Diagne père et fils : deux premières passées inaperçues ?

2Le 15 février 1931, Raoul Diagne honore sa première sélection en équipe de France de football contre la Tchécoslovaquie. Il devient le premier joueur métis et par extension noir à porter le maillot bleu. La nouvelle passe inaperçue dans la presse sportive française5. Le joueur n’est pas distingué de ses coéquipiers mis en difficulté et battus 2 buts à 1 par les joueurs d’Europe centrale. Il fait partie de ceux qui, selon l’ancien international Lucien Gamblin, « couraient en tous sens et tapaient dans le ballon avec le seul souci de l’éloigner de leur camp6 ». De son côté Gabriel Hanot, autre ancien Bleu, retient de la prestation de Diagne, placé demi-aile gauche, que ce dernier « peu habitué à ce poste, cherche à tout ramener sur son pied droit et lance le ballon vers l’arrière adverse plutôt que vers son partenaire7 ». Seule note véritablement positive, l’appréciation de Marcel Rossini pour qui « Diagne, dont c’étaient les débuts dans l’équipe tricolore, fut en tout point excellent, en ce qui concerne le côté défensif de son rôle ; dans l’attaque, il a encore maintes choses à apprendre8 ».

3Coïncidence familiale, trois semaines plus tôt, Blaise Diagne, député du Sénégal, était devenu le premier Noir ministre de la République en se voyant confier le portefeuille de sous-secrétaire d’État aux colonies du gouvernement Laval (27 janvier 1931). La nouvelle n’agite pas la presse9. Certes, L’Homme Libre, l’ancien quotidien de Clemenceau, voit dans la nomination de Diagne « l’année de l’Exposition coloniale » la consécration de « l’un de nos plus anciens représentants coloniaux, l’un des plus avisés parmi les membres du Parlement et le représentant le plus qualifié de nos représentants d’outre-mer ». Autant de « fières réponses à ceux qui, au-dehors, ont contesté avec mauvaise foi l’unité indissoluble de la plus Grande France10 ! ». À gauche, c’est la combinaison politicienne que l’on dénonce à travers l’entrée au gouvernement de Diagne, « qui a l’habitude de trahir ses idées et ses amis », même si « cela fera frémir les Yankees, pourchasseurs des hommes de couleur ». Toutefois, ce n’est pas le Noir que l’on aurait choisi en Diagne, ce serait plutôt le franc-maçon. Avec lui, dans un ministère conservateur, le « Grand Orient de France dirigera aux côtés de représentants des Jésuites et des Oratoriens dans les conseils du gouvernement11 ».

4Est-ce à dire que l’entrée de ce que l’on appelait pas encore les « minorités visibles » dans un gouvernement de la Troisième République et en équipe de France de football resta inobservée ? Dans l’immédiat, oui. En revanche, sur la durée, du court passage de Blaise Diagne au ministère (un peu plus d’un an) à la longue carrière amateur et professionnel de footballeur de son fils (1926-1949), la couleur de peau constitue un facteur d’appréciation important, mais le plus souvent associé à d’autres. Ainsi, dès le 31 janvier, Pierre Laine se risque dans Le Populaire, l’organe de la SFIO, à une « plaisanterie » sur la couleur de peau de Diagne père qui, au milieu de ministres nouvellement nommés « ne se retiennent pas de joie », « est devenu gris-souris12 ». L’allusion racialiste est alors utilisée à gauche pour discréditer l’adversaire. Les attaques ad hominem sont encore plus violentes dans L’Humanité contre « l’odieux Diagne, traître à sa race13 » que l’on assimile à un négrier défendant le travail forcé en A.É.F. Un ton que l’on ne retrouve pas dans L’Action française qui, contre ses préventions à l’égard de toute forme d’assimilation, avait souligné le rôle de Diagne dans la défense de la politique coloniale française devant l’Organisation internationale du travail en juin 1930 : « Monsieur Diagne, député du Sénégal, défendait, dans cette rencontre, l’intérêt français. Il s’est conduit courageusement14. »

De l’inconvénient d’être fils de ministre

5Son fils souffrit-il de ces attaques ? Il eut en tout cas à se justifier d’une filiation qui l’aurait favorisé ou, au contraire, d’un père trop autoritaire. Après avoir cloué au pilori le ministre, en rappelant la couleur de sa peau, L’Humanité poursuivit un temps de sa vindicte le footballeur. Ainsi, le compte rendu du match annuel Arsenal-Racing Club de Paris paru dans le quotidien en novembre 1931 insinue :

« Nous notons l’incapacité notoire de la ligne d’avant et en particulier l’aile gauche qui est tenue par Diagne (fils de son père, l’ancien sous-secrétaire des colonies). Sans doute est-ce par son nom qu’il doit de figurer dans l’équipe du Racing15. »

6Les soupçons de favoritisme sont toutefois peu évoqués pour envisager la relation père-fils. Il n’en reste pas moins que, dès ses premières performances en athlétisme au championnat scolaire d’athlétisme, il est reconnu comme le « fils du député du Sénégal bien connu dans le monde politique16 ». En 1936, deux ans après la mort de ce dernier, et alors que sa carrière est désormais bien lancée, le Miroir des sports rappelle que Raoul Diagne est « le fils du défunt député du Sénégal et ancien sous-secrétaire d’État M. Diagne17 ». Toutefois, lorsqu’elle est évoquée plus en détail, la filiation renvoie plutôt aux réserves supposées, voire à l’hostilité nourrie par le député et sous-secrétaire d’État à l’égard de la carrière embrassée par son fils. En janvier 1931, L’Auto a recueilli des dénégations ambiguës de la part du député. Rappelant qu’il est lui-même escrimeur et que « le sport est indispensable dans l’éducation », Blaise Diagne affirme : « Je n’ai jamais eu l’idée d’interdire à mon fils la pratique des sports18. » Il n’en désire pas moins l’emmener avec lui à Dakar où « il pourra jouer au football autant qu’il en aura envie ». Sans doute le fait que Raoul, pourtant inscrit dans les meilleurs établissements secondaires parisiens19, n’ait jamais passé son premier baccalauréat latin-langues, mais seulement ce qu’il appelle ironiquement son « baccalauréat sport20 » et ait dû se contenter d’un travail d’employé de banque avant de passer professionnel, n’a pas satisfait les ambitions nourries par le père pour son fils. Blaise Diagne ne l’emmène pas moins « dans une tournée gouvernementale et électorale, là-bas en A.O.F.21 ». Aussi, le « Racing doit se passer de ses services jusqu’à la fin de la saison, car Diagne part en compagnie de son père, au Sénégal, jusqu’à la fin du mois de juin. Mais, à cette époque, qui est aussi celle des transferts, Diagne reviendra à Paris et reprendra le même maillot22. » Il n’empêche, ce séjour pèse sur les performances du Racing qui a perdu « l’un de ses meilleurs joueurs23 » et ne parvient pas à se qualifier pour la finale de la Coupe de France.

L’homme à tout faire du Racing

7Si Raoul Diagne est réintégré sans problème dans les rangs des « Pingouins », c’est qu’il en est devenu un élément indispensable, leur véritable « couteau suisse ». D’abord remarqué en 1929 comme athlète au concours de saut en hauteur des championnats scolaires de Paris24, il joue au football dans les rangs amateurs du Stade Français depuis 1926 (il a alors 16 ans)25, puis du Racing Club de France. La presse s’interroge toutefois sur sa capacité à devenir un bon joueur. Selon Le Miroir des sports en décembre 1930 :

« Diagne qui est un bon sauteur en hauteur, n’est pas encore un bon footballeur. Il a des moyens naturels, une détente à la Andrade, mais il a tout à apprendre de la tactique et même de la technique du sport de ballon rond. Si nous étions à sa place, nous irions trouver Peter Farmer, le nouvel entraîneur du Racing, et nous lui dirions : “Voulez-vous m’apprendre à jouer au football”26 ? »

8Même son de cloche de la part du journaliste praguois Josef Laufer qui voit « en Diagne un second Andrade s’il tombe entre les mains d’un bon professionnel de football27 ».

9Ces réserves durent peu. Dès 1931, Diagne fait partie des valeurs sûres de l’équipe et Gabriel Hanot peut écrire que « les destinées de l’équipe du Racing reposent actuellement sur trois hommes : Delfour, Diagne et Capelle ». Ces deux derniers ont « d’autant plus de mérite à bien faire qu’ils ne sont secondés que de façon incertaine ; très peu efficace par leurs voisins28. »

10La question est surtout de savoir à quel poste aligner Diagne : arrière ou demi ? On lui reconnaît d’abord des qualités défensives, notamment contre les meilleures équipes. En 1931, lors du match annuel disputé face à Arsenal, il accomplit, au poste de demi, « un labeur destructeur très considérable qui lui valut les compliments les plus flatteurs des dirigeants d’Arsenal29 ». Mais il sait aussi progresser. Hanot, encore lui, note au mois de février 1933 après un match Paris-Prague, qu’« il n’est plus seulement briseur de jeu mais […] est devenu constructeur » en alimentant « fort bien […] son ailier et son intérieur30 ». Hanot le voit même trouver « la consécration au poste de demi-centre. Quel malheur, pour lui, pour ses coéquipiers et pour le public, de le voir exilé à l’arrière, où il n’a vraiment que faire31 ». Il est vrai que Diagne a bourlingué dans les lignes du Racing au point que Marcel Rossini trouve qu’on le « met décidément à toutes les sauces32 ». De fait, il a été aussi aligné au poste d’ailier-droit, d’avant-centre et même de gardien de but pour pallier les insuffisances de son équipe. Lors du derby parisien Red Star-Racing, le journaliste Alex Ballu relève :

« que les avants audoniens savent faire preuve de plus de mordant que ceux du Racing… à telles enseignes qu’il fallut que ce grand escogriffe de Diagne, qui joue arrière, vint rentrer lui-même le but égalisateur. Diagne, qui fut tour à tour gardien de but, arrière et demi, révélerait-il aussi des qualités d’avant33 ! »

11Au vrai, sa première expérience au poste de gardien est inégale. Elle commence en novembre 1932 contre le Club Français quand Tassin le gardien du Racing doit sortir blessé. « Sous le regard inquiet de M. Bernard-Lévy [sic]34, le brun Diagne, gouailleur selon son habitude, alla occuper le poste de gardien de but35. » Avec succès ou la chance du néophyte. Mais, selon L’Auto, lors d’un huitième de finale de Coupe de France disputé à Grenoble en février 1933, le « Racing Club de Paris dut, à l’insuffisance de son gardien de but, Diagne, de perdre un match qu’il avait à sa portée, puisqu’il mena un moment par 3 buts à 136 ». Et Le Miroir des sports de renchérir et d’expliquer :

« Il est responsable des quatre buts marqués par les Montpelliérains. Il a donné l’impression d’un arrière, d’un demi ou d’un avant brusquement transplanté entre les poteaux de buts et si peu adapté à son nouveau rôle qu’il oublie de se servir de ses mains, de plonger, de détourner du poing le ballon, de le bloquer sur la poitrine. On a rarement vu un gardien si dépaysé, si gauche, si incapable de suivre le jeu, de prévoir les shots, de dégager son champ de vision37. »

12Même constat pour certaines de ses prestations sur le front de l’attaque. Après la défaite du Racing à Lille, en septembre 1932, Gabriel Hanot remarquait :

« Diagne, qui passe pour un fétiche, termina avant-centre. Il avait marqué les deux buts six jours plus tôt contre Hyères ; mais les miracles, n’est-ce pas, ne seraient plus des miracles s’ils n’étaient trop souvent répétés38. »

13Il n’empêche, Raoul Diagne gagne progressivement la confiance de ses pairs jusqu’en équipe de France, à commencer par Étienne Mattler, avec qui ainsi que Georges Verriest, il aurait constitué l’un « des trois donjons défendant le but de Llense39 », après que l’équipe de France a adopté le WM40.

14En 1939, dans un feuilleton consacré à sa vie et carrière, mis en forme par le journaliste Jacques De Ryswick, Mattler, le capitaine du FC Sochaux et de l’équipe de France se fait catégorique :

« Raoul Diagne est un athlète-né, un footballeur naturel et… complet. Ne l’a-t-on pas vu à tous les postes, dans l’équipe de son club, le RC Paris. Voici quelques saisons, il fut même sélectionné comme… gardien de but de l’équipe de Paris. Mettez Raoul à n’importe quelle place, vous êtes certain qu’il s’y comportera très bien. Personnellement, j’ai toujours eu une très grande confiance en lui, soit lorsqu’il jouait à mes côtés, soit devant moi, au poste de demi gauche, qu’il occupe maintenant dans l’équipe de France. Diagne est l’un des footballeurs les plus difficiles à passer et un homme ne s’affolant jamais, sachant garder son sang-froid dans les moments les plus critiques. Cela compte beaucoup en football, vous savez. Et les joueurs de ce tempérament sont souvent très précieux pour leur équipe41 ! »

15Un an plus tôt, Il Littoriale, l’organe du très fasciste Comité olympique national italien notait que lors du match France-Italie (1-3) de Coupe du monde Diagne, critiqué par la presse française qui lui préférait Bastien, avait « suscité une grande impression » chez les Transalpins42. Si l’éloge n’allait pas sans ambiguïté au moment où la politique raciste de l’Italie fasciste « se construisait dans l’empire43 », il rappelait aussi des réticences françaises qui n’étaient pas que sportives.

Joséphine, mon z’ami, ou le Négus ?

16Dans ses mémoires, Henri Salvador se souvient de son arrivée à Paris à l’âge de sept ans au milieu des années 1920 : « La France d’alors, sans connaître la cruauté criminelle du racisme américain, vivait néanmoins dans une ségrégation tacite, bien hypocrite, enrobée dans les manières de la politesse latine44. » De fait, le « racisme à la française roulait donc plus volontiers dans le Y a bon Banania que dans des agressions plus violentes et physiques. Il s’en tenait à des interpellations de ce style, écrit encore le guitariste et chanteur.

« — Salut, négro !
— Ça va, blanchette ?
Ces formules de courtoisie, agréables à recevoir, surtout quand on mesure un mètre vingt et qu’on pèse trente kilos, j’en ai bénéficié un certain nombre de fois et j’ai particulièrement apprécié certains affronts qui sont restés collés dans le fond de ma mémoire45. »

17Le jeune Henri Salvador n’en eut toutefois pas le monopole et même un athlète de la stature de Diagne put en souffrir. À une époque, où la taille moyenne des conscrits français n’est que de 1,675 mètres46, son mètre 87 pour 78 kilos atteint presque le maximum enregistré (1,89 mètres)47 et détonne. Dès ses débuts, on souligne « la longueur de ses jambes et leur déploiement en ciseaux pour les arrêts48 » qui lui permettent de ratisser de nombreux ballons. En 1937, il pose torse nu, abdominaux saillants, effectuant différents exercices physiques recommandés par l’athlète Géo Charles aux lecteurs du Miroir des sports49. Même s’il est resté un gros fumeur, il a fait fructifier ses dispositions physiques tout au long de sa carrière car, selon Hanot :

« Chaque fois qu’il engage la lutte pour le ballon en l’air, il remporte la victoire. Qui mieux est, Diagne a amélioré de cent pour cent son jeu de pied. Ses passes sont effectuées rapidement, et elles trouvent leur destinataire50. »

18Mais la fascination ne va pas sans préjugés raciaux. Le mot « nègre » est parfois accolé à son nom, sans compter des surnoms que résume dès 1932 le journaliste Mario Brun dans Match :

« Son teint fortement coloré lui a valu plusieurs sobriquets qui ont fait la joie des stades. Naturellement, on l’a surnommé tout d’abord “Joséphine” parce que, très souple, ses attitudes sur les “grounds” s’apparentent parfois à celles de la célèbre danseuse. Peut-être aussi parce que, comme elle, Raoul possède un gentil petit guépard, dénommé Rosso. Il l’a ramené tout dernièrement du Sénégal et l’a si bien apprivoisé depuis, qu’il peut l’emmener en toute quiétude partout où il va. On l’a aussi baptisé “mon z’ami”, surnom qu’il partage avec Embarek du Club Français, Vegin du H.A.C. et Issembé de l’O.G.C. Nice. C’est bien de toutes les appellations celle qui lui convient le mieux, celle qui traduit le plus exactement le caractère loyal et sympathique de ce grand garçon rieur, de cet excellent joueur51. »

19L’actualité vient suggérer un autre surnom. En octobre 1935, au début de l’invasion de l’Éthiopie, lors du derby parisien à Saint-Ouen contre le Red Star, « comme l’arrière-garde du Racing dominait la situation de la tête et du corps, un spectateur des populaires l’appela le Négus52 ». Cinquante nuances de noir serait-on tenté d’écrire pour évoquer l’imagination fertile de journalistes qui évoquent le « Nègre53 », « le brun Sénégalais54 » ou le « plus que brun Diagne55 » et son « teint patiné56 ». Le joueur, tout à la fois habitué aux beaux quartiers et titi parisien, sait jouer de cette forme de « distinction » via ce que les commentateurs prennent pour des excentricités révélant ses origines africaines. Ainsi, en 1932, lors du match Racing-Arsenal, on lit dans les colonnes de L’Auto :

« Diagne, l’immense et sombre fils d’une Excellence d’hier et… sans doute de demain, reçoit, tout d’abord un accueil sympathique. On aime sa silhouette dégingandée, sa féline silhouette. Mais on s’étonne de ce bonnet de bain ciel et blanc, saugrenu, hétéroclite. Que cache-t-il ? Est-ce pour protéger une savante indéfrisable des ondées automnales ? Est-ce une réminiscence de la coiffure de guerre des aïeux ? Cela dissimule, paraît-il, un pansement. Il fallait y penser57 ! »

20De l’aveu même de la presse, il doit compter avec les commentaires racistes proférées depuis les tribunes. Ainsi, en mai 1935, lors d’un des premiers matchs disputés en nocturne le 18 mai 1933 au stade Buffalo et opposant le Racing Club de Paris à l’Urania Genève, Diagne, peu en jambe ce soir-là58, est la cible d’attaques lancées depuis les populaires où il « ne compte pas que des admirateurs, loin de là59 ». Pour que les spectateurs puissent suivre le jeu dans la nuit éclairée par des projecteurs, le ballon doit être blanchi toutes les dix minutes, un « mécontent cria :

« — Blanchissez Diagne aussi !
Expliquant à ses voisins :
— On ne le voit plus, cette mi-temps60. »

21S’ensuit, de la part d’un autre spectateur, la même accusation formulée quelques années plutôt par L’Humanité : « Vous comprenez, ils mettent ce nègre dans l’équipe parce que son père est député. » Conclusion du Miroir des sports, qui ne dit mot du racisme : « Compétence et documentation, en vérité. La vogue d’un sport lui gagne parfois des admirateurs dont il se passerait volontiers61. »

22De son côté, Diagne se montre magnanime et met la vindicte populaire sur le compte du « vieux ressentiment du public sportif de la capitale pour un club considéré comme aristocratique, fier, fortuné et pourvu de moyens d’action supérieurs à ceux des autres clubs. Et j’étais leur tête de Turc62 ! ». En tout cas, les journalistes ne sont pas immunes, eux aussi, de certaines préventions. Ainsi, ce commentaire paradoxal de L’Auto à propos de la performance du joueur lors de Racing-Arsenal (2-5) en septembre 1932 : « Diagne fut d’une inertie et d’une maladresse inconcevables. Galey, bien pâle en première mi-temps, prit par la suite plus d’assurance et amena un but excellent. Il fut loin d’être aussi faible que Diagne » qui pourtant reprend un centre de son partenaire et place « un shot imparable. L’exploit, très joli, du reste, est très applaudi63 ».

23Dans la seconde moitié des années trente, Diagne devient la cible de L’Action française qui critique le nombre de naturalisés et de joueurs d’origine étrangère évoluant dans le championnat de France professionnel et l’équipe de France. Les attaques s’adressent d’abord au Racing Club de Paris lors du match Paris-Budapest de décembre 1935 : « Paris jouait avec quatre étrangers, Sas, Stabile, Jordan, Halt, sans compter le nègre Diagne64. » La constatation est réitérée l’année suivante : « Le Racing est formé de façon assez curieuse. Trois étrangers hors classe, le gardien de but Hiden, le demi-centre Jordan, l’avant Kennedy. Deux Africains, l’arrière Diagne et l’avant-centre Couard ; et six Français, dont deux remarquables, le demi Delfour et l’avant Veinante65. » Sans doute le fait que le club soit dirigé par un homme d’affaires israélite parisien, Jean-Bernard Lévy, n’est pas étranger à une attaque qui classe Diagne parmi les étrangers puisque, en tant que « nègre », il serait inassimilable. Le même propos est tenu à l’égard de l’équipe de France qui ne doit compter que des Français de sang :

« Il nous répugne de voir dans l’équipe nationale des naturalisés de la veille ; nous souhaiterions même voir réserver pendant au moins une génération le cas des Polonais nés et élevés en France ; à l’inverse, Duhart est de notre sang ; il n’a qu’à revenir s’asseoir à la table, il est chez lui, et sa place est gardée66. »

24Un raisonnement par l’absurde puisque selon le quotidien de Charles Maurras : « On peut en arriver à concevoir une équipe de France dont les onze joueurs ne parleront que l’espagnol. » La flèche du Parthe est finalement réservée au milieu gauche des Bleus : « On pourra faire une exception en faveur de Diagne. Il servirait d’interprète67. »

⁂

Épilogue : Raoul Diagne après Raoul Diagne

25Le 28 janvier 1940, Raoul Diagne joue son dix-huitième et dernier match sous le maillot de l’équipe de France. Il est alors sous les drapeaux et a été affecté en Alsace où ses dirigeants lui font parvenir le ballon du match de début de saison Racing-CAP68. Lors de la débâcle, il échappe au sort des 1,6 millions de soldats français prisonniers en Allemagne. Il part jouer en zone Sud, au FC Toulouse, dont il devient le capitaine. En 1941, il remporte avec lui la finale de la Coupe de France de zone non occupée. En 1942, il passe à Annecy où il tente de mettre sur pied une équipe de haut niveau, tout en gérant le bar Au Coup Franc avec un ancien coéquipier du Racing, Eddy Weiskopf, footballeur juif hongrois naturalisé français en 1939. Dénoncé fin 1942, Weikopf est obligé de fuir avec sa femme et ses enfants69.

26Pendant ces années sombres, Diagne fait désormais figure de référence, « demi-aile de classe internationale70 » encore aligné lors d’une rencontre Équipe zone non occupée-Suisse B (3-4) à Lyon en novembre 1941, grand spécialiste et « partisan du WM71 ». Il n’est plus question du « Négus » ou de « Joséphine ». Quand le nageur Jean Taris se souvient du temps où il était le goal de l’équipe de football du lycée Michelet dont l’avant-centre et « as » n’était autre que Diagne, il se rappelle un autre surnom, celui d’« araignée72 », en référence aux grands segments du futur international. Néanmoins, ses origines africaines ne sont pas totalement oubliées. Selon Gabriel Hanot, au cours du match joué dans la capitale des Gaules, il aurait, lui l’« ami de la chaleur et des terrains secs », « beaucoup souffert de la pluie transversale et du vent d’ouragan qui sévissait73 ». Affirmation évidemment un peu gratuite si l’on songe à son enfance et à sa carrière passées dans l’humide région parisienne. On relève aussi que, « malgré la crise du tabac, Diagne, ne délaisse pas la cigarette. » Lui-même admet fumer la veille des finales et des matchs internationaux « ni plus ni moins que les autres jours, soit deux paquets », ce qui fait beaucoup en période de rationnement. Et le journaliste Victor Denis d’ajouter que « nul dirigeant, nul entraîneur n’a encore pu forcer Diagne à restreindre sa consommation de cigarettes74 ».

27Après un passage à Nice, Diagne gagne le Sénégal en 1946 pour y retrouver son frère aîné « médecin-commandant75 ». Il a laissé en métropole sa femme et sa mère qui « sont tellement parisiennes76 ». Il s’occupe à Dakar et Gorée du développement du football local stimulé par la création de la Coupe de l’AOF, qu’il remporte à la surprise générale comme entraîneur et joueur de l’US Gorée face à la Jeanne d’Arc de Dakar. Même si la Seconde Guerre mondiale, la conférence de Brazzaville ou la création de l’Union française ont conduit à infléchir le discours colonial, Raoul est implicitement décrit comme le continuateur sur les terrains de football de l’œuvre de son père. Pour L’Équipe le fait qu’il l’emporte avec l’US Gorée ne relève pas du hasard puisque la « petite île […] fut le berceau de la colonisation française au Cap Vert77 ». Et Diagne, l’assimilé, ayant « rechaussé les souliers à crampons et, au poste de demi droit, […] exerça une influence prépondérante sur le jeu78 ». Il se fait le parrain de jeunes joueurs africains comme « le noir Gaulon élève de Diagne79 » né à Cotonou et qu’il découvre dans les rangs du Sporting Club de Dakar et qui fait carrière en métropole au Red Star et au Stade rennais. La trouvaille de Diagne s’est bien adaptée au championnat professionnel80 et son mentor peut aussi recommander l’Algérois Mustapha Zitouni au Stade Français81. L’avis de Diagne compte et on ne l’a pas oublié le joueur. En novembre 1946, France Soir a donné de ses nouvelles après une opération à l’œsophage82. On rappelle les louanges de Hugo Meisl, pour qui Raoul Diagne aurait été « le plus grand défenseur d’Europe83 ». Avec un brin de nostalgie du côté de Paris, l’on évoque « Dupuis-Diagne, une paire d’arrière de classe qui reçut la consécration internationale et que le Racing regrette84 ». Quant au retraité Fred Aston, il se rappelle : « Quand j’étais acteur, mon plus grand ennemi était le trac que me causait Raoul Diagne85. »

28La figure du « grand diable » noir Diagne s’efface devant l’ancienne vedette présente dans les tribunes lors des grands matchs, puisqu’il revient en Europe en 1949, après avoir été classé second au stage des entraîneurs fédéraux86. Mais les années 1950 sont celles d’un professionnalisme recrutant à tour de bras au Maghreb, puis en Afrique subsaharienne. Diagne n’est vraiment plus une exception. Dans les livres sur le football parus au début des années 1960, on ne retient que ses qualités de joueur comme Jacques Ferran pour qui il a été « footballeur racé, adroit et tenace, dont les longues jambes parvenaient toujours à ratisser le ballon. Il était également un excellent gardien de but (sélectionné de Paris). 18 sélections de 1931 à 194087 ». Jean-Philippe Réthacker se fait plus elliptique : « Raoul Diagne. 18 sélections de 1936 à 1938 [sic]. R.C. Paris, Toulouse. Long, souple, il était très difficile à tromper et à déborder88. » L’ancien homme à tout faire du Racing commence à sortir de la mémoire nationale du football, d’autant qu’il a joué à une période de vaches maigres que la génération de 1958, puis celle de Platini, ont reléguée aux oubliettes. Toutefois, historiens et journalistes évoquent à nouveau la longue silhouette de celui qui est décédé à Créteil en 2002, quatre ans après l’épisode de la France Black-Blanc-Beur89, dans le contexte d’interrogation sur l’identité française, et plus largement, de l’émergence des footballeurs africains.