Zélélé, chauffeur abyssin et éphémère pilote de course (1906-1907)
p. 117-126
Texte intégral
1À la Belle Époque, contrairement à la boxe ou à la lutte, la course automobile n’est pas un sport pratiqué par les Noirs. La présence de l’un d’entre eux, Michel Zélélé, dans les premières compétitions, en France, au milieu des années 1900, ne manque donc pas de surprendre et le regard que la presse pose sur lui n’est pas le même que celui, plus récurrent, sur des athlètes que l’on a l’habitude de voir dans des disciplines où leur présence est sinon ordinaire du moins courante. Qui est cet homme, dont on a, un temps, beaucoup parlé sans qu’on sache grand-chose sur lui – puisqu’il n’existe aucun travail historique le concernant et que les sources, sinon médiatiques, sont inexistantes ? Il est né en Éthiopie, dit-on, et foule le sol français car l’explorateur Henri d’Orléans l’en aurait ramené au début des années 1890. Nous y reviendrons. Mais, pour l’essentiel de ce que l’on sait, il est surtout une figure originale, sinon extra-ordinaire, dans les milieux mondains de la Belle Époque passionnés de sport automobile. C’est pourquoi la presse s’emploie, sommairement le plus souvent, à le croquer, en l’associant à des stéréotypes dans l’air du temps. Les journalistes ne manquent jamais d’insister sur les traits caractéristiques d’un « nègre » campé sous trois jours : souriant, excellent pilote et, surtout, fidèle et dévoué à son « maître », le constructeur automobile De Dion Bouton. Cet homme sorti du lot est donc renvoyé à une forme de servitude dont lui-même jouera et, semble-t-il, s’accommodera, sa vie durant.
Zélélé au volant et posant devant la De Dion qu’il pilote lors de la Coupe de la Presse, en août 1907. La Vie au grand air, 10 août 1907.
gallica.bnf.fr/BnF. (erreur en 2024)
Au service du marquis De Dion, pionnier de l’automobile
2Souvent présenté comme « Abyssin », Zélélé est donc un cas unique dans les annales des débuts du sport. D’une part, c’est un intrus dans un sport coûteux et largement mondain écartant presque toute possibilité de pratiquer en dehors des élites. D’autre part, son parcours n’est pas celui d’un athlète méritant qui aurait conquis sa place à la force de son talent et de ses prouesses corporelles. Certes, du talent, Michel Zélélé n’en manque pas, il le prouvera au volant avec de belles, quoique rares, performances. Du reste, c’est d’abord par la domesticité alliée au bon vouloir et à la stratégie de son « maître » qu’on le retrouve sur le devant de la scène sportive au milieu des années 1900. Zélélé est en effet le chauffeur du marquis Jules-Albert de Dion (1856-1946), l’une des grandes figures de la modernité à la fin du xixe siècle, constructeur automobile et, ce faisant, pionnier dans l’ordre de la course automobile. Dès 1883, il fonde avec son associé Georges Bouton la société De Dion-Bouton, à Puteaux. Dans son secteur, l’entreprise compte parmi les plus importantes au monde avant 1914. Jules-Albert de Dion est lui-même un glorieux sportman : pilote dans les premières grandes compétitions comme le Paris-Rouen ou le Paris-Bordeaux-Paris, avant de cofonder l’Automobile Club de France (ACF) et l’Aéro-Club de France en 1895. Il est aussi un entrepreneur tous azimuts qui crée le Salon de l’automobile en 1898, contribue au lancement du journal L’Auto-Vélo en 1900 (qui deviendra le grand quotidien sportif L’Auto) sans jamais cesser de promouvoir ses automobiles dans de nombreuses compétitions mi-sportives, mi-mondaines. C’est donc lui qui, in fine, fait la notoriété de Zélélé.
3Si l’on en croit Zélélé lui-même, témoignant auprès de Michel Carrière en 1951, il est le fils d’un grand chef éthiopien, né le 15 juin 1885 à Ofcat. Il est « amené » en France en 1896 par l’explorateur Henri d’Orléans qui avait plusieurs fois parcouru cette région et rencontré le Ménélik II, le négus (empereur d’Éthiopie) entre 1889 et 1913.
« Michel Zélélé est un joyeux négrillon de 11 ans lorsque son père assiste à une grande réception donnée par le prince Henri d’Orléans. Ce dernier remarque le garçon et dit “nous l’emmènerons avec nous en France et en ferons un petit savant”1. »
4Le garçon débarque à Marseille puis fait route vers Paris où il est placé chez les missionnaires, rue de la santé. Peu intéressé par les études, il se promène un jour sur le boulevard Arago et ressent un coup au cœur : pour la première fois de sa vie, il découvre une « automobile sans chevaux2 ». Selon les termes ouvertement bêtifiant que lui prête Michel Carrière en 1951, il veut devenir « chauffeur de teuf teuf ». Apparemment compréhensif et à l’écoute, son précepteur, le prince d’Orléans, le recommande alors au marquis De Dion. Il entre à son service en 1897, comme apprenti-mécanicien. Trois ans plus tard, le marquis convoque Zélélé dans son bureau et lui annonce qu’il devient son chauffeur. Il n’a que quinze ans et cette décision mérite qu’on s’y arrête en avançant une supposition qui dépasse les indéniables qualités de conduite de Zélélé à une époque où il n’existe ni permis, ni code de la route : avoir un chauffeur noir est du dernier chic parmi les élites, surtout dans le temps où, Exposition universelle de Paris aidant, le monde entier se montre dans une capitale qui se veut innovante et cosmopolite. Sans doute le marquis De Dion a-t-il bien compris que Zélélé peut accentuer sa notoriété en le conduisant et, de fait, dès que la presse mentionne le marquis et ses déplacements, elle ne manque jamais de dire un mot sur son chauffeur3. Cette stratégie se révèle dans le peu d’iconographie mettant en scène Zélélé. En dehors de quelques cartes postales promotionnelles et de clichés de presse le montrant au volant, deux documents ayant beaucoup circulé en leur temps et circulant encore aujourd’hui sur internet mérite un arrêt sur image. Le premier est une affiche publicitaire de 1902 pour De Dion Bouton ; on y découvre Zélélé, en tenue de chauffeur, bras croisés, en confiance, ayant laissé le volant à sa passagère lors d’une randonnée automobile sur les Côtes normandes. La seconde, non datée, est une photographie construite strictement de manière identique : Zélélé a la même posture, bras croisés, son patron étant au volant. Cette inversion des rôles montre comment on renverse alors les préjugés – la confiance du Noir, et sa dette, envers le Blanc – peut-être pour mieux les renforcer. Quoiqu’il en soit, celui que l’on nomme régulièrement « l’Abyssin » restera chauffeur de maître toute sa vie, fidèle au marquis De Dion jusqu’à sa mort en 1946. L’une de ses fiertés est d’avoir été « prêté » par son « maître » pour conduire des têtes couronnées dans Paris, telles que Léopold II le roi des Belges ou Édouard VII ou encore des vedettes comme la Belle Otéro4. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’au soir de sa vie, Michel Zélélé lui-même ne se plaint pas d’avoir été tenu un demi-siècle durant dans une mission domestique.
5Le public le découvre donc surtout par voie de publicité au début du xxe siècle, mais les lecteurs curieux ou attentifs de L’Auto peuvent donc aussi le croiser dans quelques brèves. Sa première mention médiatique, en 1901, ne dit rien de sa couleur du reste, pour la bonne et simple raison qu’il apparaît en tant que souscripteur ayant contribué à hauteur de 50 francs à l’organisation de la course automobile Paris-Brest5. Cette somme ne manque pas d’interpeller. Elle représente en effet la moitié d’un mois de salaire ouvrier parisien. On suppose que Zélélé touche des émoluments assez élevés pour contribuer à la relance de la course mythique et ne saurait être réduit à une figure prolétaire, du moins sur le plan salarial. Sa révélation médiatique en tant que Noir date, quant à elle de 1902. Sa forme suggère une notoriété déjà établie. Fin mai 1902, un canular lancé par on ne sait qui devient une dépêche d’agence qui affole les rédactions. Le marquis De Dion aurait eu un accident aux abords de Paris et « son nègre aurait été tué ». C’est avec soulagement que L’Auto dément l’information en campant le marquis arrivant à l’ACF puis à la rédaction à onze heures du soir, en compagnie de Zélélé, l’un et l’autre s’empressant de tordre le cou à « la funèbre nouvelle6 ». Plus tard, Zélélé apparaît dans les portraits et les interviews de son employeur ; les journalistes, à l’instar de Paul Doyé en 1904, ne manquent pas, en effet, de noter la présence au côté du constructeur du « nègre Zélélé7 ». C’est donc d’abord le chauffeur noir que découvrent les lecteurs ; un homme « à la silhouette bien connue » qui mène son maître où il se doit8. Bientôt, cependant, le marquis leur donne l’occasion de percevoir Zélélé sous un autre jour.
Pilote en vedette
61906. Le Marquis de Dion, la cinquantaine, décide d’abandonner la compétition. Il sollicite Zélélé pour conduire l’une de ses voitures. Sa silhouette, déjà bien connue dans le Tout-Paris et les milieux mondains, va alors connaître une popularité hors du commun dont la presse se fait le relais. Tout en restant chauffeur, Zélélé s’improvise donc pilote sous le regard amusé des journalistes. En fait de carrière, il participera surtout à deux grands événements : la course Paris-Monte-Carlo-Paris en 1906, puis le Critérium de France en 1907.
Paris-Monte-Carlo-Paris
7Paris-Monte-Carlo-Paris est organisé par l’Automobile Club de France avec le concours de l’Automobile Club de Nice. Mi-sportive, mi-promotionnelle, cette épreuve a pour ambition de faire découvrir au public les nouveaux modèles du Salon de l’automobile. Il s’agit, comme il en va encore fréquemment à cette époque, d’un « concours de régularité » privilégiant non pas la vitesse mais la capacité à rallier chaque étape sans dommage, sur des routes incertaines, pour la plupart sans revêtement. L’enjeu est aussi de tester la résistance et la solidité des modèles. La base est fixée à 35 km à l’heure, chaque minute de retard étant sanctionnée d’un point de pénalité. L’épreuve est de longue haleine, ce qui permet aux voitures d’être vues sur le long parcours. Le 25 novembre 1906 c’est l’étape Paris-Dijon, puis le lendemain Dijon-Lyon. Le 27 novembre les concurrents atteignent Marseille et le 28 Monaco. En Principauté, trois jours de repos sont octroyés aux pilotes et les véhicules sont exposés pour le nombreux public en villégiature. Entre le 2 et le 5 décembre, les mêmes étapes seront parcourues dans l’autre sens9. Très vite, la figure de Zélélé attire les journalistes, d’autant qu’il apparaît plutôt efficace au volant de l’une des plus belles voitures, une limousine 28 HP. Le public est au rendez-vous aussi, surtout dans le sud car c’est là que les amateurs les plus avertis se trouvent. Ainsi, à l’appel de l’Automobile Club de Nice, une foule enthousiaste se masse sur la Promenade des Anglais pour voir passer les bolides. À Monaco, un accueil fastueux est réservé aux pilotes et à leurs écuries par l’International Sporting Club (ISC) qui, depuis sa création en 1903, gère les événements sportifs pour la Société des Bains de Mer. L’exposition des véhicules dans le quartier de la Condamine sur le terrain Radziwill attire la foule et le président de l’ISC Camille Blanc, maire de Beausoleil, prononce une allocution, offre une plaquette en or aux sportmen et organise un grand banquet ponctué par un concert au Casino. Dans ce cadre, Zélélé aimante les regards, par exemple celui d’un journaliste du Petit Niçois ne manquant pas d’associer étroitement le pilote et son mentor et de sacrifier à des formules trahissant une approche dont la part admirative ne compense pas les effets d’une stéréotypie dépréciative.
« Sous une vaste tente de coutil blanc et rouge le Marquis De Dion descend puissant de carrure dans un complet gris fer et s’entretient avec son mécanicien nègre du plus beau noir, le noir étant moins salissant et plus habillé10. »
8Dans L’Auto, Géo Lefèvre cède à une autre arlésienne, celle de la bonne soumission du Noir ; il est admiratif de « l’illustre » Zélélé, « ce bon négrillon » qui « dirige la somptueuse limousine 28 HP de de Dion avec une maestria et une sûreté peu commune11 ». Un reportage d’ambiance du même quotidien atteste de cette attention particulière et de son ambiguïté.
« Descendant de Monte-Carlo à la Condamine, la foule élégante qui d’ordinaire hésite à descendre et à remonter la rampe du boulevard en a cependant pris son parti et est venue vers les nouveaux châssis pour leur faire le succès qu’ils méritent. Cette journée de repos semble avoir été très appréciée des concurrents. Zélélé fait sensation dans la ville basse et il paraît qu’il est déjà presque populaire sur la terrasse. Ah ! Zélélé bénis le ciel d’être noir. Tu serais blanc personne ne te remarquerait. Tu es noir, on t’admire, heureux Abyssin12. »
9Au retour à Paris, son talent et sa prestance sont, semble-t-il, davantage remarqués qu’au départ. Témoins, encore, ces lignes parues dans L’Auto, incarnant un discours ambivalent : admiration et caricature à la fois.
« On ovationne Zélélé qui dirige avec maestria la grosse limousine de De Dion. Tout joyeux, le bon négrillon sourit et la blancheur de ses dents éclaire la grisaille boueuse de tout ce coin des Tuileries13. »
10La dimension caricaturale et stéréotypée du commentaire ressort alors avec netteté. Zélélé, « superbe nègre14 » se montre avant tout comme un domestique obéissant : dans L’Intransigeant, on précise qu’il sait rester humble malgré l’engouement dont il est l’objet. La presse ne manque pas de rappeler qu’il n’est qu’un chauffeur « nègre15 » et que, depuis plusieurs années, ce « fidèle serviteur souriant et très fier16 » parcourt 30 000 km par an pour son employeur17. Cette antienne se retrouve aussi et notamment dans cette brève, sans aucun intérêt sur le fond, du Chauffeur, publiée quelques mois après la course. Comme son titre en témoigne déjà – « Toujours content… Jamais mourri… » –, elle n’a d’autre objet que de faire de supposément bons mots soulignant explicitement que Zélélé n’est pas – et ne doit pas être ? – un porte-drapeau de l’émancipation.
« Le marquis De Dion est à Bruxelles depuis mercredi. L’Auto du 15 courant nous l’annonçait. L’Auto nous a même dit qu’il se rendait en Belgique par la route… Mais L’Auto ne nous a pas fait savoir que l’excellent nègre Zélélé accompagnait son maître. Pourquoi L’Auto a-t-il fait de la conspiration du silence autour de la sombre personnalité du brave Zélélé ? Pour n’être point un visage pâle, l’excellent conducteur ne nourrit pas – je le sais – de noirs projets contre notre confrère du faubourg Montmartre… bien au contraire18. »
Un « nègre ébénique », fidèle et souriant…
11Après son succès sportif et d’estime sur le Paris-Monte Carlo-Paris, l’« ébénique nègre19 » de 22 ans s’illustre une seconde fois, du 2 au 5 août 1907, à l’occasion du Critérium de France, et de la Coupe de la presse, le 6 août20. Cette épreuve consiste à parcourir environ 2 000 km en cinq jours. Pour la première fois en France, près de quarante voitures françaises, allemandes, suisses et anglaises se mesurent en deux temps. Pour le Critérium, les prototypes partent de Paris dans de dures conditions, jusqu’à Clermont-Ferrand, puis Bordeaux, Nantes et Trouville, à une moyenne minimale de 40 km/h sans possibilité de réparation autre qu’avec les moyens du bord. Ensuite, ceux qui auront évité l’élimination s’affrontent dans la Coupe de la presse, une épreuve de vitesse avec une consommation limitée à 19 litres aux 100 km.
12Sur le passage des pilotes, l’affluence est forte et le public passionné21. Zélélé est au départ au volant de la superbe 30 HP de Dion-Bouton munie de la magnéto d’allumage Nil-Mélior22. Le chef de rubrique de L’Intransigeant Gustave de Lafreté obtient l’autorisation de « s’embarquer » avec lui afin de suivre au plus près son raid. Le 2 août 1907, à cinq heures du matin, au départ d’Orsay, il prend place dans le bolide. L’arrivée quatre heures plus tard à Nevers, après 230 km alimente sa prose du lendemain : « conducteur prudent et aguerri, le nègre Zélélé ménage sa monture sur des routes atroces. Il est efficace et agile, à 60 km/h, largement au-dessus des 40 km/h exigés23 ». Le 3, lors de l’étape Clermont-Ferrand-Bordeaux, Zélélé adopte un rythme de croisière permettant à Gustave de Lafreté de profiter du paysage : « Zélélé se montre très distingué et nullement pressé. Passant par la Dordogne, le Nègre est acclamé par de très jolies filles brunes comme des Espagnoles24. » Un pneu éclate. Zélélé le répare en vingt minutes et l’arrivée se fait dans des temps confortables. Le journaliste, admiratif après cette expérience mêlant prudence, compétence et agilité, lui rend un hommage appuyé, amical, mais l’enfermant dans sa fonction première de serviteur :
« Zélélé mon ami, si j’étais millionnaire je crois que je n’hésiterai pas à vous avoir comme mécanicien, mais votre fidélité bien connue au marquis De Dion vous empêcherait sans doute d’accepter mes indélicates propositions25. »
13La popularité du « conducteur noir26 » reste manifeste. Certains titres passent outre le besoin de dire sa couleur systématiquement. Tel est le cas dans Messidor, Le Radical, L’Aurore27 et Le Sport Universel Illustré28 ; mais nombre de journaux la soulignent, ponctuant leur discours de remarques racialisantes se voulant à la fois cocasses et d’une bienveillance en forme de connivence avec les lecteurs. Dans la revue mensuelle L’Automobile en Seine et Oise, on lit : « Zélélé qui conduit la De Dion Bouton no 11 est très applaudi ce qui n’a pas l’air de l’émouvoir […], il se contente de montrer ses dents blanches dans un bon sourire épanoui29. » Même son de cloche dans Le Matin : « Le bon nègre Zélélé, tout noir, sur une De Dion toute blanche, démarre au milieu d’acclamations nourries30. » Insistant sur la formidable ovation reçue par ce « bon nègre31 » à Clermont Ferrand, L’Écho de Paris met en lumière l’originalité de cette figure dévouée et douée. Dans La Vie au grand air, il est l’objet d’une attention particulière, apparaissant au volant de son automobile en plein effort avec des commentaires élogieux :
« Le Nègre Zélélé, l’excellent conducteur du marquis De Dion a fourni une course splendide. À chaque tour, il recevait les encouragements de tous les spectateurs dont il s’était acquis la sympathie autant par son audace que par sa couleur32. »
14On parle encore de lui comme d’un « excellent conducteur et excellent garçon33 », « illustre et jovial34 », mais le plus souvent en finissant par dire sa couleur, comme dans La Vie au grand air, dans cette apostrophe finale du Monde illustré.
« Quant à Zélélé, le chauffeur habituel et bien connu, il mérite des compliments sur sa façon de conduire. Très prudent, sa course n’a pas eu d’histoire et il n’a connu aucun ennui. Le moteur de sa voiture tapait joyeusement et il jouait de son petit Brabazon. N’avait-il pas eu, comme le vainqueur des Ardennes35, le soin de munir sa voiture de la magnéro Nil Mélior. Ah ! Ces Nègres36 ! »
15Cette compétition n’est pas sans danger. Le critérium est stoppé le deuxième soir à Bordeaux à la suite d’un accident mortel. Auteur d’un sans-faute dans la mesure où il n’a reçu aucune pénalisation lors du critérium, Zélélé est qualifié pour la Coupe de la Presse, à Lisieux, soit 400 km effectués sur un circuit de cinq kilomètres. Il y brille, se montrant à nouveau à la hauteur de l’événement. Il finit sur le podium, en troisième position derrière Eugène Renaux, sur une Peugeot, arrivé en 4 h 32 mn, et René Vimont, sur une Westinghouse, en 4 h 36 mn. Étant venu à bout de l’épreuve en 4 h 44 mn, Zélélé porte haut les couleurs de De Dion-Bouton devant son coéquipier Vrignon, en 4 h 48 mn37. Il reçoit de la ville de Paris un cadre d’orfèvrerie en argent massif ciselé38. La Vie au grand air, avec une belle illustration, considère que le « Nègre Zélélé » est un grand pilote et le surnomme, en faisant référence au coureur cycliste afro-américain émigré en France, « le major Taylor de l’automobile »39. D’autres titres, à l’instar du Gaulois40, soulignent eux aussi l’excellence de « l’Abyssin » et son « superbe » résultat pour un quasi débutant.
Dans les mémoires
16Compte tenu de cet engouement naissant pour Zélélé, compte tenu aussi de ses indéniables qualités de pilote, on aurait pu penser que la carrière sportive de cet Éthiopien serait lancée. Il n’en fut rien. Pour des raisons inconnues, il disparaît des courses aussi vite qu’il y est apparu. On ne trouve plus de traces de lui dans les palmarès après cette troisième place de l’été 1907 et on en est réduit aux spéculations. Jules-Albert De Dion s’est-il refusé à faire de Zélélé un héros automobile ? Un symbole d’émancipation ? D’autres pilotes montraient-ils des qualités supérieures justifiant de le renfermer dans son statut de chauffeur ? Questions sans réponse. En tout cas, après ces missions de pilotages toutes promotionnelles, Zélélé rentre dans le rang et reste fidèle au bon vouloir de son patron. La presse ne le croque plus que dans quelques anecdotes au volant des véhicules de son employeur lorsqu’il participe à des grands événements qui rappellent peu ou prou les heures fastes de 1906 et 1907. Ainsi, en avril 1908, on le retrouve sur le Grand Prix de l’Automobile Club de France à Dieppe, comme fidèle mécanicien-chauffeur de De Dion. Il ne participe pas à la course. Il n’est là que pour conduire le marquis venu assister à l’événement. Il n’en garde pas moins, pour un temps, la vedette ; L’Auto s’amusant à le voir souffrir du froid qui touche la région et précisant qu’il obtient de son patron d’acheter un chiffon à 15 sous afin de s’envelopper la figure pour conduire, par peur de la gelée41. En 1912, chargé avec un ouvrier d’essayer un châssis d’automobile, un certain Michel Zélélé fait une embardée et tombe dans la Seine mais ses capacités de nageur le sauvent et la presse le salue42. On s’émeut ! Mais il ne s’agit pas de notre homme, lequel s’empresse de stipuler par voie de presse – ce qui suggère ses entrées – que l’accidenté est un parfait homonyme43.
17Des années plus tard, en 1922, encore « connu de tout Paris44 », le chauffeur abyssin du marquis De Dion est interrogé sur le prix Goncourt obtenu par René Maran Batouala45 : on lui demande si cette étude sur l’Afrique centrale est exacte. Ce à quoi il répond : « Comment diable voulez-vous que je le sache ? Interrogez-moi sur mon arrondissement parisien et je pourrai vous répondre. Mais si vous voulez je vais demander à un ami nègre s’il peut me renseigner46. » Les voies de l’intégration sont ici clairement activées par un homme qui demeure à Neuilly et qui sera naturalisé français en 193847.
18Pour le reste, alors qu’il n’est plus au-devant de la scène, sa mémoire reste aimable et, ici et là, on rappelle aux lecteurs l’existence du sympathique « nègre du patron48 », à qui l’Automobile-Club de France décerne en 1929 la médaille d’argent du « “bon serviteur” avec diplôme et insigne49 » ! Lors du salon de l’automobile de 1928, la presse rappelle le pilote et son véhicule de légende au souvenir de ses lecteurs50. En juillet 1944, on célèbre le cinquantenaire de la première épreuve automobile, le Paris-Rouen de 1894, avec le marquis De Dion en vedette, mais jamais sans Zélélé, toujours mentionné à ses côtés51. À cette époque, le marquis de Dion ne se déplace plus qu’en fauteuil roulant ; fauteuil fidèlement poussé par son « chauffeur » Zélélé, qui s’adapte à tout type de véhicule52. En juillet 1946, quatorze ans après avoir participé activement aux obsèques de la marquise De Dion, Valentine Bouillant, il sera tout aussi présent lors du décès de son employeur. Là encore, la presse, à l’instar de Combat, met en scène le marquis et son fidèle « chauffeur ».
« Il est là, allongé sur sa couche funéraire, grand et maigre dans la pièce du somptueux hôtel de l’avenue d’Iéna d’où il ne sortait plus guère ces derniers temps. Le légendaire Zélélé, chauffeur noir qui le conduisait depuis 46 ans est debout à côté de son maître mort vétu de sa désuete livrée de chauffeur, les mains jointes, le regard tourné vers le plafond. Ses lèvres remuent silencieusement et de grosses larmes dévalent le long de ses joues tannées53. »
19Même son de cloche encore en 1947 où, dans une série sur la Belle Époque, le quotidien communiste Ce Soir rappelle les temps de la conquête automobile, temps où l’on regardait « passer avec admiration le marquis De Dion escorté par son chauffeur noir Zélélé54 ».
20Quelle vie après celle vécue aux côtés de De Dion pour Michel Zélélé ? En août 1951, il a 66 ans et le magazine Détective propose un reportage de Marcel Carrière sur celui qu’il surnomme alors « le chauffeur des rois ». Il est à Deauville, au milieu des vedettes et des mondains. Zélélé n’est pas là en vedette pourtant. Au volant d’une Panhard-Levassor, il n’est là que pour conduire son nouveau patron, André Vallut, 90 ans, un des fondateurs du métro parisien. Chauffeur dans l’âme, Michel Zélélé le restera jusqu’au bout.
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21Que dire de Zélélé au terme de cette courte investigation ? D’abord que la presse montre une forte propension à insister sur sa couleur en l’associant à certains attributs classiques emprunté à l’abécédaire stéréotypique prétendant définir le tempérament des Noirs : gentillesse, docilité, bonne humeur. S’y ajoutent les tout aussi habituels jeux de mots jouant du contraste entre le Noir et le Blanc. Le fait qu’il soit un cas unique dans le domaine de la course automobile en France au début du xxe siècle incite-t-il les journalistes à forcer le trait ? C’est une hypothèse. Au reste, nombre des attributs de Zélélé renvoient aux topiques en matière de définition des défauts et des qualités – en l’espèce plutôt les qualités – des hommes dits « de couleur ». Ne doutons pas, aussi, que cette mise en scène de la couleur de Zélélé relève d’un coup marketing de son patron. En effet, si Zélélé est l’objet d’une curiosité dans les premiers temps de la course automobile, il n’y gagne rien semble-t-il, ou du moins temporairement, le temps de deux courses invitant certains journalistes, comme ceux de Je sais tout, à observer que les Noirs sont parfaitement doués pour l’automobile55. Très vite ensuite, il est réinstallé dans une posture subalterne par le marquis De Dion ne revendiquant apparemment pas l’émancipation qu’aurait peut-être pu lui valoir ses talents de pilote.
Notes de bas de page
1« Zélélé chauffeur de rois », Détective. L’hebdomadaire des secrets du monde, 20 août 1951.
2Ibid., pour ici et citation suivante.
3Voir par exemple, La Vie au grand air, 24 novembre 1904, La Presse, 7 mars et 9 août 1905.
4Détective, art. cité, 20 août 1951.
5L’Auto, 19 janvier 1901.
6L’Auto, 26 mai 1902.
7La Vie au grand air, 24 novembre 1904.
8La Presse, 7 mars et 9 août 1905.
9Automobile, Revue du Littoral, 28 novembre 1906.
10Le Petit Niçois, 29 novembre 1906.
11L’Auto, 27 novembre 1906.
12L’Auto, 1er décembre 1906.
13L’Auto, 6 décembre 1906.
14Le Petit Courrier, 12 avril 1907.
15La Petite Presse, 7 décembre 1906.
16Le Petit Bourguignon, 5 décembre 1906.
17L’Intransigeant, 2 décembre 1906.
18Le Chauffeur, 18 janvier 1907.
19Le Figaro, 2 août 1907.
20Claude Laverdure, Le Critérium de France et la Coupe de la presse 1907, Paris, JePublie, 2007.
21La Petite République, 2 août 1907.
22L’Intransigeant, 2 août 1907.
23L’Intransigeant, 3 août 1907.
24Ibid.
25L’Intransigeant, 6 août 1907.
26La Dépêche de Toulouse, 7 août 1907.
27L’Aurore, Le Radical, Messidor, 7 août 1907 – dans les trois cas voir la recension à la une.
28Le Sport universel illustré, 7 juillet 1907.
29L’Automobile en Seine-et-Oise, septembre 1907.
30Le Matin, 7 août 1907.
31L’Écho de Paris, 7 août 1907.
32La Vie au grand air, 10 et 17 août 1907.
33Ibid.
34L’Auto, 3 décembre 1906.
35Le mot fait référence au vainqueur du Circuit des Ardennes 1907, par ailleurs pilote d’avion.
36Le Monde illustré, 7 août 1907.
37Le Journal, 7 août 1907.
38Le Journal des débats politiques et littéraires, 10 août 1907.
39La Vie au grand air, 10 août 1907.
40Le Gaulois, 7 août 1907.
41L’Auto, 21 avril 1908, « Zélélé ruine son patron ! ».
42Le Journal, 23 janvier 1912.
43Le Journal, 25 janvier 1912.
44L’Auto, 30 avril 1922.
45René Maran, Batouala, Paris, Albin Michel, 1921.
46L’Auto, 30 avril 1922.
47Journal officiel de la République française, 31 juillet 1938.
48L’Œuvre, 20 avril 1927.
49Bulletin officiel de l’ACF, 1er janvier 1929.
50Le Petit Parisien, 5 octobre 1928.
51L’Auto, 22 juillet 1944.
52L’Auto, 29 septembre 1940.
53Combat, 21 août 1946.
54Ce Soir, 6 février 1947.
55Je sais tout, 15 août 1910.
Auteur
Université Côte d’Azur, URMIS (Unité de recherches Migrations et Société).
Yvan Gastaut est maître de conférence à l’université Côte d’Azur, chercheur à l’URMIS (Unité de recherches Migrations et Société), membre du conseil d’orientation du musée national de l’Histoire de l’immigration (MNHI) et membre du conseil scientifique du musée national du Sport. Ses recherches portent sur l’histoire du sport dans ses relations aux identités, aux immigrations et aux discriminations. Il a notamment publié Le métissage par le foot : l’intégration, mais jusqu’où ?, Autrement, 2008 et Who’s Who? Les champions sportifs à l’épreuve des colonisations et des migrations, Les Perséides, 2019.
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Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008
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2008
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2008
