Un boxeur bien plus « marseillais » que « nègre »

6Joseph Youyou débute au Casino de la Plage, du côté du Prado, en décembre 1919, sur un rythme soutenu mais coutumier à l’époque : trois combats en dix-sept jours. Le 4, il fait un nul face à un Marseillais de naissance, Antoine Larnac, boxeur d’envergure régionale. Le 7, il vainc Gonard. Le 16, son second match avec Larnac aboutit à un autre nul.

7D’emblée, le jeune homme est ainsi à l’affiche d’un des quatre principaux lieux dévolus au noble art à Marseille avec les Arènes du Rond-Point du Prado, le Comœdia-Cinéma et le Wonderland. Ces espaces vibrent, affirment alors les journalistes, de l’enthousiasme et de la fidélité d’un large public. L’attachement des Marseillais pour la boxe est tel que la ville a été une des premières, avec Lens et Bordeaux, à voir l’actualité pugilistique renaître au cours de la Grande Guerre. C’est dans ce climat porteur que Joseph Youyou répète ses gammes. Climat qui donne naissance à de nouvelles pousses de la boxe tenant souvent « l’affiche » à Paris12.

8Être boxeur et marseillais constitue donc une identité, une réputation pugilistique forte dont on ne retrouve l’équivalent qu’à Paris et, parfois, dans le Nord. Les promoteurs se saisissent d’ailleurs de la rivalité Paris/Marseille pour promouvoir leurs salles, leurs teams. Les soirées de boxe « Paris vs Marseille », sont prisées et hautes en couleur, pour peu qu’elles soient, comme en 1922 au Ring de Paris, données au rythme de l’orchestre de Jean Flor, chanteur vedette consacrée à l’Alcazar, grande scène marseillaise, avant de l’être à Paris.

9Le portrait médiatique de Joseph Youyou est donc tout imprégné de ce contexte. C’est à Marseille qu’il forge le socle de sa notoriété : de 1919 à 1921, il monte 28 fois sur le ring13. Il est avant tout présenté comme Marseillais. Témoin les propos de L’Auto peu après son installation à Paris. Il vient d’affronter Louis Carbonnel Salle Lancry (un nul, une victoire) et s’apprête à boxer un homme d’expérience, Paul Manceau, un temps challenger d’Eugène Criqui, champion de France en septembre 192114. On lit :

« Si Youyou ignore la grande célébrité sur les bords de la Seine, en revanche, dans le Midi, et particulièrement à Marseille, il s’est imposé comme une vedette. La patrie des Poutet, Barrick, Léonard, etc., tient-elle avec Youyou sa nouvelle étoile ? Il est permis de le penser : il est surtout permis de croire que Youyou va tout faire pour remporter une victoire éclatante15. »

10Quelques jours plus tard, on apprend que Joseph Youyou, « encore très peu connu des Parisiens », fait des « progrès demandant à être suivis de très près » et a disposé de Manceau avec « une parfaite aisance », renforçant son statut de « comingman16 ». Pour ici, soulignons surtout une boxe marseillaise aux reflets d’une population locale aux origines variées. Dans ces lignes sont désignés, au-delà de Youyou, non seulement deux Français de souche, mais aussi Constant Barrick, de son véritable nom Constantin Di Rocco, un Italien représentant la principale nationalité étrangère de la ville17. Soulignons également qu’on voit ces boxeurs comme des vedettes marseillaises. Soulignons enfin que Joseph Youyou est défini comme membre en devenir de la nébuleuse pugilistique phocéenne et pas comme homme de couleur, ce qui est une antienne ailleurs que dans L’Auto. Certes, il est désigné, la plupart du temps, par l’expression « Nègre Youyou ». Ce nom de ring, forgé par l’entourage du boxeur ou par la presse, le définit bien par sa couleur et, in fine, par un statut renvoyant à la charge raciale et négative du mot « nègre18 ». Pour autant, aucune procédure n’insiste sur sa couleur ou ne s’appuie sur elle pour faire valoir des qualités ou pour déployer une quelconque critique ; et quand L’Auto parle du « petit nègre Youyou19 », cela renvoie au fait qu’il était un athlète assez frêle. Pour le reste, les plumes parisiennes insistent bien plus sur sa juvénilité – « le jeune nègre Youyou20 » – que sur sa couleur.

11En fait, cette absence de focalisation sur sa couleur remonte à ses débuts. En 1919, la presse marseillaise, peu prolixe, ne s’y arrête pas. Le Petit Provençal ne le dit ni nègre ni noir. Il est Joseph Youyou21, un « rude cogneur22 ». Le Petit Marseillais n’insiste pas plus – pas plus d’ailleurs que sur un rôle éventuel d’ambassadeur phocéen relevant d’une construction parisienne23. Les années passant, ce topique sera maintenu, à l’instar du Petit Marseillais soulignant sa « grande combattivité » plutôt que toute autre chose24.

12En somme, à la charnière de 1921-1922, lorsque le boxeur laisse espérer une belle carrière aux observateurs, aucun discours dépréciatif ne se fait jour. L’accueil que lui fait la presse généraliste tient en deux mots : curiosité et neutralité. Le Petit Journal, Le Figaro, L’Écho de Paris, L’Homme libre et bien d’autres quotidiens parisiens parlent de sa valeur, de ses résultats, d’un futur qu’on pense brillant, non de son identité25. Même constat dans la presse sportive, à l’image de L’Auto. Quoique n’étant pas toujours tendre avec les « nègres26 », le quotidien ne se lasse pas, au rythme des apparitions du boxeur au Ring de Paris d’en faire l’éloge, celle d’un Marseillais venu cueillir de « nouveaux lauriers27 » dans la capitale. On y publie aussi son portrait en images, d’abord au crayon et sans recourir aux traits usuels de la caricature comme les grosses lèvres (15 décembre 1921), puis photographique, plus souvent que celui de ses adversaires blancs. Rien d’une procédure excluante donc visant à gommer la présence des noirs dans le champ sportif. La presse de province, sur la même ligne, renvoie à Marseille et à sa tradition de boxe cosmopolite, pas à son origine et à sa couleur.

13Jusqu’à la fin de sa carrière, Joseph Youyou ne cessera d’être représenté par la presse parisienne comme marseillais avant tout28. Elle dit souvent comment, du ring aux tribunes, les pugilistes Marseillais séduisent un public comprenant parfois, ce qui ne gâche rien, des vedettes du music-hall phocéen ayant conquis Paris, tels Scotto, Lubersac et Trecki, au point que certaines salles, comme le Continental Boxing Club, finissent pas avoir des allures de « Canebière29 ».

14Sous le jour de « l’imaginaire de la différence30 » associée à Marseille, Joseph Youyou est donc un ouvreur. Nombre de sportifs marseillais ou assimilés, issus d’Afrique du Nord et d’Afrique noire, ont en effet été les ambassadeurs d’une identité partagée renvoyant à la richesse du creuset migratoire et à la farouche Marseille31. Notre boxeur fut parmi les premiers. Ceci étant, cette représentation relève de la presse parisienne, non de la presse marseillaise et provençale.

Un « espoir » plutôt qu’un « espoir noir »

15Joseph Youyou n’en reste pas moins désigné dans plus des deux tiers des cas comme le Nègre Youyou, parfois comme Youyou, Joe Youyou et plus rarement par son véritable patronyme. Il arrive aussi qu’il soit présenté avec une légère insistance sur sa couleur. La plupart du temps, elle renvoie à la mise en scène de la rivalité boxeurs blancs/noirs, laquelle s’inscrit dans une histoire longue d’une grosse quinzaine d’années. Ainsi, en février 1922, lorsqu’il s’apprête à défier Marcel Devevey, il est représenté par L’Auto, comme « l’espoir noir » face à « l’espoir blanc32 ». Effet de rhétorique récurrent renvoyant à l’instrumentalisation médiatique et entrepreneuriale des couleurs comme lors de cette soirée d’octobre 1922, sur la scène du réputé Ring de Paris, où la parabole est activée sans nuire à l’idée d’un « vrai » et bon « gala33 ». De fait, à partir de début 1922, Joseph Youyou appartient au team de Louis Anastasie, manager et promoteur de boxe, directeur du Continental Sporting Club, dont la quinzaine de boxeurs est souvent programmée au Ring Parisien et au Stade Anastasie34. Or, dans cette équipe comme dans d’autres se côtoient noirs et blancs, à cause de leurs talents et sans doute aussi à cause du pouvoir d’attraction lié au frottement des origines : couleurs de peau, racines marseillaise ou parisienne, française ou italienne, etc. Les remarques sur la couleur du boxeur relevant de cette mise en scène lucrative et attractive vis-à-vis des lecteurs et des spectateurs sont du reste marginales.

16D’autres mentions renvoient-elles à une représentation racialisante, stigmatisante ? À de très rares et légères exceptions, non. Fin 1921, Bonsoir associe Joseph Youyou à un stéréotype usuel dans la définition de la boxe noire : le manque de technique (« boxe confuse ») et la vivacité (« mobilité extrême ») et, ce faisant, force et faiblesse à la fois, au caractère imprévisible des boxeurs de couleur35. Mais de telles remarques, outre qu’elles sont exceptionnelles, ne sont jamais assorties de réflexions dévalorisantes et souvent contrebalancées par l’idée que l’absence d’académisme est une force, assurément, par l’idée aussi, hors de toute considération technique, que Youyou sera bientôt un boxeur « de première catégorie36 ». Pour aller plus loin : jamais ses défaites ne libèrent une parole mobilisant le topique raciste de l’inconsistance nègre. On souligne au contraire, pour ses adversaires, que le fait d’avoir raison de lui constitue une référence37. Au fond, rien ne gâte le plaisir de ses apparitions sur le ring.

« Nous allons voir demain, dans le cercle enchanté, deux hommes tellement près l’un de l’autre […] qu’il est impossible de faire un pronostic. L’un deux, le nègre Youyou, est venu à Paris cueillir de nouveaux lauriers. Nous l’avons vu triompher d’hommes de classe. Il vient de faire match nul à Marseille avec Cassini le champion de France militaire. L’autre, c’est la révélation actuelle, Devevey […]. Nous reviendrons demain sur cette soirée, une des plus belles données sur le ring de la jolie salle de la rue Belleville38. »

17Loin de toute question de couleur, il est d’abord vu comme un outsider, un « virtuose39 » capable de « belles démonstrations de jolie boxe40 », l’acteur de « fort jolis combats41 » dont les défaites « accidentelle(s)42 » sont tout à son honneur car il échoue toujours en « courageux43 », comme en juin 1922, face à Eugène Criqui, champion d’Europe des poids plumes. Symboliquement, il n’y a d’ailleurs qu’à cette occasion que l’extrême droite, par la voix de L’Action française, tance le boxeur. Et encore est-ce sans grande ardeur alors que Lucien Dubech, chroniqueur sportif maison, est connu pour la morsure de sa plume. Qu’écrit-il ? Que « l’imprudent jeune Youyou44 » (et non Nègre Youyou) a, à tort, crut pouvoir rivaliser avec le champion. Rien de plus.

18En somme, en 1922 et ensuite, le boxeur n’est pas caricaturé au prétexte de sa couleur. Cela vaut pour la presse spécialisée. Cela vaut aussi pour la presse quotidienne nationale généraliste et politique, du Populaire au Radical en passant par L’Humanité, L’Intransigeant et donc, entre autres, L’Action française.

19De façon significative, lorsque, en septembre 1922, le Français Battling Siki, né à Saint-Louis du Sénégal, fait retentir un coup de tonnerre en volant à l’icône nationale Georges Carpentier sa couronne mondiale des mi-lourds, on fait la comparaison avec Joseph Youyou. Ce rapprochement n’est pas dépréciatif. L’Auto voit dans le triomphe de Siki un « encouragement » pour « battre un véritable champion45 », à étaler « sa brillante classe » de « nègre marseillais46 ». Début 1923 encore, alors que le quotidien sportif n’est pourtant pas tendre avec Siki, aux prises avec la Fédération Française de Boxe et privé de son titre mondial par la ségrégationniste International Boxing Union, Joseph Youyou continue de recevoir les suffrages de L’Auto qui campe un « homme de valeur47 » et omet désormais, de temps à autre, de le dire « nègre ».

20Plus d’un an après son entrée en scène parisienne, Joseph Youyou jouit donc d’une cote qui n’en appelle pas à sa couleur sinon au travers de son nom de ring – lequel tend à être moins usité. On a tôt fait d’oublier ses revers. On ne retient qu’un échec : celui contre Criqui, le « super-as48 ». De là à penser qu’il n’a pas commis « le » crime de lèse-majesté, comme Siki contre Carpentier. Aurait-il été vilipendé s’il avait battu le champion blanc ? Rien ne permet de le penser. Pour le reste, on lui prophétise volontiers et toujours la victoire, par exemple en mai 1923 contre le chevronné Marcel Bucchanieri à qui il donne deux fois la réplique en dix jours, à Rennes et Dijon, avec deux victoires. Les journalistes soulignent alors, comme pour Battling Siki, qu’il est français et auréolé par une décoration de guerre.

Chant du cygne et solidarité interraciale

21Après de solides années en 1921-1923, la carrière de Joseph Youyou devient moins dense et moins brillante. Fin 1923, il a combattu plus de quatre-vingts fois pour 60 % de victoires. En 1924, ce chiffre s’effondre : en 21 combats, il subit dix défaites et neuf nuls. Ses belles heures sont derrière lui. En 1925, déjà freiné par ses problèmes de vue, il ne combat qu’à huit reprises pour deux victoires, obtenues à Lisbonne et Porto en début d’année. Ce seront les dernières.

22L’année 1926 est quasi blanche avec un seul combat donné dans les frimas de décembre, à Cherbourg, qu’il perd contre Kid David, un boxeur d’envergure régionale seulement. C’est le chant du cygne. Il tente de se relancer en 1927 en écumant la France, l’Angleterre, l’Italie et l’Espagne pour onze combats, neufs défaites et deux nuls. Enfin, le 27 octobre 1929, souffrant toujours de graves problèmes ophtalmologiques, il se présente une dernière fois entre les cordes, dans la petite commune calaisienne de Frévent, face au Français Albert Beck. Un combat en forme d’ultime pied de nez au mauvais sort, qui aboutit à un nul, finalement un beau résultat vu l’état du boxeur.

23Comment la presse perçoit-elle et restitue-t-elle sa déliquescence ? Moque-t-elle cet homme qui, à partir de 1925, s’évertue à boxer sans jamais gagner ? Voit-on surgir le spectre d’une critique racialisée liant ses échecs répétés, sa vaine obstination, à sa couleur de peau ? Le portrait plutôt aimable, voire laudateur, des années 1921-1923 résiste-t-il à ce naufrage ?

24Principal élément de réponse à toutes ces questions à la fois : l’effondrement du nombre de mentions de Youyou dans la presse ne permet tout simplement pas de trancher sur ces différents points. Le boxeur a beau continuer, avec une évidente vaillance, à enfiler les gants, à faire des milliers de kilomètres, à vendre chèrement sa peau, d’évidence, les rédactions n’estiment plus nécessaire de faire imprimer son nom. Le désintérêt l’emporte sur toute tentation critique et sur toute tentation à l’encouragement. Fin 1923 déjà, certains prophétisaient ce déclin et assumaient in fine d’être moins attentifs. Au lendemain d’une défaite contre Gus Lacourt au Stade Anastasie, le rubricard sportif de L’Intransigeant le réduisait à une « notoriété » du passé49. En 1924 et en 1925, rares sont les recensions allant au-delà de l’annonce lapidaire de ses matches nuls et, surtout, de ses défaites. Aucun commentaire. En décembre 1926, lorsqu’il fait sa « rentrée » aux championnats des France des mouches, après un an sans combat, L’Auto ne juge utile ni de le stimuler ni d’émettre le moindre pronostic ni encore de rappeler son palmarès50. Même son de cloche chez les généralistes : La Presse annonce, en novembre, que « le nègre Youyou » va faire sa rentrée au Sporting Club de Paris51. Rien de plus. En 1927, c’est le même désert informationnel alors qu’il monte sur les rings parisien, madrilène, romain et, tout aussi souvent, sur des tapis de troisième division en province, comme à Auchel dans le Pas-de-Calais. Il devient fantomatique, du moins jusqu’à ce qu’en novembre 1927, au lendemain d’une sèche défaite par KO infligée par le modeste Italien Luigi Quadrini, à Pise, il soit hospitalisé à Milan où les médecins tentent de sauver sa vue. Alors on se remobilise, à l’instar de L’Intransigeant qui souligne que ses derniers adversaires transalpins, Aldo Linz, alias « Le Cyclone des Alpes », et Luigi Quadrini, montent un combat de « charité au profit du malheureux boxeur qui, rappelons-le, avait connu la notoriété à Paris52 ». Le malheur qui s’abat sur le boxeur n’appelle pas d’articles mémorialistes rappelant sa gloire passée. On souligne l’élan de solidarité du milieu, comme L’Auto qui révèle plusieurs fois des gestes de soutien, tel celui d’André Routis, champion de France et d’Europe des poids coq (bientôt champion du monde) lui remettant une prime de combat de 500 francs53.

25Un an plus tard, alors que le boxeur est totalement sorti du radar médiatique, on rappelle de nouveau son funeste sort en une période où les cas de cécité dus à la boxe se multiplient (chez Francis Charles, Elky Clarck, John French, Sam Langford notamment) et alarment les amateurs54. De nouveau, on se mobilise. La presse promeut le « Gala Youyou », présidé par le comédien Léon Bélières. Il se tient début juin avec quatre combats entre boxeurs blancs : Egrel vs Delarge (Egrel laissant 500 francs, un quart de sa bourse, à son condisciple à demi-aveugle), puis Deprez-Nions, Pastillon et Hokensen, Holtzer et Steverling.

26Entrées, dons, souscriptions… Le gala dégage finalement un bénéfice de 36 000 francs versé à Youyou (comparable à environ 4 ans de salaire ouvrier). On n’atteint pas les 66 000 francs du Gala Francis Charles, six mois plus tôt, mais cette somme vient adoucir, insistent les journalistes, le destin d’un boxeur courageux qui aura encore le cran de monter sur le ring en 192955. Cet élan de solidarité en augure d’autres, envers des boxeurs blancs et noirs, à l’instar de l’Ivoirien Jean Topaz, alias John French. S’il a été sportivement oublié après 1925, Joseph Youyou ne fut donc pas abandonné, d’autant qu’on sait que cette solidarité pugilistico-médiatique dura jusqu’en 1930, avec une autre soirée de gala organisée au Cirque d’Hiver56.

⁂

27Au-delà de 1929, on ignore le destin de Joseph Youyou. Reste l’image d’une carrière somme toute fugace, du moins en ces belles heures, au cours de laquelle le seul élément l’ayant enfermé dans sa négritude est son nom de ring : « Le Nègre Youyou ». Comme dans bien d’autres cas chez les boxeurs, les lutteurs, voire les cyclistes, cet effacement du prénom est fréquent. Il constitue un voile déposé sur des personnages ne méritant pas d’une pleine identité57.

28Cette analyse ne résume cependant pas tout, loin de là, de l’accueil fait à un boxeur qui n’a jamais été réduit négativement à sa couleur. À l’aune du récit médiatique et, donc, de l’image que purent s’en faire les lecteurs (aficionados de boxe en premier lieu), Joseph Youyou fut surtout (re)présenté comme un bon boxeur marseillais, comme un ambassadeur de la boxe marseillaise. Mais cette dimension ressort de la presse parisienne et nationale, pas de la presse locale. La définition de Joseph Youyou, sous cette perspective, révèle une cassure entre les représentations marseillaises (il y est un bon boxeur seulement) et parisiennes. Pourquoi ? Peut-être parce que même si Marseille, ville d’immigration, accueille des populations étrangères, dont des marins africains, d’assez longue date58, ces derniers ne sont pas assez assimilés, inclus, pour être investis d’un rôle d’ambassade. N’oublions pas, en effet, que toute mosaïquée qu’elle soit, la cité phocéenne est traversée par de forts vents xénophobes au souffle parfois violent59. Ajoutons qu’en 1922, lorsque Battling Siki triomphe de Carpentier, on fait ce même constat : la presse phocéenne ne revendique pas que le boxeur a été formé à Marseille. Sans doute en alla-t-il de même pour Joseph Youyou. Pour autant, pas un mot dans la presse méridionale n’accrédite l’idée du rejet d’un boxeur représenté négativement parce que, selon le mot d’Albert Londres, ressortissant de la « légion étrangère sociale » de Marseille, porte du Sud60.

29Tant à Paris qu’à Marseille, le destin chaotique de Joseph Youyou ne rima donc avec aucune procédure de racialisation. Ceci renvoie, pour la cité phocéenne, à l’étude de Sylvain Pattieu sur les souteneurs noirs marseillais : il convient en effet, nous dit-il, de se garder d’une « ethnicisation totale du trottoir marseillais et des conflits qui découlent de son contrôle », et d’ajouter que si les souteneurs « sont désignés en fonction de leur couleur de peau, il n’y a pas trace de dénonciation par la presse ou la police d’une criminalité noire spécifique61 ». Sous un jour concordant avec cet état de fait et dans l’ordre des représentations médiatiques, la pratique pugilistique de Joseph Youyou n’a donc jamais fait l’objet de commentaires ethno-racisés que l’on note pour bien d’autres athlètes, et il n’eut clairement pas à souffrir de racisme. Il arriva même, rarement certes, mais cela est notable, qu’à ses plus beaux jours on le francise. Pour autant la lumière portée sur sa vie publique n’éclaire pas la part de sa vie privée. Sous ce jour, son quotidien nous échappe en entier et il n’est pas certain qu’il soit à l’unisson de son portrait médiatique.