Du coming man au champion chevronné

4La désignation par l’âge, si on la retrouve souvent au cours de la longue trajectoire d’Assane Diouf, varie à mesure qu’on avance dans le temps. Entre 1934 et 1938, au fil d’une soixantaine de combats, le « jeune7 », « l’espoir8 », pour ne pas dire l’« enfant de chœur, entre quatre cordes9 », est encore vu comme un « coming man10 » dont on se demande, en janvier 1938, s’il n’est pas prématuré de l’opposer à des valeurs sûres du ring. Son titre de champion de France des poids moyens, gagné à peine plus d’un an plus tard, à Alger, face au Martiniquais Victor « Kid » Janas, montre qu’il a « du métier11 » et lui fait obtenir le statut de boxeur « chevronné12 ». Il le conserve, même après la perte de son titre en novembre 1941, que lui enlève son challenger Jean Despeaux, à Paris. Devenant l’« ex-champion de France13 », il entre dans la cour des « vieux14 », ce qui ne l’empêche nullement de retrouver un titre national en mars 1944, désormais chez les mi-lourds, face à Victor Buttin. Cette avancée en âge et en expérience s’accompagne d’une discrète évolution au sein de l’équipe de Jean Bretonnel. Dans la salle du faubourg Saint-Denis, le jeune combattant à qui on trouve des sparring-partners pour s’endurcir se transforme, au milieu de sa carrière, en recruteur15 et en entraîneur, qui sert de partenaire aux autres boxeurs du team, et guide et conseille ses cadets16.

Une couleur de peau

5Si sa musculature puissante est parfois soulignée lorsque la presse parle de lui, c’est avant tout sa couleur de peau qui est retenue. En mai 1934, L’Express de Mulhouse l’identifie comme « le nègre Diouf17 », avant que, en janvier 1935, L’Auto ne le qualifie sans plus de détails de « puncheur noir18 ». Quelques mois plus tard, Match l’Intran l’envisage comme « sombre19 », tandis que d’autres journaux s’autorisent parfois des nuances chromatiques, comme Victor Chapiro, responsable de la rubrique boxe du Miroir des sports, qui le qualifie de « résolument noir » alors qu’il doit combattre le « mulâtre » Kid Tunero20. Ces adjectifs reviennent fréquemment, généralement sans commentaires supplémentaires, au point qu’il serait aisé de ne les considérer que comme de simples éléments descriptifs. Ce serait faire fi des assignations qui émergent parfois et donnent une signification bien moins neutre à ces qualificatifs.

6La couleur de peau sert parfois à justifier tantôt de prétendues prédispositions indispensables au combat, tantôt un style développé par le boxeur. Une des premières mentions du nom d’Assane Diouf, à l’occasion de son combat contre René Brulin, en janvier 1934, évoque ainsi « une résistance formidable qui lui a permis de ne jamais être compté », mais souligne que le boxeur en est doté « comme tous les noirs21 ». Cela ne lui suffit néanmoins pas pour battre le boxeur de la Seine-Maritime, victorieux aux points. En septembre 1941, au milieu de sa carrière, alors qu’il est champion de France en titre, son célèbre prédécesseur Georges Carpentier, devenu « la figure tutélaire de la boxe22 », estime que « sa boxe est naturelle, comme souvent chez les hommes de couleur », avant de préciser que « ses esquives sont excellentes, grâce à ses rotations du bassin… il est bien assis sur ses jambes… mais il manque de punch ! » Georges Carpentier lui reproche finalement de ne pas s’être montré suffisamment décisif pour « envoyer son challenger [René Besneux] au sol23 ». Alors qu’il est souvent décrit comme possédant un puissant puncheur, ce soupçon d’indolence reprend l’accusation de « nonchalance rusée [qui] se teinte d’une nuance de flemme24 », portée quelques mois plus tôt lors de sa confrontation, pourtant victorieuse, contre André Grimal au Théâtre Comoedia de Poitiers.

7D’autres préfèrent accorder à la couleur de peau d’Assane Diouf l’origine de son sens de la mobilité, qui le caractérise. En novembre 1942, Le Miroir des sports avance ainsi que « le noir Assane Diouf a plutôt l’air de danser que de boxer25 ». Le même journal, quelques mois plus tôt, se plaisait à décrire son jeu de jambes comme « une danse souple et joyeuse26 », même si c’était pour mieux regretter, encore, la faiblesse de ses coups. Récurrente dans les articles de L’Auto de 1939 à 1943, cette identification des déplacements du boxeur à une danse, « guerrière27 », « de combat28 » ou « du feu29 », est à replacer dans une chronologie qui dépasse les seules années de guerre, d’autant que les allusions apparaissent dès les premiers temps de sa carrière. Elle résulte d’un goût marqué pour l’exotisme africain30 et pour la découverte d’« indéfinissables danses d’ailleurs31 ». Elle participe évidemment de l’imaginaire européen sur les tribus africaines et il est aisé de raconter un moment sportif impliquant Assane Diouf en usant de cette évocation. Ainsi, alors qu’il échoue à reconquérir le titre de champion de France que détient Édouard Tenet, en décembre 1943, Georges Peeters, pour L’Auto, fait le parallèle entre le geste du boxeur et les rites africains fantasmés :

« Souple, aérien, mobile, Assane Diouf dominait en jouant du gauche avec un brio étourdissant. Ce direct, arme classique de la boxe, c’était la flèche vingt fois décochée de l’Ange noir vengeur ganté de cuir, divinité de la forêt descendue sur le ring pour la danse du sacrifice32. »

Un fruit de l’empire

8Pendant toute sa carrière de boxeur, Assane Diouf est aussi désigné par des qualificatifs géographiques. Tantôt Africain, tantôt Sénégalais, tantôt Guinéen, ces modes d’identification renvoient à l’imaginaire impérial que tente d’insuffler l’Exposition coloniale de 1931 auprès du grand public, au risque d’une « curiosité stérile » pour « un exotisme convenu33 ». Vedette sportive, la presse en dresse fréquemment le portrait. L’exotisme y est de mise, même si les allusions sont parfois discrètes. Ses talents de cuisinier, souvent vantés, sont l’occasion, pour le boxeur ou sa famille, de révéler son art des « plats africains34 » ou « orientaux35 ». À l’inverse, rares sont les mentions faites de sa religion, à l’exception d’un reportage photographique qui le met en scène accompagnant à la mosquée le très croyant Omar le Noir, champion de France des poids légers et boxeur du même team36.

9Né à Conakry de parents sénégalais37, Assane Diouf est alternativement identifié par son lieu de naissance et par ses origines familiales. La mention de l’Afrique Occidentale Française (AOF) apparaît peu souvent, parfois pour situer son lieu de naissance, parfois pour évoquer son embarquement. En revanche, deux utilisations du terme « africain » méritent d’être soulignées, dès lors que géographie de la famille et de l’empire colonial sont assimilées l’une à l’autre, permettant que « la “force noire” [soit] perçue comme indispensable à la réussite du projet colonial38 ».

10En janvier 1938, alors qu’il est encore considéré comme un « comingman », il participe à la salle Wagram à une soirée de combats au cours de laquelle il affronte Kid Tunero. Parmi les autres espoirs de la boxe, ce soir-là, se trouve Marcel Cerdan, natif de Sidi Bel Abbès, opposé à un pugiliste confirmé, Eddie Ran. Le quotidien Excelsior présente les « deux jeunes boxeurs » comme « deux produits de notre empire colonial africain ». Cet amalgame dit mal le parcours sportif des deux hommes, l’un ayant appris à boxer sur sa terre natale, l’autre ayant découvert ce sport au hasard, loin de Conakry, et ne dit rien de la couleur de peau ; il n’en témoigne pas moins d’un idéal colonial qui aurait apporté le sport en même temps que la civilisation.

11Six ans plus tard, dans un des derniers numéros de L’Auto, alors qu’une partie du territoire national est déjà libérée, le journaliste Jacques Desbordes obtient un entretien avec Assane Diouf39. La rencontre se déroule à Vichy, « à la section coloniale de la radiodiffusion ». Dans la pièce, « des photos de notre terre africaine n’avaient pu que replacer Assane Diouf dans un climat original propre à lui faire livrer ses confidences ». Ne révélant rien de ce que ces photographies montrent, cette phrase anodine dit autant la vision globale de son auteur sur les colonies africaines, sans préciser où elles sont prises, que l’appropriation coloniale de ces territoires devenus « notre terre africaine ». Dans un État français à l’agonie, ce rappel de l’africanité du boxeur, qui n’a rien de systématique dans les entretiens qu’il accorde au cours de sa carrière, résonne avec la politique de Vichy qui, jusqu’au bout, voit dans les sportifs originaires des colonies des supports pour « magnifier les liens entre l’Empire et la métropole40 ».

Le mythe des origines

13Prétendant longtemps être né en 1912, il persiste à se rajeunir de quatre ans jusqu’à ce que sa carrière soit achevée42. Il n’est en cela pas isolé, le footballeur Larbi Ben Barek s’amusant alors également à tricher sur sa date de naissance43. Naître à Conakry ne prédestinait pas Assane Diouf aux lumières des rings parisiens. Il lui a fallu quitter l’Afrique pour arriver en Europe et ce n’est pas en tant que boxeur que ce voyage s’est engagé. Si on se fie aux différentes versions, il semble que, orphelin de père dès l’âge de quatre ans, le jeune Assane s’engage comme aide-cuisinier sur des cargos, vers l’âge de seize ans44. De l’Afrique, il dit n’avoir nul souvenir, hormis la fréquentation d’un atelier de forgeron45, et sa vie semble débuter dans les cales des navires qui lui font faire « une trentaine de fois le voyage aux États-Unis46 ». Après y avoir fait « tous les métiers », il y devient cuisinier où il « se spécialisa dans la confection du riz sénégalais47 ». Ce sont les années d’apprentissage d’une boxe sauvage, soit à bord des cargos48, soit à l’occasion d’escales pour défendre un collègue en proie aux violences portuaires49. Débarqué à Marseille, il quitte la marine marchande pour tenter l’aventure sportive. Arrivé à Paris, vers 1932, il semble connaître quelques difficultés financières. Il trouve d’abord un emploi de barman, avant de se présenter à Jean Bretonnel.

Du fils au père

14Orphelin, déraciné et pauvre, le récit biographique que construisent les articles qui lui sont consacrés permet de souligner l’état dans lequel est Assane Diouf au moment où il rencontre celui qui devient son manager. Le tableau est suffisamment dramatique pour rendre le sportif redevable à son protecteur. Néanmoins, la presse insiste sur une autre dimension de la domination de Jean Bretonnel sur Assane Diouf. Le lien entre les deux hommes est en effet souvent envisagé sous l’angle d’une relation entre un père et son fils. Le manager avoue reconnaître qu’il « considère Diouf comme un véritable fils50 ». Par ailleurs, une lettre attribuée au boxeur comprend une adresse qui n’a rien d’équivoque. Elle s’ouvre par « mon cher Père » et Assane Diouf y demande à Jean Bretonnel « d’être à Paris pour soigner [son] fils noir » lorsque sonnera l’heure de la démobilisation pour ce dernier51. Que ces propos relatés soient authentiques ou non, leur publication dans la presse place de facto le boxeur dans une position subalterne, l’infantilisant comme il est parfois d’usage pour « ce bon noir d’Assane ». Le fait que le titre même de l’article, « Jean Bretonnel nous parle de son “fils noir” Assane Diouf qui vient de conquérir ses galons de brigadier », reprenne cette expression de « fils noir » accentue encore cette infantilisation du boxeur de couleur, la faisant passer au premier plan au risque de déconsidérer ses compétences militaires.

15Cette assimilation aux relations père-fils date surtout de l’extrême fin des années 1930 et du début des années 1940. La presse, à l’instar de L’Auto, le maintient dans l’état de « grand fils52 » de Jean Bretonnel, alors qu’il est marié depuis 1934 à Germaine Thory, une Parisienne avec qui il a un fils, Freddy, né en 193853. La presse préfère évoquer son cousinage plutôt que de s’empresser à évoquer cette paternité – on l’affuble souvent alors d’un cousin, Bangoura, dont il est régulièrement question dans les papiers publiés entre 1939 et 1941. Ainsi, dans une société française très marquée par la figure du père, la presse assimile plus volontiers Assane Diouf à un réseau de pairs qu’à celle de chef de famille, quand elle ne le place pas sous la domination paternelle de Jean Bretonnel. L’usage de l’infantilisation convient aux usages racistes du temps : parce qu’il est africain, parce qu’il est noir, Assane Diouf ne peut échapper, même avec bienveillance, au stéréotype du grand enfant54. Le portrait qu’en propose la presse à la fin des années 1930 va jusqu’à lui interdire le statut d’homme marié puisque L’Auto, en 1938, prétend qu’il veut remporter le titre de champion de France le jour de la fête patronale de « sa future épouse55 », alors qu’il est marié depuis quatre ans.

Le travail sportif

16Il est en revanche un stéréotype que les journaux ne reprennent guère avec le boxeur natif de Conakry. Alors que l’homme « de couleur » est souvent présenté comme lymphatique et nonchalant56, Assane Diouf bénéficie d’une image très valorisée de sportif au travail. Cela participe évidemment de la construction médiatique de l’événement sportif, qu’il soit un champion en devenir ou un champion confirmé. Néanmoins, il faut aussi y voir une caractéristique qui lui est propre, surtout quand on le compare à d’autres sportifs noirs. Ainsi, lorsque L’Auto dresse un portrait d’Omar le Noir, c’est à Assane Diouf que revient le soin de réveiller le « grand paresseux » qui a déjà « vingt minutes de retard » pour aller à la mosquée57.

17S’il apparaît exceptionnellement comme « trop indolent » à la veille de remettre son titre de champion de France des poids moyens en avril 1941 face à Jean Despeaux58, Assane Diouf est surtout régulièrement présenté comme très sourcilleux de sa préparation, le distinguant de nombre de sportifs dits de couleur à qui sont reconnus des « dons que la nature leur a prodigués » plutôt que « le travail d’apprentissage technique qu’ils ont consenti à effectuer59 ».

18Les fréquentes mentions de ses entraînements participent certes de la construction de l’événement sportif, mais disent aussi comment est perçu le travail du boxeur. Si seuls les matchs préparatoires sont signalés dans la presse jusqu’à la guerre, par exemple contre « l’excellent poids moyen martiniquais Beneto » avant de rencontrer Kid Tunero60, sans mention du reste du travail d’entraînement, le conflit semble marquer un tournant. En pleine « Drôle de guerre », mobilisé dans l’artillerie, il écrit ainsi à son manager qu’il s’entraîne tous les soirs en faisant 6 km de footing car « du dépôt à la salle, il y a 3 kilomètres61 ». Blessé en juin 1940 à Senlis, opéré à l’hôpital de Montluçon, il est démobilisé en août et retrouve rapidement le chemin de l’entraînement62. Dès lors, il devient un modèle en matière de préparation, avec ses « 5 à 6 kilomètres » de course matinale et ses rounds prolongés et répétés l’après-midi, à un rythme tel que « lui seul », souligne Paris-Soir, « peut résister à un travail aussi intensif63 ». La supposée nonchalance de l’homme « de couleur » est ainsi écartée, à l’exception notable des quinze à seize heures de sommeil que s’accorde quotidiennement le boxeur, affiché comme « le secret de Diouf64 ». Le fait qu’il choisisse de se coucher tôt, à peine les douze coups de minuit sonnés pour la nouvelle année 1939, sous prétexte qu’un combat l’attend à Londres contre Ginger Sade le… 30 janvier suivant65, permet de présenter ce sommeil moins comme une marque de fainéantise que comme un élément de l’indispensable hygiène de vie du sportif, d’autant qu’il n’est jamais évoqué pour lui-même, mais dans le cadre d’« un aperçu de l’emploi du temps d’Assane66 ».

Un sportif en actions

20Les photographies sportives d’Assane Diouf permettent de retracer à grands traits les étapes de sa carrière. Le coming man doit se contenter d’abord de son seul nom avant de voir paraître, en 1936, un portrait officiel67 et une pose d’avant combat68. Le boxeur confirmé prétendant aux premières places ou y ayant accédé est en revanche montré dans ses entraînements, faisant son footing sur le sol verglacé du Mans69, sautant à la corde70, sur « la machine à ramer71 », ou « allongé sur la table de massage72 ». Il l’est aussi dans des phases de ses combats. La vedette y est également représentée dans sa sociabilité sportive, avec ses partenaires du team Bretonnel73 ou, en 1943, discutant avec son adversaire Jean Despeaux à la sortie du métro74.

Un homme élégant

21Les photographies extra-sportives d’Assane Diouf soulignent son accession à une célébrité qui tend à l’européaniser. Elles n’apparaissent qu’à l’extrême fin des années 1930, une fois son premier titre de champion de France obtenu. En août 1939, il est encore un Africain, représenté dans l’exotisme de sa pratique religieuse, coiffé d’un fez ou marchant devant le minaret de la mosquée de Paris75, avant de porter quelques mois plus tard l’uniforme de l’artillerie coloniale76. Achetant ses topinambours, vêtu d’un pardessus, la poitrine couverte d’une écharpe et coiffé d’un chapeau77, ou jouant avec son malinois Swing78 comme avec ses enfants (et non plus seulement avec la fille de son manager79), chacune des photographies ne témoignant pas de son activité de boxeur contribue à fissurer « ce “voile” [qui] couvre les Noirs au regard des Blancs, et prétend masquer leur humanité commune80 ». De fait, il devient l’« autre tout près81 ».

22La célébrité acquise par l’obtention des titres nationaux lui permet donc de devenir cet autre si familier et elle l’éloigne de la foule en le faisant passer du côté des vedettes. Ainsi, en 1941 et 1942, il est un de ceux dont on annonce la participation pour attirer le public au Jour de l’an des Prisonniers présidé par le commissaire à l’Éducation g énérale et aux Sports, Jean Borotra82, à un gala de bienfaisance au Vel’ d’Hiv’ au profit des veuves de guerre83 ou à une course cycliste aux côtés du footballeur Alfred Aston et du tennisman Bernard Destremeau84. Le régime n’hésite pas à mettre en avant un boxeur « de couleur », parmi d’autres célébrités sportives, pour faire œuvre de propagande. Il est un de ceux à qui écrivent des admirateurs, à qui il répond en tapant ses lettres sur sa machine à écrire85. En tournant dans le film Coup de tête pour le réalisateur René Le Hénaff à l’automne 1943, il figure parmi les acteurs éphémères à qui le cinéma fait appel pour jouer le rôle d’un… boxeur86.

Une célébrité caricaturée

23Cette vedette, dont la carrière ne semble guère souffrir des troubles de la période (à l’exception d’une mise à l’écart par son manager pour des combats à Berlin en juin 194287), est aussi un des sportifs qu’on caricature le plus volontiers. Nombreux sont les dessins de presse le représentant. Dans L’Auto, il s’agit parfois d’un simple portrait où la bouche lippue et les cheveux courts et crépus servent de signes distinctifs sous la plume d’André Caza88. À l’approche d’un combat prometteur face à Al Renet, il devient un zazou, élégamment vêtu d’une veste à carreaux et d’une chemise au haut col cravaté, fredonnant une chanson de Johnny Hess, « Je suis swing », les index levés89.

24Certains des dessins de Caza renvoient le boxeur à l’exotisme africain, par exemple en le montrant juste vêtu d’un minuscule pagne (un topique dans la représentation des boxeurs noirs depuis les années 1920), portant un paquet « Titre national poids moyens » sur la tête, menacé par Jean Despeaux, « le bûcheron challenger90 ». L’évocation « des qualités naturelles, proches de celles de l’animal91 » n’est pas absente de ces dessins, comme lorsque, à l’occasion d’une soirée opposant des boxeurs blancs à des adversaires noirs, il donne à Assane Diouf les traits d’une panthère et à Omar le Noir ceux d’un crabe, à l’orée de la brousse, face à un colonisateur apeuré, le coq Armand Villard92. Cette caricature animalière se retrouve chez Cello, dans Paris-Soir cette fois, qui choisit aussi de transformer Assane Diouf en panthère, plus souriante que menaçante, face au taureau Jean Despeaux93. Il le caricature aussi en batracien au pied d’une échelle qu’il doit grimper pour regagner sa place après avoir perdu son titre de champion de France face à Jean Despeaux94. En regard de ce corpus imagé, rares sont les articles procédant à une animalisation d’Assane Diouf, à l’exception de quelques classiques qualifications félines, en particulier lorsqu’il est assimilé à une « panthère95 ». En revanche, le fait qu’Assane Diouf caricaturé soit souvent représenté sous les traits d’un animal le renvoie à « une existence conforme à celle pour laquelle la nature l’a destinée96 ».

⁂

25Contradictions et paradoxes peuplent le récit médiatique de la carrière d’Assane Diouf. Tantôt sportif « de couleur » renvoyé à son africanité, utilisé par la propagande impériale, il est aussi un champion national, un Parisien connu et surtout un professionnel consciencieux du noble art. Autorité dans son sport autant que people dans la France des années noires, il est tout cela alternativement mais aussi, souvent, simultanément. La célébrité qui joue de « l’inversion du public et du privé97 » le fait sortir du rôle de jeune africain errant, que le rappel de ses années passées sur des cargos vient éclairer en même temps qu’il permet de fixer le personnage dans l’imaginaire, et devient dans la presse le père de famille au moment où cesse son mariage.

26Enfermé dans une altérité de couleur comme d’origine, à laquelle il est d’autant plus fait référence que la presse parle de ce sportif à mesure qu’il atteint les sommets de son art, Assane Diouf est aussi volontiers présenté comme un modèle d’assimilation, qui vit à l’européenne, prend le métro comme n’importe quel Parisien et s’habille élégamment en costume ou pardessus lorsqu’il n’est pas sur le ring. Loin donc d’être un contre-exemple aux stéréotypes, Assane Diouf apparaît comme le fruit d’une trajectoire complexe et polysémique, celle d’un homme renvoyé souvent à sa couleur de peau autant que d’un champion reconnu dans une France qui cherche à oublier les malheurs des temps, incarnant « le parfait accomplissement du projet colonial français98 ».