Le spectacle de la sauvagerie noire

5André Rauch a montré que la mise en scène pugilistique s’inscrit, à la Belle Époque, « dans la logique des spectacles auxquels se rend en soirée le Parisien sensible à des propositions de loisirs19 ». Au même titre que les exhibitions de « monstres » (nains ou lilliputiens comme au jardin zoologique d’Acclimatation en 1909, bossus ou géants dans les nombreuses fêtes foraines itinérantes, macrocéphales ou nègres « albinos » comme en 1912 à Paris)20, les matchs de boxe, dont ceux mettant en scène des hommes « de couleur », accompagnent et interpénètrent alors le succès des zoos humains21. Ainsi, par-delà une « simple » étude du spectacle sportif, il paraît intéressant d’analyser ces affrontements à travers ce prisme.

6Deux combats entre les Américains Joe Jeannette et Sam Mac Vea sont, à ce titre, particulièrement significatifs. Le premier a lieu le 20 février 1909 au Cirque de Paris. Il est présenté par Le Figaro comme « le plus grand combat de boxe qu’on ait jamais connu en Europe22 ». C’est une revanche puisque Joe Jeannette a battu Sam Mac Vea, le 15 avril 1907, à New York. Prévu en vingt rounds de trois minutes, ce « grand choc23 » suscite un vif enthousiasme aussi bien chez les amateurs de boxe que chez les profanes. Attendu que le résultat doit désigner le futur adversaire du champion en titre, Jack Johnson, l’intérêt du spectacle semble se mesurer avant tout par son enjeu sportif ; mais, étant donné que les deux hommes, incarnant dans l’imaginaire d’une partie du public la « sauvagerie noire », s’affrontent, torses nus, au sein d’un endroit clos, l’événement peut aussi être perçu comme un spectacle exotique. Dès lors qu’une partie de l’assistance se déplace à cause de la couleur de peau de ces « deux nègres formidables24 », on peut penser que leur mise en scène renvoie, in fine, à une recomposition du « zoo humain ». Comme le note Pascal Blanchard : « placer un homme, avec pour objectif qu’il soit vu, dans un espace spécifique reconstitué, non pour ce qu’il “fait” (un artisan par exemple), mais pour ce qu’il “est” (à travers le prisme d’une altérité réelle ou supposée) est […] la définition la plus précise de ce que sont les zoos humains25 ». Par analogie, le ring est un espace spécifique, ceint, délimité permettant, comme les zoos, pour les spectateurs, « un rapport de mise à distance et d’extériorité matérialisé par un dispositif structurant l’espace : grilles, enclos, barrières, écran26… » L’éditorial signé de l’écrivain Marcel Prévost, intitulé « La Force », paru dans Le Figaro, n’est pas sans rappeler cette analogie. L’Académicien écrit : « Quand on me montre des individus comme Sam Mac Vea ou Joe Jeannette, je ne ressens pas plus l’ambition de me mesurer avec eux qu’avec les hippopotames du Jardin des plantes27. »

7Qualifié par L’Auto « d’inoubliable28 », ce combat voit le triomphe de Sam Mac Vea aux points. Dans cette mise en scène de l’altérité, le vainqueur, « l’œil presque fermé », « grognant » tel un « ours » lorsque son adversaire l’accule aux cordes, est décrit « comme positivement affreux à voir29 ». L’insistance du quotidien sportif sur les particularismes physiques des combattants confirme l’idée que, pour une partie du public, l’enjeu du match réside principalement dans le spectacle de l’affrontement de deux « nègres » plutôt que dans celui de deux boxeurs. Les récits livrés dans les pages d’une partie de la presse généraliste pour annoncer ou raconter l’événement abondent également dans ce sens. Tandis qu’à quelques heures de l’affrontement L’Intransigeant se demande si « les nègres se mangent […] entre eux30 », au lendemain du match, Le Matin narre le « combat de boxeurs nègres31 ». L’Aurore, dans une quasi similitude lexicale, « le match de boxe entre les deux célèbres boxeurs nègres32 », quant à L’Éclair, il titre à la une « Noir contre Noir. La lutte fut ardente et sombre33 ».

8Comme le remarque Sylvie Chalaye, à la Belle Époque, « ce n’est pas le soldat, ce n’est pas le boxeur, ce n’est pas le danseur ou le guerrier qu’observent les Parisiens mais bel et bien la corporéité “nègre” d’une présence qui impressionne […]. Ce sont des corps à voir, des corps authentiques, en chair et en os, objets de monstration que l’on offre à la curiosité du public. Le corps noir fait spectacle et se retrouve ainsi inévitablement circonscrit dans un spectre de monstration, dans un espace “zoographique” exhibant le nègre et offrant sa spectacularité au regard du Blanc34 ».

9Dans la mesure où les organisateurs doivent « refuser plus de 2000 personnes35 », cette rencontre est une réussite commerciale. Ce faisant, on décide d’organiser la « belle ». Conclue au finish36, elle se tient le 17 avril 1909 au Cirque de Paris. Joe Jeannette l’emporte après l’abandon de son adversaire au 49^e round. Le surlendemain, l’utilisation redondante des champs lexicaux de la frayeur et de la brutalité dans L’Auto confirme que ces combats entre ces deux Américains participent de l’invention de la sauvagerie noire. Sous le titre « Le plus beau combat37 », Tristan Bernard y insiste sur l’effroi qu’il a ressenti lors de cette « lutte de l’homme invulnérable contre l’homme infatigable ». Toujours dans L’Auto, Georges Dupuy présente cet affrontement comme « peut être le plus terrible et le plus sauvage dans l’histoire de la boxe à travers le monde38 ». Tristan Bernard assis à côté de lui s’exclame alors : « Je n’ai rien vu dans ma vie d’aussi angoissant39. » De fait, la description de Sam Mac Vea « sublimement affreux, les yeux gonflés et fermés, les lèvres démesurément enflées, comme envahies par un monstrueux lupus40 », atteste de la violence du combat. Par ailleurs, renvoyant à un autre cliché colonial où l’homme Noir apparaît comme sanguinaire et anthropophage41, lors des minutes de repos, une partie des spectateurs semble s’angoisser devant le « numéro » donné par le soigneur Noir, Bob Scanlon. Ce dernier « appliquant ses grosses lèvres sur l’œil clos de Mac Vea, lui suce tant qu’il peut les paupières dans l’espoir de les rouvrir. Cet effrayant baiser à la sueur et au sang, ce nègre qui cherche à gober l’œil d’un autre nègre » devient sous la plume du journaliste de L’Auto « un spectacle assez hallucinant42 ».

10Au-delà, le contraste saisissant entre des spectateurs « distraits43 » qui « [parlent] d’autre chose et [plaisantent]44 », alors que se déroule, sous leurs yeux, derrière la frontière du ring, un spectacle plein de brutalité, en dit long sur la « racialisation latente des esprits45 ». En effet, de la même façon que les spectateurs des zoos humains peuvent « rire franchement à la vision d’une Africaine malade et tremblante dans sa case46 », le public de ce match est présenté par L’Auto comme indifférent à la souffrance de Sam Mac Vea. Ce dernier, au 49^e round, après deux heures trente de combat intense, à bout de force, « méconnaissable47 », « la face martelée », « un œil totalement fermé, les paupières crevées, le nez écrasé, la bouche édentée et sanguinolente, le poignet gauche écrasé, l’épaule droite luxée et le corps secoué de fièvre », abandonne48. Son animalisation – sa peau est comparée « au cuir ridé du garrot d’un hippopotame que les balles d’un chasseur auraient cruellement ensanglanté et déchiqueté49 » – semble alors justifier ce manque de compassion tout en renvoyant au fait que quand les pugilistes sont des hommes blancs, la sensibilité de ce même public n’est pas identique. Lorsque le 1^er juin 1913, le jeune Georges Carpentier, le visage maculé de sang, est envoyé plusieurs fois à terre par le géant anglais Bombardier Wells, « certains spectateurs, dont le dramaturge Tristan Bernard et l’écrivain Romain Coolus, se dressent de leurs chaises pour crier au meurtre et demander l’interruption immédiate de l’injuste exécution publique50 ».

Des boxeurs à la frontière de l’animalité

11En 1769, Buffon, dans son Histoire naturelle générale et particulière des animaux affirme : « l’intervalle qui sépare le nègre du singe est difficile à saisir51 ». Plus d’un siècle après, cet argument, qui sert entre autres à légitimer chez d’aucuns la colonisation comme « fardeau de l’homme blanc52 », se retrouve aisément dans la prose littéraire. « Avec les allusions récurrentes à l’anthropophagie, l’animalité du « Noir » est l’un des clichés racistes les plus violents. Des stéréotypes que l’on retrouve aussi bien sous la plume des écrivains coloniaux que dans certaines réclames du plus mauvais goût53. » La littérature de la fin du xix^e siècle, regorge d’images, dans lesquelles l’homme Noir est comparé au singe. À titre d’exemple, dans Cinq semaines en ballon de Jules Verne54, les Noirs sont qualifiés d’« horribles bêtes » ou « de fauves à têtes humaines » ; ils sont pourvus de l’« agilité de singes ». Autre exemple : dans les premières pages de son Roman d’un spahi, Pierre Loti les décrit comme des « grands hercules maigres, admirables de formes et de muscles, avec des faciès de gorilles55 ». Comme le souligne Alain Ruscio : « Sous la plume ou dans la bouche de l’Homme blanc, des comparaisons animales viennent tout naturellement, dès qu’il est question de décrire ses nouveaux protégés56. » L’Antillais Frantz Fanon, remarque d’ailleurs que le langage du colon, quand il s’agit du colonisé, est « un langage zoologique57 ». Ces topiques sont-ils de la partie dans le récit médiatique sur les boxeurs afro-américains ?

12Même si les boxeurs Noirs américains ne sont pas originaires de l’ailleurs colonial, les références incessantes à leur couleur et analogies animalesques sont présentes. Ainsi, l’écrivain René Dalize, qui assiste, en compagnie de Guillaume Apollinaire, Adolphe Basler et d’« un grand nombre des assistants du banquet Tharaud, au championnat du monde de boxe58 », le 20 décembre 1913, à Luna Park, qualifie l’Américain Sam Langford d’« orang-outang59 ». Le boxeur Georges Carpentier, qui affronte Dixie Kid, à Trouville, en août 1911, écrit, que ce dernier a « quelque chose du gorille auquel par ailleurs [l’apparente] son physique60 ». De même, dans Battling Malone pugiliste, un roman qu’il écrit en 1909, mais qui paraît en 1925, Louis Hémon compare l’Irlandais Pat Malone au « nègre » Américain Sam Langdon, affublant ce dernier d’un « masque de gorille sous un crâne couvert en dôme d’une courte toison61 » et d’un « os proéminent » en guise de front62. Si dans le bestiaire de ces littérateurs, dressant les portraits de nos « protégés63 », le singe arrive en tête sous la plume des journalistes, soucieux de mieux caractériser les pugilistes noirs, ce sont plutôt les comparaisons avec les félins qui dominent. Ainsi, en 1910, dans La Boxe et Les Boxeurs, Léon Sée prétend que « quand le nègre n’est pas rongé par la tuberculose c’est un type admirable de vigueur musculaire et de souplesse féline64 ». De la même manière, en 1913, Henri Dispan, journaliste à L’Auto et à L’Humanité, n’hésite pas à convoquer l’écrivain H. G. Wells pour mieux décrire « le nègre » Sam Langford. Ce faisant, il met en parallèle les subtilités physiques de ce boxeur à celles déployées par la panthère.

« À contempler Langford, il me semble voir l’angoissant humain que le docteur Moreau avait façonné en appliquant son effroyable science à une panthère : même largeur invraisemblable d’épaules, même faciès indécis et brutal, même souplesse redoutable dans le torse ramassé et les membres longs démesurément, même étrange félinité dans la façon dont il se propage sur le ring comme une onde musculaire65. »

13Malgré un accueil enthousiaste et une certaine fascination du public, cette animalisation récurrente fait de ces boxeurs des êtres en marge de la civilisation, « des vestiges des premiers états de l’humanité66 ». S’ils sont pour la plupart américains et donc non issus de l’ailleurs colonial, aux yeux de certains journalistes sportifs, leur couleur de peau les renvoie immanquablement vers leurs origines africaines et la « sauvagerie noire inventée67 ». Sam Mac Vea est d’ailleurs régulièrement nommé dans L’Auto « le terrible nègre68 » ou « le plus prodigieusement fort des Ethiopiens69 » et Jack Johnson, pourtant champion du monde, se voit qualifier, par l’hebdomadaire La Boxe et Les Boxeurs, de « pithécanthrope monstrueux égaré dans notre civilisation70 ». Un incident illustre parfaitement la prégnance de ce cliché. En mai 1910, à la suite d’une bagarre, sur le ring de la salle Wagram, entre deux écuries américaines composées essentiellement de combattants noirs, ce même hebdomadaire livre une diatribe au vitriol contre ces boxeurs. Cette mêlée, somme toute assez classique dans le spectacle de boxe à la Belle Époque, sert de matière à Léon Sée pour déverser, au sein de sa revue, un flot d’injures et de clichés racistes. Son éditorial, intitulé « Casse-Cou ! Il ne faut pas que les nègres continuent71 », appelle les instances réglementaires à interdire l’accès des rings « aux mauvais nègres ». Utilisant le stéréotype lancinant de l’homme sauvage, il affirme que si ces pugilistes sont dotés « d’indéniables qualités physiques », ils sont aussi pétris des pires tares comportementales : « faux », « sans scrupules », « bruyants », « hypocrites » et « pas loyaux ». Néanmoins, pour cet important acteur économique72 de la vie sportive du Paris d’avant-guerre, tous les boxeurs noirs ne doivent pas être considérés de la même façon. Des athlètes lucratifs, à l’instar de Joe Jeannette et Sam Mac Vea sont à l’évidence de « bons73 » nègres, car ils se sont « toujours correctement conduits74 ». Loin d’atténuer le cliché raciste, cette dichotomie amplifie a contrario la perception colonialiste de Léon Sée. En effet, distinguer « le bon nègre » du « mauvais nègre », renvoie inévitablement au schéma de la plantation coloniale, où le premier, parce que soumis et docile, avait droit à tous les égards du maître et bénéficiait par exemple des tâches les moins ingrates, et où le second, parce que rebelle et désobéissant, se voyait octroyer les travaux les plus harassants afin d’être rééduquer par la contrainte. Par ailleurs, ce cliché fait aussi écho à La Case de l’Oncle Tom, le roman « anti-esclavagiste d’une femme blanche de Nouvelle-Angleterre, Harriet Beecher Stowe75 ». Publié aux États-Unis au printemps 1852 et en France à l’automne de cette même année, ce roman, réédité maintes fois, connaît alors un véritable succès. « Pleins de larmes et plein de feu76 », ce livre raconte les péripéties vécues par un esclave intègre, le « bon nègre » Tom, qui malgré les nombreuses injustices subies, ne manque jamais à son devoir.

Le noble « art nègre »

14Si l’homme noir, en raison d’un « manque de capacités intellectuelles », apparaît comme « difficilement perméable au progrès » il possède « en revanche un corps pouvant être séduisant77 ». Aussi, le spectacle de la boxe, qui fait la part belle à l’esthétisme du corps et à l’érotisme qu’il suggère, ne laisse pas indifférents certains artistes.

15En montrant que « la signification d’un fait réside moins en lui-même que dans le système de relations qu’il entretient au sein d’un milieu historique défini », l’historien de l’art, Jean Laude, souligne que ce n’est nullement un hasard si l’enthousiasme pour « l’art colonial » coïncide « avec l’encerclement de la planète par les nations colonisatrices européennes » et avec « la création des musées d’Ethnographie, aux fins d’entreposer, puis d’exposer, les produits manufacturés des contrées visitées par les voyageurs, conquises par les militaires, occupées par les colons78 ». À titre d’exemple, alors que Picasso commence à peindre les Demoiselles d’Avignon en mars 1907, en juin, au sortir de sa visite du Musée ethnographique du Trocadéro, l’orientation de sa toile se modifie. « Lorsqu’il l’achève en juillet, les visages de trois de ses personnages féminins ressemblent finalement aux masques africains qu’il a vus au musée, tandis que leur posture évoque les femmes du Soudan79. » Un peu de la même manière, l’exhibition de la corporéité noire sur les rings éveille chez quelques artistes un certain intérêt pour « l’art nègre ». Assistant au match entre Joe Jeannette et Sam Langford, René Dalize écrit que le premier a « l’air d’un dieu cubiste de l’Est Africain80 » et que le visage du second évoque « une tête de mort dans laquelle on allumerait de temps à autre une chandelle ». De même, lorsque le peintre André Dunoyer de Segonzac rencontre Jack Johnson pour la première fois, ce dernier lui apparaît « beau comme un Apollon du Congo81 ».

Des statues hors norme

16La force brute et la beauté émanant des corps de ces boxeurs sont donc aussi deux stéréotypes redondants dans la presse d’époque. Comme nous l’avons souligné, à quelques heures du premier affrontement entre Sam Mac Vea et Joe Jeannette, Le Figaro présente en une un article de l’écrivain Marcel Prévost intitulé « La Force82 ». L’académicien y manifeste non seulement son impatience de savoir « lequel des deux nègres formidables » va « gagner par knock out » mais vante également « les beaux ornements » de ces boxeurs. Semblablement, lorsque le journaliste de L’Auto, Georges Dupuy, rencontre Jack Johnson à Reno, il s’exclame :

« Quel admirable athlète ! Ses larges et puissantes épaules aux contours arrondis, sa poitrine pleine et développée, ses flancs évasés, ses cuisses imposantes et toute sa jambe d’une ligne impeccable jusqu’à la cheville, aux métacarpes peu prononcés, sont un ensemble de beautés, qu’on ne se lasse pas de contempler avec admiration83. »

17Mais ne nous y trompons pas. De la même manière que dans les zoos humains, la valorisation du corps de l’homme noir, par ailleurs fréquemment comparé à celui d’une statue vivante84, reflète en réalité « un univers à l’écart du progrès technique, proche de la nature où l’homme doit être physiquement fort pour survivre85 ». Ainsi, alors que certaines unes de L’Auto précédant les grandes rencontres pugilistiques rappellent les mensurations exactes des boxeurs à titre informatif86, dans les cas de combats mettant en scène des hommes « de couleur », souvent ces précisions visent à mieux souligner « l’anormalité » de corps tendant vers l’animalité. Ainsi, Sam Langford, dont les débuts d’affrontements ne peuvent être évidemment que menés de « façon sauvage87 », apparaît comme « l’athlète formidable, aux épaules et à la poitrine presque anormales88 ». Autre exemple, Jack Johnson, doté de « deltoïdes énormes », a les trapèzes, de chaque côté du cou, qui saillent « tellement, que les épaules en paraissent étroites dans leur puissance formidable89 ». Pour finir, Sam Mac Vea, dans un renvoi évident au lieu de vie du sauvage, à savoir la forêt, est comparé à « un tronc impénétrable90 », « un chêne noueux qu’aucune tempête n’avait pu jusque-là coucher sur le sol » et un « ébène pur-sang ».

18En outre, l’infériorité de ces hommes est telle que, sous la plume de Léon Sée, la force physique exceptionnelle et la haute résistance aux coups, dont on a tendance à les affubler, sont clairement définies comme des tares héréditaires provenant à nouveau de leur état « primitif ». « Rien n’est plus naturel que de trouver chez le nègre cette vigueur et cette extraordinaire insensibilité aux coups. Être encore primitif, beaucoup plus près que nous de la nature, il possède un système nerveux rudimentaire et qui ne transmet à son cerveau que l’impression atténuée des chocs supportés à la périphérie. De là, l’insurmontable difficulté à endormir les nègres91. »

Des pugilistes noirs dans l’enfance de l’âge

19Dans cette multitude de clichés coloniaux, le boxeur noir ne peut échapper à celui de l’éternel enfant. En 1912, le colonel Baratier, ancien de Fachoda, affirme dans ses mémoires que les Noirs ne répondent pas à nos définitions habituelles de l’intelligence. « Ayant vécu dans la nature […] Ils ont conservé de l’enfant l’insouciance, la spontanéité, le besoin de s’attacher, de se donner à qui les aime, la faculté de s’amuser de tout et de rien92. » Suivant en quelque sorte le jugement de l’officier colonial, le romancier Louis Hémon, décrit son Sam Langdon, le terrible boxeur « nègre », comme ayant « l’air simple et bon enfant93 » malgré « une bouche aux lèvres épaisses94 » qui se resserre en « une moue sauvage95 ».

20Cette puérilité excessive transparaît largement dans les portraits des pugilistes dressés par une partie de la presse sportive de la Belle Époque. En premier lieu, les descriptions physiques et les photographies insistent régulièrement sur leur sourire. Cette accentuation n’est pas anodine. Elle renforce non seulement leur caractère insouciant, lié à l’innocence de l’âge, mais également leur capacité enfantine à rire de tout et de rien. Comme le précise Alain Ruscio, « le Noir n’est pas, ne peut pas être pris au sérieux. Il est le modèle achevé de “l’indigène enfant”, resté près de la nature. Son sourire rayonne, accentué par la grandeur de sa bouche et de sa dentition, souligné par son teint de cirage96 ». De facto, si Sam Mac Vea a « beaucoup grogné97 » lors de son premier affrontement avec Joe Jeannette, il a aussi « beaucoup souri98 ». Son sourire qualifié de « béat » rappelait, parait-il, celui du « nègre au ventre rembourré des Folies Bergères, dans quoi [tapaient], après minuit, de jeunes messieurs en frac99 ». De la même manière, lors de sa première venue à Paris, en mars 1911, Sam Langford se voit honorer d’un immense portrait en une de La Boxe et Les Boxeurs. Une photographie occupe toute la première page de l’hebdomadaire. Elle le montre avec son plus beau sourire.

21Si les portraits tout sourire de ces pugilistes Noirs empruntent largement à l’imagerie coloniale, ils peuvent aussi paraître comme un écho, une forme d’intertextualité de l’article de presse que Jack London consacre au combat, ayant opposé le « Blanc » Tommy Burns au « Noir » Jack Johnson, le 26 décembre 1908, à Sidney. Le romancier américain, qui couvre alors pour The Australian Star100 ce championnat du monde, intitule son compte rendu : « Le sourire du Noir101. » Dans cet article, du reste amplement repris par la presse française, l’écrivain insiste sur « le sourire d’or » du champion Noir, qui, selon lui, résume tout le match. Cependant, si London affiche clairement sa préférence pour le champion blanc102, sous sa plume, le sourire appuyé du Géant de Galveston ne traduit aucunement une immaturité et une intelligence moindre qui seraient liées à sa « race ». Il décrit Johnson comme « trop grand, trop habile, trop intelligent, trop magnifique » pour se laisser dominer par un adversaire aussi médiocre que Burns. Ce dernier, à qui « il [flanque] des taloches », apparaît comme un petit enfant, auquel un professeur « administre une légère correction ». Aussi, a contrario du cliché colonial français, Johnson, comme un « maître d’école débonnaire », endosse le costume de l’adulte. Burns, qualifié de « gamin malhonnête et difficile » revêt celui de l’enfant.

22En deuxième lieu, l’immaturité de l’homme Noir se mesure également par sa nonchalance et son goût fortement prononcé pour la musique. Incapable d’assumer une quelconque responsabilité, ce dernier ne pense qu’à s’amuser. Il a « mis le rythme et l’expression corporelle au centre de son existence103 » et passe « son temps à taper sur de morceaux de bois (toujours la nature) et à se déhancher104 ». Aux dires de L’Auto, à l’annonce de la victoire du Noir Jack Johnson sur le Blanc James Jeffries, le 4 juillet 1910, « Li Mousu nègres » vivant à Paris exultèrent et « se mirent à danser une sarabande effrénée, au grand effroi105 » de certains journalistes.

23En dernier lieu, tandis que les boxeurs anglo-saxons sont réputés pour leur ténacité sur le ring, les pugilistes Noirs demeurent souvent perçus comme peu courageux. Dans Battling Malone Pugiliste, alors que le Britannique Pat Malone, les phalanges droites brisées, continue héroïquement à se battre, et ce malgré la douleur insupportable, son adversaire, « le nègre » Sam Langdon, suite à deux côtes cassées, renonce instantanément à se battre, et prononce à voix basse ces mots fatidiques : « c’est assez » ; « j’en ai assez106 ». La fiction rejoint même la réalité ou la réalité rejoint la fiction, puisque lors du deuxième affrontement entre Joe Jeannette et Sam Mac Vea, ce dernier fatigué, las de la lutte, finit par abandonner au 49^e round en proclamant : « Je crois que je ne peux plus107 ». Cela étant, ce renoncement, bien que loin d’être prématuré, ne manque pourtant pas d’interroger Tristan Bernard sur l’ardeur des Noirs au combat. Ce même dramaturge, qui quatre ans plus tard hurlera au meurtre du petit Carpentier lors du premier round épique de Gand, écrit dans les colonnes de L’Auto : « Faut-il noter, chez Sam Mac Vea comme chez Johnson un manque de persévérance inhérent à la race108 ? »

24Dans ce cliché, l’homme Noir, parce qu’insensible aux coups et insouciant, accepte sans réellement réfléchir le combat de boxe. Cependant, lorsqu’il faut affronter la douleur et faire preuve de vaillance, il préfère abandonner. Entre le manque d’ardeur au combat et la peur de se battre, la frontière est des plus minces. Comme le souligne l’hebdomadaire français Sporting, dans un article intitulé, « La “frousse” chez les nègres109 » : si « il y a quelques nègres qui tiennent bon et même font de jolies choses […] la majorité d’entre eux, lorsqu’ils sont mis à l’épreuve, montrent une “frousse”, une peur du ring incroyable ». Tel un enfant, le Noir est alors perçu comme incapable de surmonter ses frayeurs. Dans ce cliché extrême « il a même peur de tout. Chaque instant de la vie quotidienne demeure pour lui objet de crainte… face aux dangers de la jungle, serpents, éléphants, ou mauvais esprits, le Noir prend ses jambes à son cou, alors que le blanc, serein, fait face110 ».

Le pugiliste blanc comme Humanité achevée

25L’homme Noir ne peut être l’égal de l’homme Blanc car il n’a pas atteint son degré de développement. La boxe sport de combat à la fois physique et stratégique permet de vérifier le niveau de force et le degré d’intelligence de l’un et de l’autre. En 1910, dans son éditorial pour La Boxe et Les Boxeurs intitulé « Blancs ou Noirs ?111 », Léon Sée répertorie les six aptitudes indispensables à la pratique du noble art : la résistance physique, l’insensibilité aux coups, la force jointe à la souplesse, la combativité, le courage, le calme et le sang froid dans la bataille. Selon lui, les trois premières qualités, orientées principalement sur la force, demeurent l’apanage de l’homme Noir, les trois dernières, axées essentiellement sur l’intelligence, restent le privilège de l’homme Blanc. Le journaliste justifie son propos en avançant que « les fils de Japhet112 » (sic) sont « une race » qui ont « toujours fait travailler [leurs] muscles et bien rarement [leurs] cerveaux ». Ce faisant, même s’ils possèdent « de superbes académies », ils n’arrivent jamais à atteindre « la réflexion et la science de la boxe » adoptées par l’homme Blanc. La conclusion s’impose donc comme une évidence : « plus fort, plus souple, plus résistant, le nègre à poids égal sera toujours, battu par le blanc dont la science et le courage viendront à bout de toutes les qualités innées de son rival113 ».

26Le stéréotype de l’homme noir doté d’une grande force mais d’une intelligence moindre semble assez répandu dans les mentalités de l’époque. Il participe du racisme populaire qui se déploie « dans la grande presse et dans l’opinion publique, comme toile de fond de la conquête coloniale114 ». Le sociologue Gustave Le Bon, affirme, par exemple, que si « en dix ans, on [peut donner] aisément à un nègre l’instruction d’un Anglais bien élevé. Pour en faire un véritable Anglais, dans les diverses circonstances de la vie où il sera placé, mille ans suffiraient à peine115 ». Dans un autre exemple tout aussi révélateur, en 1914, Georges Carpentier, se plaît à raconter, au sein d’un livre à caractère autobiographique, « l’histoire d’un boxeur blanc qui s’était vanté de pouvoir mettre K-O n’importe quel boxeur nègre du monde116 ». Pour ce faire, il aurait usé d’un piège enfantin dans lequel les pugilistes noirs tombaient pourtant à tous les coups. « Au cours d’un clinch [un accrochage], l’astucieux anglais mordait son noir adversaire à l’épaule, et avec une fougue telle que l’infortuné “pruneau” s’arrêtait incontinent de combattre pour tourner vers l’arbitre des mains et un visage suppliant. » C’est tout juste ce qu’attendait notre Britannique ami. Sans perdre une seconde, il abattait son poing sur la noire mâchoire sans protection et le « gentleman de couleur » s’en allait aussitôt « dans les pommes. »

Le boxeur métissé : une exception ?

27Dans cette efflorescence de stéréotypes, la presse établit une nette différence entre les boxeurs très noirs de peau et ceux plus clairs parce que métissés. Les premiers apparaissent pourvus de qualités pugilistiques axées essentiellement sur la force brute et la haute résistance aux coups. Les seconds sont affectés d’aptitudes basées avant tout sur le courage et la science pugilistique. Aussi, lors des deux affrontements opposant Sam Mac Vea et Joe Jeannette, sous la plume de Georges Dupuy dans L’Auto, Sam Mac Vea, de type négroïde, est présenté tantôt comme, « le nègre » et « le plus prodigieusement fort des Éthiopiens », tantôt comme une « colonne de bronze » ou un « inébranlable bison noir, au front dur et au cou énorme117 ». Joe Jeannette, parce que métissé, pratique une boxe relevant du « prodige ». Il est décrit comme un « Hercule » au « corps merveilleux » et « souple », dont les qualités pugilistiques premières sont « une science hors de pair », un « jeu de jambes admirable » et « une précision extraordinaire dans les coups118 ». D’après L’Auto, lors de leur première confrontation, bien que Jeannette eût « touché plus souvent119 » et eut été « supérieur » en « science », Mac Vea a obtenu la victoire principalement grâce à son « admirable musculature120 ». Concernant le deuxième match, qui voit le triomphe de Jeannette, il est résumé dans le quotidien sportif par cette phrase : « La science, le courage, l’endurance [ont] vaincu la force dans ce qu’elle a de plus effrayant121. »

28À quoi est due cette différence de traitement ? En fait, le monde de la boxe de la Belle Époque semble relativement influencé par les théories racistes d’Arthur Joseph de Gobineau. Dans son Essai sur l’inégalité des races humaines, paru pour la première fois en 1853, le comte avait consacré les notions de « races supérieures » et de « races inférieures122 », en créant une typologie sur trois critères de hiérarchisation : la beauté des formes, la force physique et l’intelligence. Si l’on s’en tient à ses propos, l’homme Blanc était le seul à posséder le « monopole de ces trois données123 ». Aussi, si certains journalistes tolèrent que le boxeur noir puisse être doté d’une certaine force et d’un corps sculptural à l’étrange beauté, à leurs yeux l’intelligence pugilistique doit rester le privilège de l’homme Blanc. C’est la raison pour laquelle, « la science hors de pair124 » de Joe Jeannette, tant vanté par la presse, ne peut s’expliquer que par la présence de sang blanc dans ses veines. De surcroît, cette quotité est largement soulignée par les journaux qui ne peuvent s’empêcher de le nommer toutes les deux lignes l’« athlète jaune125 » ou le « nègre blanc126 ». Sa part de sang blanc se manifeste non seulement dans son « visage de mulâtre intelligent127 » mais également dans « l’ardeur qui se [dégage] de ses yeux clairs et vibrants128 ». Elle s’exprime aussi dans un comportement civil « plus savant et plus fin que l’autre, plus courtois et plus correct aussi129 ». Dunoyer de Segonzac écrit alors : « Joe Jeannette, ce noir un peu jaune, [est un] boxeur savant, plus scientifique que ses frères d’un noir plus pur : Sam Mac Vea et Sam Langford130. »

29De même, en nommant Jack Johnson, après sa victoire sur Tommy Burns, le « boxeur jaune131 », L’Auto et de nombreux autres journaux132 suggèrent que le nouveau champion du monde poids lourds, doit son triomphe à sa part de « blancheur ». Même si « la plupart du temps, les critiques du métissage avancent que le Blanc déchoit en s’alliant avec un individu d’une autre race133 », l’obtention par un homme Noir d’un des titres les plus convoités du monde du sport, ne peut se justifier, dans une société où la hiérarchisation des races est la norme, que par la présence dans ses veines, d’une quotité de sang blanc non négligeable. Suivant l’ordonnancement racial des pugilistes, plus le boxeur est clair de peau, plus ses qualités de scientifique sont mises en avant. Cette thèse se vérifie lors de l’affrontement entre le métis Joe Jeannette et le futur grand espoir blanc Georges Carpentier134. Si lors de ses combats avec Sam Mac Vea, la presse met constamment en exergue la science pugilistique de Jeannette, lors du match l’opposant à Carpentier, les deux « principales qualités135 » du métis deviennent sa grande « endurance136 » et son considérable « courage137 ». Dans cette perspective, « le mulâtre au visage intelligent138 » perd son titre de scientifique du ring au profit de Carpentier. Celui-ci, dans le portrait d’avant match dressé par Le Figaro, est présenté d’abord « comme un des plus scientifiques boxeur du monde139 », sachant se battre « avec une rare intelligence » ; puis comme un pugiliste inspiré, adaptant « son jeu à celui de son adversaire » ; enfin, comme un redoutable stratège, capable de varier sa tactique « fréquemment au cours du combat ». Dans ce cliché du pugiliste blanc comme « Humanité achevée140 », le beau et « hardi141 » Carpentier ne peut apparaître que « remarquablement courageux ». Même si son tempérament demeure quelquefois « rageur », il reste toujours « réfléchi » lorsque « le danger le menace142 ». Le lendemain du match, poursuivant dans ce cliché, L’Auto le décrit comme « le jeune blanc aux yeux volontaires, aux lèvres serrées sur son désir frénétique de victoire ». Concernant Joe Jeannette, même si le journaliste lui reconnaît le titre de « grand général », il n’apparaît plus comme le métis à « la science hors de pair » mais comme un simple « nègre » qui, refusant de braver le danger, préfère se cacher « derrière son épaule puissante143 ».

30Malgré sa défaite, valant d’ailleurs pour le quotidien un succès144, Carpentier sort même grandit de ce combat. D’ailleurs, dans une sorte de discrimination positive avant l’heure, selon le Britannique Bettinson, directeur du National Sporting Club, si le juge arbitre Frantz Reichel avait octroyé la victoire au Noir américain, c’est que tout simplement, « dans l’après-midi, [il] avait dû relire La Case de l’Oncle Tom145 ».

⁂

31Dans le Paris de la Belle Époque, bien qu’Américains et occupant le haut de l’affiche sportive, les pugilistes noirs sont victimes d’un racisme insidieux. Paris, « ville ouverte au monde, aux autres146 », depuis le xix^e siècle, n’en est pas à un paradoxe près. Ainsi, « en 1899, tandis que l’esplanade des Invalides rassemble plusieurs villages indigènes pour une autre Exposition universelle, un des rois présents, celui des Nalou de Guinée, Dinah Salifou147 », est reçu à l’Opéra. Du reste, comment peut-il en être autrement, dans la capitale de la République coloniale où l’Homme Noir, bien que peu présent dans la sphère civile, demeure constamment inventé et fantasmé dans diverses mises en scène ?

32Dès lors, le spectacle pugilistique, utilisé comme un prisme à travers lequel le chercheur peut mieux cerner les mentalités d’une société, atteste de l’importance du « socle de l’idéologie coloniale148 ». Les racines de ce fondement apparaissent tellement ancrées que, les boxeurs noirs américains, pourtant si éloignés de l’univers colonial, sont affublés des mêmes clichés que les « protégés149, » d’Afrique.

33Ce faisant, l’accueil, « globalement très favorable » dont ils bénéficient, apparaît comme un leurre. Cette bienvenue ne semble nullement traduire l’idéal égalitaire et fraternel de la République des droits de l’homme, mais plutôt la vision paternaliste d’une République coloniale qui, afin de parachever l’humanité de l’homme noir, s’octroie le lourd fardeau de le civiliser.