Parcours et inflexions historiographiques à travers trois décennies, 1960-1990

11Nous avions souligné dans le premier volume paru en 2017 comment l’histoire de la protection des réfugiés et apatrides en France, de 1920 à 1960, s’inscrivait dans de multiples champs historiographiques30. Il en est évidemment de même pour les années 1960-1990 où se conjuguent histoire du droit international des réfugiés et apatrides, histoire des organisations coopératives régionales et internationales, histoire des circulations migratoires aux échelles globales, nationales et locales, histoire des politiques de l’asile et d’immigration, histoire des administrations nationales de l’asile, histoire collective et individuelle des migrants forcés, histoire des conflits et de la géopolitique globale, histoire des mobilisations et des réseaux transnationaux de solidarité, etc. Toutefois, pour cette nouvelle période, il est frappant de constater combien la répartition des productions scientifiques entre les différents champs disciplinaires et l’exploitation des sources sont différentes. Il est à noter également les spécificités de la production de la recherche française par rapport aux travaux produits dans le monde anglo-saxon : absence des refugee studies, champ de l’histoire des relations internationales tourné vers l’histoire économique et la psychologie collective31, rapprochement précoce avec la question de l’immigration, interférences avec les débats sur l’intégration, glissements catégoriels de l’étranger vers l’immigré et poids des guerres de décolonisation. En revanche, la recherche française accorde alors une place moindre à la question de la guerre froide et aux réfugiés qui en sont les victimes, à la différence du monde anglo-saxon. Ceci pourrait s’expliquer par la prégnance de l’appréhension économique, en lien avec les questions de travail et d’intégration. Une autre piste pourrait être l’orientation de la recherche en France, plus influencée par les courants marxistes que dans le monde anglo-saxon, et dès lors moins portée vers la question des réfugiés venant de l’autre côté du Rideau de fer. Les deux hypothèses peuvent se rejoindre. Ainsi que le souligne Gérard Noiriel, après une période pionnière orientée vers l’étude des migrations européennes de l’avant et de l’après Seconde Guerre mondiale, l’historiographie française de l’immigration s’est intéressée, dans la continuité des engagements contre la guerre d’Algérie et la crise migratoire qui en a découlé, aux migrants d’Afrique du Nord. Elle s’est aussi, pour des raisons parfois similaires, plutôt intéressée aux migrations économiques, ces migrants connaissant alors des conditions de vie et de travail précaires ou contraintes32.

12La fin de la période consacre la « crise de l’asile ». Elle ouvre sur des mutations multiformes de pratiques administratives dans une phase d’intégration européenne croissante, comme de renouvellement des formes de politisations et de mobilisations ou encore des rapports public/privé. Les profondes mutations du champ des sciences humaines et sociales depuis les années 2000 ont aussi contribué à une relecture ciblée de la période, qu’il s’agisse du prisme de l’approche globale, des études coloniales et postcoloniales, des travaux sur le genre et les discriminations, et plus largement des problématiques sociétales qui viennent rebattre les lectures et catégorisations antérieures. De même doit être pris en compte le retour de l’acteur dans la sociologie française33 et l’avènement de « l’ère du témoin » pour reprendre le titre de l’ouvrage de référence d’Annette Wieviorka qui conduit à ce que le récit de vie, l’appel à la sensibilité individuelle et l’attention aux « victimes » aient une place centrale dans les travaux34. Enfin, il convient de souligner l’émergence, au milieu des années 1980, d’une sociologie pragmatique ou interactionniste cherchant une alternative entre l’individualisme méthodologique de Raymond Boudon et la théorie de la reproduction sociale de Pierre Bourdieu dans laquelle était prise la sociologie française35. Ces auteurs se sont écartés de deux approches de l’État : le réduire à un appareil de domination et ne voir dans la bureaucratie qu’un lieu d’exercice des rapports de pouvoir36. La sociologie pragmatique est cependant souvent esquivée par ceux qui la contestent37 et peu de travaux sur l’asile en France sont produits par des sociologues de cette école. Il faut cependant mentionner la thèse de Johanna Probst qui, tout en portant sur une période ultérieure à celle qui nous intéresse ici, effectue un retour historique comparatif entre les instances d’administration de l’asile française et allemande38. Un état des lieux historiographique est donc à la fois nécessaire et rendu complexe par ces différentes ruptures et temporalités, par la masse de la production existante, comme par les enjeux politiques et scientifiques des qualifications caractéristiques des quarante dernières années (crise de l’asile, paradigme du réfugié de guerre froide, réfugié politique, migrants forcés, héritage colonial des politiques d’asile, etc.).

13Le premier constat que nous pouvons faire est que l’historiographie produite au cours des trois décennies (1960-1990) est d’abord marquée par une mutation forte. Au début des années 1960, domine une approche fonctionnaliste convoquant démographes, statisticiens, économistes et opérateurs des régulations des migrations du travail dans des analyses conçues comme des expertises opérationnelles. Elles s’inscrivent dans le prolongement des tendances imprimées par les objectifs de restructuration économique et politique de croissance qui suivent la Seconde Guerre mondiale. Les réfugiés sont intégrés aux études quantitatives, présentés par groupes nationaux au prisme des analyses sur les marchés du travail dans une période de forte immigration après la stagnation des années 1945-1955. Ils ne constituent qu’un objet marginal du débat public national en dehors de groupes d’intérêt localisés tournés vers l’action, de leurs mises en visibilité médiatique ponctuelles lors des crises de guerre froide ou de leur appréhension dans le cadre de leur prise en charge par les services de pensions39.

14Les espaces de production sont caractérisés par leur adossement à des institutions publiques nationales : l’INED (revue Population), l’INSEE (revue Économie et statistique) ou encore la CNAF (revue Informations sociales). D’origine grecque et issu d’une famille ayant dû quitter l’Asie Mineure, le démographe économiste George Tapinos, cheville ouvrière de l’Union internationale pour l’étude scientifique de la population, est l’une des figures de cette période, auteur notamment de la « chronique de l’immigration » de la revue Population40. Analyse des données de l’ONI, informations sur le Comité intergouvernemental pour les migrations européennes (créé en 1951) ou l’Organisation internationale des migrations, données sur le Fonds de réétablissement du Conseil de l’Europe41, alternent avec celles de la commission de la population et des réfugiés de l’assemblée consultative du Conseil de l’Europe42. Outre l’illusion statistique évoquée par Nancy Green43 que véhiculent ces approches institutionnelles et utilitaristes, ces travaux pensent les réfugiés comme éléments d’appoint d’une main-d’œuvre étrangère, dans le prolongement d’une période marquée par les enjeux d’intégration des réfugiés dits « nationaux » (réfugiés et personnes déplacées de la guerre et de l’après-guerre réinstallés).

15De même, les productions juridiques sont des analyses jurisprudentielles : ainsi celles de Hans Wiebringhaus (chef de section au Conseil de l’Europe) ou de Raymond Goy (chargé de cours à l’université de Montpellier) dans l’Annuaire français de droit international44. Toutefois, pour la période, la référence demeure les travaux du juriste autrichien, naturalisé britannique, Paul Weis (1907-1991), qui s’inscrit dans la filiation de Hans Kelsen et de Hersch Lauterpacht45. Après avoir été interné au camp de Dachau, Weis s’est réfugié à Londres pour fuir les persécutions antijuives. Il est d’abord conseiller juridique de l’Organisation internationale pour les réfugiés (OIR) puis du haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR). Surnommé « founding father of protection » pour son rôle dans l’élaboration des cadres conventionnels internationaux entre 1947 et 1951, ses travaux lient apatridie, droit de l’asile, droit des réfugiés et droit de l’homme selon la conception libérale développée par René Cassin, et font autorité jusqu’aux années 198046. Ainsi, les deux conventions sur la réduction des causes de l’apatridie de 1954 et de 1961 sont-elles bien comprises dans leur interaction avec le droit international des réfugiés47.

16Dans cette période, il est pourtant frappant de constater, à la différence de la France, l’importance de la production scientifique anglo-saxonne sur la question des réfugiés et migrants forcés dans le monde alors même qu’en 1958, les Nations unies ont adopté une résolution faisant de l’année 1960, « l’année mondiale des réfugiés48 ». Ainsi, les articles de la politiste Louise W. Holborn (1878-1975) s’inscrivent dans la continuité de l’expérience de l’OIR et d’une logique de guerre froide affirmée49, comme pour la création en 1964 de la revue interdisciplinaire The International Migration Digest (devenue Review en 196650). Toutefois, de nombreux travaux sont restés peu diffusés et leur réception s’est essentiellement faite au sein des historiographies des aires culturelles. Ils paraissent dans Asian Survey, Pakistan Horizon, Pacific Affairs, The Journal of Modern African Studies, Africa Today, Middle East Journal, Jewish Social Studies, Iranian Studies, The China Quarterly, etc. Ils constituent de fait des îlots non connectés de savoirs, intégrés à des problématiques nationales et régionales et à des mouvements massifs de réfugiés en Afrique (Rwanda et région des grands lacs, États sous contrôle portugais, pays en guerres civiles) et en Asie (Indiens et Tamouls de Ceylan, Tibétains en Inde) ou rapportés à des questions intérieures51. Le décalage avec la production française précédemment évoquée est manifeste, dans cette décennie pourtant marquée par les indépendances notamment africaines et leurs impacts majeurs en termes de migrations, les effets des recompositions étatiques en Asie, l’essor du mouvement des non-alignés comme l’internationalisation des instruments juridiques de protection (protocole de New York de 1967, convention de l’OUA de 1969).

17Avec les années 1970, le champ de la démographie économique poursuit son orientation opérationnelle initiale tout en intégrant la question de la fermeture des frontières à celle de l’émigration du travail de 197452. Ainsi en est-il de la rubrique « Chronique de l’immigration » de la revue Population, confiée à des chargés de recherche de l’INED, Catherine Gokalp (Villeneuve-Gokalp) puis durant plus de vingt ans à Michelle Brahimi (Tribalat), lesquelles travaillaient initialement sur les migrations turques et maghrébines en Europe. Le sociologue François Dubet, spécialiste des inégalités, en dresse un bilan en 1989 dans une étude de la Documentation française53. Dans le champ juridique, la question du droit de l’asile aux échelles européennes et internationales prend une place nouvelle en lien étroit avec un double contexte en tension : la répression du terrorisme international54, et les violences politiques et crises migratoires en Asie et en Amérique latine. Les analyses de la conférence des Nations unies sur l’asile territorial de 1977 viennent alors croiser les premières études sur les pratiques d’asile diplomatique à partir de l’expérience chilienne55. D’ailleurs, pour ce qui concerne la production anglo-saxonne, ce sont les revues de politique internationale et les spécialistes des International Studies qui produisent les analyses des mouvements de réfugiés du Sud-Est asiatique ou d’Amérique latine56. C’est également dans cette même décennie que la crise des réfugiés palestiniens y prend une place importante, selon des approches pluridisciplinaires : Middle East Studies, mais également droit international et sciences sociales (apatridie, droits civiques, statut de résident, droit au retour, crise humanitaire, intégration, etc.57). La publication en 1975 du nouvel ouvrage de Louise W. Holborn, analysant toujours de manière institutionnelle l’histoire du HCR depuis sa création, intervient dans un contexte de remise en cause des courants réalistes et fonctionnalistes mobilisés depuis l’après-guerre pour légitimer la guerre froide58.

18La décennie est principalement marquée par ce que Samuel Moyn qualifiait en 2010 de « révolution des droits de l’homme59 », soit d’un temps de contestations et de mobilisations transnationales inédites, de profond renouvellement du monde associatif, de pratiques d’engagements corporatifs spécifiques (médecins, universitaires, juristes, journalistes, éditeurs, etc.), de défense des droits civiques et de nouvelles modalités de politisation. L’affirmation des droits humains devient un instrument subversif contre les impérialismes et en faveur des luttes de libération, dans une approche globale qui exprime la crise d’un monde postcolonial où l’État-nation ne constitue plus l’espace implicite d’affirmation de la liberté. De fait, de nouveaux usages sociaux du droit amènent à l’avènement d’un temps de contre-production d’expertises, d’analyses et de prospectives issues des acteurs associatifs, des sociétés académiques, en association étroite avec les réfugiés et exilés. Cette alliance renouvelle des pratiques déjà constatées dans les années 1920 (rôle des exilés russes, juifs et arméniens dans l’élaboration des premières dispositions juridiques internationales en faveur des réfugiés) puis dans les années 1940 (rôle des réfugiés et rescapés juifs dans les modalités juridiques d’après-guerre mises en place entre 1948 et 1951). D’ailleurs, les démographes ne s’y trompent pas lorsqu’en 1974, Jacques Houdaille et Alfred Sauvy, dans un article sur l’immigration clandestine, constatent que la « pression intérieure traditionnelle » en faveur de la protection du marché du travail national telle qu’elle s’était manifestée pendant la crise des années 1930, n’existait plus, au point de délégitimer les politiques publiques et la législation en vigueur60.

19Thèses de médecine et travaux de psychologie clinique sur les enfants réfugiés et les mineurs non accompagnés du Sud-Est asiatique et d’Amérique latine61, expertises juridiques des associations de juristes pour une approche globale des droits de l’homme62, viennent s’ajouter aux productions et analyses des associations de défense du droit de l’asile ou des droits des immigrés. La création du GISTI (Groupe d’information et de soutien des immigrés) résulte au sein de l’ENA de la volonté partagée de juristes, militants et travailleurs sociaux de croiser expertise et contrôle des pratiques administratives dans le respect de l’État de droit63. « Documenter » les réalités sociales, les luttes politiques, les répressions et discriminations, les violations individuelles des droits de l’homme devient l’affaire de tous et toutes, selon une perception à la fois systémique et globale des rapports de force entre État et individus. Expertise normative, actions jurisprudentielles, usages contestataires du droit, consultations juridiques et pétitions publiques, collectifs et plateformes de coordination, tribunal des peuples renouvellent les usages du droit des échelles locales à transnationales, simultanément64. Les conditions de fabrication et de circulation des savoirs sont également remises en cause, comme les espaces de production institutionnels65. Ainsi par exemple, le Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale (CEDETIM), constitué au moment de la guerre d’Algérie, assure la coordination des comités Chili contre la dictature d’Augusto Pinochet de 1973 à 197666. France terre d’asile quant à elle, constituée en décembre 1970, outre son activité d’information et de mobilisation, produit une analyse selon laquelle les dispositifs de la convention de 1951 ne correspondent plus aux nouvelles réalités politiques, le caractère transnational des mobilisations impliquant une politique d’asile désormais européenne67. Dans le monde académique, les espaces de production comme les approches disciplinaires se diversifient, tout en étant fortement marquées par les guerres de décolonisation et la réalité des opérations de rapatriements et de réinstallations : Centre africain de sciences humaines appliquées d’Aix-en-Provence (Robert Descloitres), Institut d’études et de recherches interethniques et interculturelles de Nice (créé en 1966 sous le nom de CERIN), Centre de documentation et de recherche sur l’Asie du Sud-Est et le monde insulindien de l’EHESS (Georges Condominas68). Le champ des refugee studies se trouve, cette fois, touché par l’instrumentalisation politique croissante de la question de l’immigration, les débats sur l’intégration des immigrés notamment du Maghreb et d’Afrique subsaharienne ou l’émergence du syndrome du vrai/faux réfugié.

20Les années 1980 sont marquées par des productions distinctes. Les premières questionnent les modalités d’intégration juridique et socioéconomique comme les programmes de réinstallation des réfugiés de l’Asie du Sud-Est en Europe et en Amérique du Nord, avec une attention spécifique portée aux données biographiques69. De manière plus globale, comme le souligne Bùi Xuân Quang à propos du dossier Les réfugiés dans le monde, dirigé par Jean-Pierre Gomane et paru en 1983, les migrants forcés du Sud-Est asiatique seraient le révélateur de la généralisation et de l’universalisation des transferts gigantesques de populations : « Les migrations du Sud déshérité vers le Nord mieux nanti ont commencé70. » L’historiographie américaine dans ces mêmes années est pour sa part largement centrée autour des questions domestiques liées à l’application du Refugee Act de mars 1980. Celui-ci met le droit américain en conformité avec le droit international des réfugiés. Mais l’arrivée du président Reagan au pouvoir, et la politique « de guerre froide » menée à l’encontre des réfugiés salvadoriens et haïtiens consacre une période de fort activisme des juristes américains pour en faire respecter le cadre (Sanctuary Movement). De nombreux articles interrogent tout autant les effets internes des programmes de réinstallation de réfugiés que l’extrême politisation d’un droit d’asile à géométrie variable71.

21En France comme en Europe, les travaux à partir du milieu des années 1980 font émerger, au terme d’une période centrée sur les programmes de réinstallation, la figure du « demandeur d’asile ». Il n’est pas indifférent ni anodin qu’émerge ce terme qui va progressivement se substituer à celui des « exilés » des années 1970 ou au terme générique de « réfugiés », non au sens de réfugié statutaire relevant de la convention de 1951 mais de réfugié de facto, soit une personne cherchant refuge. L’analyse longitudinale de l’apparition et des usages du terme dans les publications de sciences sociales montre qu’il est rare dans le monde anglo-saxon jusqu’au milieu des années 1980. C’est exactement entre 1987 et 1990 qu’il connaît une dissémination exponentielle. Dans les travaux de langue française, la périodisation est sensiblement la même. Or, sur ces questions, les usages discursifs structurent le jeu politique et médiatique et rendent compte des rapports de force sociopolitiques qui s’affrontent sur les questions fondamentales du pacte social (redistribution et solidarité, rapport à l’étranger, marché de l’emploi et justice sociale, communauté politique, droits humains, etc.). On le voit ces dernières années autour des usages de la notion de « crise migratoire72 ».

22Le plus frappant est que les usages du terme « demandeur d’asile » se disséminent parce que celui-ci est mis en avant, à partir du milieu des années 1980, comme notion de référence pour « penser » et « qualifier » les nouveaux flux qui touchent l’Europe et l’Amérique du Nord en lien avec les prédictions alarmistes des démographes et économistes du développement concernant les migrations à venir des Suds. Il s’agit d’un processus qui débute dès le milieu des années 1970, mais il reste masqué par la forte médiatisation des mobilisations transnationales en faveur des exilés sud-américains, comme par les programmes de réinstallation des réfugiés d’Asie du Sud-Est.

23L’une des figures structurantes et pourtant peu connue de cette inflexion est Jonas Widgren (1944-2004), qui met en place, en 1975 en Suède, la Commission on Immigration Research, un comité consultatif du ministère suédois du Travail, en charge de produire des études et données statistiques comparées. Prenant acte de la récession économique, il pointe, dès 1975, le grand besoin des sociétés européennes d’un « répit » de l’immigration73. Sous-secrétaire à l’Immigration du gouvernement social-démocrate suédois, il devient en 1983 le président du groupe de travail sur les migrations de l’OCDE en pointant les migrations « irrégulières74 ». Il fonde, deux ans plus tard à Vienne, le Centre international pour le développement des politiques migratoires (ICMPD) et anime les consultations intergouvernementales sur les politiques concernant le droit d’asile, les réfugiés et les migrations, un espace informel d’échange d’information et de dialogue entre le HCR et plusieurs gouvernements d’Europe et d’Amérique du Nord. Ce dernier devient rapidement un instrument de concertation régional et multilatéral décisif75.

24Cette approche, qui va avoir une action transformante sur les conceptions et les mots de l’asile à la fin des années 1980, se situe à la convergence d’un ensemble de lignes de force en tension qui sont apparues progressivement à partir du milieu des années 1970 : la fragilisation du modèle du Welfare State en temps de récession, l’enjeu de la stabilité politique des démocraties libérales de l’OCDE dans le contexte de l’activisme d’extrême-gauche, la sécurité géopolitique de l’Europe dans le contexte de la crise des euromissiles, le bras-de-fer sur l’application du Refugee Act de 1980 aux États-Unis, les nouvelles migrations en provenance des Suds, l’essor de l’approche managériale des migrations fondée sur une production exponentielle de données et d’expertises opérationnelles et le nouveau rôle d’intermédiation qu’entend tenir le CIM qui achève alors sa mutation en devenant l’Organisation internationale des migrations (OIM). Lorsqu’en 1989, Jonas Widgren explique que les nouvelles migrations Sud-Nord rompent « totalement » avec la tradition de la politique de l’asile européen, et que celle-ci doit être entièrement repensée, il est repris dans de très nombreux travaux, qui de fait vont légitimer une pensée du contrôle migratoire valorisant le terme de demandeur d’asile76. Le demandeur d’asile devient de fait la nouvelle figure du retour d’une gouvernance intergouvernementale des migrations occidentales qui ne dit pas encore son nom. Cette évolution structure en France la mobilisation d’un monde associatif et de la recherche qui avaient, dans les deux décennies précédentes, convergé dans les combats en faveur des droits humains et qui observe avec inquiétude la transformation en cours des discours migratoires. Nous avons choisi dans cette introduction d’employer les termes utilisés par les acteurs de l’administration de l’asile dans cette période, lesquels différencient les demandeurs des réfugiés. Ceci ne traduit pas une prise de position dans le débat sémantique.

25Dans une historiographie française marquée par l’héritage du prisme national-impérial sur les questions migratoires, la nouvelle dynamique de recherche centrée sur les dispositifs politiques et législatifs et les pratiques entourant la demande d’asile, se focalise sur des institutions et espaces français et européens en mutations dans les années 1980. La Revue européenne des migrations internationales (créée en 1985) et la revue Hommes et Migrations avec sa nouvelle orientation impulsée par Jacques Hauser de la direction de la Population et des Migrations (1987), deviennent des espaces d’échanges et de production scientifiques77. Figure marginale dans la décennie précédente, le demandeur d’asile devient un objet d’étude à part entière. Plus fortement encore, la distinction entre migrant et réfugié s’affaiblit, et cette remise en cause de la catégorie du réfugié se traduit également dans les pratiques de l’engagement associatif. Les archives de la Cimade montrent en effet que si l’apparition du terme « réfugié économique » y date de 1960, à propos des Hongrois et des Yougoslaves78, la fin de la guerre d’Algérie représente un tournant. On observe alors un glissement d’activité de l’aide aux « réfugiés » à l’aide aux « migrants79 », une tension croissante entre les pôles Réfugiés et Migrants de l’association. Ces tensions, particulièrement vives lors de l’arrivée, en 1973, des exilés chiliens, sont illustrées par des tracts conjoints de la CFDT de la Cimade dénonçant une politique « du côté du pouvoir » car elle soutient les « soi-disant bons réfugiés ». En 1984, le pôle Réfugiés disparaît et, à partir de 1989, un engagement plus général en faveur des demandeurs déboutés se manifeste80.

26La parution en 1985 de la première synthèse sur l’histoire des réfugiés au xx^e siècle, signée de l’historien Michael R. Marrus, grand spécialiste de l’histoire de l’antisémitisme français et européen, privilégie également l’échelle européenne en cherchant à écrire l’histoire de ceux qui ont cherché asile et protection en Europe et celle des limites des démocraties81. Dans cette lignée, l’ouvrage de Gérard Noiriel, longtemps resté une référence en langue française, propose une réflexion de moyenne durée sur le sens des idéaux démocratiques et l’essor d’une administration du contrôle82. Les travaux des juristes sur le droit d’asile viennent alors croiser ceux des sociologues du droit83. Frédéric Tiberghien, maître des requêtes au Conseil d’État, souligne les difficultés à parler de la protection des réfugiés en France dans le contexte de ces années de durcissement de la politique d’immigration, de débats passionnels devant l’opinion publique : n’est-ce pas prendre le risque de désigner parmi les immigrés une catégorie de « privilégiés » disposant d’un régime de protection sur lesquels les attaques pourraient se concentrer, écrit-il en 1985 ? Pourtant, n’est-ce pas plus dangereux de taire que le dispositif en vigueur en France est aujourd’hui menacé d’inefficacité84 ? La même année, la Ligue suisse des droits de l’homme organise, avec l’appui du juriste internationaliste belge François Rigaux (1926-2013), les premières assises européennes sur le droit d’asile introduisant la formule de « forteresse Europe85 », alors même que l’expression « réfugiés sur orbite » se généralise86.

27À la fin des années 1980, la notion de « crise de l’asile » est désormais devenue polysémique. Elle est analysée en France et en Europe lorsque prend fin la guerre froide et se constitue l’Union européenne à Maastricht, comme crise de l’accueil et du traitement de la demande d’asile sur fond de restriction de l’immigration et d’augmentation exponentielle des rejets. Mais la crise de l’asile est aussi mondiale dans les analyses auxquelles procèdent les politistes et internationalistes anglo-saxons au terme de trois décennies de décolonisation et de guerre froide87. L’une des premières analyses interprétatives globale est publiée en 1989 par trois spécialistes américains de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique latine, qui conjuguent les approches régionales pour rendre compte du fait que le problème des réfugiés est désormais un « problème social global » par son extension massive dans le « Tiers Monde ». Distinguant les activistes (réfugiés politiques), les cibles (victimes des persécutions ethniques et/ou religieuses) et les victimes (populations se trouvant dans des zones de guerres civiles), ils pointent les aléas des processus de construction étatique, les luttes ethniques dans les États nouvellement indépendants, les faiblesses des États néo-patrimoniaux autoritaires et les effets des hiérarchies économiques mondiales88. La globalisation de la violence politique ne pourrait être vaincue que par des dispositifs internationaux de résolution de conflits et d’établissement des droits de l’homme89. À l’interface entre ces deux approches, se situent les nombreux séminaires, travaux et publications de l’Institut scandinave d’études africaines de l’université d’Uppsala, notamment animés par Göran Melander et Peter Nobel, liant la question des réfugiés en Afrique depuis la conférence d’Arusha de 1979 à celle des pratiques de l’asile en Europe occidentale à la fin des années 198090.

28Ces approches par aires culturelles vont être, dans le même temps, remises en question par le tournant des postcolonial studies, officiellement entamé par la publication de l’ouvrage d’Edward Saïd, L’Orientalisme (1978), et par le courant indien des subalternes studies amorcé par Ranajit Guha (1983). Sans revenir ici sur les débats parfois virulents que ces deux courants, s’ils ne se superposent et ne se confondent pas, ont suscités en France depuis vingt ans, il nous intéresse ici d’observer leurs effets sur la question de l’administration de l’asile91. Trois axes peuvent être soulignés. Le premier concerne l’émergence d’une histoire des immigrations postcoloniales marquée par la figure initiale du sociologue Abdelmalek Sayad (1933-1998), qui entend en travailler les spécificités92. S’interrogeant sur les causes des attaques formulées contre l’immigration extra-européenne, il écrit dès 1979 : « N’est-ce pas, dans une certaine mesure, en raison du passé colonial qui a produit cette immigration et dont elle constitue une survivance93 ? » Les enjeux scientifiques du tournant des postcolonial studies concernant la thématique de l’immigration ont notamment été posés par Catherine Wihtol de Wenden en 201094.

29Le second axe concerne la volonté de déconstruction du discours occidental modernisateur adossé à des formations discursives de « savoir-pouvoir » (Michel Foucault), d’une historiographie européocentrée et diffusionniste, dans le champ des refugee studies. Membre de la seconde génération des tenants du courant critique des Third World Approaches to International Law (TWAIL), le juriste indien Bhupinder S. Chimni a ainsi remis en perspective le droit international des réfugiés95. Il a critiqué la tradition positiviste de ce droit, se présentant comme un système abstrait de normes, supposant une neutralité ou un humanitarisme du discours juridique, alors que celui-ci est le résultat et l’expression de rapports de forces politiques. Ainsi, la définition du réfugié dans la convention de 1951 lui apparaît comme un instrument aux mains des États occidentaux pour marquer une victoire idéologique sur les régimes communistes rivaux96. La nécessité d’une approche constructiviste du droit des réfugiés est pour lui démontrée par les changements de paradigmes dans la période post-guerre froide97.

30Le dernier axe concerne l’essor des analyses et travaux théoriques sur les catégorisations des phénomènes migratoires à l’échelle globale, notamment entre migrations dites volontaires ou dites forcées, entre réfugiés et migrants. Reprenant les classifications et typologies présentées par William A. Peterson (1958) et par M. E. Olson (1979)98, Hugo Graeme et Chan Kwok Bun analysent, à partir de leurs travaux sur l’Asie, comment repenser les catégorisations des migrations forcées99, ce que le tournant global des années 2000 va fortement dynamiser100. Quelque vingt ans plus tard, B. S. Chimni constatant l’évolution des refugee studies vers les forced migration studies, considère que le processus est lié à l’histoire, aux relations entre le colonialisme, l’humanitarisme et à la volonté peut-être illusoire d’un renouveau de l’humanitarisme politique101.

Une historiographie entre thématiques dominantes et enjeux épistémiques

31L’historiographie récente sur l’administration de l’asile des années 1960 à 1990 en France est en tension depuis plus de quarante ans. Les causes en sont diverses mais se succèdent et se conjuguent en ce qu’elles sont l’expression des mutations profondes et systémiques des systèmes sociopolitiques depuis les années 1980 : processus à la fois continu et heurté d’intégration européenne, politique d’immigration restrictive, désindustrialisation et délocalisation industrielles, mondialisation économique, tournant libéral remodelant les frontières public/privé, révolution numérique, montée des inégalités et des fractures sociales, violence politique et terrorisme, changements climatiques et crise environnementale.

32Les changements imprimés au sein du monde académique ont également modifié l’écosystème de production des savoirs. La question de l’engagement solidaire est venue confluer avec le mouvement pour la science ouverte et une attention nouvelle aux discriminations et aux besoins de favoriser une société plus inclusive et plus douce dans son rapport à l’Autre, alors même que la « crise des migrants », depuis 2015 notamment, offre chaque jour en contrepoint son cortège de tragédies en mer Méditerranée. Dans le même temps, les débats des postcolonial studies sur l’historicité des discriminations raciales et les formes ethnicisées de la domination sociale et politique, ou encore sur la construction des catégories morales de l’universalisme occidental, ont marqué la production scientifique récente, en particulier l’importance de la configuration coloniale comme clé de compréhension des sociétés métropolitaines.

33De nombreux travaux ont donc porté un nouveau regard rétrospectif sur la période qui nous intéresse : tout autant sur les années 1970 d’accueil et de solidarités avec les réfugiés d’Asie du Sud-Est et d’Amérique latine, que sur les rejets croissants des demandes d’asile de personnes originaires d’Afrique subsaharienne, du Moyen-Orient ou d’Asie centrale et de confession musulmane à partir des années 1980. Ainsi, plusieurs travaux (notamment ceux de Tycho Walaardt) interrogent les dispositifs d’asile et les modalités d’accueil des réfugiés extra-européens par rapport aux pratiques préexistantes, en croisant la question des constructions catégorielles, des représentations et labellisations avec les sources quantitatives et qualitatives existantes102. Dans un article de 2008, Alexander Betts explore le rôle des relations nord-sud dans le régime mondial des réfugiés entre 1980 et 2005. Il soutient que la coopération Nord-Sud a été cruciale pour surmonter l’échec de l’action collective dans le régime d’asile. Cependant, il suggère qu’en raison de l’absence d’un cadre normatif contraignant ou d’un intérêt primordial poussant les États du Nord à soutenir la protection des réfugiés dans le Sud, les perspectives de sortie de l’impasse Nord-Sud ont dépendu de la capacité des États et du HCR à relier la « question des réfugiés » aux intérêts plus larges des États dans d’autres domaines de la gouvernance mondiale – la migration, la sécurité, le développement et la consolidation de la paix, notamment en examinant les Conférences internationales sur l’assistance aux réfugiés en Afrique de 1981 et 1984103.

34Par ailleurs, nous avons déjà, dans l’introduction du premier volume, évoqué les carences de l’histoire de l’administration en France qui ont pu faire écrire à Pierre Rosanvallon qu’à l’aube des années 1990, l’État restait « une sorte de non-objet historique104 ». Lancé en 1964 à la suite des travaux pionniers de Michel Crozier105, le programme « L’administration française face au problème du changement » devait sortir l’étude du fonctionnement de l’État de l’emprise du droit, au profit d’une analyse empirique du fonctionnement des administrations. Malgré cette impulsion, on a pu constater la faiblesse significative de recherches prenant l’administration française comme objet principal d’investigations, constat qui peut être étendu à une bonne partie de la sociologie et de la science politique françaises, en dépit de quelques exceptions notables106. Le sujet s’est développé depuis, mais on observe d’une part une prise de distance entre l’État (et plus précisément ses hauts fonctionnaires) et la recherche en sciences sociales107 et d’autre part que c’est encore prioritairement par les politiques publiques que l’État est appréhendé en France. De plus, la gestion de l’asile est peu présente dans le champ de l’histoire et de la sociologie de l’État, comme dans celui de l’histoire de la diplomatie et des relations internationales. De ce point de vue, les historiographies sont non connectées. Quant aux principaux travaux sur l’histoire de la gestion des étrangers en France, ils portent sur l’immigration et non sur l’asile. L’essentiel des travaux sur l’asile a longtemps été constitué par les études à caractère juridique, comme ceux de Frédéric Tiberghien108, de Denis Alland109 ou de Catherine Teitgen-Colly110.

35Depuis les travaux de Gérard Noiriel, les recherches sur l’immigration et l’asile se centrent sur l’analyse des restrictions à l’entrée sur le territoire et de la distinction Français/étranger. Pour l’historien Paul-André Rosental, la question posée par la recherche sur l’histoire de l’immigration est non pas d’opposer mais de penser conjointement un mouvement de deux forces contraires, l’une alourdissant sans cesse les conditions d’arrivée et d’installation dans un nouveau pays, l’autre restreignant sans cesse les différences entre étrangers et nationaux. Par comparaison avec la fin du xix^e siècle, on constate en effet, au moins dans les pays européens, et sans même parler de la quasi-assimilation des « communautaires » aux nationaux, l’extension des droits des immigrants étrangers sur des points aussi essentiels que l’émergence du droit au regroupement familial, devenu le principal canal d’immigration légale dans les pays industrialisés, et la quasi-égalité – au moins sur le plan juridique – des droits sociaux entre migrants et nationaux. Celle-ci apparaît aujourd’hui comme une évidence mais cette « normalité » s’est construite par un siècle de droit international, avec une solidité suffisante pour nous faire perdre le souvenir de la discrimination juridique qui prévalait jusqu’à la Seconde Guerre mondiale à l’encontre des étrangers111.

36Les travaux sur l’histoire de l’administration de l’asile et de ses principaux acteurs – l’Ofpra, son ministère de tutelle, la juridiction d’appel – sont rares et assez récents. Les premiers travaux ont été juridiques112 et institutionnels, qu’il s’agisse de présenter la CRR113 ou l’Ofpra114. La « crise des années 1980 » alimente directement ces publications institutionnelles. Ainsi, François Dopffer, directeur de l’Ofpra entre 1988 et 1991 décrit-il dans La Revue administrative115 la réforme qu’il a menée. Cette évolution de l’Ofpra s’inscrit dans le cadre plus général de la réforme de l’État impulsée par Michel Rocard116, avec notamment le déblocage des carrières, le développement de la mobilité et la formation permanente117. François Dopffer analyse aussi la crise de l’asile (dans un article sous pseudonyme) où il développe l’argumentation suivant laquelle l’application stricte des textes en temps de crise économique conduit à réserver à un petit nombre de cas le bénéfice du statut de réfugié, et apporte son éclairage à la complexité des motivations des migrations : « La distinction classique qui existait entre le réfugié, contraint par la répression de quitter son pays, et le migrant, qui en fait le choix librement, tend à se brouiller. En effet, un facteur économique puissant, l’écart des niveaux de développement, vient s’ajouter aux raisons qui poussent à l’exil, qui devient non seulement une solution à des conflits, mais aussi un moyen d’accéder à un niveau de développement supérieur118. » C’est sous sa direction que l’Ofpra se saisit de son histoire et de l’analyse de ses pratiques au début des années 1990, ce qui conduit à des travaux statistiques et démographiques signés de Jean-Paul Gremy119 et de Luc Legoux120 exploitant les bases de données de l’Ofpra pour améliorer la connaissance des demandeurs d’asile et réfugiés. L’impulsion donnée à la recherche conduit alors à l’organisation d’un colloque en 1992 dont les actes ont été publiés par l’Ofpra121. Dans le prolongement de ce colloque, la recherche se structure de manière indépendante : François Julien-Laferrière, Aline Angoustures et Luc Legoux créent l’Association pour la promotion de la recherche sur l’asile (APRA) puis le Groupe de recherches informel et scientifique sur l’asile (GRISA) entre 1994 et 1995122. Le groupe de recherche tient trois journées d’études réunissant praticiens et chercheurs en vue de structurer la connaissance scientifique de l’asile123 et publie trois numéros de la revue Recherches et asile124. Enfin, les derniers travaux impulsés par les institutions de l’asile, en dehors du précédent ouvrage du comité d’histoire, ont été des brochures historiques soit diffusées en ligne soit publiées pour la commémoration des soixante ans de la Cour nationale du droit d’asile125 et enfin le livre commémoratif publié par l’Ofpra et les éditions Loubatières sur les 70 ans de l’établissement126.

37Les travaux sur les années 1960-1980 s’intéressent également au travail du « guichet » ou des agents publics dans la ligne de la théorie/dans la ligne théorique de la street-level bureaucracy, qui entend démontrer le rôle des petits bureaucrates dans la fabrication des politiques publiques127. Dans le dossier « Le droit de la migration et ses intermédiaires : usages sociopolitiques du droit et production des politiques migratoires128 », les auteurs ouvrent une nouvelle approche, celle de l’intermédiation, qui met l’accent sur les manières dont interagissent les différents acteurs, fonctionnaires, associatifs, juridiques pour appliquer ou contester les politiques en matière d’asile notamment. En outre, l’historiographie s’est beaucoup interrogée sur la baisse des taux accordant le statut de réfugié aux demandeurs. Le plus souvent, la bascule est placée à la fin des années 1980. C’est le cas dans les travaux d’Alice Bloch et Liza Schuster qui relèvent par ailleurs les liens de cette évolution avec les débats autour de la « crise » de l’État providence (Welfare State) imprégnant le débat public et politique. Les questions d’asile et de bien-être social se sont ainsi liées dans l’arène politique et l’imaginaire public, conduisant à exiger que l’accès des demandeurs d’asile aux États européens et, dans certains pays, à leurs systèmes de protection sociale, soit réduit129. Aristide Zolberg, Astri Suhrke et Sergio Aguayo en 1989130, comme Jérôme Valluy en 2009131 articulent ces baisses avec une discrimination croissante des demandeurs non européens. Ce dernier, s’appuyant notamment sur les travaux de Sylvain Laurens132, voit également dans la restriction de l’asile en France l’effet de préjugés postcoloniaux. Le profil des agents et dirigeants de l’Ofpra et des services du MAE dont ils dépendent à cette époque, ne permet pas d’étayer cette proposition, discutée par ailleurs par Gérard Noiriel133. Jérôme Valluy, comme François Julien-Laferrière et Catherine Wihtol de Wenden dans les années 1990134 considèrent que le système de l’asile est utilisé, à partir de la fin des années 1980, comme un instrument de régulation-réduction des flux migratoires. Dans l’ouvrage issu de sa thèse ainsi que dans plusieurs publications, Karen Akoka, se fondant notamment sur des entretiens avec des agents de l’Ofpra, estime ainsi que l’on est passé du « régime des réfugiés » où l’asile était généreusement accordé pour des motifs politiques et diplomatiques, en particulier l’anti-communisme, à un « régime migratoire135 ». Les travaux de Didier Fassin et de Carolina Kobelinsky enfin analysent la baisse des accords comme liés à une suspicion accrue moins justifiée par des faits que par une évaluation subjective des demandeurs. Ils portent sur la fin des années 1980 et les années 2000 à partir de l’analyse des décisions de la CNDA et du fonctionnement des CADA136.

38Luc Legoux, dans son ouvrage issu de sa thèse et paru en 1995137 et dans de nombreux articles138, avait analysé cette baisse sous l’angle de la démographie et de la statistique. En entrant dans les détails de l’évolution des taux et des nationalités, il soulignait la tendance générale à la baisse des taux depuis 1984, dans une période caractérisée par l’engorgement des organismes traitant de l’asile. Par ailleurs, il identifiait des demandes dont le profil était plus ou moins lié à l’une ou l’autre des conjonctures économiques et politiques du pays d’origine, relevant en particulier la complexité des demandes qui juxtaposaient les motifs économiques et politiques. À la question de savoir si l’envolée de la demande entre 1986 et 1989 est due à des demandes venant de travailleurs clandestins déjà présents sur le territoire, il répondait que cette explication, justifiée pour quelques nationalités, était insuffisante à expliquer la crise de l’asile. En effet, son analyse des mesures de dissuasion « non coercitives » (rénovation de l’Ofpra et de la CRR pour accélérer les procédures, suppression du droit au travail pour les demandeurs d’asile) postérieures à 1989, qui devaient permettre de réduire la demande non fondée, indiquait certes un effet sur les demandes de quelques nationalités mais pas sur l’ensemble. Il est aussi l’un des premiers à avoir appelé l’attention sur la différence entre ce qu’on entend habituellement comme « taux d’accord » (nombre d’accords sur un nombre de décisions dans une année x) et le taux d’accord réel que constitue le nombre d’accords sur une cohorte de demandeurs139.

39La plupart de ces travaux se concentrent sur la période de « modernisation » qui commence en 1989 et enregistre, pour la première fois, plus de 60 000 demandes d’asile en France. Or, ils n’expliquent que partiellement la compréhension d’une baisse des taux d’accords enregistrée dès le début des années 1980, et dont le cadre interprétatif concerne à la fois la guerre froide et la différenciation nécessaire entre demandes d’asile volontaires et programmes collectifs de réinstallation. Ainsi, nous avons déjà noté la faiblesse des travaux sur les réfugiés de guerre froide et les contributions que nous publions dans cet ouvrage, ainsi que celles portant sur les Espagnols ou les Arméniens dans le volume précédent, montrent que l’on peut enrichir la lecture univoque de la politique de l’asile par le prisme de l’anticommunisme et sur le modèle de la politique américaine, en supposant une convergence au sein du bloc occidental. Pour revenir sur le début de la période, la situation de crise dans laquelle se trouve l’Ofpra est mise sur la place publique dès 1983 par ses propres dirigeants, ceux-ci alertant sur leurs difficultés croissantes face à l’absence de prise en considération politique d’un changement global du régime migratoire international. Ils constatent dans la pratique une triple augmentation : de la demande d’asile, d’une circulation migratoire clandestine, et des fraudes afin d’accéder au statut international de réfugié. Georges Fieschi, directeur de l’Ofpra, fait une interview sur TF1 le 24 novembre 1983140. Gilles Rosset, secrétaire général de l’Ofpra, publie la même année une fiction autobiographique intitulée Blanc Cassé et donne de multiples interviews dans les médias sur cet ouvrage141. Le héros, Alain Lamy, fonctionnaire au Bureau d’accueil des réfugiés politiques, est confronté à « un Africain, aspirant-réfugié, qui fraude pour toucher les allocations familiales142 » ou « littéralement ensorcelé par des Africains fraudeurs qui demandent l’asile sous des identités multiples143 ». En 1984, l’affaire devient polémique : interpellation à l’Assemblée nationale du ministre des Affaires étrangères par le député socialiste Jean-Michel Belorgey, déclaration du ministre se réjouissant que le mandat de M. Fieschi arrivât bientôt à expiration144. Gérold de Wangen prend aussi position contre le directeur de l’Ofpra dans la revue de l’association France terre d’asile145, propos auxquels répondent le directeur de l’Ofpra et Gilles Rosset146. Toutefois, la même année, l’exécutif français adopte, sur l’initiative de Daniel Fabre, maître des requêtes au Conseil d’État et responsable de la délégation interministérielle aux Réfugiés (créée en avril 1983), « une série de mesures dissuasives qui entreront bientôt en application » pour éviter les détournements de procédure. Elles comprennent la création de quinze délégations régionales notamment chargées de détecter et de transmettre à l’office, selon une procédure accélérée, les demandes manifestement abusives147. Ces mesures seront finalement abandonnées et la position des directeurs de l’Ofpra est présentée sous forme d’interview par Jacques Hauser dans la revue Hommes et Migrations en 1989148. Jean Brouste, nommé directeur en 1986, reviendra lui aussi sur des migrations économiques comme celles des ressortissants du Cap Vert ou la filière du Zhejiang dans un article du journal Libération, repris par la revue Plein Droit149.

40La question de l’augmentation des flux migratoires et les débats sur le « détournement » des procédures de l’asile ne sont pas propres à la France. La dimension européenne des pratiques et acteurs de l’asile est nécessaire à la compréhension de l’entrée, au tournant des années 1970, dans une nouvelle phase de circulations migratoires à l’échelle globale. Dans son état des lieux des pays de l’OCDE lors de la Conférence internationale sur les migrations de mars 1991, Jonas Widgren, toujours attaché au HCR et coordinateur des consultations intergouvernementales sur les migrations, l’asile et les réfugiés, pointe une augmentation annuelle moyenne de 100 % des demandes entre 1983 et 1990150 et en souligne les graves conséquences pour les différents systèmes d’asile, créant un halo alarmiste autour de la question migratoire. Eric Neumayer qui étudie les déterminants de la migration d’asile vers l’Europe occidentale en termes d’équilibre des coûts du séjour par rapport aux coûts de la migration dans les années 2000, relève à l’inverse l’extrême complexité des critères et motivations151. Dans un article fondé sur des données pays sur la période 1982-1999152, il examine l’attractivité relative des pays d’Europe occidentale en tant que destination pour les demandeurs d’asile, une attractivité qui est fonction de la situation économique, de la générosité des prestations sociales, des mesures politiques dissuasives, de l’hostilité envers les étrangers et les demandeurs d’asile, des communautés d’asile existantes, des liens coloniaux et linguistiques ainsi que la proximité géographique.

41Toutefois, les transformations de ces trois décennies rendent nécessaire d’intégrer l’historiographie par flux et par groupes dans cet état des lieux en signalant un certain nombre de travaux s’intéressant spécifiquement à l’administration et aux pratiques de l’asile. Nous commencerons par citer l’ouvrage de Peter Gatrell paru en 2013, qui parcourt la question des réfugiés au xx^e siècle, en consacrant notamment des parties aux déplacements d’exilés de la période, qu’il s’agisse de l’Asie du Sud-Est, des pays d’Afrique ou de l’Afghanistan en analysant les réponses des organisations internationales, dont le HCR153. Jusqu’au milieu des années 1970, on observe des flux liés aux mouvements étudiants de 1968 dans l’Est de l’Europe : la répression des milieux universitaires polonais en mars 1968, accompagnée d’une vague d’antisémitisme, provoque des demandes de protection à la France, tout comme la répression du printemps de Prague en août 1968, quand cinq pays du Pacte de Varsovie envoient des troupes et occupent le pays. Il existe assez peu de travaux sur ces flux154. Rappelons que la date essentielle pour analyser cette période est la signature en 1967 du protocole de New York (dit de Bellagio) par lequel les limitations temporelles et géographiques de la convention de Genève sont levées155. Comme nous l’avons constaté précédemment, si des travaux ont été publiés sur l’évolution du droit international des réfugiés, les études spécifiquement consacrées au protocole de 1967 sont rares et demanderaient à être renforcées notamment pour poursuivre le désenclavement d’une histoire longtemps eurocentrée. La France ratifie le protocole en 1971 et l’analyse de son impact doit être articulée avec la crise pétrolière qui provoque une montée du chômage et motive, en 1974, l’arrêt de l’immigration de travail non qualifiée.

42Un groupe d’exilés européens, dont la demande n’est pas suscitée par des événements survenus avant 1951, arrive en France dans ces années : les Grecs fuyant la dictature des colonels (1967-1974). Si les travaux existants soulignent que ces exilés, évalués à environ un millier d’opposants politiques, ont peu sollicité la protection de l’Ofpra, étant hors du champ d’application de la convention avant 1971, et étant, par la suite, orientés vers l’octroi d’une carte de séjour et de travail, ce qui leur permettait de conserver leur passeport national156, situation que Karen Akoka relie à la réticence à protéger des réfugiés venant de pays alliés de la France et non communistes157, une analyse récente des sources permet cependant de nuancer cette proposition en relevant que les demandeurs d’asile grecs en raison des menaces liées à la dictature des colonels ont obtenu une protection via l’octroi du statut et que celle-ci a commencé avant la ratification de 1971158. Les premières demandes non européennes présentées à l’Ofpra en nombre important sont celles des Chiliens à partir du coup d’État de Pinochet en 1973, puis d’autres ressortissants de pays d’Amérique latine, Argentins et Uruguayens notamment. De très nombreuses études ont été publiées sur ces groupes et il faut citer notamment celles de Nicolas Prognon159. Pour n’évoquer que les travaux sur l’accueil et son administration, on peut mentionner les contributions d’Aline Angoustures160, Marie-Christine Volovitch-Tavares161 et Cécile Lambre162. Sur l’exil brésilien s’est tenu un colloque dont les actes ont été publiés en 2008163.

43La fin des années 1970 et le début des années 1980 sont marqués par la première opération de réinstallation de grande ampleur de la période, celle des réfugiés du Sud-Est asiatique (Vietnamiens, Laotiens, Cambodgiens). Les séjours des Vietnamiens dans des camps en Thaïlande après leur fuite due à la chute de Saïgon en 1975, et leurs départs par mer les exposant à des opérations de piraterie popularisent l’appellation de Boat People. La médaille et le prix Nansen sont alors accordés à la France et remis à Valéry Giscard d’Estaing en décembre 1979. Les travaux les plus nombreux de cette période portent sur cette population et nous ne pouvons tous les citer ici. Concernant l’administration de l’asile des réfugiés d’Asie du Sud-Est, peuvent être rappelés les rapports déjà cités, dirigés et réalisés par Georges Condominas (Centre de documentation et de recherche sur l’Asie du Sud-Est et le monde insulindien) et les recherches de Jean-Pierre Masse, Karine Meslin, Julia Ponrouch et Gea Wijers164.

44Dans les années qui suivent le coup d’État de 1981 en Turquie, arrivent en France des militants de gauche ou des Kurdes, liés ou non au Parti des travailleurs du Kurdistan165 (PKK). Hamit Bozarslan a produit pour l’Ofpra dès 1991 un rapport sur ce flux de demandeurs qui constituent 20 % des demandes d’asile à la fin des années 1980 et sur lequel des travaux plus récents existent166. Arrivent également de Turquie, dans cette même décennie, des Assyro-Chaldéens, auxquels, à partir de 1984, l’asile est systématiquement accordé pour leur appartenance à une minorité persécutée en raison de sa religion167. D’autres nouveaux demandeurs proviennent d’Afrique subsaharienne, qui fondent leurs demandes sur la persécution par des dictatures, les coups d’État ou conflits internes. Ils viennent pour beaucoup du Zaïre (actuelle République démocratique du Congo), dirigé par le dictateur Mobutu Sese Seko mais les travaux restent rares sur ces demandeurs, très nombreux dans la seconde moitié des années 1980 et pour laquelle la France constitue un « pays rebond » à partir de la Belgique168. Les demandeurs viennent également du Ghana, du Mali ou de l’Angola ainsi que de la Guinée Conakry.

45Commence à la fin des années 1970, l’arrivée en France des ressortissants du Sri Lanka, en grande majorité des Tamouls du Nord de l’île, fuyant la guerre civile entre les séparatistes tamouls et l’État à dominance cinghalaise. Ce flux de demandeurs prend une grande ampleur en Europe à partir de 1983. Il s’agit d’un flux secondaire, comme l’écrit Anthony Goreau-Ponceaud :

« Si les Sri Lankais ont fait le choix de s’installer en France à partir du début des années 1980, c’est par défaut. Leur choix se portait en priorité sur l’Angleterre, cela s’expliquant par les origines britanniques de la colonisation de l’île qui avait privilégié la minorité tamoule et par la pratique de la langue anglaise. Néanmoins, du fait du durcissement des lois sur l’immigration (Immigration Act de 1971 visant à réduire l’immigration en provenance des pays du Commonwealth), les candidats à l’émigration en Angleterre ont dû stopper leur périple en France. Ils ont formé le premier noyau de demandeurs d’asile sri lankais. »

46Ils bénéficient d’un fort soutien de la Pastorale des migrants169. André Jacomet, alors président de la CRR, propose une autre analyse. Il y voit le résultat d’une migration via Moscou et Berlin-Est « organisée pour tourner l’application de la convention de Genève170 ». Les exilés qui fuient le coup d’État de 1978 en Afghanistan puis l’invasion des forces soviétiques, comme ceux qui quittent Haïti pour échapper au régime de Duvalier et arrivent en France, ont fait l’objet d’un petit nombre de travaux et demanderaient à être davantage documentés et étudiés171. La révolution iranienne de 1979 et les demandes qu’elle provoque dans les années suivantes a été peu documentée, jusqu’aux travaux de Nader Vahabi et plus récemment de Valentin Rebour172.

47Des questions transversales, sortant de l’analyse classique par nationalité apparaissent dans la période. La question des persécutions ciblant les femmes du fait de leur sexe – motif non prévu par la convention de Genève – émerge pour la première fois dans les demandes iraniennes et afghanes lorsque les femmes sont la cible de menaces sur leur liberté en raison d’une interprétation rigoriste de l’Islam. Comme le rappellent Anne Sugier et Linda Weil-Curiel, la demande de modification de la convention de Genève pour y ajouter le mot « sexe » parmi les motifs est présentée par la Ligue du droit des femmes à Claude Cheysson dès 1981 et elle est refusée au motif qu’elle serait vue comme une « condamnation morale » des « civilisations traditionnelles173 ». Le Parlement européen en 1984 et le HCR depuis 1985 formulent cependant une série de recommandations afin que les femmes persécutées en raison de leur sexe soient considérées comme un groupe social particulier, notamment lorsqu’on les accuse de transgresser les valeurs morales et religieuses. Il est à noter que le critère du sexe a été introduit dans les statistiques de l’Ofpra à partir de 1989 et n’a été inclus dans les rapports d’activité qu’à compter de 2001.

48Les apatrides posent une question transversale importante. Une procédure pour la reconnaissance de l’apatridie a été très rapidement mise en place à l’Ofpra puisque la loi créant l’établissement public lui attribue la mission de la protection174 des apatrides. Ce n’est que le 6 juin 1960 qu’entre en vigueur la convention de New York relative au statut des apatrides, adoptée le 28 septembre 1954. Elle est publiée en France par un décret du 4 octobre de la même année. Les chiffres sont difficiles à évaluer du fait des limites des outils informatiques mais il est certain que le nombre d’apatrides sollicitant la protection de la France est bien inférieur à celui des réfugiés, de l’ordre de 150 à 200 personnes par an. Ces cas sont notamment liés aux décolonisations. Ainsi, les Indiens de Madagascar qui n’ont pas opté pour la nationalité française à l’accession du pays à l’indépendance en 1960 et qui ont difficilement accès à la nationalité malgache, se sont retrouvés apatrides, situation particulièrement difficile dans les périodes de conflits comme ce fut le cas en 1987, lors d’émeutes dirigées contre les Indiens. Cette question rejoint par ailleurs celle du genre dans la mesure où un nombre non négligeable d’apatridies donnant lieu à une protection ont été provoquées par l’incapacité des femmes de transmettre leur nationalité à leur enfant, par exemple au Liban ou au Maroc175.

49Autre approche transversale, la question des étudiants et scientifiques réfugiés, a fait ces dernières années l’objet de projets et productions pluridisciplinaires dans le contexte notamment de la « crise des migrants » de 2015 et de la mise en place du programme Pause en France176. Celles-ci s’inscrivent dans une mise en temporalité des politiques et des pratiques d’accueil depuis le dernier tiers du xix^e siècle et l’essor des institutions universitaires comme de la massification progressive de l’enseignement supérieur. Cette entrée par l’étude d’un segment de la migration forcée montre les héritages de la « diplomatie universitaire » des établissements occidentaux dans leurs politiques concurrentielles de captation du marché des mobilités académiques177. Elle rend compte également du rôle d’opérateurs privés ou d’institutions publiques qui vont ponctuellement structurer et financer les politiques d’accueil au moment des crises politiques majeures178. Elle amène enfin à s’interroger sur l’articulation entre des pratiques « ordinaires » de la mobilité dans des champs scientifiques fortement transnationaux et de circulations des savoirs, les processus de brain drain et de stratégies de formation des élites179, et une migration forcée dont on a pu montrer les effets paradoxaux sur les parcours en termes d’opportunité ou d’échec, dans les travaux sur les années 1930 et 1940.

50Il faut encore une fois élargir la focale en observant ce qui se passe notamment en Europe sur la nature des flux d’asile dans la même période. En Grande-Bretagne, l’accueil des Chiliens et des Vietnamiens fait l’objet d’un programme gouvernemental soutenu par le parti travailliste mais l’arrivée au pouvoir du parti conservateur en 1979 en provoque l’arrêt180. L’augmentation des demandes d’asile des Sri Lankais et Iraniens est aussi forte dans les années 1980. La Suisse, qui signe le protocole de Bellagio en 1967, accueille à la demande du HCR un contingent de 200 Asiatiques d’Ouganda en 1972 puis 255 réfugiés chiliens en 1973 suivant l’exemple de la Suède et de la France. Cependant, après une action militante des associations pour accueillir plus de Chiliens, le consensus politique sur l’accueil des réfugiés vole en éclat. Dès lors, la politique menée tente de combiner ouverture et contrôle accru pour empêcher l’entrée de migrants économiques en les distinguant des réfugiés. Les taux d’accord, qui restent élevés pour les Chiliens et surtout les Vietnamiens, sont plus bas pour les ressortissants de pays d’Afrique, venus essentiellement d’Éthiopie. À partir de 1981, les flux commencent à croître sensiblement puisque le nombre des demandeurs est sept fois plus élevé que dans les années 1970. Les demandes viennent de Kurdes de Turquie, de Sri Lankais, d’Albanais du Kosovo et de Libanais. Le taux d’accord global chute à 4 % en 1988181. L’Italie, qui avait ratifié la convention de Genève en choisissant de limiter les provenances à l’Europe, comme la France, a souscrit au protocole de Bellagio en février 1970 mais la réserve géographique est restée en vigueur jusqu’en 1990, de sorte que le statut de réfugié n’était reconnu dans ce pays qu’à des Européens, essentiellement des Polonais. Cette limite n’a pas empêché le pays de prendre part à l’accueil des réfugiés Chiliens et d’Asie du Sud-Est dans le cadre des processus de réinstallation collective. Les autres réfugiés étaient « sous mandat du HCR », considérés en transit et sans droit au travail182. La période est par ailleurs celle du démarrage en Europe, hors du cadre communautaire, de la coopération Schengen. En 1985, cinq pays de la CEE (l’Allemagne, la Belgique, la France, le Luxembourg et les Pays-Bas) décident de créer entre eux un territoire sans frontières intérieures, l’espace Schengen. Signés en 1985 et en 1990, les accords de Schengen autorisent la libre circulation des personnes et – à quelques exceptions près – suppriment les contrôles des voyageurs au sein de l’espace constitué par ces États183. Il est à noter pour achever notre propos, que deux de nos contributions s’intègrent dans des programmes de recherche en cours. Frank Caestecker et Eva Ecker de l’université de Gand aux Pays-Bas coordonnent, avec l’université de Bergen en Norvège, le package III du projet européen Protect – The Right to International Protection, lancé en 2020 concernant les structures institutionnelles et leur impact sur la détermination de l’asile184. Fred Salin est porteur (avec Karen Akoka) du projet Datasile soutenu par l’institut Convergences migrations, qui s’attache à l’exploration et la recension méthodique des jeux de données concernant l’asile.

Croiser les sources : d’une histoire en silos à une histoire chorale

51Les archives de l’Ofpra représentent une source majeure pour cette historiographie. Elles comptent notamment plus de dix kilomètres linéaires de dossiers individuels de demandeurs d’asile, réfugiés et apatrides. Sur la période que nous traitons dans cet ouvrage, les dossiers des principaux flux que nous avons cités dans l’introduction permettent des travaux importants, susceptibles de combler les lacunes déjà constatées. Néanmoins, le délai de communicabilité impose une dérogation pour la consultation des dossiers nominatifs de la période et les recherches dans les bases de données sont menées par la mission Histoire et exploitation des archives afin de préserver la sécurité des personnes et la confidentialité des données. L’examen de la dérogation prend notamment en compte les risques pour la sécurité des réfugiés et de leur entourage dans leur pays d’origine et ce, en fonction de l’évolution de la situation politique sur place. Les bases de données permettent aussi des études quantitatives, nous y reviendrons plus loin. Il faut cependant souligner que l’Ofpra ayant été informatisé en 1989, les bases de données antérieures, qui sont des reprises d’anciens dossiers, sont beaucoup moins riches en informations et ne comprennent principalement que l’identité et la nationalité de la personne. Un travail important est envisagé pour enrichir et harmoniser ces bases de données avant et après 1989. Quant aux archives administratives, elles sont parcellaires sur la période du fait des évolutions de l’établissement. Elles sont cependant plus riches que sur la période précédente et sont complétées par des entretiens filmés avec d’anciens directeurs et agents de l’office185.

52Les archives diplomatiques complètent les fonds de l’Ofpra et cette complémentarité a été institutionnalisée en 2022 par la signature d’une convention de partenariat. Elles conservent en effet les archives de la direction des Français à l’étranger et des Étrangers en France (DFAE) qui exerçait pour le ministère la tutelle sur l’office (l’histoire de cette direction est abordée dans l’article sur la source orale dans le présent ouvrage). Le fonds de la sous-direction des Étrangers en France, (1939-1973 puis 1980-1986) compte des éléments importants notamment sur les réfugiés du Sud-Est asiatique. Il existe aussi des dossiers thématiques sur le statut des réfugiés entre 1939 et 1979 (CAAC) et des dossiers généraux (1980-1986). Il faut aussi citer les fonds de la direction des Affaires juridiques, notamment et les papiers des jurisconsultes ainsi que le fonds DFAE/Conseil de l’Europe (1945-1986), notamment la rubrique « droit de l’homme et des étrangers » et « migrants, dossiers généraux ». À ceux-ci viennent s’ajouter les archives du Fonds d’installation local pour les réfugiés (FILOR), créé en 1967 par accord entre le HCR et le ministère français des Affaires étrangères, en charge d’attribuer des aides aux réfugiés statutaires. Il peut être aussi utile de croiser la question des réfugiés et exilés avec les fonds d’archives par zone et par pays ainsi qu’avec les questions stratégiques et de sécurité car on y trouve des éléments de contextualisation et de compréhension des enjeux locaux et régionaux, invisibles dans les fonds « fléchés ».

53Le croisement des fonds est d’autant plus important pour cette période 1960-1990 que les dernières années ont été caractérisées par une ouverture croissante à la recherche de fonds institutionnels et privés permettant de multiplier les approches thématiques. À l’échelle internationale, les fonds du HCR s’ils ont longtemps été essentiellement constitués pour les chercheurs par les documents publiés, ont été partiellement ouverts en 1996186. Ils associent les archives du « siège », celle des postes et délégations et des programmes spécifiques, ainsi que les données statistiques du Refugee Data Center187. Dans les années 2006-2010, le HCR et le Graduate Institute of International and Development Studies, développent un projet de description archivistique de 200 mètres linéaires de document du registre central des années 1971-1984, sous la direction de Jérôme Elie. Depuis 2018, un projet de recherche du UK Arts and Humanities Research Council, mené par Peter Gatrell et intitulé Reckoning withRefugeedom: Refugee Voices in modern History, 1919 to 1975, s’appuie sur l’exploitation de dossiers individuels de réfugiés du HCR188.

54À l’échelle du bloc occidental de la guerre froide, le Comité intergouvernemental pour les migrations européennes (CIME) créé en 1954 dans l’objectif d’organiser l’émigration des Européens des régions en excédent de populations d’une Europe méridionale « sous-développée » s’inscrit dans la suite des programmes de réinstallation des réfugiés et personnes déplacées menés par l’OIR. Prélude à sa constitution, l’affirmation, dans le contexte de la guerre de Corée, que les réfugiés et populations excédentaires sont « deux problèmes artificiellement séparés », qu’une organisation strictement occidentale et ne comprenant que le « Monde libre » peut être en charge de l’aide à l’émigration vers les pays en voie de développement d’outre-mer de la « frange marginale » constituée des travailleurs et réfugiés démunis. Excluant de fait les projets de gouvernance mondiale des migrations du Bureau international du travail, cette organisation intergouvernementale dirigée par les États-Unis, se constitue délibérément en dehors des instances onusiennes189. Dans les années 1960 et 1970, le CIM(E) organise ou participe à la plupart des programmes de réinstallation de réfugiés en Asie, en Afrique et en Amérique latine, ayant levé en 1973 la restriction de son mandat à la seule Europe pour les réfugiés et admettant le transfert d’une main-d’œuvre qualifiée vers l’Amérique latine.

55Poursuivant sa mondialisation dans le contexte de l’arrivée du président Reagan au pouvoir aux États-Unis, le CIME devient Comité intergouvernemental pour les migrations en 1980 en conservant son orientation géopolitique et son objectif de management des migrations sans distinction de causalité, de situation du migrant ou de droits statutaires (réfugiés, déplacés, migrants économiques, environnementaux, etc.190). Il admet, à partir de 1981 seulement, que les programmes de transferts de personnels qualifiés soient étendus aux pays d’Afrique et d’Asie, tout en valorisant une acceptation englobante et non définie du terme de « migrant », permettant des programmes opérationnels négociés au cas par cas, puisqu’elle se conçoit comme une organisation qui fournit des « services de migrations » à la demande des États intéressés191. Ceci lui permet de soutenir alors les programmes de « migrations du retour » au profit des États développés. En 1989, au moment où prend fin la guerre froide, elle devient l’actuelle Organisation internationale pour les migrations (OIM). Elle est toutefois une institution qui est volontairement restée dans la discrétion192. Pourtant, il serait particulièrement pertinent de croiser les analyses sur la crise de l’asile que nous venons d’évoquer avec les orientations stratégiques du CIME dans la même période afin de mesurer l’impact des mutations du régime migratoire global et des politiques menées par les États-Unis entre la fin de la guerre du Vietnam et 1989, dans les pays d’origine des migrants forcés. Dans les années 1960-1970, le CIME relance les programmes collectifs de réinstallation de réfugiés mais à partir du milieu des années 1970, et plus encore à partir de l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan, les convergences implicites sur son mandat et ses objectifs engagent un long processus de transformation institutionnelle, tout en valorisant dans le contexte du tournant néo-libéral et de mondialisation économique des années 1990, la notion de « migrant », une notion articulée préférentiellement aux enjeux sécuritaires et de contrôle migratoire.

56Les archives du Conseil de l’Europe à Strasbourg constituent un autre fonds d’importance. En effet, en 1954 est nommé un représentant spécial pour les réfugiés nationaux et les excédents de population par le Conseil de l’Europe et en 1956 est créé le Fond de réétablissement du Conseil de l’Europe pour les réfugiés nationaux et les excédents de population en Europe, dirigé par Pierre Schneiter puis par René Plas (contrôleur général des territoires occupés depuis 1946). Ce dernier en parlait comme d’une « organisation de nature bancaire promouvant la solidarité humaine193 ». Le mandat du Fond de réétablissement va évoluer en fonction des politiques de main-d’œuvre des États membres : construction de logements pour les réfugiés et la main-d’œuvre rurale, formation professionnelle des nouveaux immigrants du travail, aide aux « régions sous-développées » d’Europe occidentale, soutien aux transferts de la main-d’œuvre rurale vers les villes jusqu’aux années 1970, puis à l’inverse, aide au retour des travailleurs étrangers dans leur pays d’origine et au développement rural pour freiner l’exode rural dans les décennies suivantes. Dans les fonds de l’unité bibliothèque et archives de l’OECE devenu OCDE à Paris, se trouve la documentation du Système d’observation permanente des migrations (SOPEMI) sous l’égide du groupe de travail sur les migrations de l’Organisation et de développement économique (OCDE). Créé en 1973 et en charge du suivi des mouvements et politiques migratoires, l’un de ses objectifs principaux est la collecte de statistiques à partir de correspondants nationaux, données associant réfugiés et migrants du travail. La commission de la population et des réfugiés de l’assemblée consultative du Conseil de l’Europe, produit également des documents quantitatifs sur le nombre de réfugiés en Europe.

57Il n’existe pas, à ce jour, d’approche impulsée par les instances européennes de l’histoire de l’administration de l’asile. En Allemagne l’unité des archives du BAMF est responsable des dossiers de demande d’asile depuis la création de l’Allemagne unifiée et ils sont conservés à Nuremberg. Un accord est en cours pour verser la partie la plus ancienne aux archives fédérales. La Bundesarchiv conserve les dossiers de la République de Weimar et de la RFA (Koblenz) et la RDA (Berlin). En Belgique, le CGRS conserve de nombreux dossiers mais le principe est le versement aux archives d’État. Au Danemark les dossiers individuels depuis 1984 sont conservés dans les bureaux, les plus anciens étant versés aux archives nationales qui décident de la conservation ou de l’élimination. En Finlande, tout ce qui est postérieur à 1950 est conservé dans le service assurant l’instruction et tout ce qui est antérieur aux Archives nationales qui décident des tris et éliminations. Au Luxembourg, les documents antérieurs à 1994 sont conservés aux Archives nationales. Les archives suisses sont conservées dans les archives fédérales et cantonales, sous format papier jusqu’en 1998 puis électronique.

58En France, les fonds des Archives nationales sont notamment utiles car elles contiennent les archives du service social d’aide aux émigrants (1926-2011) qui sont d’une richesse exceptionnelle et couvrent l’ensemble de la période, Conventionné par l’État, les missions du SSAE suivent les inflexions des politiques migratoires des gouvernements successifs, mais montrent également les différentes facettes des dispositifs d’aides sociales, d’actions menées notamment en direction des enfants, des collaborations avec les réseaux associatifs d’aide aux réfugiés, et les conventionnements successifs avec le ministère des Affaires étrangères194. Les archives sur la politique de l’enfance de la direction de l’Action sociale du ministère en charge des Affaires sociales apportent des sources complémentaires concernant notamment les enfants réfugiés des programmes de réinstallation des années 1970 en France195, celles de la direction de la Population et des Migrations constituent des apports ponctuels en outre que de manière structurelle, elles sont un bon observatoire des articulations et ambivalences entre l’approche démographique et économique des migrations et la question des réfugiés et de l’administration de l’asile196. On trouve également aux Archives nationales, les fonds du dispositif national d’accueil mis en place en 1973 et financé par la direction de la Population et des Migrations au titre de l’aide sociale, qui doit permettre aux demandeurs d’asile et réfugiés sans ressources et de logement d’être hébergés dans des centres spécialisés – centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) et centres provisoires d’hébergement (CPH) – placés sous le contrôle administratif, social et financier des directions départementales de l’Action sanitaire et sociale. Ce dispositif, qui sera modifié en 1991, s’adresse aux demandeurs d’asile en attente de réponse de l’Ofpra ou de la CRR comme aux réfugiés déjà statutaires197. On trouve enfin les fonds de l’association Accueil cambodgien créée en 1975. Évidemment, les archives du ministère du Travail comme de l’Intérieur permettent d’apporter des éclairages complémentaires selon les approches et problématiques qui intéressent le chercheur, sans oublier celles de la préfecture de police. Il faut aussi mentionner, dans la série AG, les archives des présidents de la V^e République représentant une source de premier ordre, archives qui peuvent être complétées par les archives privées de François Mitterrand conservées à la Fondation portant son nom198 ainsi que par les archives socialistes de la Fondation Jean-Jaurès199. Enfin, les archives de la Pastorale des Migrants sont conservées au Centre national des archives de l’Église de France (CNAEF) dans six versements.

59Par ailleurs, ces dernières années ont vu s’enrichir les fonds de La Contemporaine (anciennement Bibliothèque de documentation internationale contemporaine) de Nanterre par plusieurs dépôts d’archives et collectes d’une grande richesse dont notamment : les archives de la Cimade depuis 1939200, celles de la Ligue des droits de l’homme pour la période postérieure à 1945201, celles de Documentation-Réfugiés (1975-1995)202, divers documents concernant le Comité européen pour la défense des réfugiés et immigrés et une centaine d’entretiens d’ex-prisonniers politiques chiliens. Plus récemment, le GISTI a annoncé le dépôt à venir de ses archives également à La Contemporaine. Les archives de FTDA constituent également des fonds d’un grand intérêt qui gagnent aussi à être croisées avec les précédents203. Ces archives privées sont essentielles à la compréhension de l’importance quantitative et qualitative des mobilisations associatives pendant l’ensemble de la période. Au-delà d’une seule histoire de l’engagement, elles montrent comment pratiques et réflexions analytiques se nourrissent l’une l’autre, elles donnent corps à ce qu’induit en termes d’espaces partagés la porosité des frontières entre monde de la recherche et engagement solidaire. Laboratoire des pratiques, elles portent une expertise propre dont la mémoire demande aujourd’hui, notamment pour les générations des années 1960-1980, à être conservée par des campagnes de collectes de sources orales. Enfin, ces archives disent un temps où réapparaissent (comme dans les années 1920 et 1940 notamment) de nouvelles formes d’expertises sur les questions migratoires, venues de la pratique, des bénévoles et cadres associatifs, comme des réfugiés et exilés eux-mêmes avec de nouveaux usages sociaux du droit et de la documentation. Nous pouvons enfin signaler la journée d’étude consacrée aux sources, organisée par l’axe Global de l’institut Convergences migrations en septembre 2020204.

60Les sources des pays de départ des réfugiés et apatrides comme celles des pays de transit permettent enfin de décloisonner une approche unilatérale et stato-centrée sur les aléas de la demande d’asile au prisme des politiques d’immigration ou des concurrences idéologiques au sein du champ politique national. Elles permettent également de dépasser une lecture géopolitique des migrations forcées rapportée aux enjeux stratégiques mondiaux, en redonnant sens au parcours du migrant/réfugié, aux conditions multifactorielles au sein du pays d’origine, à la signification donnée à l’épreuve de la migration, comme aux représentations subies. Elles permettent enfin une mise en historicité des routes et réseaux migratoires selon des temporalités propres, intégrant les circulations sous-régionales ou précoloniales ne correspondant pas aux frontières héritées lors des indépendances. Plus classiquement, elles mettent à jour les politiques menées par les acteurs205 dirigeants des États de départ, qu’il s’agisse de non-respect de l’État de droit, de discriminations ou de persécutions religieuses, raciales ou sociétales, des captations des ressources économiques ou de la précarité des conditions de travail, etc. À ce titre, on peut constater les différences importantes entre l’Amérique latine et l’Afrique subsaharienne notamment concernant le rapport aux sources et archives des régimes de répression et des dictatures, qu’il s’agisse de leur patrimonialisation, de leur valorisation ou des politiques de numérisation206. On constate des rapports différenciés aux lieux de mémoire, à la question des transitions politiques, ou de manière plus pragmatique aux moyens alloués aux services des archives (bâtiments dédiés, moyens humains, programmes de numérisation, etc.207). L’élan donné par la session de 2003 de l’International Conference of the Round Table on Archives à Cape Town (International Council on Archives) autour du rapport entre archives et droits de l’homme rend toutefois compte de l’enjeu croissant de l’appropriation d’une histoire qui lie archives orales, documents administratifs, archives manuscrites dans le cadre de programmes spécifiques de partenariats de développement depuis une vingtaine d’années dans les pays africains208. Dernière facette des nouvelles approches historiographiques, les témoignages des migrants et des figures d’intermédiation (traducteurs, militants, aidants, cadres communautaires, etc.), les traces matérielles des parcours migratoires, les objets et papiers associés aux déplacements, aux requêtes et démarches, une matérialité invisible ou ordinaire qui restitue facettes et configurations globales du réfugié comme sujet, sont des sources à considérer « à parts égales » avec toutes celles évoquées précédemment. Nous plaidons ainsi pour une histoire chorale de la protection des réfugiés et apatrides, multipliant les échelles et les espaces, et vigilante face à des constructions catégorielles en constant renouvellement, fondée sur un croisement fructueux des fonds et des sources à l’échelle globale. Nous remercions les contributeurs de ce volume collectif comme l’ensemble des membres de la commission scientifique du comité d’histoire de l’Ofpra pour nos réflexions partagées.