Une mention étonnamment coutumière

3Durant cette période, les typographes de L’Auto composent le terme « nègre » un jour sur deux, avec une assez grande régularité dans le temps et une poussée notable en 1907-1909 correspondant à l’entrée en scène de boxeurs étrangers, afro-américains qui retiennent l’attention des journaux et du public. Cette omniprésence surprend, déroute. Pourquoi un tel rythme ? À cause des compétitions sportives où s’engagent des athlètes dits « de couleur » mais aussi, redisons-le, à cause d’un usage non cantonné au sport. Certaines des occurrences font référence à des établissements de restauration, d’hôtellerie, à des noms propres, à la toponymie, à l’odonymie, etc. ; et même à une citation célèbre et très employée alors : « faites comme le nègre, continuez4 ». Elles représentent au total un petit tiers de notre corpus. Les autres, donc une grande majorité, se rapportent aux sportifs « nègres ». S’y ajoutent quelques mentions du mot « négresse », aussi prises en compte, pas une d’entre elles n’ayant cependant à voir avec l’actualité ou l’activité sportive.

Sur le « nègre » non sportif : un cortège de poncifs racistes

4Commençons par dresser le portrait du « nègre » au sens générique. À dire vrai, il ne réserve aucune surprise et s’inscrit dans l’air colonial du temps, puisant sa source dans un ensemble de stéréotypes et de représentations racistes qui seront égrenés, année après année, avec une constance imperturbable et sur tous les sujets. Ces stéréotypes sont dans la droite ligne de ce que les jeunes Français peuvent apprendre à l’école en lisant leur manuel de géographie : « La race noire, surtout africaine, la plus arriérée5. » Cette arriération et cette infériorisation se construisent autour d’éléments divers mêlant, si l’on veut, l’ancien et le nouveau.

5Parmi ceux relevant de l’ancien, il n’est guère surprenant de voir une rédaction conservatrice, dirigée par un homme dont on sait la religiosité, s’emparer d’une référence biblique, en l’espèce la malédiction des fils de Cham empruntée à l’Ancien Testament : « Cirez vos bottes vous-même, ou bien appelez les nègres. L’avenir est là. On ne m’ôtera pas de l’idée que la solution du problème de la domesticité est dans la Bible, et que les enfants de Cham sont désignés pour aider les fils de Japhet aux basses besognes de la vie matérielle6. »

6La référence à l’anthropophagie, topique renvoyant au primitif, au sauvage, à la cruauté ne manque pas à l’appel. En 1903, le parasitologue et explorateur Alexandre Brumpt7 ramène un « nègre » d’une de ses expéditions. L’Auto s’esbaudit. Ses quelques 30 000 lecteurs lisent : « C’est un jeune anthropophage, un pauvre petit gosse de 13 ans, natif de l’Oubangui8. » En octobre 1910, un éditorial lui est à nouveau consacré par l’homme de lettres René Wahl – sous son nom de plume Gabriel Timmory – sous le titre « Le cannibale9 ». L’Auto rappelle ainsi jusqu’à satiété que le noir incarne le terrible danger anthropophagique, de l’auto-dévoration sociale et de la possible dévoration du blanc.

7Sous un registre plus moderne, si l’on peut dire, intervient la litanie des propos plus ou moins menus renvoyant à l’inégalité des races appréhendée comme une norme. On trouve là un mélange bien connu de poncifs, par exemple celui du noir qui épate la galerie avec ses grimaces inimitables (« Séance gaie grâce aux mimes invraisemblables du nègre10 ») et d’autres, plus délétères :

« La hausse du charbon ? Phénomène ethnographique très complexe… question de mode…, le nombre de nègres a beaucoup augmenté ces temps-ci… Vous n’ignorez pas […] que l’on appelle ainsi de malheureux sauvages qui, poussés par leur coquetterie naturelle, se teignent la figure en noir pour mieux faire ressortir la blancheur de leurs dents11. »

8S’y ajoute, dans l’ordre non plus de Cronos mais d’Eros, les paraboles renvoyant à une bestialité associée à l’immoralisme, à la souillure sexuelle et à la crainte panique de la figure du « nègre » assimilé à un satyre : « Amalhou n’est pas beau ; sa physionomie n’inspire pas beaucoup de sympathie et les dames qui le croisent dans les rues s’éloignent de lui rapidement12… »

9Reste, enfin, trait le plus fréquent, l’évocation de la parenté animale, voire de l’animalité.

« Le nègre, un colosse effroyable aux muscles jaillissant sous la peau luisante […] de ses dents larges, le nègre mordait [le serpent] à même la peau couverte d’écailles mais le triple anneau formé par le reptile se resserrait toujours13. »

10Paraboles félines, reptiliennes, simiesques14… Le registre est large et s’inscrit dans ce jeu de passerelle ou de « connivence » entre le racisme « culturel » et le racisme « biologique15 ». Tout est prétexte à cette mise en abîme animalière, à commencer bien sûr par la danse, puisque dans l’ordre des stéréotypes, le noir est supposé pratiquer des chorégraphies improbables, échevelées, des bamboulas – au sens premier du terme16 – animales :

« Certes le cake-walk a sa grâce bestiale ; mais quelle grâce plus humaine, plus noble, devait avoir la danse de l’outre ! Et le poète attristé préférait la danse qui nous rapproche des Dieux à la danse qui nous ramène vers les singes17. »

11Dans la confrontation du sort peu enviable réservé au « nègre » et celui infligé aux bêtes, lors de la Foire du Trône par exemple, la compassion du journaliste ne va pas à son frère humain :

« Il y a trois ans j’ai assisté à un spectacle émouvant, qui se renouvelait d’ailleurs huit fois par jour. Une jeune femme et un nègre dansaient le cake-walk dans une cage. Dans une encoignure, un lion, un tigre et une hyène étaient maîtrisés par un dompteur. Ces trois fauves grondants bâillaient de toute leur gueule, et le dompteur était obligé de les frapper avec sa cravache pour les empêcher de s’endormir18. »

12Méprisés, moqués, réduits à la figure du grand enfant qui peut néanmoins se transformer rapidement en un personnage inquiétant – voire violent et anthropophage –, animalisés sous maintes formes, tel est le triste sort réservé aux Africains, aux Afro-Américains et aux Antillais à travers les nombreuses rubriques de L’Auto. Et encore n’est-ce là qu’un aperçu du rebutant florilège raciste offert par le quotidien. On peinerait à trouver un contre-discours. Certes, L’Auto fait bien référence aux travaux d’un certain docteur Kruss, de l’université de Copenhague, sur les races humaines, qui affirme : « Il semble aujourd’hui bien établi que les hommes de race noire […] sont individuellement doués d’une puissance corporelle supérieure à celle du reste des peuples. » Mais c’est aussitôt pour les enfermer dans une assignation strictement sportive et plus particulièrement pugilistique car « le crâne du noir et son épiderme sont infiniment plus résistants que ceux du blanc19 ». En termes réellement positifs, tout au plus peut-on signaler, en 1904, un article de Victor Forbin, écrivain, voyageur et vulgarisateur scientifique bien connu de la Belle Époque, qui n’hésite pas à affirmer : « à peine daignons-nous reconnaître que le nègre est supérieur au singe, et c’est pourtant aux Africains que nous devons l’art de forger le fer, un art qui est pour ainsi dire la base de notre civilisation moderne20 ». Mais Victor Forbin, qui passa une partie de sa vie à écrire tout en écumant l’Amérique latine, l’Afrique, l’Océanie, qui aimait s’immerger dans l’Ailleurs et célébrer les vertus des autres modes de vie21, est bien le seul à emprunter ce chemin du respect.

13Rien d’étonnant alors, à ce que le journal se prononce ardemment en faveur de l’expansion coloniale au nom des principes de civilisation des « races inférieures », en en profitant pour vouer aux gémonies les adversaires de la « plus grande France » et, à travers eux, l’héritage rousseauiste du « bon sauvage » :

« Aujourd’hui les adversaires politiques de la colonisation crient à tue-tête qu’en portant la science aux nègres et aux jaunes, on leur porte l’alcoolisme, le labeur obligatoire et, mortel. Jean-Jacques supplie, par la bouche des socialistes, qu’on laisse le nègre à ses épidémies, à ses reptiles, à ses sacrifices humains, à ses conquérants sauvages coupeurs de têtes, éventreurs de femmes, incendiaires de villages. C’est à cet état de nature qu’il sied, par compassion, de laisser les Africains. Tant nous sommes influencés par la thèse de Rousseau22. »

14Le « nègre » peut également servir de repoussoir social lorsqu’il est volontairement assimilé aux classes populaires européennes, qu’elles soient paysannes ou urbaines. À travers son image, le quotidien synthétise à la fois sa vision de l’inégalité des races et son mépris de classe, voire sa peur du Grand Soir. Ainsi, en est-il vis-à-vis de paysans polonais lorsque le journal relate la mésaventure d’un aristocrate russe de Pologne dont l’automobile, conduite par un noir, a été endommagée volontairement par eux. On lit alors :

« Le pauvre propriétaire, en fin de compte, fut forcé de réexpédier nègre et voiture l’un véhiculant l’autre, à Varsovie. On prétend qu’il va rédiger un mémoire sur l’infériorité de la civilisation européenne et la nécessité de faire régénérer la Pologne russe par des nègres23. »

15Le peuple ouvrier de Paris n’échappe pas à l’anathème, même s’il n’apparaît qu’en filigrane. Peur enfouie de l’émeute, de l’union hypothétique des « damnés de la terre », moins d’un demi-siècle après la fin de la Commune, une quinzaine d’années seulement après la grande vague des attentats anarchistes. Cela donne par exemple cette parabole :

« On est confondu de voir ce que Paris compte de nègres, qui ne sortent apparemment que les jours d’assauts de boxe, comme il est d’autres visages qui ne se montrent que les jours d’émeute24. »

16En fin de compte, prolétaires, paysans et autres noirs sont ramenés ensembles à une déficience intellectuelle rédhibitoire, à une infra-humanité : « Trop de bêtes raisonnent, et mieux que le rustre ou le nègre25. »

17Au-delà de cet étalage de mépris, voire de haine, patiemment construit, inlassablement répété, transparaissent d’autres réalités tout aussi cruelles, particulièrement dans une publicité transformant les noirs en un argument de vente26. Peu d’images ici, mais des textes édifiants se référant souvent au parler dit petit nègre et à la soi-disant fainéantise naturelle attribuée aux Africains. Témoin cette réclame pour des moteurs automobiles :

« La devise du bon nègre : “Li pas parler pasque li pas vouloir travailler” n’est pas celle des moteurs Vautour qui, endurants, forts et souples, sont si parfaitement silencieux, qu’on croirait qu’ils en sont à… se taire27. »

18Secteur automobile encore lorsque la Société Oléo, fabricante de bougies d’allumage, informe sa clientèle que ces dernières porteront désormais « une tête de nègre28 ». Ces représentations contribuent à répandre l’image d’une « tête abstraite, asexuée, grotesque29 ». Ce faisant, elles participent à la déshumanisation des noirs.

19Cette caricaturale mise en scène d’encre et de papier prend parfois un tour encore plus ignoble, comme en ce mois de septembre 1909, lorsque les « Dernières nouvelles » rapportent un épisode inventé de toutes pièces afin d’offrir aux lecteurs de L’Auto un clin d’œil se voulant comique :

« Décidemment, l’Administration des Postes fait merveille ! On nous signale qu’au nouveau bureau de poste du boulevard des Italiens, si merveilleusement organisé, on vient d’attacher un nègre magnifique, spécialement chargé de tirer la langue sur la demande des clients pour permettre de mouiller les timbres. Ajoutons que pour éviter le collage de la bouche, ce nègre sera soigneusement rincé toutes les heures avec une grosse éponge30. »

20Il est, en revanche, un autre épisode saisissant et ne devant cette fois rien à l’imagination journalistique, qui rapporte l’image d’un des premiers grands boxeurs américains débarqué à Paris, Sam Mac Vea, à celle de ces automates de foire dans lequel, du poing, on éprouve sa force : « Le sourire béat de Sam est une chose exquise. C’est tout à fait le nègre au ventre rembourré des Folies-Bergères, dans quoi tapent, après minuit, de jeunes messieurs en frac31. » On est assez loin ici d’une réalité concomitante : celle du « grand frisson32 » qui saisit les élites amatrices de boxe face à l’arrivée des Américains.

21Cependant, dans une relation répulsion-attraction finalement assez classique, les noirs sont également recherchés comme un ornement valorisant. Ils représentent alors une forme d’exotisme incitant au rêve – voire plus dans les rares cas concernant des femmes –, un symbole de la force brutale domptée et civilisée par les blancs, à l’image de Michel Zélélé33, chauffeur du comte De Dion. Ce dernier imite en cela certains aristocrates européens du xviii^e siècle qui agrémentaient leur suite d’un ou plusieurs serviteurs dits de couleur. Il n’est pas jusqu’au Salon de l’automobile qui ne serve d’exutoire à cette nouvelle mode :

« Tout le monde connaît le nègre du marquis de Dion. Cormier, lui, a une négresse qu’il a ramenée de son circuit Européen-Africain. Voiture 10-chevaux de Dion-Bouton, Cormier et la négresse sont au stand de L’Auto Agence, galerie A, à droite en entrant34. »

22Conséquence inattendue de cet engouement, des entreprises se montrent prêtes à offrir des emplois où la demande de qualification se double d’une référence « raciale » explicite : « On demande jeune hom. 16 à 18 ans, préf. nègre, connaissant très bien démontage pneus, 90 fr. par mois35. » D’autres préfèrent jouer sur le mimétisme social pour se valoriser, à l’image de cet électricien parisien recherchant « un watman nègre36 ». Dès lors, le fait d’être noir peut constituer un argument au besoin déterminant, en renversant le stigmate, dans la recherche d’un travail, à l’instar de l’annonce passée par ce « Jeune chauf., nègre, 26 ans » précisant qu’il parle le français et l’anglais37.

23Les centaines de références à partir desquelles cette première partie a été conçue donnent donc corps à un discours largement méprisant, racialisant et/ou raciste dans lequel le recours au mot « nègre », pour faire référence à une étude pionnière de 1972, a clairement pour objet de « noircir le noir38 ».

Sportifs et champions noirs : une affaire de représentations à géométries variables

24Retrouve-t-on ce discours lorsqu’on se penche, en second lieu, sur la représentation des sportifs ? Comment L’Auto peint-il les athlètes, africains, américains, ultramarins qui, pour un temps ou pour une vie, s’installent en France ? Que dit-on de ceux qui incarnent le plus le « nègre » du sport à l’époque, soit les lutteurs, les cyclistes et les boxeurs ? Que dit-on aussi des autres, coureurs à pied, footballeur et rugbymen qui, en plus petit nombre, incarnent l’altérité dans le champ du spectacle sportif ?

25Au premier abord, on ne note pas foncièrement de différence entre le traitement des sportifs noirs et la mise en scène du « nègre » sous les aspects susdits. Le spectacle sportif est d’abord l’occasion de faire un « bon mot » même si aucun athlète noir n’y participe. C’est le cas lors de la course cycliste Paris-Bruxelles au printemps 1914. Disputée sous une pluie battante, elle aurait pu être une réussite s’il « n’avait fait un temps à ne pas mettre un nègre dehors de peur qu’il ne déteigne39 ». Parfois, le noir ne sert que de faire-valoir dans une mise en scène lourdement marquée du sceau colonial et des zoos humains, comme lors du traditionnel Championnat de la presse des sports organisé par L’Auto en 1903, avec un départ donné par « notre camarade Édouard Nobilé, tout de blanc vêtu, coiffé du casque colonial, monté sur un superbe chameau et accompagné de nègres armés de lances qui constituaient sa garde d’honneur40 ».

26Quand les noirs entrent effectivement en scène, les stéréotypes sont encore de mise, à commencer par ceux qui, en puisant dans le registre analogique, sont censés être humoristiques :

« Un combat de nègres se fait généralement dans la nuit, sous un tunnel […]. Autour du ring, c’est la forêt noire : tous les profils de nègres de la création sont réunis là41. »

27La litanie de la sauvagerie et de la violence n’est jamais très loin. Ainsi, à propos de la rencontre entre le Français Ré-Nié, adepte du jiujitsu, et le lutteur sénégalais Amalhou, un journaliste joue sur le registre classique de la force stupide du noir opposée à l’intelligence du blanc. Un topique opposant le caractère savant d’un côté, le caractère spontané et désordonné de l’autre42, ou le « technique » et « l’animal43 ».

« Il est le nègre féroce et implacable qui profitera de toutes les occasions pour écraser son adversaire […]. L’un représente l’étude patiente, la ruse et aussi l’inconnu du jiu-jitsu ; l’autre la force brutale et le mépris de la douleur44. »

28Lorsque des qualités sont reconnues à un boxeur, elles sont rapidement compensées par l’évocation, une fois encore, de ses déficiences réputées naturelles. Ainsi lit-on que le courage est « une chose rare pour un nègre », et que si le noir est « athlète dans toute l’acceptation du mot », il est aussi « la brutalité personnifiée45 ». Du reste, le sportif noir doit cultiver cette brutalité car le caractère « enfantin » réputé consubstantiel aux peuples dits de couleur n’a pas sa place ici, pas plus que les pantomimes. Au bout du compte, la brutalité, par sa dimension compensatoire, devient une demi-qualité s’inscrivant comme un topique depuis le xix^e siècle : le noir est puissant, brutal, endurant, c’est sa marque et sa force46. Pour autant, le manque de clairvoyance, dans le champ pugilistique par exemple, est fatal et cette force ne compense pas tout : « À peine le nègre a-t-il commencé sa grimace qu’il encaisse un bon direct à la poitrine47. »

29Si certaines populations noires se montrent donc aptes à la pratique sportive, toutes ne peuvent y prétendre car, chez elles existent des degrés de civilisation – ou, inversement, d’incivilisation, de sauvagerie – qui déterminent leurs compétences. De ce point de vue, contrairement à une idée répandue, l’empire n’apparaît pas forcément comme un réservoir de futurs talents. Témoin cette analyse catégorielle fondée sur une science pour le moins incertaine…

« Quant aux nègres du Bas-Congo, ils sont bien trop primitifs, trop paresseux pour pouvoir être initiés aux plaisirs sportifs et pratiquer le moindre jeu par équipe. Dans le Haut-Congo, les races sont plus belles et l’on trouve des hommes capables d’un grand effort athlétique, si celui-ci ne dure pas longtemps48. »

30L’infériorisation prend également corps dans la publicité sportive. Les mécanismes déjà observés sont ici aussi mobilisés, ce dont témoigne le cas de ce boxeur imaginaire vantant une confiserie : « Manaud Le Nègre : Moi, toujou vainqueur, toujou souriant, jamais knock-out, car moi toujou mâcher SEN-SEN CHEWING GUM49. »

31On voit donc ici comment se déploie un discours qui, jusque-là en toutes choses, renvoie à la représentation générique des populations noires vue en première partie. Sous ce jour, L’Auto ne semble avoir qu’un discours. En fait, la vérité est plus complexe. Elle l’est, d’une part, parce que, lorsque le comportement d’un sportif noir est jugé indigne sur et hors du ring, alors, la haine la plus hideuse peut s’exprimer, dépassant tout ce que nous avons pu évoquer jusqu’à présent et allant jusqu’à un ségrégationnisme des plus violents ; voire un appel virtuel au meurtre. Témoins ces lignes datant de 1910.

« J’espère bien qu’on a à jamais banni des réunions du pugilisme ce nègre, nègre d’âme et de peau, qu’on nomme Bob Scanlon. Quand un nègre est irrémédiablement nègre, dans le sens où l’entendent les gens, en Amérique […], il n’y a rien à en tirer. Il vole, il incendie, il assassine, il viole les femmes blanches. M. Robert (Bob) Scanlon est tout à fait ce genre-là. Ce sont ses pareils qu’on lynche dans l’ouest des États-Unis50. »

32En dehors de ce type de sortie – rare –, cette complexité renvoie principalement à cet autre constat : le discours de L’Auto est en fait truffé d’ambivalences. Pour ici, la meilleure des preuves est sans doute cet article de 1907 qui, sans qu’on en donne tout le détail, s’émeut du sort réservé aux « nègres » aux États-Unis, particulièrement dans le Sud ségrégationniste. « C’est, paraît-il, le passe-temps favori des habitants d’Atlanta : tuer des nègres51 ! » Appel au lynchage d’un côté. Critique feutrée d’un racisme meurtrier de l’autre. On voit bien s’exprimer ici l’ambivalence dite plus haut, laquelle détermine un point essentiel de la ligne de L’Auto, qui ne varie quasiment pas d’un iota tout au long des années 1900-1914 : sa sympathie ou, à tout le moins, sa neutralité bienveillante vis-à-vis des sportifs afro-américains en proie aux violences raciales. Dès 1901, le journal établit un parallèle flatteur pour le Vieux Continent, entre le traitement réservé aux boxeurs noirs aux États-Unis et celui reçu en Europe. Citant les propos de Jimmy Michael, un cycliste américain alors en tournée en France, Henri Desgrange écrit :

« Le pauvre Nègre ne tarissait pas d’éloges sur notre sport français ; il n’est pas encore revenu, lui que l’on se fait un plaisir de pousser, de serrer, de couper en Amérique, il n’est pas encore revenu de la surprise qu’il éprouva en voyant ses camarades français se conduire avec lui suivant les règles les plus élémentaires de l’honneur sportif et le public applaudir ses victoires52. »

33Dans un autre ordre d’idée, toujours en 1901, on se réjouit que les Allemands aient fait un triomphe au Major Taylor en déplacement dans la capitale du Reich.

« On a tout dit sur le nègre Major Taylor, sauf la façon dont il fut reçu à Berlin […]. Dès qu’on vit le Nègre, les chapeaux volèrent en l’air, les assistants poussèrent des cris de joie, chacun voulait lui dire bonjour, lui serrer la main53. »

34L’Auto déplore aussi l’attitude des instances sportives américaines qui sanctionnent injustement un athlète au seul motif de la couleur de sa peau, l’empêchant, à l’image du Major Taylor, de participer à une compétition « dont il aurait bien des chances de sortir vainqueur54 ».

35Autre témoignage de cette veine fréquemment présente dans L’Auto, ce texte d’Henri Desgrange (donc de la figure patronnesse du journal, qui détermine largement son identité) publié au printemps 1903 sous le titre « Les Coureurs Nègres en Amérique ». Dans ce texte, que nous donnons in extenso en annexes, le journaliste prend vigoureusement partie pour l’égalité sportive. Certes, il se garde bien de la réclamer dans le champ politique au nom du modèle que serait le sacro-saint apolitisme du sport et de L’Auto (qu’il ne cesse de proclamer55), mais c’est un fait qu’au nom du sport il montre un progressisme qu’on n’attend pas de lui, connu comme il fut par ailleurs pour un conservatisme invétéré et un patriotisme confinant au nationalisme. Ici, il témoigne de l’admiration qu’il avait pour les champions, tous les champions, sans doute nourri par sa propre fibre et mémoire de champion cycliste.

36À l’été 1910, lorsque le boxeur Jack Johnson bat Joe Jeffries dans un combat que Le Petit Journal présente comme un « grand déshonneur pour la race blanche toute entière56 », L’Auto n’a aucun problème à encenser le boxeur noir nouveau champion du monde, tout en congédiant sèchement son adversaire, tant pour sa prestation sportive que pour ses prises de position racistes : « Adieu Jeffries ! L’âge, l’orgueil, la chaleur, la haine étaient de mauvais compagnons pour ta chance57. » Le quotidien va même jusqu’à publier, en première page, la liste des exactions et des assassinats commis contre les noirs aux États-Unis suite à la victoire de Jack Johnson58 – sans aucun commentaire cependant, ce qui place le curseur des limites que la rédaction n’entend pas franchir. Plus : lorsque le temps des difficultés sera venu pour le boxeur afro-américain, le journal n’hésitera pas à lui apporter son soutien, par exemple dans ses démêlés avec la justice américaine pour avoir osé enfreindre la loi et épousé une femme blanche59. La chose pourrait apparaître de peu d’importance. Mais elle l’est, en soi et parce qu’elle se répète. Ainsi L’Auto se plaît à annoncer le mariage d’un autre cycliste noir, Woody Headspath, avec une jeune française, en des termes dénués de toute connotation raciste. Ils rompent avec l’approche des années 1890 et resteront de mise dans l’entre-deux-guerres : la respectabilité d’un champion noir se lit notamment dans l’absence de relations avec une femme blanche60 :

« Noir et blanche ! Ne croyez pas qu’il s’agisse d’une exposition du Louvre, du Bon Marché, du Printemps ou de tout autre magasin semblable. C’est tout simplement de l’union de Hedspath, le nègre, avec une charmante jeune fille parisienne s’il vous plaît, et naturellement de nuance contraire à son futur mari, que je désire vous entretenir. Hedspath a, en effet, trouvé le bon parti. Il la rencontra certain soir à Buffalo ; elle lui plut, il lui plut, ils se plurent, si bien que le mariage fut décidé et aura lieu prochainement. Au jeu de l’amour et du hasard, Hedspath est sûr de mettre la main sur le gros lot, car c’est un veinard. C’est le cas ou jamais de sortir le cliché : Les noirs jouent et gagnent61. »

37Les journalistes de L’Auto ont parfaitement saisi que la boxe et le cyclisme sont des moyens pour les Afro-Américains de reconquérir une dignité humaine et sociale face aux blancs dans un pays gangrené par le racisme. La force et l’importance de ces victoires symboliques sont parfaitement exprimées, le 24 avril 1909, en première page du quotidien, par une poésie de Hans Drey dédiée aux boxeurs Sam McVea et Joe Jeannette, « Ballades des revanches noires », qui se termine par cette strophe : « Prince qu’on découronnait, Ton poing fort te réintègre. Je t’ôte ici mon bonnet : Il n’est de boxe que de nègre ! » Deux ans plus tard, Sam Langford sera à son tour et ainsi honoré62, par le sport donc, qui justifie une rupture avec les assignations usuelles vues plus haut. Néanmoins, fidèles à leur ambiguïté, les colonnes du journal bruissent également d’autres voix beaucoup moins aimables, appelant « Marianne au secours de la race blanche63. »

38Parmi les raisons justifiant une telle attitude de la part du quotidien d’Henri Desgrange, se trouve l’intérêt économique : le journal organise puis parraine de nombreux combats de boxe à Paris. Au début du siècle, « l’action de L’Auto comme organisateur complet d’évènements est décisive64 ». Or, les boxeurs afro-américains, comme les cyclistes, comptent parmi les meilleurs au monde, attirant les foules, au point qu’« il faut un nègre maintenant dans tout programme qui se respecte65 » – une remarque aux relents plus qu’ambigus. En outre, le quotidien tire de ses actions d’incontestables « profits symboliques66 ». Il y a également la volonté clairement affirmée de détrôner les États-Unis, voire le monde anglo-saxon, comme épicentre des combats de boxe les plus prestigieux.

39Mais cette explication fondée sur la seule logique de propagande et de profit ne saurait suffire. Il convient également de prendre en compte le poids de l’idéologie sportive qui permet de soutenir les athlètes afro-américains au nom des valeurs autoproclamées du sport. Il y a aussi une part sincère d’admiration pour ces hommes et leurs performances, qu’elles soient réalisées sur les rings, sur les pistes, sur les routes ou ailleurs. Notre lecture de plusieurs milliers de brèves et d’articles nous conforte, résolument, dans cette perception et on peut dire, très raisonnablement, qu’ici le racisme, sans disparaître – loin de là –, le cède parfois au talent. Dans le même temps, le pseudo apolitisme de L’Auto l’empêche d’aller plus loin dans ses prises de position pour déboucher sur une véritable condamnation du racisme américain, ce que nous avons déjà vu. Enfin, on ne peut pas écarter une autre raison à la ligne de L’Auto : celle de l’apologie, proclamée ou chuchotée, de la supériorité du modèle sportif – voire politique – français sur son homologue américain. En évitant un système aussi outrancièrement construit sur la discrimination raciale67, la France ne connaît pas les situations violentes dans et hors des enceintes sportives. Elle peut tirer parti des qualités de tous ses citoyens indépendamment de la couleur de leur peau. Elle peut aussi apparaître comme un pays modèle dans l’ordre de l’égalité – partielle et sportive ici – des chances.

40Pour autant, l’Amérique n’est pas la France et adopter une position clairement favorable aux sportifs afro-américains n’engage, finalement, pas à grand-chose vis-à-vis de leurs homologues antillais, français et européens, voire canadiens et australiens lorsque ces derniers se déplacent sur le Vieux Continent. Or, l’attitude de L’Auto apparaît globalement favorable. Certes, on l’a vu, il existe des articles rebutants et autres diatribes racistes ; cependant, ils sont en partie compensés par des analyses sportives dans lesquelles les qualités des athlètes noirs sont pleinement reconnues, et ce tant par le journaliste que par le public, y compris dans le cas où le vaincu est un champion français :

« Le nègre Anglio a su conquérir les bravos enthousiastes du public en tombant hier de belle façon l’un de nos meilleurs lutteurs français, l’ancien champion lyonnais Walfort. Jamais je n’ai vu une salle pareillement emballée, jamais je n’ai vu un homme aussi heureux que ce grand nègre, et je n’ai pu m’empêcher d’associer mes bravos à ceux de la foule, car, franchement, Anglio les avait bien mérités. C’est le premier nègre que nous avons applaudi ayant appris à lutter, et je n’exagérerai en rien en disant que l’on peut compter les lutteurs sachant aussi bien lutter que lui68. »

41Cette reconnaissance des aptitudes physiques n’en assigne pas moins les sportifs noirs à un autre stéréotype, tout en maintenant le discours sur l’inégalité : « Le nègre auquel on aura appris la boxe avec les méthodes intelligentes du blanc est la plus grande machine de combat du monde, parce que l’acquisition des dites méthodes n’est pas en soi un grand tour de force mental, mais surtout une question d’aptitude physique69. » Or, les qualités morales et le comportement exemplaire de certains de ces athlètes sont également avantageusement mis au premier plan, comme lorsque le boxeur canadien Jeannette, en tournée en France, est qualifié de « gentilhomme70 ». Et que dire de la comparaison entre les boxeurs Smith et Gunther s’apprêtant à lutter à Paris, en décembre 1910 ? Le premier, venu d’outre-Manche, est blanc, le second, arrivé d’Outre-Atlantique, est noir ; or, c’est du côté du Britannique que penche la référence animale puisque Jewey Smith est qualifié de « taureau » alors que George Gunther se voit reconnaître des qualités de « cogneur scientifique et adroit71 ». Que survienne une défaite imméritée, passablement injuste et imputable, pour partie, à des décisions arbitrales contestables, à l’image de celle subie par le lutteur antillais Anglio face à Raoul le Boucher, en décembre 1903, et L’Auto n’hésite pas à crier son indignation :

« Victoire morale du Martiniquais Anglio […]. Et c’est ainsi qu’hier soir, le nègre Anglio le célèbre Anglio, maintenant, a pour ainsi dire tombé Raoul le Boucher devant cinq mille personnes ! […]. Jamais, il ne m’est venu à l’idée de discuter une victoire, mais en l’occurrence, il m’est permis je crois de dire qu’Anglio a été surpris, que sa défaite est discutable, et je le dis en bon sportsman, parce qu’il est impossible de ne pas admirer et de ne pas défendre ce nègre admirable, cet homme extraordinaire, apprenti il y a deux mois, lutteur de classe aujourd’hui, qui vient de faire trembler nos champions les plus réputés72. »

42Les mécanismes qui jouent en faveur des sportifs afro-américains, permettent ainsi aux athlètes noirs d’autres origines d’être parfois sur un pied d’égalité avec leurs homologues blancs dans et par le sport : « Je ne regarde ni avec haine, ni avec mépris, le noir visage d’un “frère nègre”, comme dit l’évêque Turner73. » Mais dans et par le sport uniquement. Au-delà, c’est une autre affaire. Si la popularité acquise par tel ou tel de ces compétiteurs « nègres » suscite des jalousies de la part de ses adversaires blancs, alors, la question de la couleur et de la revanche symbolique reviennent immédiatement au premier plan, ce qui nous renvoie clairement à une ligne de partage, si l’on veut, où le respect et l’égalité sont à géométrie variable selon les circonstances, et qu’ils ont leurs limites.

« Avant la séance, Anglio me contait ses peines ; il me disait toutes les misères que lui faisaient subir ses rivaux en dehors du ring. « Moi nègre, moi bon garçon, mais parce que moi nègre, on me fait souffrir on me prend pour un être inférieur, on me brutalise, et tout cela par jalousie, pour que moi, nouveau venu, je ne plais pas aux Mesdames et aux Messieurs, mais moi devenir méchant et malin, et moi je vais tomber ce soir Raoul. » Pauvre nègre, il me confiait ses peines, et bien d’autres encore, et ses yeux, des yeux d’un être qui souffre, étaient inondés de larmes. Il me disait que, sans les bravos du public, il aurait abandonné le Championnat depuis longtemps, mais qu’ayant enfin trouvé des gens pour le juger à sa juste valeur, il voulait prouver à n’importe quel prix ce qu’il était capable de faire74. »

⁂

43À la lecture de ces presque quinze années au cours desquelles L’Auto a abondamment utilisé la figure polysémique et « fantasmagorique75 » du « nègre », il faut bien constater la forte prégnance sociale des stéréotypes racistes les concernant, et la complaisance avec laquelle le journal les produit et les reproduit, parfois jusqu’à la nausée. Le sport n’échappe pas plus à l’emprise raciste que les autres secteurs socio-culturels français et il arrive bien souvent que les sportifs noirs soient l’objet de galéjades nauséabondes et d’inquiétudes plus ou moins vives dont témoigne, si on nous permet un dernier bouquet de références, sous la plume de Paul Manaud estimant, en 1911 que les « sportsmen français ont une indigestion de tribus noires76 ».

44L’idéologie sportive n’en produit pas moins épisodiquement une sorte de contrepoison qui, sans guérir L’Auto, lui permet de connaître quelques périodes de rémission. Certes, le journal est aux antipodes des milieux intellectuels et artistiques qui, à la Belle Époque, sont les « alliés les plus sincères77 » des noirs et de leurs cultures.

45Reste que l’autonomie discursive du champ sportif, quoique relative, n’en est pas moins réelle. Si le « nègre » demeure bien le « nègre » du début à la fin de la période, les noirs n’en acquièrent pas moins une certaine dignité en tant qu’athlètes, bien sûr, mais également, quelquefois, en tant qu’hommes. Pour autant, cela n’a que peu d’influence sur leur situation en dehors des enceintes sportives et ne compense pas le flot raciste véhiculé par le journal sur les hommes dits de couleur en général. L’image renvoyée, au fil des ans, aux centaines de milliers de lecteurs de L’Auto (ils sont plus de 200 000 chaque jour à la fin de la période considérée), n’est donc pas celle d’une adoption des champions d’Ailleurs pleine et entière, faisant fi des couleurs, des races pour se concentrer uniquement sur leurs talents et leurs performances. Mais, dans le même temps, sensible au fait que les champions noirs font rayonner le sport et font de Paris une des capitales mondiales du sport, la rédaction ne passe pas tout son temps à étriller les « nègres » des rings, de la piste ou des cendrées78.