La révélation de l’année

4Ces résultats justifient-ils l’attention de la presse coloniale ? Pas en 1937. Seul L’Écho d’Alger sort du champ stérile des résultats bruts. Un rubricard anonyme dit son « excellence8 » et précise :

« Dans le rayon des professionnels […]. Peut-être Omar le Noir ne possède-t-il pas le brio de l’ancien champion d’Alger […]. Quoi qu’il en soit […] les juges ont encouragé le “coloured” par trop timoré, sauf dans ses deux derniers rounds où [il] prit un peu de l’assurance qui lui avait manqué au début9. »

5Pour le reste, le « coloured » – seule mention renvoyant à sa couleur – ne retient pas l’attention. Pas un mot dans La Dépêche algérienne, Le Tell et L’Écho d’Oran. L’année 1938 change la donne. Victoires aidant, pour L’Écho d’Alger, il devient un des « meilleurs boxeurs locaux », une « révélation », un « espoir10 ». La rédaction reçoit Benemhou Tahar avant les combats et donne la parole au boxeur, qui regrette qu’on lui reproche de ne pas savoir frapper des « deux poings11 ». Pour Alger républicain, la « révélation », le « véritable champion » peut contribuer à faire briller la boxe algérienne « au niveau national12 » – sans distingo établi entre boxeurs européens et indigènes. L’ambassade pugilistique algérienne n’a pas de couleur. Celle d’Osmane n’est précisée qu’indirectement, par Le Tell notamment, parlant de lui comme de « l’Al Brown algérien13 ».

6Début 1939, il est considéré comme « la révélation de l’année 193814 », une vedette, et l’histoire s’accélère. En janvier, Jean Bretonnel, manager réputé qui coache Marcel Cerdan, champion de France des moyens, et dirige un team de 35 boxeurs professionnels et amateurs, débarque à Alger, étape fréquente dans le calendrier des boxeurs. Il arrive avec le Sénégalais Assane Diouf – il doit boxer le moyen Martiniquais Kid Janas, en février, pour le titre national – et le Casablancais Antoine Abad, qui doit rencontrer Omar le Noir fin janvier. Ce dernier, que L’Écho d’Alger voit gagnant à coup sûr15, l’emporte. Un journaliste d’Alger républicain note qu’il n’a plus qu’à « débuter sur un ring parisien » où il a désormais « droit à la parole16 ». Jean Bretonnel le recrute alors comme sparring partner de Diouf. C’est ainsi qu’il prépare son match contre le Marseillais Charles Pieragnoli, en ouverture du championnat Janas vs Diouf. Fin février, Jean Bretonnel et Benhmou Tahar peuvent se réjouir : Omar le Noir a battu Pieragnoli et Diouf est titré. La cote et la réputation du boxeur ayant fortement grimpé, Alger républicain fait preuve d’un enthousiasme retraduit dans les propos attentifs d’un pigiste issu du cercle pugilistique algérois :

« Omar le Noir fut vraiment le triomphateur de la soirée. […] Omar sut imposer son jeu. […] Il reste à Omar d’exercer son direct du gauche. Il lui faut aussi acquérir la précision et la puissance qui lui permettront avec ce gauche non seulement d’arrêter net les attaques […] mais de lancer les siennes […]. Travaille ton gauche sur le sac Omar, et le une-deux aussi. Tu te rendras compte à ton prochain combat […] de l’avantage que ça te donnera17. »

Un fantassin parmi d’autres

7En France, début 1937, Omar le Noir est inconnu. L’Auto révèle son nom en mars, après son nul avec Ripoll18, noyé dans la marée des résultats nationaux et internationaux livrés chaque jour à ses lecteurs. À l’été 1937, son nom apparaît de nouveau, mais au titre d’un communiqué de Tahar invitant « tous les poids légers de France de 1^re ou 2^e série » à défier son poulain19. Aucun boxeur ne semble avoir écrit au Café des Sports, à Alger, pour relever le défi.

8En 1938, moisson de victoires aidant, L’Auto adoube le boxeur, qui fait partie des « troupes fraîches de l’infanterie légère française20 » avec Joseph Populo (élève d’Eugène Criqui), Paul Dogniaux (vu comme un futur grand) et Maurice Holtzer (champion d’Europe des plumes et membre du team de l’Américain Lew Burston). Une onction dont son entourage ne se suffit pas, Tahar relançant son défi, aux seuls 1^re catégorie cette fois21. Hors L’Auto, Omar le Noir n’apparaît que dans une partie de la presse régionale ; en juin, plusieurs titres publient une dépêche sur sa victoire contre Georges Jais en finale du tournoi Saint-Eugène22 ; mais il ne franchit pas le seuil des grands quotidiens avant 1939, après ses victoires sur Abad, puis Pieragnoli. La première arrache à Ce Soir un commentaire trahissant la ligne supposément anticoloniale et antiraciste du Parti communiste : il faut dorénavant compter avec « l’indigène Omar le Noir23 ». Le boxeur mérite alors et aussi de L’Humanité, du Petit Parisien, de Paris-Soir, de Paris-midi et du Journal. Ce début d’année met donc fin au temps de la confidentialité, mais pour celui dont on ne précise par la couleur, la pleine reconnaissance ne peut cependant passer que par des victoires parisiennes.

Un ambassadeur algérien

10Au fil de cette montée en puissance, L’Écho d’Alger et Alger républicain, en contact avec Jean Bretonnel, se mobilisent avec force. Une centaine de brèves et d’articulets sortent de mars à juillet. « Exploit », « champion », « vedette » : les rubricards ont la conviction que le talent de l’Algérois lui offrira « un avenir dans le concert des poids légers français et européens25 », qu’il sera comme Marcel Cerdan – « Ai-je raison de voir grand pour Omar ? Oui, et j’ai confiance en lui. Le temps nous le dira ! Inch Allah26 » –, que ses galons de « challenger pour le championnat de France27 » sont bien mérités. On lui trouve des qualités souvent déniées aux pugilistes noirs, parfois au nom des stéréotypes, parfois au nom de la réalité, surtout le caractère « scientifique28 » de sa boxe. Enfin, il hérite d’une fonction d’ambassade. Paris, capitale mondiale de la boxe, abrite alors une colonie de boxeurs nord-africains. Début 1939, L’Auto publie d’ailleurs une série d’articles sur la pépinière algéroise et les affres de l’expatriation29. Les Algériens se nomment Mustaphaoui Tahar, René Pons, Germain Perez, René Selles, Robert Belkeïr, Omar Kouidri. Joseph El Houssine, Max Ifergane et Robert Abad représentent le Maroc. Chez les Tunisiens, il y a Paul Signorino et l’étoile déclinante Messaoud Hai Victor Perez, alias Young Pérez, ex-champion du monde des mouches. Omar le Noir – « notre sympathique représentant30 » – est partie prenante de cette sociabilité qui promeut l’Afrique du Nord. Cette dimension apparaît dans les pays limitrophes. Dans La Dépêche tunisienne et Le Petit Marocain l’attention va jusqu’à l’erreur symbolique : Omar le Noir est fait champion d’Algérie, ce qu’il n’est pas31. Bref, on adresse « un gros bravo » aux « boxeurs nord-africains32 ! » et Omar le Noir devient sportif missionnaire. Pleine d’espoir, mais sans patriotisme ni lyrisme excessifs, la presse coloniale suit donc sa préparation, jusque dans la Sarthe, pour le championnat de France.

11Quatre mois après son départ d’Alger, Omar est donc devenu un champion chargé de faire valoir l’Algérie, sans que le paternalisme colonial affleure.

Une presse sportive hexagonale enthousiaste

12En France, Omar le Noir sort de l’anonymat. Au printemps, il trouve sa place dans les rubriques spécialisées. L’Œuvre, La Liberté, Le Jour, Le Populaire, L’Intransigeant, Le Matin, L’Homme Libre, Le Figaro et une partie de la presse régionale livrent et, parfois, commentent certains de ses résultats.

13Dès son arrivée à Paris, L’Auto le présente comme un boxeur « du plus beau noir33 », arlésienne ethnico-esthétique à l’œuvre depuis le xix^e siècle ne déparant pas de la ligne ambiguë du quotidien vis-à-vis des sportifs noirs34. Se focaliser sur cette mention serait trompeur néanmoins car L’Auto s’étonne par ailleurs de son nom de ring caricatural35. Plus encore, on36 l’y considère « comme une vedette de premier plan », un « futur champion international », pourvu de « magnifiques qualités », bref, selon le mot d’un de ses vaincus, un « grand champion37 ». Cette ligne flatteuse est renforcée par sa victoire sur Harsen. Il mérite alors de la Une, photographie à l’appui, et devient une « vedette parisienne38 », une légitimation ultime en ce temps où le pouls international de la boxe bat dans la capitale. L’Auto n’en attend pas moins qu’il confirme face à Populo qui, hormis sa réputation de puncheur, bénéficie de l’aura rétrocédée par son entraîneur, l’ex-champion du monde Criqui. L’Algérois saura-t-il « encaisser39 » ? Il encaisse et poursuit une « ascension extraordinaire » qui « écœure les vieux guerriers des rings40 ». À partir de juin 1939, L’Auto verse dans une admiration béate, accentuée par les nombreuses demandes de revanche adressées à Bretonnel et par la qualification pour le championnat de France. On suit Omar le Noir pas à pas : homme de coin d’Assane Diouf, dans le train pour le Sud, luttant pour ne pas passer au-dessus du poids limite. L’Auto ne retient plus rien d’un enthousiasme jamais parasité par quelque commentaire relatif à sa couleur – mais il faut bien convenir que son nom de ring ne cesse de la souligner.

14Le Miroir des sports s’ouvre aussi et enfin, sous la plume de Victor Chapiro. Passé par Excelsior, collaborateur de L’Auto, de La Liberté et du Petit Parisien, c’est un érudit de la boxe qui, manifestement, oscille entre deux postures vis-à-vis des sportifs dits de couleur. Tantôt tempéré – leur présence « ordinaire […] n’a rien d’étonnant pour un Français41 » –, tantôt contempteur, contre Panama Al Brown notamment, le biographe de ce dernier parlant d’un « gazetier malveillant » mué en « détracteur » du Panaméen42. Quoi qu’il en soit, il s’intéresse au boxeur, jugeant d’abord qu’il a « tout pour réussir » et qu’avec « l’habitude du ring », il sera un « dangereux43 » adversaire, comparable à Panama Al Brown (sic). Quant à la « brillante victoire […] du sombre Algérois » contre Signorino, un « heureux événement », elle en fait « l’ennemi n^o 1 des légers44 ». En juin, il ajoute :

« Il est des athlètes individuels qui terminent la saison fourbus, sur les genoux, ayant donné, avec plus ou moins de réussite, leur maximum. Tel n’est pas le du jeune Omar-le-Noir qui vient de battre nettement […] Jo Populo. En pleine forme, en pleine ascension, imbattu en Europe […] l’Algérois à la peau d’ébène et au regard malicieux a dû voir arriver avec tristesse le mois de juin qui marque invariablement, à Paris, le début des vacances pugilistiques… Une condition physique et morale aussi parfaite, des mains d’acier… Retrouvera-t-il tout cela en l’état lorsqu’arrivera, en septembre, l’officielle reprise des hostilités45 ? »

15Victor Chapiro finit par faire du boxeur le principal candidat pour la conquête du titre en léger. S’il ne résiste pas aux figures de style soulignant sa couleur – « sombre Algérois », « peau d’ébène » –, il lui donne clairement son respect.

La différence estompée : la presse généraliste

16Du côté de la presse généraliste et politique, cet enthousiasme n’est pas absent mais moins partagé. À gauche, L’Humanité, avant tout tournée vers la couverture et la promotion du sport travailliste, ne néglige pas le boxeur, mais lui consacre peu de brèves. Deux éléments en ressortent. D’une part, il y est valorisé avec insistance sur sa couleur – « champion africain », « vedette noire46 ». D’autre part, sacrifiant au topique de la naturalisation du talent des Noirs, on y considère que sa boxe est instinctive, avant de la trouver digne d’un « escrimeur47 ». Ambivalence donc. L’autre quotidien communiste, Ce Soir, en avait fait, à son arrivée à Paris, un boxeur « indigène ». Réflexe délétère d’un milieu se réclamant pourtant du progressisme. Réduit à une catégorie subalterne, le boxeur l’est aussi dans l’ordre pugilistique. François Estrade, qui le suit quoiqu’il soit spécialiste de rugby48, considère qu’il est « dangereux49 » mais, à la veille du combat contre Harsen, ayant suivi son footing et son entraînement, il juge que le « novice », même « de classe », ne renversera pas le « vieux routier » nordiste50. Respect relatif donc. La victoire d’Omar le Noir ne l’efface pas. Il faut la défaite de Populo pour qu’Estrade en fasse le « léger numéro 151 ». Dès lors, il le suit chaque semaine et rien ne perturbe plus sa conviction : il est digne du championnat de France. Estrade aura donc tardé à être séduit, mais il l’est, tout à fait, et jamais plus il ne revient sur l’identité du boxeur, contrairement à L’Humanité. Quant au Populaire, il se préoccupe très peu du boxeur. Même s’il est intronisé parmi les légers de premier plan, on y estime qu’il tente encore de « s’imposer au public parisien52 ». Désintérêt ? Incompétence ? Postulons le mariage des deux. En tout cas, le boxeur n’est pas ramené à sa couleur ; et pas plus dans L’Homme libre, autre titre de la nébuleuse des gauches. En somme, à gauche, l’unisson n’est pas de mise.

17Qu’en dit-on à droite ? Au Figaro, l’ex-tennisman Jean Rouillot, ancien de L’Auto, est peu préoccupé par Omar le Noir. Il le mentionne quatre fois seulement, qui plus est du combat contre Harsen au championnat de France d’août. D’évidence, seule son opposition à un champion justifie un peu d’attention. Lors de ses victoires sur Harsen et Populo, il le présente comme un bon « puncheur », un encaisseur dont « l’ascension est remarquable53 » ; mais il s’en désintéresse vite, comme de sa couleur d’ailleurs. Une conclusion applicable au Temps, qui a néanmoins le soin de dire que le boxeur est Algérien, ce que ne fait pas Rouillot. Dans Le Journal, L. Ropers – dont on ignore tout – est plus prolixe. Il présente l’Algérois comme un bon boxeur, surtout à l’approche du combat contre Harsen. Seul le « manque de métier » semble pouvoir faire défaut, estime-t-il, à un « jeune nord-africain » boxant « bien en ligne » et « des deux poings54 ». Omar le Noir a beau gagner, le doute du journaliste perdure jusqu’au combat contre Populo. Après coup, il reconnaît la maîtrise d’un boxeur « intelligent » mué en « vedette55 ». Mais le doute reste là. À la veille du championnat de France, il évoque la jeunesse et, de nouveau, le manque d’expérience du boxeur. Doute rémanent donc, mais jamais lié à sa couleur ou son origine, d’ailleurs non mentionnées. La tonalité diffère quelque peu dans Le Petit Parisien. Victor Chapiro y déploie la même ligne que dans Le Miroir des sports : il parle d’une « vedette de couleur » qui ne cesse de « s’ouvrir de nouveaux horizons » et peut avoir « l’ambition » de combats « internationaux » où il jouera de sa « virtuosité56 ». À droite, le boxeur suscite donc une attention à géométrie variable dans laquelle la question de l’altérité n’est clairement pas centrale.

18À l’extrême droite, L’Action française n’en fait pas cas. Lucien Dubech, en charge de la rubrique, le dédaigne-t-il volontairement ? On ne peut l’affirmer. Reste que le doute demeure. À l’inverse, dans La Liberté, André Margot, futur titulaire de la Francisque, est séduit et bavard. À ses yeux, Omar le Noir est promis à « se hisser rapidement au sommet de la catégorie légère57 ». Pour preuve sa victoire contre Harsen – le journaliste s’autodécernant un brevet de bon pronostiqueur après coup puisqu’il est un des seuls à avoir annoncé la victoire de l’Algérien. Nulle trace ici d’une instrumentalisation négative de la couleur, des origines, du statut de colonisé. La chose est notable pour un homme capable, par ailleurs, de nourrir des préventions raciales58. Et ce qui vaut ici vaut dans d’autres journaux proches des Ligues.

19Ainsi, la boxe et la légitimité d’Omar le Noir ne sont pas discutées à l’aune de son identité et de défauts ou de qualités supposément propres aux Noirs. Le paternalisme colonial ou la tentation de faire valoir l’impérialisme à la française par la voie du sport n’est pas plus présente. Omar le Noir n’est en rien stigmatisé.

Fêter l’enfant du pays avec un patriotisme mesuré

21L’Écho d’Alger, Alger républicain et La Dépêche algérienne, s’appesantissent moins sur la recension du combat, négligée59, que sur le retour l’enfant prodigue. Tout ou presque tient dans la description des « quais noirs de monde60 » le fêtant à sa descente du Ville-d’Oran, puis au Sportman-Bar, le QG au BCMA. Un enthousiasme mérité, lit-on, car il a comblé les « supporters algérois61 ». Une once de patriotisme traverse donc certains articles. L’Écho d’Alger rappelle qu’il est le quatrième boxeur algérois62 champion de France professionnel au terme d’une « invraisemblable ascension63 ». Par ailleurs, les quotidiens ne tarissent pas de remerciements retraduisant sinon ceux de l’Algérie, du moins ceux des Algérois. Si la fonction d’ambassade du boxeur n’est pas explicitement soulignée, elle colore donc les propos ; l’essentiel tient néanmoins dans le souci de portraiturer un personnage civil, souriant, ému et portant fièrement « sa cocarde tricolore64 », promis à un avenir européen et qui a eu l’insigne honneur d’être félicité par le duc de Windsor. Au total, le boxeur n’est pas instrumentalisé à des fins de patriotisme exacerbé, pas plus qu’il n’est présenté comme un symbole sportif de la richesse et du ressort de l’Algérie et, in fine, de l’empire français. Quant à sa couleur elle n’est pas au cœur des propos, sauf à une reprise et indirectement, lorsque L’Écho d’Alger estime nécessaire de préciser que ses frères aînés – l’un pharmacien, l’autre employé de mairie –, sont « du plus beau noir65 ». Figure de style ? Lapsus révélateur ?

Un non-événement et quelques regrets

22En France, la victoire de l’Algérois, qui était pourtant l’objet d’un nombre croissant de mentions favorables, ne suscite pas le même enthousiasme.

23À L’Auto, quoique les faveurs allaient à Dogniaux, on reconnaît volontiers sa victoire. À « l’âge de tous les espoirs », il mérite des « compliments » et on rappelle, citation de Bretonnel à l’appui, sa fulgurante ascension : 2^e catégorie mi-avril, champion de France en août66. Rien, par ailleurs, touchant au passage du titre des mains d’un blanc aux mains d’un noir. La question de l’altérité finit par transparaître, sous couvert de religion, dans un reportage en forme ethnographique insistant sur le fait qu’Assane Diouf et Omar le Noir sont musulmans pratiquants. Formellement, rien de dépréciatif. Mais pourquoi souligner ce point au lieu de proposer un article replaçant le champion dans le creuset de la boxe algéroise ? On ne saurait répondre, en considérant malgré tout ce choix comme un choix de distinction.

24Dans Ce Soir, François Estrade rhétorique sur l’opposition entre « l’Algérien » et le « Français67 », dit la qualité du combat et prend le contrepied de ceux qui discutent la victoire. Celle-ci a en effet été attribuée par deux juges sur trois car, si Dogniaux dominait légèrement aux points, il a été mis KO et compté au troisième round, donnant à Omar le Noir le crédit de l’action la plus notable du combat. Dans Le Populaire, le résultat tient dans un minuscule entrefilet sur la soirée monégasque, les deux championnats méritant trois lignes seulement. Le quotidien néglige ainsi le rendez-vous azuréen, symbole d’une sociabilité mondaine et sportive aux antipodes de sa culture du sport travailliste. On préfère rapporter les résultats des membres et des équipes de la FSGT, couvrir le match de natation France-Hongrie des Tourelles, publier un appel de Pierre Marie, ex-conseiller technique de Léo Lagrange, sur le Brevet Sportif Populaire. L’Humanité pousse la logique plus loin encore : aucune couverture de l’événement. À gauche se côtoient donc indifférence dans L’Humanité et Le Populaire, et reconnaissance dans Ce Soir.

25Et à droite ? Au matin du combat, Jean Rouillot, dans Le Figaro, rappelle une « ascension remarquable68 » mais juge que « le calme et la puissance » de Dogniaux muselleront « la diversité et la fougue » de son adversaire. Déjugé par l’issue du combat, il entérine la défaite du Rhodanien sans éclairer ses lecteurs sur la victoire de l’Algérien. Un acte délibéré ? Le Journal s’appesantit pour sa part sur les mondanités autour des matchs, non sur les championnats, notant dans un appendice sans épaisseur la victoire d’Omar le Noir. Dans Le Petit Parisien, Victor Chapiro use d’une formule, « l’Africain69 », qui va de pair avec ses regrets. Regrets dont on trouve aussi le signe chez Paul Olivier, de Paris-Soir, parlant d’un « verdict léger70 » et dans Le Petit Journal, avec cette sentence amère : « Omar le Noir n’en est pas moins champion aujourd’hui71… ». Dans La Petite Gironde, entre les lignes cette fois, le quotidien bordelais estimant que Dogniaux a « abandonné72 » un titre qu’il ne détenait pas. La presse de droite tend donc à suggérer, sans jamais le dire clairement, le manque de légitimité du champion. À cause de sa couleur ? Rien ne l’indique sauf chez Victor Chapiro.

26Dans L’Action française, au lendemain du combat, Lucien Dubech pontifie sur la politique athlétique française. Les résultats de Monaco ? Passés à la trappe. Désintérêt ? Mépris ? Impossible de trancher. L’organe du « nationalisme intégral » confirme juste la ligne adoptée au printemps : le silence. Silence partagé par Le Jour, alors en pleine dérive droitière. Quant à La Liberté, malgré les efforts de la société d’édition et le soutien financier du PPF, elle a mis pavillon bas en mai. Le désintérêt de L’Action française et du Jour, qui rejoint celui de L’Humanité, du Populaire et du Journal, transgresse donc les champs politiques et rejaillit dans d’autres titres. Après le combat, Le Matin consacre une demi-page à son « concours des plages », une autre demie à l’actualité cycliste, athlétique, natatoire. Rien n’est dit du gala monégasque. Après avoir annoncé le combat, L’Œuvre n’en donne pas le résultat. Paris-Midi, dont Omar le Noir était le favori, mentionne sa victoire dans une brève lilliputienne perdue dans un flot d’articles sur le reste de l’actualité. Même constat dans La Dépêche de Toulouse et L’Ouest-Éclair, où l’on rappelle le verdict contesté de la victoire sans prendre parti.

27En somme, les titres félicitant Omar le Noir et reconnaissant sa victoire sans ambages sont peu nombreux. À l’image de Ce Soir, Le Temps ne tergiverse pas : la victoire a légitimement « souri73 » à Omar le Noir. Dans L’Intransigeant, un journaliste mystérieux caché depuis des années sous le surnom de Géo Tyzor, rappelle le débat sur le vote des juges et écrit qu’« Omar le Noir ouvrit tout grand ses deux yeux blancs pour éviter les assauts de Dogniaux » ; il admet enfin que l’Algérois a mérité son titre au terme d’une « grande envolée74 » pugilistique. L’impression générale qui demeure n’en reste pas moins celle d’une mise à distance de l’événement. À cause de l’identité du boxeur ? Par désintérêt ? Trancher serait hardi. Tenons-nous en à postuler que les deux ont pu jouer.

⁂

28Cette radiographie des discours de presse sur Omar le Noir permet, du côté de la certitude, de dire qu’il n’est pas freiné, dans sa légitimation, par sa couleur. On ne saurait oublier l’existence d’un petit chapelet de formules la rappelant et suggérant, en toute hypothèse, une part de mépris racial mais, au plus général, il n’est par stigmatisé par le biais d’une identification négative au statut de colonisé, de noir, d’indigène. De même, sa boxe n’est pas analysée à l’aune des topiques ayant cours des années 1900 aux années 1920, parfois réveillés dans les années 1930 : aucune parabole ou métaphore féline, reptilienne ; aucune naturalisation de son talent de boxeur (cf. la boxe supposément instinctive ou sauvage des noirs vs la boxe forcément scientifique des blancs) ; aucune évocation du mythe du noir encaisseur sinon dans l’idée d’un flegme évoqué à une seule reprise et au tout début de sa carrière ; aucune évocation – et pour cause – de l’éventuelle inconsistance de sa boxe au fil des combats. Omar le Noir est donc bien plus une caricature par son nom de ring que par le récit médiatique.

29Est-ce à dire que cela n’arrivera jamais ? Non. Geneviève Deville-Denthu montre qu’en 1942, lui et Diouf sont l’objet d’une caricature publiée par L’Auto, alors acquis à la Révolution Nationale. Le premier est réduit à un « crabe », le second à un « serpent75 ». Mais elle en tire des conclusions génériques n’étant valables ni pour les années 1930 ni pour les années 1944-1951 (que nous avons exploré), en oubliant par ailleurs de dire ce à quoi, formellement, ces caricatures renvoient : d’une part l’aptitude de l’Algérien à boxer des deux poings avec une allonge prenant en pince ses adversaires ; d’autre part la réputation de fluidité de la boxe du Sénégalais ; en oubliant aussi de creuser pour noter qu’Omar le Noir est par ailleurs célébré comme un archétype de l’excellence impériale76.

30Pour autant, de façon plus implicite qu’explicite, l’identité d’Omar le Noir semble peser sur la nature de sa reconnaissance (plutôt que sur sa représentation) lorsqu’il devient champion de France, à droite plus singulièrement qu’à gauche. Faire l’hypothèse que le sacre d’un Algérien dit de couleur freine l’ardeur des journalistes n’est pas saugrenue. Reste qu’aucune phrase, aucune formule, même chez les journalistes faisant preuve de prévention, ne l’accrédite pleinement – outre que ceux qu’on imagine encombrés par son sacre sont capables, par ailleurs, comme Victor Chapiro, d’éloges sur son ascension et sa boxe. De tout ceci ressort donc un tableau sinon ambivalent, du moins nuancé, ce que confirme, sous une autre perspective, la posture des journalistes algériens, finalement plus préoccupés de promouvoir et fêter une vedette du cru – mais une vedette en partage – que d’en faire le porte-étendard de l’identité algérienne et/ou la preuve par la boxe des bienfaits de la colonisation.