1Ce sujet renvoie à la question récurrente et toujours actuelle des rapports entre l’art et le pouvoir. Dans ce débat, la statuaire publique occupe une place particulière, et, pour le dire simplement, elle n’est pas – n’a jamais été – un art neutre. Même si la portée symbolique de ces œuvres n’apparaît plus avec la même évidence aujourd’hui, la statuaire publique demeure un acteur privilégié de la vie politique depuis le xviii^e siècle. Partie prenante de la construction des régimes politiques, elle est de tous les combats idéologiques, faisant valoir des prises de position parfois engagées cristallisant les querelles les plus vives. De la statuaire royale de l’Ancien Régime aux multiples représentations allégoriques du pouvoir sous la Troisième République, les liens qui unissent, au cours de l’histoire, la statuaire publique et le pouvoir politique sont bien patents. D’ailleurs, comment pourrait-il en être autrement puisque la commande des monuments publics est soumise à l’autorisation du pouvoir central. Sous la Troisième République, ces rapports prennent une dimension particulière quand la statuaire publique, se sentant investie d’une mission pédagogique, se met ouvertement au service de la République.

2Dès la fin du xix^e siècle, les plus fervents opposants à la République dénoncent la statuomanie, désignant et condamnant ainsi l’abondance ou l’abus, selon eux, des hommages publics. Ce phénomène – décrit et analysé par l’historien Maurice Agulhon1 – s’est propagé à la faveur d’un enrichissement général de la société, du développement des villes et de leurs transformations – l’urbanisation créant de nouveaux espaces à orner. Mais au-delà du contexte économique et social, la statuomanie s’est surtout développée parallèlement au culte des grands hommes. Depuis la Révolution, la statuaire publique n’est plus une prérogative royale et ses enjeux se sont élargis : « Désormais, on veut rendre hommage au bon citoyen, au bon soldat, au savant2… », c’est-à-dire à tous ceux qui contribuent au progrès moral et matériel de la nouvelle société.

3Ériger une statue est donc un geste politique. Mais plus encore sous la Troisième République qui cherche par ce moyen à répandre ses idéaux notamment parmi les couches populaires de la société. L’idée et le rôle qu’on assigne à la statuaire publique est d’aller à la rencontre de l’homme de la rue, d’investir son quotidien. On veut aussi créer un art qui soit en quelque sorte le contrepoint de la statuaire royale de l’Ancien Régime et de la statuaire religieuse du Second Empire.

4En Bretagne, deux monuments réfèrent plus particulièrement aux débats autour de la promulgation de la loi de Séparation : celui qui rend hommage à Hoche à Quiberon (fig. 13 - cahier 1) et à Renan à Tréguier. Comment ces hommages – au-delà des symboles républicains qu’ils représentent : Hoche, c’est le sauveur de la République contre le retour de la monarchie ; Renan symbolise pour sa part les principes républicains de laïcité et de progrès scientifique – remplissent-ils leur fonction d’œuvre républicaine ?

5Les implications politiques ont été essentielles à trois moments différents de l’élaboration de ces œuvres. Tout d’abord, au moment de la commande, grâce notamment à l’action d’Armand Dayot ; ensuite, au moment du choix de l’artiste, car le regard que portent les sculpteurs sur l’œuvre qu’ils ont à accomplir est décisif ; enfin, dans la conception stylistique des œuvres elles-mêmes, car elle est aussi porteuse de sens…

Armand Dayot, « statuomane breton »

6L’histoire des statues de Quiberon et de Tréguier met en évidence le rôle d’un personnage-clé de la Troisième République en Bretagne : Armand Dayot. Ce fer de lance de la politique radicale et combiste en Bretagne est né en 1851 à Paimpol. Il est tout d’abord journaliste, critique d’art, avant d’entrer au ministère des Beaux-Arts et de l’Instruction publique (car les deux sont liés) où il remplit la fonction d’inspecteur des Beaux-Arts. Très attaché à la Bretagne, il rêve d’y propager les valeurs de la République. Il se caractérise aussi par son opposition farouche au conservatisme des milieux régionalistes bretons de l’époque.

7Ainsi entre 1888 et 1930, il s’implique dans une dizaine de projets commémoratifs, tous entièrement dévoués à la cause républicaine. Il participe à la formation du comité de la statue de Brizeux à Lorient qui est l’un des premiers projets dus à l’initiative de républicains régionalistes. L’année du centenaire de la Révolution française, il tient absolument à marquer l’événement en prenant l’initiative de la statue de Poulain-Corbion à Saint-Brieuc dont le but affiché est de légitimer la République en réaffirmant ses origines révolutionnaires. Dans les années 1890, il organise l’action des républicains bretons en fondant l’association des Bretons de Paris. Avec eux, il érige le monument au docteur Guérin à Ploërmel qui fait allusion à la Commune. En 1899, il fonde un second mouvement culturel et politique, les Bleus de Bretagne, en réaction cette fois à la création de l’URB, l’Union Régionaliste bretonne, fondée par le marquis Régis de l’Estourbeillon, adversaire politique d’Armand Dayot.

8La politique est sa raison d’être. Dans les mêmes années, il se passionne pour l’affaire Dreyfus et se range aux côtés des dreyfusards. Ses convictions républicaines et anticléricales le conduisent même à instaurer un pardon laïc dans sa ville natale de Paimpol. Avec les Bleus de Bretagne, il se situe donc dans la veine exacte de la loi de Séparation de l’Église et de l’État.

9Au tournant du siècle, Dayot s’engage dans deux projets commémoratifs dont le premier – la statue du général Hoche – a lieu à Quiberon dans une partie de la Bretagne où les conservateurs sont majoritaires. Outre le fait que le nom du général Hoche est associé à la Révolution et aux années 1795, contexte de la première Séparation de l’Église et de l’État, son nom est surtout lié à la tentative de débarquement à Quiberon, en 1795 de troupes royalistes provenant d’Angleterre. Ces immigrés conduits par le comte d’Artois (le futur Charles X), avaient le dessein de gagner la capitale pour y restaurer la monarchie. Mais Hoche les contraint à la reddition en faisant plus de 700 prisonniers qui seront condamnés à mort par la Convention. En 1895, le clergé local de Quiberon décide de commémorer le centenaire du massacre des prisonniers par la construction d’une chapelle. Cette initiative provoque la colère des républicains anticléricaux qui proposent dès l’année suivante leur projet d’un monument à Hoche. Les Bleus de Bretagne s’approprient l’idée et obtiennent sans peine le soutien officiel des instances ministérielles. On décide de l’ouverture d’une souscription publique ajoutant ainsi un argument populaire au bien-fondé de ce projet.

10Le jour de l’inauguration, le 20 juillet 1902, Armand Dayot remet officiellement, au nom des Bleus, le monument à la ville de Quiberon et annonce l’idée d’un second projet plus ambitieux :

« Je souhaite, et tous ceux qui pensent librement souhaitent sans doute avec moi, que la ville de Tréguier ne tarde pas davantage à élever, elle aussi, une statue à son plus illustre enfant, qui est une de nos gloires nationales les plus hautes3 ».

11Dès lors, le ton est donné : Dayot veut faire de la statue de Renan, le monument de la Libre-Pensée en Bretagne. La commande a lieu dans le feu des débats de la Séparation de l’Église et de l’État et provoque une onde de choc qui dépasse largement les confins de la Bretagne puisque même la presse étrangère s’empare de l’événement. Le sujet est, en effet, de la plus brûlante actualité dans un lieu où la question de Séparation de l’Église et de l’État est particulièrement sensible. Le président du Conseil Émile Combes viendra d’ailleurs à Tréguier pour défendre sa politique anticléricale dont la statue de Renan matérialise les fondements idéologiques. On est en pleine époque de la République radicale triomphante ; les républicains sont désormais majoritaires dans toutes les régions françaises sauf en Bretagne où la population est majoritairement catholique et fait confiance à l’Église. Dans ce contexte, même si la municipalité est favorable à la statue, elle hésite à prendre seule l’initiative du monument. Il lui faut d’autres soutiens plus forts et plus officiels pour tenir tête aux oppositions qu’elle pressent. Armand Dayot offre donc son appui et celui des Bleus de Bretagne qui prennent officiellement l’initiative de la statue. Les Bleus réunissent un prestigieux comité de patronage de près de deux cents membres parmi lesquels Marcellin Berthelot, Joseph Chaumié, ministre de l’Instruction publique, Anatole France, Émile Zola, Henri Bergson, Pierre Loti, Émile Verhaeren, Pierre-Marie Waldeck-Rousseau, Jean Jaurès, Georges Clemenceau… Quelques jours avant l’inauguration, les Bleus publient l’appel suivant :

« C’est le gouvernement de la République, c’est la France républicaine, c’est aussi tout le monde de la Pensée-Libre qui s’associe à la triomphante entreprise des Bleus de Bretagne et de la vaillante petite ville de Tréguier4 ».

12Les républicains veulent faire entrer en force la politique anticléricale en Bretagne. Mais ils doivent faire face à de fortes pressions. Les catholiques se rassemblent autour de l’archiprêtre Le Goff de Tréguier et de l’évêque de Saint-Brieuc M^gr Fallières qui menace de supprimer le pardon de Saint-Yves si la statue est érigée. Puis, devant l’imminence de l’inauguration, l’évêque appelle tous les catholiques à souscrire à l’élévation d’un calvaire de réparation. L’inauguration se déroule sur trois jours et donne lieu à une grande manifestation républicaine. La ville est pavoisée pour l’arrivée du président Combes et du ministre Joseph Chaumié : des banderoles portent les inscriptions « Vive la Raison », « vive la Libre-Pensée », « vive la Bretagne républicaine ». Un service d’ordre de six cents gendarmes ainsi que quelques brigades à cheval est dépêché sur les lieux pour faire face aux éventuels affrontements qui n’ont jamais lieu.

13Des contextes tout aussi passionnés entourent l’inauguration de plusieurs autres monuments érigés au nom de la Libre-Pensée, dont deux précèdent en date la statue de Renan. Le premier, dédié à Diderot – autre esprit libre affranchi de la tutelle de l’Église – est inauguré en 1884, sur le boulevard Saint-Germain à Paris, sous le patronage de la franc-maçonnerie. Le second est érigé en 1889 en l’honneur d’Étienne Dolet, imprimeur et humaniste aux temps de la Contre-Réforme, accusé d’hérésie et d’athéisme et brûlé vif, place Maubert à Paris. En fait, Étienne Dolet défendait une pensée et une liberté d’esprit qui préfiguraient la philosophie des Lumières quatre siècles avant les débats sur la Séparation de l’Église et de l’État. Cette commémoration provoque la réaction des conservateurs et des catholiques et annonce en quelque sorte ce qui se produira à Tréguier quelques années plus tard. En 1904, la construction du Sacré-Cœur inspire une nouvelle action des libres-penseurs qui prennent l’initiative d’un monument au chevalier de la Barre, autre martyr du fanatisme religieux, torturé et exécuté en 1766 pour n’avoir pas salué une procession religieuse. Les catholiques répliquent aussitôt en érigeant une statue à Michel Servet, médecin et théologien espagnol, brûlé vif en 1553 par les protestants et entendent partager ainsi les accusations de fanatisme. Le choix de Michel Servet n’est d’ailleurs pas innocent quand on sait que beaucoup de protestants étaient membres de la Libre-Pensée.

14Indépendamment de sa forme, le monument public apparaît bien comme « un objet de passion5 ». Plus frappant qu’un discours ou qu’un livre du fait de sa forme immédiatement compréhensible, sa présence définitive au cœur de la ville rend, de plus, sa vue inévitable et quotidienne. C’est pourquoi aussi la République en fait son instrument de pédagogie – et de propagande – privilégié.

Jules Dalou et Jean Boucher, sculpteurs au nom de la République

15Le public découvre Jules Dalou à l’occasion du concours du monument de la République organisé en 1879 à Paris. Si Léopold Morice remporte le concours contre une simple mention honorifique pour Dalou, ce dernier obtient néanmoins de la ville de Paris l’achat de son groupe pour la place de la Nation. Il est inauguré lors de la célébration du centenaire de la Révolution, le 21 septembre 1889.

16Ce monument est construit sur une dynamique, une marche en avant symbolique, celle de la République entraînant l’humanité vers un avenir prometteur6. Dans sa forme, il regorge d’allégories républicaines : la figure-phare de la République debout sur le sommet de son char, les lions qui symbolisent le suffrage universel, le faisceau d’armes, issu de l’iconographie révolutionnaire qui se veut l’emblème de la République, le génie de la Liberté brandissant le flambeau du Progrès… Par ailleurs, le monument est très révélateur de la personnalité du sculpteur, qui est un ancien proscrit de la Commune et exilé à Londres en 1871. Ainsi, en 1901, lorsque Armand Dayot lui demande d’exécuter la statue de Hoche pour la ville de Quiberon, Jules Dalou arrive au terme de sa carrière et de sa vie. Il est alors un artiste reconnu à la fois pour son engagement républicain et pour son art en marge de l’académisme, mais néanmoins apprécié du public. Le monument à Hoche est l’une de ses dernières réalisations ; il meurt d’ailleurs peu avant son inauguration.

17Figure moins emblématique que Jules Dalou, Jean Boucher est un jeune artiste inconnu lorsqu’il obtient la commande du monument à Renan pour la ville de Tréguier. Issu d’un milieu familial breton et modeste qui le conduit à militer au sein des Bleus de Bretagne, il signe, entre 1903 et 1937, sept monuments pour le compte des Bleus auxquels il faut ajouter un projet non réalisé d’un monument à La Chalotais pour la ville de Rennes en 1906.

18Si ce n’est leur esprit républicain commun, tout sépare les deux hommes jusqu’à leur formation artistique respective : Dalou se forme en marge des instances officielles tandis que Boucher suit, pour sa part, le cursus classique qui le mène de l’École régionale des beaux-arts de Rennes à l’École nationale des beaux-arts à Paris. Au Salon, il collectionne les prix et les récompenses obtenant le second prix de Rome en 1898, la Légion d’honneur grâce au monument à Renan en 1903. Plus tard, il devient professeur à l’École des beaux-arts de Paris, membre du jury et vice-président du salon des Artistes français, membre de l’Académie des beaux-arts et membre de l’Institut. Sa carrière s’annonce donc des plus officielles…

19Les nombreux monuments qu’il réalise sont généralement révélateurs de sa pensée comme le monument à Ludovic Trarieux, fondateur de la Ligue des droits de l’homme, érigé à Paris en 1907 ou le monument à Camille Desmoulins initialement prévu pour la cour du Conseil d’État à Paris au début du siècle et restauré en 1995 pour la ville de Cesson-Sévigné (ville natale de Boucher) ou encore le projet de monument au général Hoche pour la ville de Rennes interrompu par la guerre en 1914. Le monument commémorant la Réunion de la Bretagne à la France, inauguré à Rennes en 1911 est lui aussi assez révélateur d’une pensée républicaine qui souhaite l’unité territoriale et culturelle de la France y compris en niant les particularismes régionaux. D’où la colère des autonomistes bretons qui dynamitent le monument en 1932. Enfin, en 1937, Jean Boucher réalise au nom des Bleus, le monument à Armand Dayot à Paimpol.

20Comment caractériser d’un point de vue stylistiques les œuvres de ces deux artistes. On doit se rendre à l’évidence qu’en dépit des orientations radicalement opposées que prennent leurs carrières respectives – carrière officielle ou en marge de l’académisme – Jules Dalou et Jean Boucher se rejoignent sur plusieurs aspects de la conception de leurs œuvres.

Didactisme et réalisme, les aspects d’une esthétique républicaine

21C’est qu’il existe une esthétique particulière de la statuaire monumentale et, plus précisément, des exigences formelles liées au genre commémoratif et monumental. Dans ce type de monument, la priorité c’est la lisibilité. L’œuvre doit pouvoir être comprise de tous : elle doit briller avant tout par sa capacité à transmettre un message clair et simple. Au tournant du siècle, le style qui s’accorde encore le mieux à ces contraintes, c’est le réalisme. En tant que chef de file du réalisme social en sculpture, Jules Dalou fait là encore, figure de choix idéal. Il représente Hoche conformément à la réalité historique c’est-à-dire en homme jeune – Hoche est mort à 24 ans – dans les vêtements de son époque et de son grade. De la même manière, Jean Boucher fait de Renan un portrait on ne peut plus réaliste inspiré d’une photographie prise à Tréguier lors du dîner celtique organisé par Narcisse Quellien le 2 août 1884 et représentant l’écrivain vers la fin de sa vie. Les caractéristiques physiques, et notamment la corpulence de l’homme, sont rendues avec un réalisme sans concession. Jean Boucher rompt ici avec la tradition académique et néo-classique qui préconise l’idéalisation des formes et le recours à des vêtements plus intemporels que la redingote.

22En livrant ainsi à l’admiration populaire un modèle de héros modestement humain, la statuaire publique satisfait pleinement les objectifs pédagogiques qu’elle s’est donnés. Le langage réaliste garantit du même coup une meilleure compréhension du monument par le grand public qui, la plupart du temps, ne possède pas la culture classique lui permettant de comprendre les références mythologiques de l’art néoclassique. Pourtant, comment nier que, dans le même temps, la statuaire officielle républicaine puise allègrement dans ce répertoire classique et mythologique et qu’elle raffole du mode de représentation allégorique, allant jusqu’à lui trouver de nouvelles attributions comme la vapeur, l’électricité, le commerce ou l’industrie.

23L’allégorie s’avère bien pratique en sculpture pour représenter des concepts (la liberté, la République) ou pour donner corps à des idées abstraites ou ce que l’on a coutume d’appeler des vertus (la justice, la vérité…). Le style néoclassique est requis pour représenter ces vérités éternelles. La Pallas Athénée du monument à Renan est, comme toutes ces figures emblématiques, inspirée du néoclassicisme le plus sévère. Ses formes immuables et intemporelles suggèrent ainsi l’infaillibilité de la vérité scientifique face aux incertitudes des mythologies religieuses. Sa sévérité lui confère par ailleurs une autorité naturelle presque impérieuse suggérant ainsi une vérité transcendante et incontestable… Par ailleurs, le procédé consistant à associer ce type de figure idéale à une figure réaliste, comme le portrait de Renan, est largement répandu dans la statuaire publique du début du xx^e siècle.

24Procédant de cette volonté de rendre le monument plus lisible, l’obligation pour le sculpteur de choisir un moment crucial de la vie du grand homme se traduit sculpturalement par une attitude, un geste particulièrement significatif. De ce fait, une codification se met en place, mettant à la disposition des artistes un registre d’attitudes prédéfinies : les hommes d’action – comme Hoche – étant traditionnellement représentés debout et les philosophes ou les écrivains – comme Renan – étant représentés assis.

25Dalou aurait pu pousser le naturalisme plus loin en représentant son personnage au combat à l’instar du maréchal Ney de Rude brandissant son sabre au-dessus de sa tête. Mais ce choix n’aurait fait qu’activer la colère et le ressentiment des opposants. Or la République cherche à donner une image stable et pacificatrice du régime. Dalou évite donc l’allure martiale et opte pour un principe assez traditionnel d’une figure unique, debout, sur un haut piédestal. On est un peu loin du grand style baroque qui caractérisait le monument de la République, mais l’artiste s’est attaché à représenter la sagesse de tempérament de Hoche et sa force de caractère, plutôt que son action militaire.

26L’impératif pédagogique du genre commémoratif pousse souvent les sculpteurs à l’accumulation d’accessoires et au bavardage explicatif. Si le vêtement aide à situer le grand homme historiquement, les accessoires servent à le situer socialement : Hoche est doté d’une épée ; Renan, d’un volume. Ces attributs – qu’on retrouve d’ailleurs souvent d’un monument à l’autre – sont aussi investis d’une charge symbolique : le rameau d’olivier, à l’instar de celui que brandit la déesse Athéna à Tréguier, représente l’idée de paix ; l’épée, l’idée de justice.

27Quant à la forme esthétique de l’œuvre, elle reste tributaire de l’espace urbain auquel elle doit s’adapter : en effet, un monument ne peut revêtir les mêmes formes qu’une sculpture de salon. Le sculpteur doit tenir compte de plusieurs paramètres, parmi lesquels l’emplacement qui, le plus souvent, est choisi par les commanditaires de l’œuvre. L’emplacement de la statue de Hoche, une place dégagée, face à la mer, appelle une forme verticale. Cette verticalité est d’ailleurs presque toujours une figure imposée, car, dans l’espace urbain et construit, elle seule semble pouvoir donner sa présence au monument. À Tréguier, c’est la figure d’Athéna placée derrière le grand homme qui remplit cette fonction. Par ailleurs, le lieu choisi est le plus souvent lié à l’histoire du grand homme et contribue donc à doter le monument d’un sens symbolique que l’artiste ne peut ignorer : célébrer la mémoire de Hoche à Quiberon sur les lieux de l’insurrection sanglante qu’il a réprimé commande au sculpteur la plus grande prudence ; à Tréguier, l’érection de la statue de Renan à proximité de la cathédrale de saint Yves ajoute à la force de l’argument anticlérical de l’hommage.

28Ajoutons enfin que la sculpture monumentale est conditionnée par des principes esthétiques comme la simplification des formes ; car de grandes dimensions nécessitent des plans larges et simples afin d’éviter les contre-jours que génèrent les creux et autres zones d’ombre.

29En somme, comme l’a montré Maurice Agulhon, l’esthétique des statues tire ses principes de la pédagogie républicaine : un socle haut recouvert d’inscriptions placées à la hauteur des yeux ; le réalisme du portrait, des attributs vestimentaires et des accessoires, la présence de figures allégoriques explicatives. Cette dimension pédagogique oriente les choix stylistiques de nombreux monuments républicains au risque d’en faire des stéréotypes.

30Nombre de ces monuments disparaissent sous le régime de Vichy. Si Renan et Hoche échappent aux réquisitions, bien d’autres ne peuvent se soustraire à la refonte – officiellement pour combler des besoins en métaux de l’agriculture et de l’industrie – dont la raison officieuse est bien de débarrasser le paysage urbain de monuments devenus indésirables esthétiquement et surtout moralement et sur un plan strictement politique.