Jeune Martiniquais devenu marin et formateur en « culture physique »

2Né au Diamant, en Martinique, le 18 mars 1886, il lui arrive d’avoir quelquefois sa photographie dans les journaux comme à la une de L’Auto du 19 décembre 1914, en tant que moniteur du Comité d’éducation physique (CEP). Ce dernier, sous la formule « Conseil de vieux à des jeunes », ayant été mis en place à l’automne précédent, sous l’égide précisément du quotidien L’Auto, avec l’idée de préparer les jeunes classes mobilisables à l’instruction militaire par une formation en activité et forme physique1. En ce début de conflit, le CEP concerne les classes 1916 et 1917. Promouvant régulièrement ce comité, L’Auto brosse donc le portrait de ce professeur « de couleur » qui enseigne la culture physique à ces jeunes avec un brin de condescendance : « Vous ne serez pas surpris dans ces conditions qu’il réponde au prénom de Chérubin lequel prénom a une saveur tout à fait locale2. » Par ailleurs, on salue la prestance physique du trentenaire : « Ce prénom ne l’empêche pas d’être l’un des plus beaux athlètes que nous ayons en France par ses proportions et l’harmonie de ses lignes3. » Ces cours de culture physique, Chérubin Durocher a l’habitude de les dispenser depuis quelques années au Cercle Hoche pour les escrimeurs ou à La Boulie, près de Versailles, pour les golfeurs. Selon plusieurs observateurs, il suscite l’admiration de tous ses élèves et du public venu l’écouter. Comment ce Martiniquais est-il parvenu à cette fonction ? Par la voie militaire : il est entré dans la Marine en tant que fusilier marin dans l’armée active. Engagé volontaire pour cinq ans en 1906, il a fait ses classes à Lorient pendant quatorze mois au cours desquels il s’initie fortement à la méthode dite « naturelle ». En effet, il reçoit les enseignements de Georges Hébert en personne, en poste depuis deux ans à l’École des fusiliers marins de Lorient en tant qu’officier adjoint chargé de la gymnastique. Une chance pour cet Ultramarin, fasciné par les théories de celui qui deviendra à la fois lieutenant de vaisseau, mais surtout le promoteur français bien connu de la méthode d’éducation physique naturelle donnant même son nom à ces pratiques : l’hébertisme. Avec l’aide de son mentor (dont on ne sait pas s’il considérait ses origines martiniquaises comme un élément à prendre en compte ou pas), Chérubin Durocher devient instructeur/professeur d’éducation physique au Collège d’athlètes de Reims4, centre d’entraînement, véritable et éphémère berceau de l’hébertisme, de sa création en 1913 à sa destruction lors du conflit, en 19145.

3Chérubin Durocher enrichit sa formation après la guerre en faisant régulièrement des « démonstrations » de culture physique comme au Racing Club de France ou au Club travailliste du 12^e arrondissement de Paris, parfois en donnant des conseils aux jeunes sous le préau de l’école rue Bignon6. Il est notable que, dans le cadre de cette activité relayée par la presse, hormis la remarque de L’Auto7, aucune mention n’est faite des origines martiniquaises de l’instructeur, comme si à travers sa fonction magistrale, la référence raciale devait s’effacer totalement.

Sportman d’en bas

4Après ses classes à Lorient, Chérubin Durocher s’embarque sur le cuirassé Justice pendant quarante-six mois. À bord, il est chargé d’enseigner la culture physique. L’entretien du corps devient une véritable passion pour cet athlète, pourtant pas très grand et peu imposant. Il devient un sportman, non pas à la mode aristocratique mais dans cette boulimie de pratiques sportives tous azimuts qui le caractérise et qui renvoie à l’idéal de l’athlète complet de la Belle Époque, que son mentor Hébert ne dédaignait pas, au contraire. Ainsi pendant ces années militaires, il gagne par deux fois des prix de gymnastique, il est un excellent footballeur dans l’équipe du Justice, un bon coureur de fond, participant à de nombreux cross-country (se classant par exemple cinquième au cross de l’escadre en 1911 sur quatorze kilomètres). Il pratique aussi l’escrime, la natation et s’initie à bien d’autres pratiques.

5En 1911, il choisit alors son sport majeur : la boxe, discipline reine de l’époque, dans laquelle il excelle. Caressant l’espoir de devenir professionnel en poids mouche, il débute dans des meetings à partir de juin 1911, obtenant des nuls contre Édouard Prie, André Dumas ou Lucien Jolivet. S’il pratique la boxe de façon intensive jusqu’en 1932, Chérubin Durocher s’illustre aussi par des activités connexes repérables de manière furtive dans la presse. Ainsi, en janvier 1925, il finit troisième du cross de L’Auto dans la catégorie 30-40 ans8. En 1926, on le retrouve engagé dans le Cross des Petits Gars à Vincennes9. Fort de ses compétences athlétiques, il s’essaye aussi au plongeon. Ainsi, chaque année à partir de la fin de la guerre, il participe au programme de la Coupe de Noël de natation. Cette compétition organisée chaque 25 décembre (entre 1906 et 1940) consistait à traverser la Seine d’une rive à l’autre en bravant le froid hivernal. Organisée par la Société d’encouragement à la Natation avec une vocation utilitaire, elle devient vite un classique très réputé attirant un large public au niveau du pont Alexandre III. C’est là que Chérubin Durocher se produit, effectuant des plongeons pour distraire le public entre les épreuves. Chaque Noël, ses exhibitions donnent lieu à des commentaires le qualifiant quelquefois, sans que soit systématique, de « mulâtre » en 1924 (mais avec une prestation jugée « piteuse » avec des ratés)10, de « petit diable » en 192511.

6On peut ainsi considérer Chérubin Durocher comme un véritable sportman. Mais il ne s’agit pas du sportman mondain, loin de la figure aristocratique de celui qui pratiquait tous les sports avant-guerre. Il est un sportman d’après-guerre qui pratique le maximum de sports par le truchement de l’activité militaire et l’encouragement à la culture physique. Pour le décrire dans cette fonction, sa dimension ultramarine et encore moins « noire » n’est guère convoquée dans la presse.

Boxeur amateur sans éclat

7En fait, ce n’est que lorsqu’il s’agit de rendre compte de l’activité principale de Chérubin Durocher, celle de boxeur, que les journalistes s’intéressant à lui injectent de l’assignation identitaire dans leurs propos. Disons d’emblée que cette catégorisation restera faible, peut-être à la mesure de la carrière plutôt terne de Durocher. C’est d’ailleurs là que se situe l’intérêt de ses évocations médiatiques : son long parcours d’athlète de haut niveau est suffisamment performant, malgré tout, pour apparaître dans la rubrique de la boxe, mais sans jamais parvenir au statut de champion qui aurait engendré une profusion de commentaires. Avec Durocher, nous sommes donc dans une position moyenne en termes de notoriété comme en termes de catégorisation. Cet état de fait s’incarne dans un mot, « mulâtre », quasiment le seul et très régulier qualificatif du boxeur. Parmi maints exemples, L’Auto évoque « l’excellent boxeur mulâtre » en 191212, le « petit mulâtre » en 191313, le « fameux mulâtre » en 192314. Seule exception repérée, La Dépêche de Toulouse, qui le traite de « nègre » après sa participation à un meeting dans le Sud-Ouest en 191315.

8Devenu champion de la marine française en boxe dans la catégorie « poids coqs » en 1913, sa carrière, bien lancée par de multiples combats lors du premier semestre 1914, est perturbée pendant la guerre car les meetings se raréfient. Cependant, en poste à Reims, il affronte des militaires britanniques et américains dans les locaux du Collège des Athlètes, remportant de nombreuses victoires. Embarqué sur le cuirassé Waldek Rousseau en 1916, il s’attache, lors des dernières années du conflit, à enseigner à ses collègues l’art de boxer, courir, sauter et lancer.

9À partir de 1919, Chérubin Durocher réapparaît dans les rubriques « boxe », témoignage d’une carrière amateur relancée, aussitôt dense, avec de multiples combats souvent dans des meetings parisiens mais aussi en province et rarement à l’étranger16. La presse s’en fait l’écho, nous informant ainsi sur la régularité de ses combats, notamment entre 1920 et 1928, alors qu’il approche puis dépasse la quarantaine. Ayant connu plus de défaites que de succès, mais réalisant néanmoins de belles performances, les commentaires des journalistes sont mitigés. Mais, au final, son meilleur combat et meilleur souvenir renvoie à l’avant-guerre. Il peut tirer gloire d’avoir tenu la limite des 15 rounds devant la vedette Eugène Criqui (la fameuse « gueule cassée » qui a repris les combats avec succès après-guerre17) lors d’un combat du 19 juin 1914 à l’Élysée Montmartre, obtenant alors un valeureux match nul. Se remémorant la rencontre en 1932, Eugène Criqui raconte que son adversaire était un homme « fort, revenu frais émoulu de la Martinique […]. Un gars costaud, je vous prie de le croire18 », retenant ainsi la dimension exotique du personnage jamais réellement mise en avant par ailleurs.

10Pour le reste, la presse parle souvent de Chérubin Durocher comme un athlète remarquable, mais insuffisamment entraîné et trop dispersé. Cela était déjà le cas avant-guerre, comme lorsqu’il est défait par le champion d’Europe poids coqs Charles Ledoux abandonnant après avoir été six fois à terre en mai 1914 à l’Élysée Montmartre19. Cela vaut à nouveau après-guerre. En 1920, lors d’un combat entre poids plumes contre Cottereau, le spectacle offert au public de la salle Wagram est jugé insuffisant, avec deux boxeurs besogneux et sans panache. À l’annonce du match nul par l’arbitre, le public, qui souhaitait visiblement une victoire de Durocher, manifeste bruyamment son mécontentement. Dans les comptes rendus de cet incident, aucune allusion n’est faite à sa couleur de peau de celui qui jouit manifestement d’une belle cote de sympathie dans les milieux pugilistiques20. En mars 1927, Robert Bré, spécialiste de la boxe pour L’Intransigeant et Match, analyse en ces termes l’une de ses défaites, face à l’espoir belge Daniel Genon (5^e au JO de Paris de 1924 chez les légers), lors d’une soirée de la salle Wagram.

« Il a fait un combat courageux mais aurait pu éviter les coups dangereux de son adversaire s’il n’avait l’habitude de s’esquiver en relevant la tête. Il doit aussi soigner son moral : un boxeur qui s’entraîne doit vivre une vie animale et ne s’intéresser qu’à ça21. »

11Encore une fois, pas de référence à la Martinique, aux Antilles ou à la négritude en ce qui concerne les comportements, la technique et les stratégies du boxeur22. Dans Match, on regrette qu’il manque de cran et d’esprit offensif23. Adroit mais « médiocre encaisseur24 » note La Lanterne lorsqu’en novembre 1927, à l’occasion de son match contre le Cubain Ramon Castillo. Loin d’être favori, il arrache néanmoins le match nul au terme d’un combat « terne et ennuyeux de bout en bout ». Il est évidemment très intéressant de noter que les journalistes s’attardent sur le fait que dans la salle, on insulte Ramon Castillo avec des « retourne à Cuba, Chocolat » cependant que Chérubin Durocher est valorisé par l’expression « notre Français courageux25 ».

⁂

12« Mulâtre » : une assignation modérée pour un athlète ? Telle est la question s’imposant au moment de conclure. Le statut de « mulâtre » et non de « nègre » fait de Chérubin Durocher une figure plutôt rassembleuse, au point qu’en 1922, dans un article de L’Écho de Paris26, Gustave De Lafreté s’intéresse précisément à la place que pourraient avoir ces « mulâtres » dans le contingent des athlètes français pour les futurs Jeux Olympiques de Paris. Et de considérer que Durocher (curieusement prénommé « Charles » dans cet article), ce « merveilleux petit mulâtre que nous avons connu avant la guerre au collège d’athlètes de Reims où il était l’un des meilleurs moniteurs du commandant Hébert » peut être utile à cette tâche : « un véritable bronze à mettre sur une console ». On reconnaît bien là la patte d’un journaliste ouvert à tous les progressismes (après avoir inventé l’ancêtre du triathlon, les « Trois sports », il a été pendant la guerre un ardent promoteur du sport féminin en créant Académia avec la duchesse d’Uzès). Il dresse un portrait élogieux du boxeur, même s’il n’a manifestement pas le niveau pour participer aux Jeux. Lafreté insiste surtout sur ses qualités de professeur de culture physique et d’entraîneur sportif parmi les plus éclairés, souhaitant voir ses compétences mises au service de la préparation olympique. Le journaliste émet aussi l’idée de confier à Durocher la mission d’aller recruter à la Martinique – « que Durocher prononce “Matinique” » précise De Laferté – « son pays », de futurs champions pour la France.

13Il trouverait aisément parmi les magnifiques Créoles de la perle des Antilles (hommes blancs ou « de couleur ») des types costauds aux muscles allongés qui foisonnent sur place. Par les travaux auxquels ils se livrent dans la colonie, ils sont déjà préparés aux exercices de lancer (poids, javelot). Nul doute que, avec quelques mois de préparation on ne trouve parmi ces Martiniquais l’homme capable de battre des records mondiaux27.

14Gustave de Lafreté, qui précisant qu’il est lui aussi d’origine martiniquaise, juge qu’« on pourrait y trouver des jeunes gens qui n’auraient rien à envier comme taille et comme musculature aux plus beaux spécimens des universités transatlantiques28 ». Resté lettre morte, ce projet de filière de recrutement de ses « mulâtres » se développera plus tard. Chérubin Durocher préfère d’ailleurs être assimilé à un « Français » sans autre précision, comme en témoigne, pour finir, cet article de L’Auto du 11 décembre 1922 dans un jeu de questions-réponses sur sa personnalité, ses goûts et sa culture, en dehors de son activité de boxeur. À la question : « quelle est votre principale qualité ? », il répond « la probité ». Son principal défaut ? « Trop aimer les femmes ». Son ambition permanente ? « Être toujours en bonne santé pour satisfaire au besoin d’excellence sportive. » Enfin, lorsqu’on l’interroge sur sa région préférée, il répond sans hésiter « Paris », tout en précisant qu’il aime Mozart par-dessus tout, que son auteur de théâtre favori est Molière et que sa pièce préférée est La Porteuse de pain. Quoi de plus classique ? Rien sur la Martinique. Rien sur sa couleur de peau. Son plus grand malheur ? Avoir perdu sa mère. Son plus grand bonheur ? Avoir un fils. Son passe-temps favori est de se cultiver physiquement avec la volonté de convaincre les Français d’en faire autant29. Bref, à l’analyse des commentaires de la presse et des propres déclarations de Durocher, l’Ultramarin a trouvé sa place dans la société métropolitaine de la première moitié du xx^e siècle en suivant un parcours qui, malgré l’absence de hauts faits sportifs, lui vaut reconnaissance que la variable de la couleur ne vient clairement pas perturber ou, a minima, colorer.