La légitimation américaine

8Entre 1911 et 1914, la presse donne deux nationalités successives à Tom Bakou. Lors de son premier combat, L’Auto le fait Américain16. Il garde cette identité jusqu’en 1913. Il est souvent présenté comme « nègre américain17 » – à une exception : en 1912, Le Courrier de la Rochelle le dit « nègre australien18 ». En 1913, dans L’Intransigeant, il se métamorphose en « Sénégalais19 » ; La Presse confirme cette origine le lendemain, ou s’en inspire ; mais rien, dans ces assertions, n’a le statut de preuve.

9Sachant qu’il disparaît de la scène pugilistique à l’été 1914, a-t-il perdu la vie dans la Grande Guerre ? Les ressources archivistiques de la Première guerre mondiale permettent d’identifier un homme susceptible de lui correspondre : le soldat de deuxième classe Bakou20, originaire du Haut-Niger ou du Sénégal, canton de Ouab Goub, rattaché en 1919 au 14^e régiment des Tirailleurs sénégalais. Si on ignore sa date de sa mobilisation, on sait qu’il meurt le 28 avril 1919 à l’hôpital militaire de Sousse en Tunisie. S’il s’agit de notre homme, il aurait donc traversé tout ou partie du conflit avant de s’éteindre des suites d’une « congestion pulmonaire » compliquée par son « mauvais état général ». Aucun élément ne permet de croiser cette information. Le régime de la supposition demeure.

10Ce cul-de-sac n’interdit pas de questionner l’identité conférée à Tom Bakou, vraie ou fantasmée. La géographie variable de ses origines – selon la presse – n’est ni rare ni unique. D’autres combattants, tel John French dans les années 1920, oscilleront entre l’identité américaine et africaine, la première étant un gage de légitimation sur le ring. Cette américanisation renvoie aux exigences du marché pugilistique. Tom Bakou apparaît sur la scène sportive quand s’affirme « la supériorité des grands pugilistes “nègre” à l’échelle mondiale21 », contribuant à ce que le spectacle de la boxe prenne une ampleur sans précédent, devenant une « activité de premier plan22 ». Cette situation est liée à la présence de virtuoses afro-américains – dont la fameuse quadrille Jack Johnson, Sam Mac Véa, Joe Jannette et Sam Langford23 – qui contribuent au succès de la boxe anglaise. Du coup, l’américanisation des noms de ring fait florès. En témoigne une partie de la première génération de boxeurs africains et ultramarins qui combattent à Paris et dans le Sud-Est de la France. Si certains comme Massabo, Chérubin Durocher ou Amadou Diopps boxent sous leurs véritables noms, d’autres affectent de s’américaniser, tel Joe « Kid » Robert, Battling Morris, Cyclone Brown, Battling Siki. On est donc enclin à penser que la couleur de peau de Tom Bakou le prédispose à satisfaire les intérêts des promoteurs de combats, de la presse et des spectateurs, soucieux de voir des Américains sur le ring en un temps ou les rencontres internationales font recette, en boxe comme en lutte24, les hexagonaux faisant face aux « meilleurs » étrangers.

11Américain au ring donc, mais probablement sénégalais, une identité vers laquelle il est renvoyé en 1913. Pourquoi ? Probablement parce que, nous le verrons plus loin, l’évolution du marché de la boxe et, d’autre part, l’absence de rayonnement de sa carrière, ne justifient plus de l’américaniser.

Pugnacité et science pugilistique

12Quelles qualités les journalistes reconnaissent-ils à Tom Bakou ? Sont-elles rapportées, positivement ou négativement, à sa nationalité – vraie, supposée ou fantasmée –, à sa couleur ? Même si sa carrière en demi-teinte fut assez peu commentée, quelques éléments permettent d’esquisser des réponses.

13Si quelques rubricards ne jugent pas nécessaire de faire référence à sa couleur et se contentent de l’appeler Tom Bakou, c’est, le plus souvent, qu’ils se bornent à reproduire des annonces faites par les salles, à l’instar du communiqué de la Comédie Marigny en février 1913, recopiée mot pour mot par L’Action, Gil Blas, La Libre Parole, Le Temps25… Pour la plupart, les journalistes le désignent comme « nègre26 » ou « nègre américain27 ». Des expressions ordinaires. Qu’elles soient banales ne nuance en rien leur charge négative, la dépréciation qu’elles suggèrent. Néanmoins, au-delà de cette expression, Tom Bakou ne souffre pas d’être portraituré par des journalistes empruntant aux poncifs racistes naturalisant ou neutralisant les qualités et les défauts des noirs. À cet égard, il tire sans doute bénéfice d’être pris pour un Américain car, comme l’explique Sylvain Ville, les boxeurs noirs américains sont perçus « d’abord comme des Américains plutôt que comme de noirs28 », ce qui, sans supprimer le sens critique raciste ou racialisant, et la valse des stéréotypes, en limite cependant le nombre et la portée. Exemple symptomatique : sa boxe et son comportement, son physique, ne sont pas l’objet de procédures d’animalisation. Plus largement, on ne note aucune projection de stéréotypes dépréciateurs. Sa présentation est au contraire favorable. En 1911, un journaliste anonyme de L’Auto les qualifie, lui et son adversaire, d’« ardents cogneurs29 ». L’image de « dur cogneur30 » perdure, renforcée par sa première victoire fin 1911. Le « terrible cogneur noir31 » : c’est ainsi que le met en scène La Semaine mondaine. On insiste également sur sa détermination32. Ses défaites et ses matchs nuls ne donnent pas lieu à des recensions critiques. L’Auto, pourtant peu amène avec les boxeurs dits de couleur33, souligne son courage34. L’évocation des réactions des spectateurs est à l’unisson. Ni sifflets, ni huées ne semblent accompagner ses nuls, ses défaites. Finit-il par perdre à Rochefort ? Certes, mais de « frénétiques applaudissements » saluent, assure le rubricard de L’Écho Rochelais, « les plus belles passes des tournois35 ». Aucun rapport n’est ainsi établi entre l’inconsistance de ses résultats et ses origines – ce qui peut arriver dans d’autres cas où l’on rapporte la faiblesse d’un boxeur à sa faiblesse naturelle.

14On lui reconnaît aussi des qualités techniques souvent déniées aux boxeurs africains, ultramarins. L’Auto est le premier titre à les souligner en faisant de lui un « nègre très scientifique36 ». En février 1912, Paris-Midi parle du « scientifique Américain37 ». Après 1913 encore, on mentionne à l’occasion sa précision. Sous ce jour, il est plutôt un cas à part et bénéficie d’une forme de légitimité très américaine. L’hypothèse tient d’autant plus que ce caractère scientifique s’estompe lorsqu’il cesse d’être pris pour un Américain. En tout cas, elle met in fine à mal l’idée d’une stigmatisation liée à sa couleur. Du reste, la presse semble mal apprécier le niveau du boxeur. Peut-être les journalistes, au fond, en sont-ils fort peu préoccupés, ce qu’accréditerait l’absence de certains résultats et, parfois, la mention de combats dont on ne connaît ni la date ni le dénouement car ils sont juste évoqués par la bande38. En 1912, L’Auto parle d’une « réputation39 » dont on ne saisit donc pas bien la justification, quand Le Courrier de la Rochelle en fait le « champion de Wagram de Paris, vainqueur de Thomas, Joë Gans, Hopkins » – autant de boxeurs contre lesquels il a perdu ou qu’il n’a pas rencontré. Ici joue, imagine-t-on, une emphase mise au service de la propagande pour le sport, que ce soit celle déployée par L’Auto ou celle des organisateurs de combats qui, à l’instar d’un Félix Paquer à Rochefort, prétendent présenter « une pléiade de champions40 » qui n’en sont pas, à l’image de Tom Bakou.

Un faire-valoir ?

15Ces éléments suggèrent le scénario de l’exploitation commerciale de la couleur et, en l’occurrence, d’une exploitation qui tourne plutôt mal. Le parcours de Tom Bakou, à de rares exceptions, est fait d’une série d’échecs et de nuls. En trois ans, de tête d’affiche – sans raison objectivée par la presse – il est relégué en bas de programme, parfois au statut de remplaçant. De combats en dix rounds – contests parmi les plus côtés41 et correctement rémunérés – il passe à des matchs en 6, voire 4 rounds, qui relèvent de la catégorie amateure et des matches de lever de rideau précédant les combats entre les meilleurs pugilistes. Des salles de boxe parisiennes il passe à la province ou à des combats de quartiers. Trajectoire perdante, donc, de celui qui cesse d’être Américain pour devenir Sénégalais. Sénégalais parce qu’il perd ou parce qu’il l’est ? On ne saurait trancher. Nonobstant, si les espoirs mis en lui en 1911 sont authentiques, il n’a pu que décevoir en trahissant la fiction américaine qu’il incarnait ; les journalistes ont pu, alors, être tentés de le rabattre ou de le rabaisser vers sa sénégalité sans, au demeurant, mobiliser un arsenal critique ou raciste.

16Mais cette évolution a peut-être aussi à voir avec le contexte. Une bascule s’opère en effet autour de 1910. Jusqu’alors, comme le montre Sylvain Ville, après que « les boxeurs français » ont été « dans une situation d’infériorité aussi bien par leur nombre que par leur palmarès sportif ou leur statut symbolique42 », ils redeviennent majoritaires et leurs résultats ne cessent de s’améliorer. Au regard de cette évolution, Tom Bakou est-il invité à endosser une nouvelle identité sur une scène pugilistique en quête d’exotisme et de représentation de la France coloniale ? On peut le postuler, aboutissant alors à cette idée : en Américain ou en Sénégalais il est avant tout un faire-valoir que les organisateurs et les journalistes ont, par intérêt ou par manque de professionnalisme, surcoté.

17Quant à sa rétrogradation à l’arrière-plan en 1913, elle pourrait être à la fois le résultat de son piètre palmarès et de la côte, décroissante, des boxeurs étrangers, auxquels on préfère les nationaux. Certes, en 1914, il renoue avec des combats en 10 rounds, obtient plus de nuls que de défaites, et une victoire. On peut penser qu’il est en passe d’inverser la tendance. Mais la guerre met un terme à ce nouveau chapitre.

⁂

18Que reste-t-il de cette investigation, avec toutes ces zones d’incertitude ? L’idée que ce jeune boxeur, dans sa boxe comme par son nom et ses origines variables, a pu être instrumentalisé par les organisateurs de combats. Mais au jeu de l’américanité triomphante Tom Bakou n’a pas pu jouer, manifestement dénué du talent nécessaire. En tant que Sénégalais, il n’a pas pu incarner le triomphe colonial. Enfin, il a pu être victime de la « restauration blanche43 » souhaité par certains après 1910 et ainsi relégué au second plan. Ceci posé, sous le régime de l’hypothèse, dans son portrait médiatique, aucun élément ne permet de dire qu’il est victime de racisme, de préjugés, de discrimination. Au contraire, il est valorisé pour ses qualités de « cogneur », son « courage » et sa « science ». Mais ce discours traduit-il la réalité ? N’est-il pas aussi trompeur que ses identités changeantes ? Lui trouvait-on vraiment les qualités nécessaires pour qu’il endosse les rôles qu’on attendait qu’il tienne ? Questions sans réponses, bien sûr.

19Que ressort-il de tout ceci ? Beaucoup d’ignorance et de flou, mais la conviction – moins scientifique qu’intuitive sans doute – que ce petit boxeur ne fut pas le seul maître de sa trajectoire et ne fut pas l’objet d’un opprobre qu’aurait pu facilement justifier la médiocrité de son parcours. Sous ce jour et au regard de l’interrogation transversale de cet ouvrage sur la représentation de l’altérité dans le champ sportif, son souvenir est édifiant et méritait d’être réveillé.