Révélation d’un « ravageur »

3L’arrivée de Tarante, énième boxeur afro-américain tentant sa chance en France, passe plutôt inaperçue. Son combat contre Lengagne, salle Wagram, n’est que le lever de rideau du choc opposant Locatelli, champion italien des légers, à son homologue français, Vuillamy. Quelques titres s’attardent malgré tout sur cette échéance. Paris-Soir veut voir si le « visiteur7 » mérite sa réputation « d’épouvantail8 ». Chez Comœdia, on s’interroge : Tarante sera-t-il digne de son surnom, « Le Foudroyant9 » (« Black Thunderbold ») ? Dans L’Auto, Tarante est nommé une première fois dans un billet dépréciatif de Thoumazeau : il a beau porter « sur le nombril l’étiquette de champion du monde de la race noire » et pratiqué les séries de victoires « comme le carambolage10 », il n’a pas ses faveurs. Burston prétend-il que, si des candidats se dévoilent, son poulain saura enchaîner sept combats en sept jours pour autant de victoires ? Le journaliste l’enjoint à contacter un entrepreneur de « pompes funèbres11 ». Une autre plume, anonyme, affirme que Lengagne, plus « froid12 », endiguera sa fougue. Bref, L’Auto ne prédit pas sa défaite, mais n’envisage pas sa victoire. Au lendemain de sa victoire par KO, pas de révolution. « Le noir » ne manque « pas d’assurance », lit-on dans L’Intransigeant, mais sa boxe n’est pas « scientifique13 ». Paris-Midi parle de « puissance » et de boxe « rudimentaire14 ». Quant à la rédaction de L’Auto, elle privilégie les regrets de Burston (il déplore la qualité du combat15), plutôt que les mérites du Texan, vainqueur d’un adversaire fort de plus de 130 combats16. Le premier succès de Tarante n’ouvre donc pas sur une célébration hâtive.

4Renversement de situation à l’automne. En accumulant les victoires, Tarante devient « l’épouvantail », le « comingman » du moment17. Son « punch18 » impressionne. Léon Dubech, chef de rubrique de L’Action française, sort du silence : « l’épouvantail noir américain » affiche une « série d’impressionnantes victoires19 ». On vante son adresse, son jeu de jambes, sa frappe. Les critiques sont rares, feutrées. Si sa boxe était « plus classique20 », lit-on dans L’Intransigeant, elle serait plus efficace. Il est surtout vu comme un « ravageur », une « machine de démolition », une « terreur », un combattant qui ne « chôme » pas, qui ne fuit jamais le combat et « s’amuse » d’adversaires21 qu’il « martyrise », comme ses sparring-partners (Burston affirme peiner à en recruter de nouveaux22). Il donne donc un « spectacle magnifique23 », et son art, « efficace » et « spectaculaire24 », « surclasse25 » ses adversaires, justifiant de le voir en « superbe » et « grand champion26 ». Éloge donc, d’autant plus notable que des voix influentes, comme celle de Frantz Reichel, cofondateur de la Fédération française de boxe et plume du Figaro, s’y joignent. Le journaliste voudrait le voir confronté Marcel Thil, un adversaire digne de lui27. L’Auto, enfin, rompt avec son dédain printanier. En septembre, peu avant son combat contre le Nordiste West Moët, on y lit :

« Ce Tarante n’est peut-être pas le meilleur “coloured man” de l’Univers. Nous ne le saurons d’ailleurs jamais, le titre n’existant pas officiellement et les Américains, dont on sait la tendresse à l’égard de nos frères à la peau d’ébène, ne se souciant nullement de l’organiser. Il est en tout cas un redoutable frappeur dont les plus illustres de nos mi-lourds et même de nos poids lourds ne semblent pas très pressés d’apprécier la puissance. J’en connais qui ont refusé de boxer le noir à quelque tarif que ce soit ! C’est donc une très heureuse chose que le Central ait réussi à décider un pugiliste à croiser les mitaines avec “l’épouvantail”. Cette victime offerte aux poings sombres est West Moët… Un Français de “ch’Nord”… voui ma bonne madame […]. Ce type qui a cru devoir associer un qualificatif londonien à un patronyme mousseux, soit dit sans sous-estimer le champagne, ce brave garçon est “notre espoir” et désire même devenir champion de France. C’est à mourir de rire ! En attendant, qu’il se mette en “quarante” s’il veut désarçonner “Tarante”. Je crains pour ma part qu’après le combat il ne s’appelle “Veste” Moët !28… »

5Pour le reste, Tarante, qui écrase « ses adversaires », est « sensationnel », « redoutable », « impressionnant », « terrible » « dangereux », « virtuose29 ». Dithyrambe. Le Texan étant légitimé, la rédaction de L’Auto juge qu’il est temps de le présenter aux lecteurs, photographie à l’appui30, en lui promettant une carrière digne de celle de Panama Brown, champion du monde des poids mouche et figure du ring parisien31.

Un Américain avant tout

6L’Auto parle donc de Tarante comme d’un « coloured man », d’un « noir ». De telles mentions sont-elles représentatives de ce qu’imprime le reste de la presse ? Imparfaitement. En juin, il est d’abord un « noir32 », un « garçon de la race noire33 », un « noir Américain34 ». Seul Paris-Midi le dit « nègre » – le vocable reste d’usage courant pour parler des boxeurs noirs. Autre expression : « boxeur de couleur35 ». Ces variations préludent à l’élargissement des registres mobilisés entre septembre et décembre. Le mot « noir » devient minoritaire36. La définition par la couleur est à peine plus notable (« colored man », « Américain de couleur37 »). La référence à son métissage est plus prégnante : « l’indien », l’homme « à la peau cuivrée », la « terreur rouge », le « métis indiano-nègre », le « rouge », le « métis d’indien38 ». L’usage du mot « nègre » ne concerne que deux titres : Le Populaire et Paris-Soir39. Ce dernier, qui ne s’y restreint pas, en est le principal passeur, et le marie à l’indianité : « ravageur nègre » « nègre indien », « nègre rouge40 ». Mais trois autres procédures dominent. Tarante est d’abord dit « noir américain41 », « noir yankee42 » et, plus souvent encore « Américain43 ». Deuxième option : il n’est identifié que par son nom. C’est parfois le cas dans L’Action française, Le Populaire, Le Figaro et tout le temps le cas dans L’Humanité, Excelsior, L’Ouest-Éclair, L’Œuvre et Le Petit Journal. Troisième option : on l’affuble de surnoms n’ayant trait ni à sa couleur ni à sa nationalité : « démolisseur », « destructeur », « terreur »44. Celui qui est voué à faire des prodiges, car son manager vient « de la cité des gangsters45 », est donc, désormais, bien plus que le « noir » de juin. L’éventail de ses dénominations en fait un personnage hybride et, avant tout, à la fin de 1931, un Américain. Dans quelques cas, il n’échappe pas à la charge négative du mot « nègre » et aux appellations liées à son métissage, mais ses faiblesses et ses forces sont rarement soumises à une lecture stéréotypique, sinon par l’idée d’une boxe plus instinctive que réfléchie, souvent associée aux boxeurs noirs. Son portrait n’est donc dépréciatif ni au regard de sa boxe ni au regard de son identité.

L’espoir et la popularité

8En janvier 1932, à Zurich, il poursuit sa moisson en disposant de l’Italien Ublado. Burston fait le tour des rédactions pour vanter ses qualités et lui prédire de plus beaux succès. Infatigable propagandiste, Burston fréquente assidûment les rédactions de L’Auto, de Paris-Soir et Paris-Midi ; lesquels louent son énergie en ironisant sur sa vantardise. Vantardise qui, au fil du temps, se justifie moins. Fin janvier 1932 en effet, Tarante rencontre Pierre Gandon, champion de France des moyens qui vise le titre en mi-lourds. C’est un premier vrai test pour le « redoutable champion46 », la « tête d’affiche47 ». De fait, cette fois-ci encore, le Paris-Ring48 refuse du monde. Le combat se solde par un nul qui n’écorne pas la réputation du « joyau de l’écurie Burston49 ». L’échéance suivante est son choc contre Marcel Thil, champion d’Europe et de France des moyens depuis 1929, en pleine préparation du championnat du monde (il le remportera en juin). La presse le suit au camp d’entraînement qu’Al Francis vient d’ouvrir à Wissous, à une quinzaine de kilomètres de Paris. Voici venu le temps, juge un rédacteur anonyme de Paris-Soir, d’une « grande aventure50 » placée sous le signe de l’humilité. Les journalistes apprécient en effet que Tarante compense la prétention de Burston (il promet des « sommets pugilistiques51 »), en avouant ignorer s’il peut rivaliser avec Thil. « Modestie rare », le félicite L’Auto. « Belle sérénité52 » dit Excelsior, insistant sur le fait que Thil pense Tarante capable de le battre, soit un autre un vecteur de respectabilité53. Bref, Tarante est digne de Thil et comme sparring-partner c’est un boxeur d’avenir dont la modestie n’a d’égale que le talent ; un talent qu’il exerce avec Primo Carnera, en pleine préparation des combats qui pavent le chemin vers le titre mondial (1933).

« Tarante franchit les cordes et commence à s’expliquer avec le gigantesque Primo qui, depuis deux minutes, boxe contre son ombre. Oh ! Alors plus de sourire, disparu l’aspect débonnaire. Tarante […] est un diable déchaîné, admirable machine à cogner, la figure crispée. Les dents serrées, que découvrent légèrement les lèvres retroussées par un rictus, font une petite tache blanche dans la face jaune foncée… Primo, certes, s’impose à Tarante, par ses 122 kilos et ses 2 m. 05, mais il doit s’employer pour éviter et annihiler les rushes de son fougueux adversaire. […] Le spectacle valait d’être vu54. »

9Le 22 février 1932, Thil domine Tarante aux points après un combat équilibré. La presse note qu’il aurait pu avoir une autre issue si le Texan ne s’était pas blessé la main gauche à l’entraînement. La plupart des journalistes justifient néanmoins la victoire du Français avec des accents patriotes. Malgré son courage et sa « résistance inexpugnable », Tarante n’avait pas assez de « science55 » pour vaincre. Cela ne remet pas en cause son « incontestable valeur56 ». Quelques voix sont discordantes. Le Populaire, peu amène, estime, à tort, que Thil a « surclassé le nègre américain57 ». Dans Le Figaro, Reichel le trouve « médiocre58 ». Pour la majorité, Tarante reste néanmoins un « pugiliste de grande classe59 », livrant des « batailles ardentes60 », « courageux jusqu’à l’épuisement61 ».

10Après une défaite face au Suédois John Andersson, en mars 1932, Tarante rentre aux États-Unis. Après s’y être incliné face à l’Anglais Andy Mitchell à Long Island, il revient à Paris pour sa revanche contre Gandon. Elle se solde par un nul. Ces résultats justifient quelques propos racialisants (surtout dans Paris-Soir, on le verra plus loin), mais la presse lui garde majoritairement ses faveurs. Un article de L’Auto, avant le combat contre Gandon, dévoile une des raisons pour lesquelles il mérite bien du ring français.

« Le public parisien réserve à certains boxeurs étrangers une faveur aussi grande qu’à nos plus populaires vedettes. Cela tient à ce qu’ils ont disputé de nombreux combats dans nos rings et qu’ils ont su enthousiasmer le public par leurs qualités et leur manière de combattre, leur “couleur” comme disent les Américains. Citons par exemple Paulino, Carnera, Al Brown, Neusel, Tarante, etc. Ce dernier, magnifique athlète de couleur, métis d’indien peau rouge et de noir, importé en Europe fut au cours de la saison dernière un des pugilistes étrangers les plus populaires à Paris. Ses matches avec Gandon, Anderson et Marcel Thil […] emballèrent les spectateurs62. »

11Passons sur les considérations sur la couleur et les origines pour souligner, en effet, le cosmopolitisme de la boxe parisienne. En 1934, L’Auto finira d’ailleurs par modifier le cartouche de sa rubrique boxe en y faisant figurer le profil de deux boxeurs, l’un noir, l’autre blanc, signe que l’identité de l’actualité pugilistique est intimement liée à la présence de boxeurs de toutes origines.

« La boxe est un sport cosmopolite. Elle attire à ses grands spectacles les représentants les plus enthousiastes des colonies étrangères de Paris. Le boxeur italien, espagnol, cubain, tchèque, suédois, a son public aussi bien dans notre capitale que dans son pays. Paris étant devenu le centre pugilistique européen […], beaucoup de boxeurs y fixent leur séjour. Il faut donc, à côté des boxeurs français proprement dit, faire une place spéciale aux boxeurs parisiens, ceux que nous avons adoptés. Parmi ceux-là : Tunero, Locatelli, Cavagnoli, Andersson63. »

12Dethès, auteur de ces lignes, ne cite qu’un combattant « de couleur », Tunero. Il omet Jimmy Tarante, Paul Hams ou Leone Jacobacci… Sa liste n’en a pas moins une valeur symbolique : elle compte deux Italiens (qui ont le vent en poupe, sur le ring et dans la presse), un Suédois et un Cubain. Tarante tire bénéfice de ce climat, et on attend qu’il anime la saison 1933, qu’il retrouve sa « furia64 », la « pleine possession de ses moyens65 ». Même lorsqu’il est battu – comme entre janvier et mars, où il échoue à trois reprises face à John Andersson, Émile Lebize et Roger Besneux –, bon nombre des journalistes qui le suivent font montre de patience et de bienveillance66. Thil en a fait son sparring-partner dans sa préparation à la défense de son titre mondial. Ça n’est pas rien. Et puis sa bonne humeur, son sourire, son humilité, sa combativité et son potentiel plaident toujours en sa faveur. La ligne de L’Auto est représentative. Ses résultats en dents de scie n’entament ni son « extraordinaire popularité67 » ni sa capacité à attirer la foule à ses combats. Quand il gagne, toujours par KO, L’Auto rappelle qu’il est de « niveau international68 ». Il reste une référence, et lorsqu’il quitte Paris, comme lors de sa tournée algérienne à l’automne 1933, on attend son retour avec l’espoir qu’il renoue avec sa maestria de 1931. Début 1934 encore, la rédaction de L’Auto estime que s’il repart du « bon pied », il renouera avec les « succès brillants qui lui valurent une popularité de bon aloi », qu’il retrouvera une « brillante place » car c’est un « battant » dont les sorties sont « toujours émaillées d’émouvantes péripéties69 ». Dès qu’il renoue avec la victoire, il se « réveille [donc] magnifiquement70 ». En somme, Tarante garde le bénéfice de l’espoir et un supplément d’âme lié à ce qu’il a rivalisé à armes presque égales avec Thil71 et que Carpentier le choisit pour une exhibition en Angleterre (mars 1934).

13La fin de carrière de Jimmy Tarante consiste en une série de cinq victoires, de novembre 1934 à mars 1935. La dernière signe son retour dans le gotha européen puisqu’il domine Tino Ronaldo, champion d’Italie. Pourtant, bien qu’il n’a plus connu une telle série victorieuse depuis 1932, la presse s’en désintéresse, alors que le team Burston tient le haut de l’affiche avec l’Américain Obie Walker (demi-frère de Tarante, aussi connu sous le surnom de « Baby Goudron », forgé par Burston72), le Cubain Kid Tunero, le Portoricain Pedro Montanez et le champion de France des plumes Maurice Holtzer. L’Action française, Le Figaro, L’Humanité, Le Matin et la plupart des quotidiens n’en disent mot. Paris-Midi et Paris-Soir, qui l’ont évoqué à des dizaines de reprises, sont silencieux. Le Populaire se contente de noter le succès du « mulâtre » au « beau palmarès73 ». L’Intransigeant retient sa victoire mais l’écorne dans une lettre fictionnelle à ses parents, rédigée en petit nègre, que nous découvrirons plus loin74. Autant de signes d’une lassitude aux accents parfois critiques expliquant le désintérêt de la plupart des journaux. Seul L’Auto reste mobilisé jusqu’au dernier combat. Puis « l’ange noir75 », selon le mot de Georges Peeters, disparaît du jour au lendemain. Après avoir quitté Burston pour Gilbert Bénaïm76, il rejoint New York, puis le Texas où il redevient cow-boy. Il s’y donne parfois en spectacle non plus sur les rings mais sur les pistes de rodéo77. Le reste de son parcours nous échappe.

14Au total, au plan pugilistique, certaines critiques se font jour, mais elles sont minoritaires.

Entre indifférenciation et rares stéréotypes

15Superposons à cette grille de lecture celle touchant à sa représentation en tant que boxeur de couleur. Évolue-t-elle au fil des ans ? Ses origines lui valent-elles des indélicatesses ? Les espoirs qu’il déçoit libèrent-ils une critique racialisée ? Ces questions appellent trois niveaux de réponse.

16Le premier est fondé sur la recension exhaustive de ses dénominations. Il révèle un boxeur de plus en plus indifférencié, dans la presse généraliste comme dans L’Auto78. D’un quart des identifications par « Tarante » ou « Jimmy Tarante » en 1931 on passe à plus de 80 % en 1934. Les origines, la couleur et la nationalité de Tarante s’effacent donc de plus en plus, renvoyant, nous semble-t-il, au processus d’adoption évoqué par les journalistes eux-mêmes. In fine, il se métamorphose en boxeur parisien (tableau page suivante).

17Second et nécessaire niveau d’analyse : les catégories à l’œuvre, que la dispersion des expressions tend à écraser, montre la diminution de l’éventail des possibles (16 items en 1932, 11 en 1934) et le recul des définitions par la couleur, la race (59,6 % en 1931 à 19 % en 1934), l’américanité (10 % en 1934 contre plus de 40 % en 1931). Il souligne aussi la disparition du mot « nègre » et des expressions associées. À cet égard, il faut noter que les adversaires « de couleur » de Tarante, comme l’Américain Harry Smith en 1933, sont définis comme « nègres » ou « noirs » quand il est pour sa part indistingué. Dans le même ordre d’idée, dans les rares articulets biographiques, sa mère est présentée comme une « négresse » et non lui. Inversement, en 1932, il est négrifié à deux reprises au moment où il affronte Thil79. Cette procédure est aussi à l’œuvre lorsqu’il rencontre un boxeur français connu ou titré. Ainsi, sous certaines plumes, il redevient « indien » ou « noir » lors de son opposition à Gandon80. De même, dans L’Intransigeant, après sa parenthèse états-unienne il redevient « noir » avant de réendosser le costume du « beau métis admirable81 ». Au total néanmoins, nombre de lecteurs non avertis le découvrant en 1933 et 1934 peuvent le prendre pour un boxeur lambda. Ainsi ceux d’un Petit Parisien n’évoquant presque jamais ses origines et sa couleur. Inversement, ceux de L’Œuvre seront toujours plus ou moins avertis qu’il est « noir » et ceux de Paris-Midi ont souvent droit à des déclinaisons autour de l’indianité et du métissage. Notons d’ailleurs que, au plus général, les références uniques ou croisées à ses origines indiennes et à son métissage vont decrescendo : 30,1 % des mentions en 1932 et 14,7 % en 1934.

18Deuxième niveau de réponse : cette synthèse ne doit pas masquer qu’une partie de la presse active, de temps à autre, des stéréotypes, rarement sur un mode ostensiblement critique, afin de camper Tarante et de définir sa boxe. Son style sur le ring est un des principaux prétextes à ce recours. À la veille du combat avec Thil, le spécialiste de boxe Robert Bré82, qui le considère par ailleurs comme un « magnifique athlète » encore un peu « tendre », estime qu’il a « le style particulier des hommes de sa race », un style « instinctif83 », par opposition à la science pugilistique de son adversaire et, d’une façon générale, de la technique des blancs. Cette opposition instinct/science, déjà active en 1931, associée à l’idée de « race84 », est un topique depuis la fin du xix^e siècle. Autre stéréotype, entretenu par Burston dans ses déclarations : l’infantilisme de Tarante. Quelques jours après la défaite face à Thil, on lit dans L’Auto que si Tarante est un « grand boxeur », c’est aussi un « grand enfant85 » souvent pris en flagrant délit, les doigts dans le pot à confiture entre deux repas. Ce topique fut activé, entre autres, autour de Battling Siki au début des années 1920. En septembre 1932, Tarante étant aux États-Unis, l’ancien boxeur Maurice Leroy, persuadé qu’il n’en rentrera pas, tient dans Paris-Soir un discours plein de regret incarnant l’idée que les boxeurs noirs, ingénus, ne savent pas gouverner leur vie, leur réussite, incarnant aussi l’idée que les États-Unis sont le lieu de la perdition des Noirs, à l’inverse d’une France sachant les idolâtrer. Propos clés ne supportant pas d’être sévèrement taillés :

« Arrivé inconnu en France, il nous a quitté après sa défaite contre Thil en nous laissant quand même une impression formidable. En quelques mois, il avait accompli ce saut de géant qui mène du Central au Palais des Sports. […] Dans le monde pugilistique [on] attendait avec impatience le retour de ce brave garçon dont l’âme simple charmait le snobisme citadin, et dont le courage forçait notre admiration. […] De New-York arrivent des rumeurs inquiétantes. Rentré au pays avec une petite fortune, le brave Jimmy sentit la tête lui tourner. Comme un milliardaire dans le quartier nègre de New-York, il a joué au grand seigneur. Étoile des rings parisiens, il n’a pas compris dans sa tête folle de grand enfant gâté que l’or glisse des doigts comme l’eau limpide et claire des fontaines. Au milieu de petites négresses amoureuses et de compatriotes cupides s’est laisser duper. Sa fortune n’a duré que ce que durent les roses, l’espace de quelques matins. Et un beau jour il s’est retrouvé seul et sans argent. […] Les amis ont tourné le dos à ce prince ruiné et déchu des rings. […] Sans soutien, sans conseil, Tarante s’en fut à l’aventure, à la recherche d’un morceau de pain, car il faut vivre. Enfant simple d’un pays simple, il a revu, dans un rêve, les ranches, quittés un jour pour conquérir la gloire. Il s’est revu idole du public parisien. […] Il s’est vendu corps et âme pour deux dollars à un montreur de spectacles. Grandeur et décadence ! […] Le brave Jimmy au courage indomptable, mais à l’esprit d’enfant aura, peut-être, avec son barnum, rejoint les régions désertiques de l’Arizona où son âme simple trouvera le bonheur […]. Le public parisien regrettera lui aussi la belle statue noire, ce pugiliste de grande classe dont l’âme primitive avait su conquérir les cœurs sensibles des femmes et dont le courage avait forcé l’admiration des hommes86. »

19Quelle est la part du vrai et du faux dans ce récit ? Nous ne saurions le dire. Cet épisode a fait couler trop peu d’encre pour qu’on puisse le reconstituer de manière plausible. Reste une impression ambivalente, emblématique de l’estime médiatique vouée à Tarante. Estime marquée par la compassion et le regret que « l’âme primitive » des Noirs, qui rebasculent facilement dans la misère ou entre les mains d’entrepreneurs peu scrupuleux, ne les protège pas d’eux-mêmes.

20Un troisième niveau de réponse, minoritaire mais non négligeable, met en lumière le mépris racial ou les caricatures de certains journalistes et/ou de certains titres. Passons sur les constructions, très rares au demeurant, dans lesquelles le boxeur est renvoyé à des terres fantasmées : après la défaite face à Thil, Excelsior croit bon de dire que le « ring » a été moins « favorable que la pampa au métis87 ». Plus frappant est l’insistance du Populaire sur le mot « nègre88 » – à l’inverse, exactement, de l’organe d’extrême droite L’Action française où Tarante n’est jamais défini comme tel. Plus frappant jusqu’en 1932 est la prégnance de formules soulignant la négrité de Tarante, particulièrement dans Paris-Soir. Début 1932, on y note que le « nègre » s’est blessé à la main, qu’entouré de sa « garde noire » il va oublier sa défaite à Montmartre, qu’il est plus une « attraction » qu’un grand combattant, qu’enfin il jouit de l’encouragement de « ses frères de couleur89 ». Ajoutons qu’on l’y fait ordinairement parler « petit nègre90 ». En octobre 1932, alors qu’il vient de revenir des États-Unis, Paris-Soir renvoie Burston et son team à de vulgaires faiseurs de « sketches » avec « peau rouge91 ». Dans le même ordre d’idées, il arrive que Paris-Midi fasse montre d’une arrogance crasse. Prétendant paraphraser Burston, qui s’emploie de temps à autre à enfermer Tarante dans son rôle de « noir », Gaston Bénac fait endosser au manager un propos renvoyant vers le topique de la brutalité et de l’animalité des noirs.

« Tarante est fils de peau rouge et de négresse. Il s’est battu avec les cow-boys […]. Là-bas on l’a mis à l’index car il tapait trop fort. Ici, la question de la couleur importe peu, je le sais. À propos, Tarante n’est pas son nom. C’est moi qui l’ai appelé ainsi en lui donnant le nom de “Tarantula”, une méchante petite bête noire qui fait beaucoup de mal92. »

21La responsabilité du manager dans les malheurs de Tarante est aussi mise en avant par Pierre Devaux dans L’Intransigeant, juste après le dernier combat du boxeur contre Rolando. Dans un courrier imaginaire de Tarante à ses parents, celui qui a été reporter sportif du Canard enchaîné déploie une verve de laquelle suppure, sous l’insidieux prétexte de l’humour, le mépris pour l’esclavagiste des rings qu’est Burston et le mépris pour un boxeur représenté comme un benêt, convaincu d’avoir ses beaux jours devant lui, incapable de se rebeller contre son mentor et exploiteur, et incapable d’aligner deux mots en français. Là encore, on ne saurait couper une verve pour le moins dévalorisante.

« Mes chés pahents,
Je dois vous dihe que j’ai été bien content de vote dénée lette, et de savoi que la totue est plus malade dutout, et que je vous heméci de l’ahgent qui était dans le mandat, pacque Buston, non managé, il me héclame toujouhs les cinq fancs que je gagne dans chaque combat, c’est pou m’acheté des belles hobes de chambe multicolohes […]. Et pis je dois vous dihe encohe que je sehai content content d’avoihe d’aute mandat, pacque hié, j’ai fait un beau combat en battant Holando, alohs Buston il m’a donné cinq fancs, mais la pièce, elle était en plomb, elle a pas couhs, malheu de malheu. Mais je dois vous dihe que j’ai l’espoi de gagné beaucoup d’ahgent, à l’exposition de 1937 où j’ai déjà été héclamé pour faihe des salles plenes à caqué. Et je dois vous dihe, mes chés pahents, que je vous tihe ma révéhence en vous demandant une petite chopotte de vote si bon hum pour me faire un bon punch. Et je vous embasse de tout mon coeu93. »

22Au final, les procédures enfermant Tarante dans des stéréotypes ou le représentant plus ou moins négativement, se tiennent presque toutes avant 1932 et ne sont pas majoritaires. Elles ne sauraient être tenues pour typiques de la représentation du boxeur et on en revient ainsi au premier constat : Tarante est avant tout, et de plus en plus à mesure qu’on avance dans le temps, un boxeur parmi d’autres, noir certes, américain et métis, puisqu’il arrive que cela soit précisé, mais sans que ces mentions dominent et sans qu’elles appellent, à leur suite, des considérations dépréciatives essentialisant sa carrière en dent de scie.

⁂

23Cette étude nous montre principalement qu’à la suite de ces grands prédécesseurs, tel Sam Mac Vea ou Jack Johnson dans les années 1900, Jimmy Tarante bénéfice d’une aura liée à sa nationalité américaine. Au terme de quatre années de présence en France, on peut dire de lui que c’est un boxeur adopté, moins en soi, par effacement de la couleur, ou transfert symbolique de nationalité, que parce qu’il contribue à la qualité d’une actualité pugilistique cosmopolite qui fait de Paris la capitale mondiale de la boxe. Tarante, avec d’autres, participe donc de l’excellence de la scène pugilistique française ou, plus précisément encore, parisienne. Cibles de quelques caricatures largement et délibérément entretenues par son manager, il n’est jamais voué aux gémonies, par quiconque, et n’est jamais l’objet d’attaques ad hominem engageant la question raciale. Ce qui domine, dans la construction progressive de son portrait médiatique, est le respect, le regret feutré de sa carrière en demi-teinte, enfin l’indifférenciation de son identité, laquelle passe clairement au second plan en 1933-1934. On ne saurait donc dire que Tarante aura été discriminé en tant que boxeur noir ou, métissage aidant, en tant que boxeur exotique. Ou alors il faudrait se tourner vers une autre histoire en pointant l’irrévérence permanente d’un Burston qui appréciait, de toute évidence, de le faire passer pour l’âne et/ou la tarentule qu’il n’était sans doute pas ; ce même Burston qui s’employa à faire appeler son demi-frère « Baby Goudron ». Si racisme il y a, il est moins l’affaire de la presse, des journalistes, que celle de l’affairiste Burston, marchand de boxe important avec lui les réflexes délétères de tout bon ségrégationniste américain.