de la politique intérieure de chaque pays et qui n’avaient même pas de centre de documentation. Or, l’État, le gouvernement, le budget avait versé une subvention de plusieurs centaines de milliers de francs aux associations, aux ONG qui s’occupaient des réfugiés pour leur monter un centre de documentation. C’est vous dire dans quel état d’esprit on était vis-à-vis de l’Ofpra [rires]. On faisait un centre de documentation pour les ONG et l’Ofpra s’en trouvait privé. On n’avait pas le droit de faire de la formation autre que de la formation interne sur le tas. On n’avait pas de crédit pour faire marcher la machine administrative. On nous avait imposé… un premier système informatique, qu’on avait pris au rabais en décalquant celui du Quai d’Orsay, qu’était pas adapté à l’Ofpra. Tout était à l’avenant […]. »

La nature du poste de directeur de l’Ofpra

9« On m’avait prévenu, ce poste a des tenants politiques. J’ai été nommé, donc, en mars 1986 et il y a eu changement de gouvernement. J’ai été convoqué… je ne dirai pas chez qui… Il m’a dit… c’était pas au Quai d’Orsay, c’était plus central que ça… Et il m’a dit : “Ça va être horrible, il arrive un gouvernement de droite”… – voyez le genre de discours, “l’Ofpra va être… le ministère de l’Intérieur, qui allait être dirigé par M. Pasqua… ils veulent mettre la main sur l’Ofpra, on compte sur vous pour sauver l’Ofpra pendant cette période”. Et voilà dans quel état d’esprit, et moi j’ai dû effectivement pendant deux ans, j’ai été confronté au ministère de l’Intérieur. Le ministère de l’Intérieur voulait mettre la main directement ou indirectement sur l’Ofpra. On voulait que le premier tri, entre guillemets, des réfugiés se fasse dans les préfectures, aux frontières et non pas à l’Ofpra. Et on a eu des séances interministérielles très dures où j’étais seul face au représentant du ministère de l’Intérieur qui était, c’était quelque chose de paradoxal, le directeur des libertés publiques je crois […]. Et pendant des séances et des séances de réunion, j’ai dû me battre seul contre cette tentative. C’était un faux-semblant, c’était pas ça. Ce qui a failli tuer l’Ofpra, c’est le ministère des Finances. Il faut bien voir que dans l’administration française, il n’y a qu’un seul ministère puissant, c’est le ministère des Finances. »

Le retard pris dans le traitement des demandes à votre arrivée

10« Depuis peu, ça remontait à deux ans, il y avait eu un grand afflux de demandes, on voyait, les chiffres montaient à toute vitesse parce qu’il y avait un régime qui était extrêmement attirant. Le régime des réfugiés politiques était un régime très favorable, puisque dès que vous aviez déposé une demande d’asile politique, vous aviez un titre de séjour, un permis de travail, plus une indemnité. Le jour où les gens qui venaient en France non pas à titre de réfugié politique mais de chercheur d’emploi, qui avant étaient appelés (c’était l’ONI qui organisait les migrations, etc.). Le jour où on a supprimé l’ONI, on a arrêté ces flux migratoires, ils ont trouvé cette voie, tout naturellement. Il n’y a là rien ni d’anormal, ni de répréhensible. Il y avait une voie aisée, commode, d’avoir un accès facile à la France. Pourquoi ne pas en profiter ? C’était des gens qui avaient assez de difficultés dans leur pays, mais c’étaient des difficultés économiques, pas politiques, raciales, ethniques au sens de la convention de Genève. Ils n’avaient pas vocation à être réfugiés. N’empêche qu’ils venaient déposer des demandes à l’office et que ça engorgeait l’office. Alors il fallait trouver des biais pour essayer d’éviter cet engorgement par des demandes qui ne correspondaient pas au statut de réfugié. Le biais le plus simple, il est rapidement apparu, c’était de répondre très rapidement. Car si quelqu’un déposait une demande non fondée, que, dans un délai très bref, trois semaines, vous lui répondiez par un refus, qu’il déposait un recours à la commission des recours, et que la CRR, dans des délais aussi brefs, répondait non, il n’y avait plus aucun intérêt à s’adresser à l’Ofpra. Puisque ça lui assurait un séjour que très limité, en même temps, ça le signalait aux autorités préfectorales, et ça le mettait en voie d’être facilement expulsé, donc le bilan avantage-inconvénient devenait très faible. À ce moment-là, il ne se dirigeait plus vers l’Ofpra. Ça a été prouvé sur deux exemples de flux. […] Il s’agissait de recruter du personnel, et mes demandes étaient très modestes. J’avais demandé 18 personnes, à peu près dix postes […] parce que, si on voulait un examen sérieux des cas, il fallait que les gens qu’on recrute, qui n’avaient pas de formation spéciale, puissent être formés à l’Ofpra même, mis en double commande pendant des semaines avec un agent connaissant bien le pays, de manière à bien comprendre la situation, apprendre le métier, mais apprendre en profondeur et pas superficiellement et à devenir opérationnel au bout de quelques mois, donc on pouvait le faire qu’avec très peu de personnes. […] J’avais fait la preuve qu’on pouvait re-tarir les faux flux de réfugiés, rapidement. Avec 18 personnes de plus, on pouvait y arriver. […] Le stock de retard, à l’époque, était de 15 000, et je crois qu’en six mois, on avait réussi, et sans les augmentations des moyens, à récupérer 3 000 dossiers anciens13. La solution était à portée de la main, une solution qui était conforme à l’éthique de l’Ofpra, qui n’allait pas vers des dérives où on fait un peu du n’importe quoi, et qu’on pouvait régler le problème. Une fois qu’on aurait diminué l’afflux, qu’on aurait tari les fausses sources de demandes de statut, on aurait eu alors le temps d’étudier les réformes plus en profondeur parce qu’il y en avait des choses à faire […]. »

Les résultats obtenus

11« Tout ce qu’on a réussi à faire, c’est l’absurde, le contraire de ce que je voulais faire, pas un poste de plus, en revanche du matériel (cet ordinateur à 10 000 francs qui n’a jamais fonctionné), la dactyloscopie dix autres milliers de francs… ça représentait 5 % de nos demandes… mais ça a augmenté notre budget de 50 % et imaginez le discours des finances : “On augmente votre budget de 50 % et vous ne faites aucun effort.” Mais les 50 %, ils ne nous aidaient absolument pas. En revanche, aucune réponse aux demandes que je faisais. Alors comme je faisais valoir tout cela, que je me démenais comme un beau diable,… ils ont dit : on va lui mettre Arthur Andersen dans les pattes. Officiellement, c’est le ministère des Affaires étrangères mais en fait ce sont les Finances […]. »

L’audit du cabinet Arthur Andersen

12« À l’époque Arthur Andersen était encore en pleine gloire14 […] En me mettant Arthur Andersen sur le dos, le ministère des Finances savait qu’il m’écrasait, un pauvre petit fonctionnaire des Affaires étrangères en plus, face, seul à Arthur Andersen. […] Qu’a fait Arthur Andersen ? D’abord l’équipe est arrivée, s’est présentée à moi quand même, m’a demandé un bureau pour s’installer et je ne les ai plus jamais revus. Mon opinion ne les intéressait absolument pas. […] On m’a pas soumis le rapport. Il a été envoyé directement aux Affaires étrangères. Moi je l’ai reçu que quelque temps après quand le cabinet du ministre a décidé de faire une réunion pour examiner ce rapport. [M. Brouste fait alors devant la caméra lecture d’une note du ministère des Affaires étrangères du 14 décembre 1987 où il est écrit que lors de cette réunion, de “fortes divergences d’appréciation” sont apparues entre le directeur de l’Ofpra et le cabinet Andersen sur la “possibilité d’améliorer la productivité de ses ressources humaines”]. Le cabinet Andersen s’est livré à des gymnastiques ahurissantes, puisqu’il pouvait pas prouver ce qu’on lui avait demandé de prouver. Il était obligé de trouver des biais. Le premier biais, c’était de créer la catégorie des administratifs faisant fonction d’officier de protection. Nous avions à l’époque, à côté des officiers de protection, des secrétaires interprètes et d’autre part, nous faisions de la formation interne… Pour le cabinet Andersen, les secrétaires interprètes et les personnes en formation étaient des officiers de protection à plein temps. Donc déjà, ça faussait tous les chiffres. Mais même ça, ça n’avait pas été suffisant. Leurs calculs étaient faussés de manière éhontée [M. Brouste lit son analyse du 15 décembre 1987 avec l’exemple de données chiffrées délibérément faussées concernant le nombre d’officiers pour la section Turquie et alors que le ministère lui demande d’aider le cabinet à rectifier les manipulations de chiffres concernant le rendement des agents]. Tout ça démontre la malhonnêteté du cabinet Andersen. […] Pour eux, on traitait les demandeurs d’asile comme des choses homogènes, qu’on pouvait traiter à la chaîne à toute vitesse… on nageait en plein délire. »

Les conséquences de l’adoption du plan Arthur Andersen

13« Ça n’a pas marché, cela ne pouvait pas marcher. Ça a été un flop. Et après il y a eu les conséquences, c’est plus à moi d’en parler, qu’a connu mon successeur. Il a fallu recruter, non plus 18 personnes, mais combien on a recruté ? 200… Et avec les conséquences que j’avais prévues… Il y a eu pas mal d’articles de presse, de confessions d’anciens agents de l’Ofpra, détérioration de la qualité des examens, des décisions, tout ce qui était prévisible, un horrible gâchis… un gâchis financier… et un coût politique : on a mis à mal la réputation de cet organisme du système français d’accueil des réfugiés, tout ça pour faire plaisir à un fonctionnaire relativement subalterne du ministère des Finances qui avait tout pouvoir face à un directeur de l’Ofpra qui n’en avait aucun. […] À ce moment-là, quand j’ai vu que les décisions étaient prises, j’ai dit, bon très bien, mais moi cette réforme je ne peux pas l’appliquer. Je sais qu’elle va aller à l’échec, ça va être une catastrophe. Mais si je suis directeur de l’Ofpra, on dira que c’est moi qui ai torpillé. Comme c’était contre mes solutions et qu’on s’était battu contre, on pouvait pas demander à quelqu’un qui s’est battu contre une décision en disant qu’elle est absurde, de lui demander de l’appliquer. Donc j’ai demandé à ce moment-là au cabinet du ministre d’être remplacé. Je n’ai pas, je laisse le terme, la presse s’en est emparée, on a dit que j’avais démissionné. Je n’ai pas démissionné au sens technique du terme. J’ai dit : trouvez-moi un remplaçant qui accepte d’appliquer cette réforme. Moi, je ne peux pas l’appliquer, d’abord je suis sûre qu’elle est idiote et qu’elle va courir à la catastrophe et en plus il est évident qu’on m’accusera de la saboter. Donc, je ne peux pas rester à la tête de l’Ofpra. »

La nomination à la tête de la DFAE

15« C’est au tout début de juin 1986, si ma mémoire est bonne, que, après les élections qui avaient vu la mise en minorité des socialistes et donc la nomination comme Premier ministre de M. Chirac que j’ai été nommée directeur des Français à l’étranger et des étrangers en France. Ce n’était pas une demande que j’avais faite. Non, moi je n’étais pas demandeur puisqu’en fait j’avais été nommée un an auparavant directeur adjoint des Affaires politiques mais il y a eu à ce moment-là un certain nombre de changements de postes parce […] qu’il s’était produit depuis quelques années et en particulier, je dois le dire, depuis 1981 une novation dans notre système. Jusque-là en fait il y avait une grande neutralité du service public : on ne tenait pas compte des opinions des agents et donc quand il y avait des changements de gouvernements, de majorités en réalité les hauts fonctionnaires restaient en place, il n’y avait pas le système qu’on connaît aux États-Unis, le spoil system, enfin bon, on restait en place. Je dois dire qu’en [19]81, il y a eu un grand changement et on a vu des têtes qui ont changé en raison d’affinités politiques. Jusque-là les affinités politiques, elles jouaient et c’était normal au niveau des cabinets des ministres mais pas au niveau des directeurs, et là, il y a eu une part donnée aux allégeances politiques. […] Bref tout ça a fait que j’ai quitté les affaires politiques mais j’y étais depuis très longtemps parce que j’y étais depuis 1979, donc 1985 ça fait une durée de fonction qui, pour le Quai d’Orsay, est du temps long parce qu’au Quai, avec les alternances centrale-étranger, il s’agit plutôt de périodes de trois ans. Je venais de faire six ans à la direction politique, donc ça n’avait rien de surprenant que l’on me donne une nouvelle affectation. L’immense chance que j’ai eue, c’est qu’on me nomme à un poste de directeur qui était vraiment un des gros postes de direction du Quai d’Orsay, qui avait […] jusque-là été confié à des hommes qui avaient plutôt une quinzaine d’années de carrière de plus que moi qui, à l’époque où j’ai été nommée, n’avais que 46 ans. »

Présentation de la DFAE

16« La DFAE est une grosse direction… Traditionnellement elle avait une appellation moins frappante qui était direction des conventions administratives et des affaires consulaires. […] C’était une très grosse direction puisqu’elle avait compétence pour suivre en fait tous les problèmes des personnes dans les relations avec l’étranger sous un double angle : les problèmes de la protection consulaire des Français à l’étranger et les problèmes des étrangers voulant venir sur notre territoire et donc c’était tout à fait passionnant parce que d’un côté ça amenait, en liaison avec les divisions géographiques, à suivre toute la situation des Français à l’étranger et surtout dans des zones à problèmes et, d’autre part, le sujet des étrangers en France amenait à travailler de façon tout à fait imbriquée avec les autres administrations de l’État, ministère de l’Intérieur, ministère des Affaires sociales voire ministère de la Justice […] donc c’était de tous les côtés une ouverture assez extraordinaire […]. »

L’actualité de la question des étrangers en France

17« Ce qui est sûr, c’est que, quand j’ai pris mes fonctions, ce nouveau gouvernement dirigé par Jacques Chirac, avec le ministère de l’Intérieur qui avait à sa tête M. Pasqua, secondé par M. Pandraud16, ce gouvernement a mis immédiatement au premier rang de ses préoccupations, de son action, tout ce qui concernait de la manière la plus large le problème des étrangers en France. Alors, si ma mémoire est bonne, en fait ce qui dans les premiers mois m’a le plus occupée ça n’a pas été les problèmes de l’Ofpra et de la CRR […] mais les problèmes de nationalité parce qu’il y avait dans les cartons, les projets de ce gouvernement, une réforme du Code de la nationalité. Je ne me souviens pas des détails mais ce dont je me souviens très bien c’est que les premiers projets ont suscité de telles réactions et manifestations que le gouvernement […], sagement, avant de vouloir, finalement, passer à une étape législative, a décidé de constituer une commission de la nationalité dont la présidence était confiée à M. Marceau Long, qui était à l’époque le vice-président du Conseil d’État, et cette commission avait été admirablement constituée, avec un soin énorme, une très large ouverture. Il y avait aussi bien M. Chaunu que M. Touraine, M. Henri Verneuil, ancien réfugié arménien et Hélène Carrère d’Encausse, Dominique Schnapper, il y avait M. de Bresson17 […] les entretiens ont été retranscrits, diffusés à la télévision et elle a tenu à entendre des personnes de tous les milieux, de toutes les religions, ça a été remarquable. Alors moi je devais me préparer pour être entendue parce que c’était ma direction qui suivait les questions de nationalité même si ce n’était qu’une toute petite fraction des problèmes […]. »

L’Ofpra et la CRR

18« J’en reviens à l’Ofpra et à la CRR qui ont été aussi un sujet important et là j’ai un souvenir très fort de la découverte que j’ai faite des problèmes, des procédures et me rendant sur place. Eh bien à l’Ofpra je me souviens très bien, j’avais été accueillie par Jean Brouste et le premier saisissement il a été d’ordre je dirais… physique… j’ai été frappée de la pression humaine. C’était visuel, dans les couloirs il y avait ces masses de personnes qui attendaient et c’est là que j’ai eu la perception immédiate de la difficulté du travail qu’on demandait aux agents de protection. […] On leur demandait au fond d’avoir une vision aussi juste que possible de la véracité ou non du récit que leur faisaient les personnes qu’ils avaient en face d’eux, avec tout ce qu’il pouvait y avoir de détresse humaine mais enfin il fallait essayer, compte tenu de ce qu’on pouvait savoir de la situation très très précise dans tel coin du globe, de voir est-ce que le récit était plausible, cohérent ou est-ce que au contraire c’était un montage […] parce que c’était une des voies d’accès (à notre pays) et il faut bien le dire d’accès à l’emploi parce que c’était l’époque où on avait cette règlementation très généreuse qui donnait le droit au séjour et à l’emploi à tout demandeur dès qu’il s’était inscrit à l’Ofpra. Donc c’était une procédure très attractive […].

19Les mêmes difficultés se retrouvaient à la commission des recours mais là […] il s’agissait quand même d’un contexte un peu différent parce qu’il y avait le filtrage en quelque sorte de la procédure et qu’il y avait la collégialité de la décision ce qui fait que c’était autre chose que ce à quoi étaient confrontés les agents de l’Ofpra pour qui j’ai gardé je dois dire une grande admiration. J’ai été frappée par la bonne volonté de ceux qui travaillaient, qui mesuraient bien l’importance et le caractère délicat de leur mission et je dois dire j’ai été frappée par la même bonne volonté quand je suis allée voir les associations, le SSAE, le service social d’aide aux émigrants qui était à l’époque dirigé par M. Burin des Rosiers […] les centres d’hébergement j’étais allée dans un ou deux de ces centres d’hébergement […]. Au fur et à mesure que les mois avançaient, la situation devenait de plus en plus lourde parce que l’Ofpra et la CRR […] avaient peu de moyens, pas assez de moyens pour traiter les cas dont ils étaient saisis, donc il y avait un engorgement épouvantable, des procédures qui duraient des années. »

Les conseils d’administration de l’Ofpra

20« J’avais évidemment une relation bilatérale avec l’Ofpra et la CRR. Par ailleurs, on évoquait toutes ces questions dans les réunions du CA (conseil d’administration) de l’Ofpra qui se tenaient très régulièrement. C’était des réunions où il y avait bien sûr le directeur de l’Ofpra et le président de la commission des recours, il y avait aussi le représentant du haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés à Paris, ça a été longtemps M. Von Arnim, je me souviens, et puis il y avait naturellement le directeur des Libertés publiques et des Affaires juridiques pour le ministère de l’Intérieur et le directeur de la Population et des migrations pour les affaires sociales et mon rôle, en liaison avec la direction du Personnel du Quai, c’était d’essayer de faire en sorte qu’on donne à l’Ofpra et à la commission des recours des moyens suffisants pour fonctionner et très honnêtement ce dont je me souviens c’est que de [19]86 à [19]88 on a eu beau essayer de faire ce qu’on pouvait pour expliquer la gravité des problèmes, on avait du mal et qu’on a pas réussi à débloquer grand-chose comme moyens supplémentaires. »

La prise en main des problèmes rencontrés par l’Ofpra

21« Pour tout vous dire, bon, après tant d’années j’ai pu oublier des choses, mais mon souvenir c’est que le gouvernement qui a pris les choses en main c’est le gouvernement de M. Rocard et ça, notamment, parce que dans l’entourage de M. Rocard il y avait quelqu’un qui était insoupçonnable du point de vue de son attachement aux droits de l’homme qui était Louis Joinet […] c’était un magistrat, un homme tout à fait remarquable, un homme ouvert et généreux mais lucide, tout comme M. Rocard d’ailleurs. C’est M. Rocard qui a dit qu’on ne pouvait pas accueillir toute la misère du monde… et c’est eux qui vraiment ont pris le problème à bras-le-corps et […] il y a eu quelque chose comme un doublement des moyens de l’Ofpra et de la commission des recours […]. Si je me souviens bien aussi, je crois que c’est Jean Brouste, lui qui était préoccupé par le fait que non seulement les procédures étaient longues mais qu’au bout du compte il y avait des demandeurs qui étaient déboutés qui représentaient de nouvelles demandes sous des identités différentes. C’est Jean Brouste qui avait eu l’idée qu’on mette en place un système de dactyloscopie qui permettrait de prendre les empreintes digitales des demandeurs et permettait au moins d’éviter la fraude aux identités multiples donc ça c’était acquis puis je ne sais pas si c’est Jean Brouste ou François Dopffer qui avait sollicité un cabinet d’audit Arthur Andersen qui a mal tourné ensuite mais qui avait des capacités fortes d’audit […] donc ça c’était acquis et avec la décision politique forte du doublement des moyens, parce que là on atteignait 60 000 demandes par an, ça montait de mois en mois, c’était vraiment dramatique. Les conséquences de cet engorgement étaient très graves parce que c’était injuste pour ceux dont le dossier était valable et qui avaient droit à la protection. Il n’y a pas de politique valable sans distinction entre ceux-ci et les déboutés qu’après des années, on arrivait pas à faire repartir donc en réalité tout ça pour ça… Alors là on a réussi à casser cette spirale et à ramener les délais à quelques mois et c’est le fait de réduire la procédure à quelques mois qui a permis de retirer le droit au travail aux demandeurs c’est-à-dire qu’on l’a réservé aux réfugiés statutaires et retiré aux demandeurs d’asile pour rendre la procédure moins attractive pour ceux qui en fait venaient chercher le séjour et l’emploi […]. »

Les relations avec les directions de l’Ofpra

22« J’essayais de suivre de près leurs demandes et compte tenu de la relation hiérarchique, je me souviens d’avoir accompagné le directeur du Budget du Quai [d’Orsay] rue de Rivoli pour des séances pénibles pour étayer les demandes que nous faisions de crédits supplémentaires. […] Je présentais les demandes de l’Ofpra et de la CRR aux réunions du Quai, présidées le matin par le secrétaire général et une fois par semaine par le ministre, et aux réunions à Matignon, c’est moi qui représentais la DFAE sous toutes ses casquettes si je puis dire et y compris la tutelle de l’Ofpra. »

La réputation de l’Ofpra auprès du Quai d’Orsay et de Matignon

23« Si vous voulez, quand on pense que l’un des problèmes politiques est l’intégration des étrangers sur le territoire, on peut avoir des réticences envers une institution dont la mission conduit à accroître chaque année le nombre d’étrangers sur le territoire. Mais d’une part, je crois que les responsables étaient considérés comme des fonctionnaires loyaux et compétents. Ce que je crois aussi et d’ailleurs les changements aujourd’hui le montrent, c’est qu’il y a toujours eu, du côté du ministère de l’Intérieur, des gens qui pensaient que les problèmes de l’Ofpra devaient être pris en compte par le ministère de l’Intérieur et pas par le Quai d’Orsay. Et j’ai le sentiment que pour des raisons de politique générale, quel qu’ait été l’accent mis sur les politiques de contrôle d’entrée des étrangers en France et de l’immigration irrégulière, il était sage de laisser au Quai d’Orsay qui avait la compétence sur la situation à l’étranger, exercer la tutelle d’un établissement qui, justement, avait pour mission de prendre en compte les demandes de protection au titre de ces situations […] et les autres affaires à la périphérie qui ont eu une influence, ce sont les évolutions européennes avec la libre circulation dans l’Union européenne et la mise en place de Schengen. »

Comment la DFAE a perçu la démission du directeur de l’Ofpra Jean Brouste ?

24« J’en ai eu connaissance bien entendu, j’avais une très bonne relation avec lui, c’était un très bon administrateur et j’en profite pour dire que les agents issus de l’École de la France d’outre-mer avaient des qualités d’administrateurs et des qualités d’observations du terrain, des qualités que n’ont pas les agents issus de l’École nationale d’administration. […] C’était lui qui me préparait les dossiers pour présenter les demandes de moyens de l’Ofpra et de la commission des recours puisqu’à l’époque la commission des recours dépendait administrativement de l’Ofpra […] il était encore plus directement que moi triste de voir qu’il n’obtenait pas les moyens […] j’ai oublié très sincèrement les circonstances exactes qui l’ont amené à présenter sa démission ce dont je me souviens, parce que ça ce n’est pas dans les habitudes, comment dire, feutrées du Quai d’Orsay, qu’il avait fait état auprès d’un journaliste du Monde, si je me souviens bien, de ce qu’il avait observé durant l’exercice de sa charge et des raisons qui l’avaient amené à présenter sa démission. Alors je me souviens très bien que ça avait été très mal considéré par le cabinet du ministre qui ne m’avait pas caché qu’il ne trouvait pas correct qu’un fonctionnaire manifeste publiquement ses désaccords et… je trouve que c’était, de la part de Jean Brouste, une marque de courage. Il n’y a pas beaucoup de fonctionnaires qui poussent leur dévouement au service public jusqu’à présenter leur démission quand ils considèrent que le gouvernement ne fait pas ce qu’il lui incombe de faire pour que le service dont il a la charge fonctionne convenablement. La preuve que Brouste avait raison de se rebeller de cette façon – enfin c’était dans son caractère de se rebeller de cette façon… il aurait pu se rebeller autrement [rires] mais après tout il est un peu carré –, et la preuve qu’il a bien fait encore une fois, c’est que le gouvernement suivant, confronté au problème, a réagi autrement […]. »

Avez-vous été consultée sur le choix de M. Dopffer ?

25« Oh, j’ai été consultée disons, mais je connaissais M. Dopffer et j’étais contente que ce soit un garçon de sa qualité qui reprenne cette institution. Enfin, on ne savait pas ce que ça allait donner parce que c’est quand même une institution un peu à part de ce qui est le fonctionnement habituel au sein du Quai d’Orsay. »

La direction de l’Ofpra, un poste peu réclamé ?

26« Oui, c’est un poste difficile, un poste donc un peu à part […] mais qui est devenu plus important quand le sujet a été sur le devant de l’actualité. »

Les différents postes et leurs apports avant d’arriver à l’Ofpra

28« Au début, j’ai demandé à faire l’expérience d’un pays communiste et je suis allé à Bucarest c’était un poste de dictature, les diplomates ne savaient pas grand-chose, ne pouvaient rien mais cette expérience m’a été cependant utile vingt ans plus tard pour comprendre l’effondrement du bloc soviétique et de la Roumanie en particulier. Le Japon, où je suis resté quatre ans, a été un poste passionnant mais étranger à la logique de l’asile. En revanche la sous-direction Cambodge, Laos, Vietnam en 1975 offrait un champ privilégié de réflexion et d’action de l’asile. J’ai ensuite été inspecteur des Affaires étrangères, c’est essentiellement un travail humain. On va voir les collègues à travers le monde il y a 150 ambassades, 150 consulats généraux, sur 300 postes vous en avez toujours cinq ou six qui ne marchent pas pour des raisons diverses et variées, donc on passe son temps à interroger les gens pour savoir ce qui va, ce qui ne va pas. C’est un travail très humain et je pense que c’est quelque chose qui m’a servi plus tard, à l’Ofpra.

29Après quoi, ayant fait trois ou quatre ans ce métier, j’ai été envoyé à Washington où j’étais le responsable de la politique intérieure et de l’organisation de l’ambassade. La politique intérieure américaine est fascinante mais la particularité de l’organisation de l’ambassade c’est qu’il fallait construire une nouvelle ambassade. À partir d’un terrain vague on a construit une nouvelle ambassade qui faisait 600 locaux différents, 400 bureaux… et ça a été pour moi une révélation, mener un grand projet de ce type-là, j’ai beaucoup aimé et ça m’a également servi quelques années plus tard à l’Ofpra.

30Après quoi, quand le temps est venu de faire autre chose, le ministère m’a demandé de devenir chargé d’affaires en Iran, où je ne suis jamais allé parce qu’il y a eu l’affaire Gordji19, la rupture des relations diplomatiques. […] Après quoi, je voulais faire autre chose et donc j’ai été nommé numéro deux en Algérie. L’Algérie, grosse ambassade, 400 personnes… ce qui était intéressant, c’est les dernières années du régime Chabli, à l’époque où tout allait bien. […] Et puis, à la fin de mon séjour, on a vu se préparer le premier coup d’État contre Chabli, c’est ce qu’on appelait le coup d’État des barbes FLN. Le prétexte ça avait été la demande des Algériens de mettre fin au Lycée Descartes […] c’était un lycée français accueillant des Algériens sur des programmes français. Le problème était que tous ces enfants algériens parlaient français et pas arabe et donc il y a eu une réaction nationaliste pour mettre fin à tout ça. S’est posé le problème des bi-nationaux… ça s’est très mal passé et donc je suis rentré assez démoralisé et… on m’a proposé de prendre la direction de l’Ofpra. Je n’avais aucune idée de ce que c’était que l’Ofpra. Donc j’ai accepté, sans mesurer les difficultés du travail. »

Quelle était la réputation de l’Ofpra au sein du ministère des Affaires étrangères ?

31« On ne peut plus mauvaise. […] administration sans moyens, avec un retard irrattrapable et…, comment dirais-je, un champ d’activité qui n’avait rien de diplomatique. »

Qui vous l’a proposé ?

32« Eh bien le directeur de cabinet. C’est un poste de directeur, ça l’est toujours et donc ça fait l’objet d’une procédure particulière à un niveau élevé. Il n’y a pas d’appel d’offres, pas d’appel à candidature, alors on cherche quelqu’un… Bon, Brouste venait de démissionner avec fracas en disant qu’il avait pas d’argent et qu’il ne voulait pas continuer donc on cherchait à tout prix quelqu’un. Bon, j’ai accepté. »

Vous vous intéressiez aux questions d’asile auparavant ?

33« Non. Non, j’ai étudié la question sur place et je me suis rendu compte de l’importance politique que ça avait… »

Était-ce bien vu, pour la carrière, d’accepter un poste à l’Ofpra ?

34« Non. Le paradoxe c’est que j’en ai été récompensé, très largement et que, ayant réussi la mutation de l’Ofpra, j’ai été nommé ambassadeur en Turquie ce qui était une promotion sensible pour moi […]. »

Quels étaient les arguments pour accepter ce poste, qu’est ce qui a retenu votre attention ?

35« Heu… j’ai honte de dire des choses comme ça mais c’était la complexité du dossier. Mais je n’avais aucune idée de la façon dont je m’y prendrais et des difficultés que j’allais rencontrer. »

L’arrivée à l’Ofpra

36« À l’époque, l’Ofpra était dans une tour de la porte d’Aubervilliers, porte de la Villette plutôt. C’était une tour, sur le périphérique, dans un état très dégradé et tout ça dans un état de misérabilisme du personnel, c’était affreux. En plus la structure de bâtiment en hauteur ne convenait pas du tout. Il y avait des incidents tout le temps. Quand on entrait dans les couloirs de l’Ofpra, on voyait des dossiers partout… partout qui étaient perdus, qu’on pouvait pas retrouver. Il y avait des dossiers qui avaient sept ans de retard et puis comme les conditions de travail n’étaient pas bonnes, les conditions d’accueil des demandeurs d’asile étaient mauvaises. Il y avait des incidents tout le temps. Moi je me souviens que le premier incident dont j’ai été le témoin et la victime a été : un matin, un Congolais pas content de ce qu’on lui répondait, a flanqué son poing dans la figure d’un des officiers de protection. Aussitôt ils ont décidé d’arrêter de travailler. Moi j’étais là depuis trois semaines un mois, je ne concevais pas qu’un service public recevant des visiteurs en grand nombre puisse s’arrêter d’un coup, sur un coup de poing. Donc, j’ai rassemblé le personnel et j’ai dit “ce qui s’est passé est inadmissible et scandaleux mais ce que je vous demande c’est de vous remettre au travail”. Alors, silence de mort et là j’ai commis une erreur qui m’a servi plus tard j’ai dit : “Que ceux qui veulent s’arrêter, lèvent la main.” Tout le monde a levé la main. Là j’ai compris qu’il fallait que je reprenne le dossier à la base. »

La prise de fonction. Avez-vous vu votre prédécesseur ?

37« Non. M. Brouste, je ne me souviens pas. Il était parti fâché. Il avait entièrement raison. mais ça n’avait pas plu au ministère […]. J’ai été accueilli par Gilles Rosset, dont vous avez entendu parler. »

Le secrétaire général ?

38« Oui, le secrétaire général, qui a commencé par me dire : “Oui, je ne vous cache pas que j’étais candidat au poste que vous occupez.” L’air de dire que c’était moi qui étais qualifié et pas vous. Bon, ça a jeté un petit froid. »

Quelle était l’équipe de direction ? Avez-vous procédé à des nominations, à des remaniements ?

39« À ce moment-là, j’ai hérité de mon prédécesseur de quelque chose de très positif, c’était l’analyse d’un cabinet qui s’appelait Bossard consultants20. Donc j’ai trouvé Bossard consultants en train d’analyser les multiples défauts de structure. Matériel, informatique, immeubles, procédures, etc. Donc je me suis appuyé sur ce travail, il y avait une équipe de trois ingénieurs. […] Pour eux la réforme d’un établissement public c’était un sujet porteur. Je me suis appuyé sur eux et notamment l’un d’entre eux, Charles Ruty qui a depuis quitté Bossard consultants qui m’a accompagné notamment sur le pilotage et l’informatisation et […] sans lui, je n’aurais pas réussi. Mais je n’ai pas modifié l’équipe de direction, je voyais bien qu’il y avait des problèmes mais je ne… voulais pas y toucher et puis il y avait Gilles Rosset et pendant un an je n’ai touché à rien […] Au bout d’une année, j’avais fini par comprendre qu’il y avait des problèmes dans la hiérarchie, qu’il fallait promouvoir les uns, écarter les autres et puis surtout, il s’est passé un changement profond dans l’attitude du gouvernement, c’est une histoire que je raconte souvent. Vous vous souvenez qu’il y a eu une élection partielle à Dreux où M^me Stirbois s’était présentée. Et donc au premier tour, elle a liquidé la gauche et au second tour, elle a liquidé la droite. On s’est retrouvé avec le Front national dans une triangulaire qui passait au deuxième tour. Et ça a beaucoup frappé le gouvernement, qui s’est dit, si nous ne faisons rien… C’était Michel Rocard le Premier ministre, si nous ne faisons rien, le cancer de l’immigration irrégulière détruira notre système politique. […] Et donc Michel Rocard a dit qu’il voulait un programme contre l’immigration irrégulière et pour le Quai d’Orsay, c’était l’Ofpra qui devait se réformer. Alors, à ce moment-là, j’ai dit que j’avais étudié le problème depuis un an, que je savais à peu près ce qu’il fallait faire et que si on me donnait les moyens, je garantissais le succès. Alors, on m’a regardé avec des yeux ronds et puis Michel Rocard a finalement accepté de prendre le pari. Et le gouvernement a donné à l’Ofpra tous les moyens nécessaires. Tous les moyens nécessaires…

40Je me souviens plus des chiffres mais on a décuplé le budget, doublé les effectifs, acheté une installation informatique toute neuve. Ah oui, j’ai oublié de vous dire que la première chose qui m’était arrivée en arrivant à l’Ofpra, c’était de trouver une installation informatique qui était tombée en panne le cinquième jour de son installation et qui n’avait pas été réparée, donc il n’y avait pas d’informatique. Et donc, j’ai dit à Michel Rocard qu’on allait jeter l’ancienne installation et en acheter une toute neuve et on l’achèterait pas chez Bull, constructeur français mais chez un constructeur américain et également j’ai demandé qu’on me donne toute liberté sur le Code des marchés publics c’est-à-dire que je sois autorisé à passer des marchés en urgence et sans toujours respecter les délais. Eh bien, le cabinet du Premier ministre, le Premier ministre m’ont fait confiance. j’ai eu tout l’argent que je voulais, le droit de recruter qui je voulais, etc. Alors pendant une année, on a fait ce qu’on avait commencé à faire avec l’ingénieur et puis les résultats sont venus brusquement […]. »

Les relations avec les différents ministères

41« Avec mon ministère de tutelle, ça s’est bien passé. Isabelle Renouard m’a toujours fait confiance. Il se trouve qu’on est de la même génération. Elle m’a toujours soutenu. Le directeur de la Population et des Affaires sociales m’a soutenu. J’ai rencontré au ministère une vraie écoute et puis, sans être immodeste, le fait que j’ai réussi le chantier de l’ambassade à Washington, qui était quand même le plus gros chantier du ministère, ça me donnait la réputation de quelqu’un qui… qui parvient à livrer… à livrer ses commandes si vous voulez. De ce côté-là, j’ai été soutenu et puis, au cabinet du Premier ministre, Louis Joinet, qui est décédé aujourd’hui, m’a beaucoup soutenu… »

Les relations avec le ministère de l’Intérieur

42« Alors, avec le ministère de l’Intérieur, il y a beaucoup de relations… beaucoup de relations, notamment parce que les 90 préfectures françaises sont dépendantes de l’Ofpra. C’est l’Ofpra qui est en première instance et, ou il ne les traite pas assez vite et créé des problèmes locaux, ou il les traite trop vite et crée des problèmes de sans-papiers. Puis, à cette époque-là, dans les services des étrangers des préfectures, il y avait un certain misérabilisme qui régnait. C’est plus pareil maintenant mais à l’époque, il y avait des relations qui n’étaient pas saines entre l’Ofpra et l’Intérieur. Moi j’avais de bonnes relations avec le directeur des Libertés publiques. Il se trouve qu’à l’époque, il y avait Jean-Marc Sauvé21, qui avait été mon stagiaire au Japon, donc on se connaissait bien et on se faisait confiance. Il m’a beaucoup aidé, et puis, à partir du moment où l’Ofpra a commencé à fonctionner comme une vraie administration… heu… l’Intérieur a été obligé de suivre et c’est à ce moment-là que j’ai mis en place des missions de l’Ofpra dans les préfectures. On allait dans les grandes préfectures qui avaient du retard, on y passait une semaine et on… je cherche un mot, on arrivait à résorber le retard et à remotiver les agents des préfectures […]. »

Donc vous avez obtenu la reconnaissance de votre travail ?

43« Oui, la réforme de l’Ofpra a été citée en exemple par les services du Premier ministre. C’était l’une des réformes de l’administration qui avait marché. »

Est-ce que le contexte politique était un facteur important ?

44« Je vous l’ai dit, Michel Rocard avait compris que l’immigration incontrôlée était un thème dévastateur pour la gauche. Son rôle de Premier ministre était de régler les problèmes qu’il pouvait régler et le problème de l’Ofpra était sans doute le plus facile à régler… beaucoup plus facile à régler que les sans-papiers… Et le thème de la modernisation de l’État était un des thèmes favoris de Rocard qui avait mis en place une cellule à Matignon. Et d’ailleurs moi qui ai fait ma carrière au ministère des Affaires étrangères, ministère qui vit dans un certain luxe, qui vivait dans un certain luxe, qui a quand même une idéologie du service de la France extrêmement solide, quand j’avais vu un service public en ruine comme celui-là, avec des effectifs dont les compétences étaient quand même inégales, dans une banlieue misérabiliste, moi je me suis rendu compte à ce moment-là que l’administration française était en train de tomber en morceaux par pans entiers. Cette expérience dans ces banlieues m’a beaucoup marqué et j’ai compris à quel point la négligence des banlieues, la négligence des administrations comme l’Ofpra et comme d’autres allaient produire des effets dévastateurs […]. »

La réorganisation de l’Ofpra

45« Oui alors, on a réorganisé les divisions. On a adapté les effectifs au flux. À ce moment-là on avait surtout des flux africains, on avait des Sri Lankais et on avait de moins en moins d’Européens. Il faut quand même se souvenir que mon mandat à l’Ofpra, c’est après la chute du Mur de Berlin, ou à peu près en même temps et que donc des réfugiés d’Europe de l’Est, il n’y en avait plus beaucoup et donc il a fallu rééquilibrer, mieux répartir les effectifs. Par exemple, sur l’Afrique, on a fait deux divisions et on y a mis des officiers de protection, qui ne voulaient pas y aller, et puis il fallait trouver des chefs, parce que l’une des idées des réformateurs de l’administration, c’est qu’il faut une hiérarchie intermédiaire qui soit solide parce que c’est toujours à ce niveau-là que ça passe ou ça casse. Si la hiérarchie moyenne n’adhère pas à vos objectifs, pas la peine, vous ne réussissez pas. Et donc, j’avais fait en sorte de faire émerger des officiers de protection capables de diriger le travail de 5, 6, 7 ou 8 de leurs collègues. Et là j’ai eu du mal, beaucoup ne voulaient pas être chefs de division et puis il y avait une idéologie à l’Ofpra qui était que l’officier de protection est maître chez lui et n’a de comptes à rendre à personne, ce qui n’était pas ma conception des choses. Donc, j’ai multiplié le nombre de directions et j’ai fait monter des officiers de protection en qui je croyais, par exemple […] Pascal Baudouin22 et d’autres […] et puis j’ai fait venir un secrétaire général, un magistrat, pour donner à l’Ofpra une vraie compétence juridique incontestable et il a fallu que je tire les conséquences du fait que Gilles Rosset ne croyait pas à ma réforme […] de même, j’avais plutôt renforcé la division du contentieux parce que je m’étais rendu compte que la relation avec la commission des recours était une relation importante. Je voulais créer un pôle juridique qui fasse un dialogue et en même temps qu’on cesse de défendre nos décisions quand les dossiers sont vides […]. Le secrétaire général Pierre Moreau23 s’est donné à cette tâche avec beaucoup d’enthousiasme et il m’a beaucoup aidé. Je lui en suis très reconnaissant. »

L’engagement dans la recherche

46« Oui, on s’est dit puisqu’on a des statistiques, on va voir ce qu’on peut en faire alors j’avais recruté un sociologue, un universitaire qui s’appelait M. Gremy qui a fait une ou deux études fort intéressantes sur les demandes d’asile24 […]. »

La réforme que vous avez menée a créé de nombreux déboutés parce qu’elle est venue très tard finalement. Est-ce que les services gouvernementaux, vos partenaires s’en rendaient compte ?

47« Non. je suis arrivé fin [19]88 on a commencé à sortir du trou courant [19]90 […] on est arrivé à traiter 7 000 dossiers par mois […] A l’automne 1990, je suis allé dans les ministères et je leur ai dit : la réforme de l’Ofpra est réussie. On va traiter 100 000 dossiers cette année et 100 000 l’an prochain et vous allez voir, vous allez avoir 90 0000 sans-papiers. Les associations en ont tiré les conclusions qu’ils ont voulu et ont mis le problème des sans-papiers sur le devant de la scène. Mais ce n’est pas le problème de l’Ofpra, c’est celui du ministère de l’Intérieur et on a vu des manifestations, etc. C’est la Cimade qui était derrière tout ça. […] Quand vous allez en Allemagne, en Suisse, il y a plus de monde pour traiter la demande. »

Pourquoi, à votre avis ?

48« Il y a un héritage historique. L’Ofpra, c’était une petite administration que personne ne connaissait […] »

Vous ne pensez pas qu’il y a une forme de négligence pour cette question ?

49« Si. Les pouvoirs publics ont négligé cette question et personne n’a compris que les migrations internationales allaient tuer l’asile. La convention de Genève, personne ne la connaissait dans la fonction publique, même dans mon ministère […] »

Comment avez-vous fait pour obtenir l’adhésion du personnel ?

50« Je me suis beaucoup occupé d’eux. D’abord, j’étais là de 9 heures du matin à 8 heures du soir. Et puis j’ai beaucoup parlé avec eux. Et je leur ai dit : si vous êtes attachés à la procédure d’asile, il faut la sauver. Si vous ne faites rien, dans deux ans vous êtes morts, c’est-à-dire, l’Ofpra sera réformé brutalement. Il passera sous la tutelle du ministère de l’Intérieur et vous ne pourrez plus travailler comme avant. Quand ils ont vu arriver le bâtiment neuf, l’informatique, les recrutements, je crois qu’ils ont fini, bon gré mal gré, par me suivre. »

Et que pensez-vous de leur statut ?

51« Trop de contractuels, beaucoup trop. J’ai milité pour leur titularisation, ils y tenaient beaucoup. Par contre, il n’y avait pas toujours de déontologie. Les consignes n’étaient pas suivies. Ils tenaient beaucoup à leur titularisation. L’une de leurs idées était qu’une fois titularisés, ils pourraient quitter l’Ofpra, ce qui me paraissait logique. J’ai réussi à les faire titulariser dans un corps spécial, que j’ai demandé à aligner sur celui des AAC25 ce qui a été plus ou moins le cas, mais on a cherché à les faire sortir. C’était difficile. »

Et dans un corps du MAE ?

52« Impossible. Le MAE a déjà été traumatisé par l’intégration des gens de la coopération qui ont retardé les carrières et se sont plus ou moins intégrés. »

Donc une opposition du ministère ?

53« Oui, c’est sûr. Y compris des syndicats. »