Jack Johnson pourfend l’ordre établi

4Après sa victoire à Sydney sur le Canadien Tommy Burns, le 26 décembre 1908, Jack Johnson, franchissant la color line, devient le premier homme dit de couleur à s’emparer d’un des « plus beau trophée qui soit attribué à l’exercice d’un sport5 » : le sceptre de champion du monde des poids lourds. Selon l’historienne Theresa Rundstedtler, cette nouvelle intronisation provoque non seulement une onde de choc dans les milieux sportifs mais également de la colère et de la déception au sein d’une fraction de la société blanche américaine6 car, bien plus qu’un simple titre athlétique, la couronne de champion du monde des poids lourds symbolise, dans l’imaginaire collectif anglo-saxon, l’apanage de la virilité. Par-delà le prestige sportif, l’homme qui la détient est considéré comme le plus fort de la planète. En la remportant, Johnson endosse donc le costume du rebelle, du factieux qui pervertit l’ordre social et ose bouleverser une hiérarchie raciale plaçant l’homme noir en état d’infériorité devant l’homme blanc. Le désordre occasionné par le « nègre » paraît d’autant plus manifeste que cette subordination, considérée comme atavique, semble intangible. De surcroît, dans le but d’une distribution internationale, le match est filmé par le cinématographe. Et comme le souligne l’écrivain Jack London, alors présent au bord du ring, le subversif challenger amplifie le scandale en se servant habilement de ce nouveau média.

« Il flanquait des taloches, souriait, souriait et flanquait des taloches, et dans les corps à corps, il faisait pivoter son adversaire pour pouvoir prendre une expression béate et angélique à l’intention des appareils de prise de vues cinématographiques7. »

5Bien qu’aux États-Unis, la projection du film soit censurée8, l’annonce de la victoire du noir au « sourire d’or » entraîne une série d’émeutes raciales à travers le pays9. En outre, certains de ses partisans s’illustrent de manières particulièrement significatives et inquiétantes. Ainsi, à Chicago, lors d’un banquet donné par le Manassas Club, organisation composée de riches hommes dit de couleur ayant épousé des femmes blanches, les membres n’hésitent pas à employer des serveurs blancs pour fêter le triomphe du natif de Galveston. Un des leurs clame ouvertement que ce succès atteste de la prédominance physique des fils de Cham sur ceux de Japhet10. Autre exemple : tandis que le journaliste noir américain, Lester Walton, déclare, dans le New York Age, que chaque fois que Burns a été projeté à terre, d’une part, un tas de préjugés est tombé et, d’autre part, le respect pour la race noire est monté d’un cran11, l’éditorialiste du même journal affirme que le succès de Johnson force le monde civilisé à admettre les prouesses physiques de l’homme noir12.

6Il est vrai qu’en France le triomphe aisé de Johnson oblige certains journalistes à reconnaître la supériorité du noir américain et, par là même, à désavouer les propos effrontément racistes qu’ils ont tenus avant-match. Le cas de Jacques Mortane est particulièrement probant. À quelques mois de l’évènement, le reporter de l’hebdomadaire La Vie au grand air proclame que si le « nègre » a toutes ses chances, Burns est néanmoins le « grand favori car en plus de sa force et de sa rapidité, il possède cette science, cette compréhension du combat, cet esprit d’à-propos, cette finesse même qui ne peuvent se faire jour dans le cerveau d’un noir13 ». De plus, si le colosse texan reçoit « un de ces terribles crosses que sait si bien envoyer Burns », il n’aura jamais « le courage de se ressaisir14 ». Dans un stéréotype, nourri par l’imaginaire colonial, Mortane soutient que « les nègres se laissent facilement démonter » et qu’un simple « coup dur peut avoir raison de leur sang-froid et les anéantir15 ». Pourtant, au lendemain de la victoire de Johnson, faisant fi de ses prédictions, il écrit que Burns a « reçu docilement la correction que lui [a infligé] le nègre16 » et que ce dernier portera certainement avec plus de « dignité » la couronne des poids lourds. Un peu de la même manière, la veille du combat, Frantz Reichel, secrétaire général de la Fédération Française des Sociétés de Boxe et chef de la rubrique sportive du Figaro, prédit la défaite inéluctable du noir américain. Certes, ce dernier a « l’avantage du poids et de la taille », écrit-il, mais Tommy Burns le « Canadien français, Breton d’origine » est non seulement « extrêmement scientifique » mais aussi doté « d’une agilité, d’une vitesse et d’une puissance d’exécution merveilleuse17 ». Le 27 décembre, à l’annonce du triomphe du « nègre jaune », Reichel se désavoue lui aussi ; il admet le succès d’un boxeur ayant su exploiter avec justesse ses « avantages physiques18 ».

7S’agissant des autres journaux, qui font le choix de relayer l’évènement, sans pour autant se livrer à des pronostics racistes, ils semblent plus impartiaux. Ainsi, à l’annonce de la victoire du nègre sur le blanc19, L’Auto et Le Petit Parisien saluent, pour le premier, « l’athlète extraordinaire qui vient de s’imposer à l’attention du monde entier20 » et, pour le second, « le boxeur d’une science et d’une vitesse extraordinaire21 »

8Mais, bien que globalement la presse tricolore admette la supériorité athlétique de Johnson, à y regarder de près, il existe, dans certains articles post match, des poncifs racistes attestant d’une vision stéréotypée du champion noir. Deux exemples. D’abord, quand L’Auto prétend que Johnson doit sa victoire avant tout à sa puissance car il demeure incontestablement « moins vite et moins scientifique que Burns22 », le journal use d’un topique, puisé dans l’inconscient colonial, qui veut que le boxeur dit de couleur, supposé moins intelligent que son homologue blanc, axe essentiellement sa boxe sur sa force. Or, d’après Jack London, qui, du reste, est loin d’être un partisan de Johnson, à Sydney, le géant de Galveston, était « trop grand, trop habile, trop intelligent, trop magnifique23 » pour se laisser rosser par un adversaire aussi médiocre que Burns. Non seulement il le domina physiquement mais il le surclassa aussi techniquement. Second exemple : dans les colonnes de plusieurs quotidiens, à l’exemple du Figaro ou du Matin, Johnson est régulièrement nommé « le nègre jaune24 » ; cette appellation suggère que le champion est pourvu d’ascendants blancs et que subséquemment la quotité de sang « pur » qui coule dans ses veines explique son succès en Australie.

9Au final, si le racisme à l’encontre du champion noir paraît bien moins virulent et manifeste en France qu’aux États-Unis, il est pourtant une réalité. Toutefois, comme nous allons le détailler, la venue du boxeur à Paris nuance quelque peu cette idée. En effet, s’il continue d’y être victime d’insidieux clichés racistes colportés par quelques journalistes, une grande partie de la presse parait plutôt bienveillante à son égard, voire l’encense. Quant au public parisien, il semble l’accueillir avec enthousiasme.

Le « nègre » champion du monde est à Paris

10Après la déconfiture du premier « grand espoir blanc », James Jeffries, le 4 juillet 1910 à Reno25, le promoteur anglais James White propose d’organiser le 2 octobre 1911, à Londres, un combat entre Bombardier Wells, champion d’Angleterre, et Jack Johnson. C’est en vue de préparer ce match, que Johnson, débarqué de Grande-Bretagne, arrive dans l’Hexagone le dimanche 27 août 1911. Parti le matin de Boulogne au volant « d’une grosse voiture de course Thomas de 90 chevaux26 », « l’invincible Jack27 » atteint Paris vers midi. Alors qu’il est accueilli au Grand Hôtel, par Hat Lewis, secrétaire de James White, et Léon Sée, directeur de l’hebdomadaire La Boxe et Les Boxeurs, le champion annonce d’emblée qu’il est « venu en France dans l’intention de s’entraîner sérieusement ». S’il doit céder aux obligations de contrat qui prévoient une série d’exhibitions à Magic-City28, il précise qu’il est avant tout à Paris « pour travailler et non s’exhiber29 ». En pugiliste averti, Johnson, qui n’a pas boxé depuis plus d’un an, a en effet conscience d’être en méforme et en surpoids. En outre, il sait combien « la bonne chère, les restaurants de nuit, les théâtres, [qui] font depuis longtemps partie de son ordinaire30 », ne sont guère compatibles avec la vie monacale qu’il doit mener s’il souhaite conserver son titre. En effet, bien qu’il soit donné largement favori, il estime que « Wells est un homme de grande classe qui est loin d’être à dédaigner31 ».

11C’est pourquoi, après avoir visité la Ville Lumière pendant une semaine, le champion et son équipe se mettent au vert à Neuilly. Dès la Belle Époque, il est de tradition que « les grands boxeurs, qui se préparent pour une rencontre importante », se retirent, avec leur petite armée d’entraîneurs à la campagne, habituellement dans une auberge, où ils établissent leurs « training quarters32 ». Par cet acte, « ils s’isolent beaucoup plus complètement et évitent avec plus de soin l’air impur, les distractions et les tentations des grandes villes33 ». Pour Johnson, cette retraite paraît d’autant plus nécessaire que la capitale tricolore jouit d’une mauvaise réputation. Les pugilistes américains sont, en effet, persuadés que la vie parisienne, aux « plaisirs trop faciles34 », amollit les âmes les mieux trempées et entrave la rigueur de l’entraînement indispensable à la victoire. Ainsi, l’hebdomadaire Le Nord sportif mentionne un article de son confrère new-yorkais, The National Police Gazette, qui se demande pourquoi « tous les boxeurs, qui ont été faire une season à Paris, les Joe Jeannette, les Kobiack, les Stewart et les Willie Lewis entre autres35 », n’ont plus jamais gagné un combat décisif à leur retour aux États-Unis. Dans un autre exemple, avant son combat contre son compatriote Sam Mac Vea, le noir américain Sam Langford, à qui un journaliste demande s’il pense triompher, déclare avec assurance : « Comment voulez que mon adversaire se présente en forme ? Il s’entraîne place Pigalle36 ! »

12Si ces regards sont évidemment empreints de caricatures, l’historienne Lola Gonzalez-Quijano montre néanmoins que Paris s’est imposé « au xix^e siècle comme la capitale mondiale de la modernité », autant que comme « Babylone moderne », « capitale de l’amour », « ville du vice » et même « Bordel de l’Europe37 ». Dès lors, quoi de plus normal qu’aux yeux de ces boxeurs, la Ville Lumière apparaisse comme le lieu de tous les dangers possibles, une cité où l’on peut accéder « à des jouissances inconnues38 » et, surtout, où l’on est en capacité d’aller à la « rencontre des Parisiennes39 » ou des demi-mondaines. Ces éventualités sont jugées d’autant plus périlleuses que, dans une croyance largement partagée dans le monde de la boxe, avant un match, « l’acte sexuel doit être évité comme la peste ». L’œuvre de chair tendrait, en effet, « à amollir, affaiblir, pacifier, bref « féminiser » le corps40 » du combattant.

13Johnson s’installe donc à Neuilly et entame, à moins d’un mois du match, une préparation des plus intenses. Comme en témoigne Léon Sée, « chaque matin il couvre au bois de Boulogne une bonne quinzaine de kilomètres avec ses entraîneurs, l’après-midi, il travaille au Pelican Boxing Club, et le soir, à Magic-City, il boxe une dizaine de reprises de trois minutes menées très sérieusement41 ». Si, en quinze jours, le Texan parvient à se débarrasser de plus de dix kilos superflus42, Jacques Mortane ne manque cependant pas de l’accuser de préférer « les douceurs d’un petit voyage à Paris » aux rigueurs de l’entraînement. Usant du poncif lancinant du noir éternellement paresseux, il ironise :

« Délaisser les campagnes revivifiantes [sic] de l’Angleterre pour venir visiter Paris et ses plaisirs est paraît-il, chez les noirs, une preuve incontestable qu’un boxeur veut travailler avec acharnement. Cette idée est curieuse et originale43… »

14De même, alors que la plupart des journalistes saluent la ferveur et l’enthousiasme d’une foule parisienne, composée notamment de nombreuses « élégantes44 », qui se précipite tous les soirs pour voir boxer le champion du monde à Magic-City, Mortane prétend que « c’est au milieu de l’indifférence que le champion s’entraîne45 ». Pourtant, celui que la presse présente comme « le Napoléon de la boxe46 », « l’Homme le plus fort du monde47 », « le merveilleux champion du monde48 », « le fameux nègre49 », « le formidable athlète noir50 » ou encore « le célèbre pugiliste nègre51 », semble bel et bien l’attraction parisienne de cette fin d’été 1911. « Quel admirable athlète52 » ! Voilà ce que l’on entend incessamment à Magic-City, selon les rubricards sportifs de Comœdia et de L’Action française,

15Par-delà le triomphe qu’il rencontre lors de ces exhibitions pugilistiques, et notamment lorsqu’il croise les gants avec le tout jeune champion de France et future idole nationale, Georges Carpentier, « l’invincible Jack » est également sollicité pour participer à divers évènements et mondanités. Ainsi, le 2 septembre, au vélodrome Buffalo, il donne le départ de la fameuse course cycliste du « Bol d’or53 » puis, le 7 septembre, il dîne en compagnie de plusieurs journalistes de la presse parisienne « à la grande Taverne54 », où il prononce un discours en français. En outre, « en l’honneur55 » de son arrivée dans la capitale, le cinéma l’American Biograph56, situé au 55 rue de Clichy, projette tous les soirs, du 25 au 31 août57, le film de son combat contre Jeffries. Pour la modique somme de 1 franc, une « foule de sportsmen » peut alors admirer « le match scientifique » et, d’après la presse, cette diffusion « remporte un succès sans précèdent58 ».

16À la fin du mois de septembre, Johnson regagne l’Angleterre où il prévoit de terminer sa préparation à Wembley59. Cependant, de ce côté de la Manche, depuis quelques semaines, une sévère campagne contre le combat bat son plein. D’abord orchestrée par le quotidien Sporting life, qui estime que l’affrontement est antisportif, car perdu d’avance pour Wells, cette offensive prend des allures de véritable croisade lorsque le National Free Church Council use de son autorité pour empêcher ce qu’il qualifie d’exhibition « de brutalité » « immorale pour le peuple60 ». Bientôt, « un mémorial61 », portant une centaine de signatures, dont celles notamment de l’archevêque de Canterbury, est présenté au ministre de l’Intérieur, Winston Churchill. Ce dernier est alors prié, au nom de l’ordre public et du bien-être national, d’exercer son droit de membre du gouvernement pour prohiber le combat. Finalement, le 28 septembre, après moult rebondissements, les juges du tribunal de Bow Street rendent un verdict interdisant définitivement la tenue du match en Angleterre62.

17En France, la nouvelle de l’interdiction est relayée de manière inégale par la presse. Ainsi, alors que L’Auto fait plutôt preuve d’impartialité et se contente de relater la chronologie des faits, Excelsior prétend que les « raisons véritables » de l’annulation sont politiques.

« La vérité est que le gouvernement anglais a redouté, étant donnée la victoire probable de Johnson, les effets qu’un pareil événement pourrait causer parmi la population noire de l’empire britannique63. »

18Quant à Léon Sée, dans son hebdomadaire La Boxe et Les Boxeurs, il n’hésite pas à prendre parti pour Johnson. Après avoir souligné les inepties d’un jugement où certains ont « invoqué des arguments bizarres et imprévus, ont parlé religion, guerre de races et autres choses fort profondes mais absolument étrangères au cas en litige », le journaliste demande pourquoi un athlète si « merveilleux de science et de puissance » a été empêché de gagner sa vie en boxant, qui plus est, au sein de la patrie du noble art ? En bon apôtre de la cause pugilistique, il souhaite que ce combat soit reprogrammé à Paris. Comme il l’affirme : « les raisons invoquées en Angleterre n’ont aucune valeur ici. Querelle de races ? Crainte de rixe entre blancs et noirs ? Il n’y a pas cent nègres dans toute la France. Voir un Anglais battu. Cela nous est égal, pourvu que ce soit le meilleur qui gagne64 ».

19Si l’on excepte le cas particulier de Jacques Mortane, au regard des multiples témoignages de sympathie et de l’accueil bienveillant dont jouit Johnson, il semble que ce dernier a très peu subi de racisme à Paris. Au sein de la capitale de la République coloniale, dans laquelle les hommes de couleur sont parfois réduits au topique d’une sauvagerie noire fantasmée, ce champion paraît échapper, peut-être en raison du prestige de son titre sportif, a cet enfermement prédéfini.

20Cependant, les choses ne sont pas si simples. D’abord, si, dans l’ensemble, la presse fait son éloge, certains substantifs usités pour le qualifier évoquent la terreur noire, ce qui renverrait in fine, à la sauvagerie. Dans une liste non exhaustive, L’Intransigeant le nomme, « le terrible noir65 », Le Journal, « le terrible champion noir66 » et Le Matin, « le terrible nègre67 ». De surcroît, dans deux écrits sardoniques, teintés d’un racisme évident, L’Aurore et Excelsior racontent qu’un savant allemand aurait soumis l’Américain a une « expérience assez curieuse ». Alors qu’il « faut parait-il une durée de cinq à quinze secondes pour que des rayons X pénètrent un crâne d’épaisseur moyenne68 », pour le « noir cerveau69 » de Johnson, il aurait fallu « cinq minutes et demie ». Et Excelsior de rajouter :

« On connaît l’histoire du nègre qui battu par sa femme à coups de bêche – région qui donnerait la mort à tout le monde – montrait avec fierté sans une égratignure, sa tête si dure que la bêche n’avait pu l’entamer70. »

21Ensuite, il convient de s’interroger sur l’utilisation outrancière par une grande partie de la presse parisienne du substantif « nègre » pour le nommer. Certes le mot n’a pas la même charge émotive à la Belle Époque qu’aujourd’hui. Toutefois, en le désignant le plus souvent comme le « nègre » et rarement comme l’Américain, les journalistes le dépossèdent (consciemment ou inconsciemment) de sa nationalité. Par ce biais, ils font de lui un apatride et donc remettent en cause sa légitimité au titre de champion du monde des poids lourds. Comment un homme qui n’appartient à aucune nation, peut-il se targuer d’être le porteur d’une couronne internationale aussi honorifique ?

22Enfin, lorsque dans Le Figaro, Frantz Reichel, s’oppose fermement à l’organisation du match contre Wells, prétextant que ce dernier est encore inexpérimenté, il semble surtout que le journaliste refuse de cautionner le spectacle d’un nouveau championnat du monde où l’homme Noir triompherait aisément de l’homme Blanc ; sinon, comment expliquer que, trois ans plus tôt, en avril 1908, alors que Tommy Burns est à Paris pour affronter l’insignifiant Jewey Smith71, Reichel ne manifeste aucune réprobation. Non seulement il ne s’indigne nullement mais il prétend que Smith est un adversaire de valeur, un « colosse » « insensible aux coups et excellent frappeur72 ». D’ailleurs, il n’est pas surprenant que ce soit dans les colonnes de ce même quotidien, qu’au lendemain de la victoire de Johnson sur Burns, un article intitulé « l’honneur du muscle », appela James « Jeffries à sortir de sa retraite pour relever le défi insolent73 ». En effet, en France aussi, certains tenants de la boxe participent à la quête du « grand espoir blanc », et c’est le jeune Georges Carpentier qui en devient, à ses dépens, le futur élu74. À l’été 1911, Tristan Bernard dédie un exemplaire de son nouveau roman intitulé Nicolas Bergère « au “petit” Carpentier : au plus sérieux des espoirs blancs75 ». Quelques mois plus tard, après la victoire du Français sur le Britannique Jim Sullivan, F. Hurdmann-Lucas, rédacteur en chef de Sporting, écrit :

« Bravo petit prodige […] Vous êtes un phénomène mon cher ami, et je vous souhaite vite ces quelques kilos de muscles nécessaires afin que vous puissiez nous débarrasser de cette personne qui s’appelle Jack Johnson. La prépondérance de la race noire sera bientôt en échec si vous continuez ainsi76. »

23Deux ans plus tard enfin, lorsque le 21 mars 1914, le champion tricolore affronte à Luna Park le « métis » américain Joe Jeannette, l’incontournable Jacques Mortane déclare qu’il est « actuellement l’espoir blanc que le monde entier souhaite voir triompher77 ». Rêvant, il s’exclame :

« Quelle gloire si c’était un Français qui parvenait à réaliser cet exploit – considéré jusqu’ici comme impossible – de reprendre à la race noire le titre qu’elle détient depuis 190878. »

⁂

24Jack Johnson restera encore quelque temps en Europe. Las des difficultés soulevées contre lui par « la haine blanche79 », il annoncera un temps son intention de ne plus combattre, puis, il reviendra sur sa décision et c’est à Paris qu’il défendra de nouveau son titre, une première fois le 19 décembre 1913, à l’Élysée Montmartre, dans un combat contre le noir américain Jim Johnson, puis une seconde fois, le 27 juin 1914, au Vélodrome d’Hiver, contre un autre de ses compatriotes, le « blanc » Franck Moran. Ce dernier match, qui se déroulera devant 10 000 spectateurs, s’inscrira d’emblée dans l’épopée en partie raciste commencée en 1908. Des journaux grand public présenteront Moran comme un gagnant assuré et comme « un Lohengrin » missionné pour venger l’honneur de la race blanche80. Si « l’invincible Jack » sortira chaque fois victorieux de ces affrontements, ces prestations pugilistiques seront néanmoins décevantes. Engourdi et empâté par le poids des années et le manque de compétition, il perdra son titre moins d’un an plus tard, à la Havane, face à un énième grand espoir blanc états-unien : le géant Jess Willard.