Constantin Henriquez

3Le parcours sportif de Constantin Henriquez, doyen de « l’ovalie cosmopolite », s’inscrit en partie sous le signe du flou. Ainsi, sa date de naissance est incertaine. Le site du World Rugby cite Lionel Henriquez, son petit-fils, qui estime que sa naissance a eu lieu « vers 1876-18772 », à Port-de-Paix, en Haïti. Cette information renvoie à un article de la presse haïtienne où, toujours selon Lionel Henriquez, Constantin est le fils aîné d’un notable local qui l’envoie en France suivre des études secondaires au collège Albert-le-Grand d’Arcueil, afin de se consacrer ensuite à la médecine :

« Au collège, c’est l’occasion pour lui de rencontrer le célèbre prêtre français Didon, ami de Pierre de Coubertin […]. Tandis qu’il étudie, Constantin joue au rugby, ou au “football-rugby” pour reprendre la dénomination qu’on utilisait à cette époque pour cette discipline. […] Il se professionnalise dans ce sport, joue parmi les meilleures équipes et décroche, en 1895, le titre de vice-champion avec l’Olympique de Paris et, six ans plus tard, celui de champion avec le Stade français. On le retrouve dans l’équipe de France de rugby pour la deuxième édition des Jeux olympiques modernes3. »

4Mettons de côté la suggestion d’un professionnalisme précoce et illicite dans un sport qui est alors résolument amateur. Notons plutôt sa présence avérée en 1899, comme membre du Club athlétique du lycée, lequel propose à ses quelque 143 membres de pratiquer le rugby, le football, la course à pied, le cyclisme, le tennis, la crosse, l’escrime, l’aviron et l’équitation4. Soulignons ensuite cette incertitude : son petit-fils soutient que Constantin Henriquez participe en 1900 au tournoi de rugby des Concours Internationaux de Paris (en fait des matchs modestes organisés comme le volet sportif de l’Exposition universelle) et aux épreuves de tir à la corde en équipe, remportant une médaille d’argent. Or c’est incertain. Probablement y a-t-il une confusion avec le Colombien Francisco Henríquez de Zubiría, médecin également, et qui appartient alors aux équipes de rugby du Racing Club de France (RCF), tout en se faisant remarquer dans des compétitions d’escrime et de boxe aux côtés du journaliste Frantz Reichel, un des passeurs du rugby et de la boxe. La mémoire de Jean Charcot, docteur en médecine et explorateur polaire, complique la donne. En 1930, se remémorant l’Olympique (1894-1902), grand club éphémère fondé à la suite d’une scission temporaire avec le RCF, il dit :

« Nous avions de nombreux équipiers anglais, ainsi que le Dr Henriquez, un Cubain, les frères Carvalho, des Espagnols, Da Silva, un Brésilien qui jouait arrière. Il ne s’appelait d’ailleurs ainsi que pour jouer au rugby car il était le fils du baron de Riobranco [sic], ambassadeur du Brésil5. »

5Comme le constate Denis Lalanne, on a là une idée de la société qui « s’adonnait alors » au rugby, « recrutant dans le meilleur monde » et se voulant « cosmopolite au point que l’on pouvait penser à une destinée universelle pour ce jeu de collégiens dégourdis6 ». Reste la question en suspens : le mystérieux docteur cubain est-il confondu avec Constantin Henriquez l’Haïtien ? Et puis, ce Cubain ne serait-il pas plutôt le Colombien Francisco Henríquez de Zubiría, membre du RCF dès 18937 ? Et à quel poste joue-t-il ? Il semble avoir été avant, troisième ligne centre, trois-quarts centre et aile, ce qui constitue un autre élément de confusion. Une chose est sûre, l’étudiant Henriquez et le médecin Henriquez jouent au même moment, ce dont témoigne Le Vélo, en novembre 1900, en couvrant deux matchs d’entraînement. L’Haïtien est alors sélectionné parmi les trois quarts du Stade français tandis que le « Colombien » (sic) est retenu parmi les avants du RCF8. David Wiggins, historien des sportifs afro-américains, ne nous facilite pas la tâche en notant la physionomie « black » du joueur, mais en parlant de lui comme de « Constantin Henriquez de Zubiera » (sic) et suggérant qu’il « a été sélectionné par la France, mais était très probablement algérien9 ». À l’évidence cependant, Wiggins écrit sur des sables mouvants, ce dont témoigne cette approximation algérienne, fantasque.

6Pour complexifier ce tableau, Constantin à un cadet, Alphonse, né en 1879, et lui aussi élève à Albert-le-Grand, où il apprend le rugby, rejoignant finalement son frère dans l’équipe scolaire. En janvier 1898, la presse sportive confirme leur présence aux postes de trois-quarts centre et aile, lors d’un match contre le lycée Louis-le-Grand10. Un rédacteur du Journal des sports souligne d’ailleurs leur verve offensive – ils sont « passés de très jolie façon » – récompensée par un essai de « S. Henriquez ». Une coquille ? Sans doute. Elles sont alors légions dans la presse sportive.

7Suivre l’aîné des Henriquez met face à d’autres confusions, étant donné le chevauchement entre les membres des sélections des lycées et des clubs. On le croise en effet régulièrement dans les équipes de son collège et dans celles du Stade français. Du côté scolaire, les allusions régulières à « Henriquez » (sans initiale) dans les formations alignées peuvent concerner l’un ou l’autre des deux frères, quoi que l’aîné soit le plus en vue. Ce qui semble hors de doute, en revanche, c’est le fait que Constantin Henriquez devient capitaine de sa sélection scolaire en novembre 1899 : « M. C. Henriquez vient d’être appelé à commander l’équipe première de l’Association sportive de l’école Albert-le-Grand », lit-on dans Le Journal des sports11. Cette responsabilité s’accompagne de celle de vice-président du club. Quinze jours après cette promotion, il marque trois essais dans un match disputé sur le terrain du Stade français12. Quelques semaines plus tard, Le Journal des sports en fait l’éloge. Selon le quotidien, il se distingue de ses camarades, tant à la défense qu’à l’attaque. Une légère critique de son manque de vision, voire de son égoïsme, se fait jour néanmoins et l’on ne sait trop si la « folie » doit être appréciée dans une perspective péjorative. Mais la conclusion entend réconcilier les lecteurs avec le joueur : il aurait flirté avec un jeu presque « parfait » s’il avait « passé plus vite parfois13 ».

8En janvier 1900, Constantin Henriquez appartient à la sélection du Stade français opposée au grand rival, le RCF. Il contribue à la victoire (14-5), à deux doigts de marquer un essai dans « un match sensationnel14 ». Sa présence régulière dans les équipes du Stade français lui sert de tremplin vers une sélection dans l’équipe nationale réunie sous l’égide de l’Union des Sociétés françaises de sports athlétiques (USFSA). Le 14 octobre 1900, ce team rencontre le Sport-Club Frankfurt 1880 pour un match de préparation, l’emportant 27 à 1715. Dans cette toute première sélection française figurent non seulement Henriquez mais aussi l’Américain André Roosevelt, du RCF, cousin du futur président des États-Unis. Le compte rendu du match du Vélo est remarquable à plus d’un titre. Ouvert sur un descriptif signé F. Fos insistant sur le temps maussade et le cadre « désert et triste » du Vélodrome municipal de Vincennes, il rapporte ensuite une anecdote savoureuse concernant une algarade survenue entre un restaurateur et Frantz Reichel lors du déjeuner d’avant-match. Le reportage proprement sportif est, pour sa part, signé par le réputé Géo Lefèvre. Il ne fait aucune allusion au contexte olympique, parlant lucidement des équipes de « Paris » et de « Francfort » plutôt que de sélections nationales. Il note les qualités individuelles des membres de l’équipe et souligne son manque de cohésion. Et Constantin Henriquez ? Pour le journaliste, il figure de manière honnête et honorable, selon lui, en attaque et en défense16. Rien de plus. Aucune remarque sur ses origines, ni sa couleur.

9Un nouveau match d’essai a lieu huit jours plus tard à Vincennes. Cette fois, l’équipe nationale affronte un Cosmopolitan Club17 complété par des éléments empruntés aux autres clubs parisiens, dont Constantin Henriquez au poste de trois-quarts centre. À cette occasion, un chroniqueur anonyme du Vélo caché sous le pseudonyme Quick Out en fait sa cible privilégiée. Sur les mérites respectifs de l’Haïtien et du titulaire du poste (Auguste Giroux) qu’il prétend remplacer dans la sélection il écrit : « Pour Giroux, la preuve est faite : ce vétéran a sa place tout indiquée. Il ne peut y avoir hésitation ; lui préférer Henriquez serait un acte de démence18. » Auguste Giroux, également du Stade français, sera effectivement préféré à son camarade de club au poste de trois-quarts centre dans la sélection qui domine l’équipe des Moseley Wanderers (autrement dit « La Grande-Bretagne ») quelques semaines plus tard.

10D’autres critiques portent sur l’inefficacité de l’équipe. En décembre 190019, Fos rend compte dans Le Vélo de la rencontre internationale entre le Stade français et l’équipe de l’Honourable Artillery de Londres. Le club parisien se fait battre sèchement 12-0. Il note que le « trois-quarts [centre], Henriquez s’est multiplié », que « les trois-quarts réussirent quelques jolies passes », « mais pas trop ». Il souligne surtout un « jeu ennuyeux à suivre, jeu ennuyeux à décrire qui ne mérite que quelques lignes ». Dans L’Auto, Léon Manaud observe que « l’équipe est fort critiquable » : pas assez « d’ardeur », de « souffle », de « cœur » et de « bonne volonté20 ». S’il vise les avants en premier lieu, les trois-quarts ne sont pas épargnés : « la ligne des trois-quarts n’est pas mauvaise », mais elle manque d’une « tête » et si « chacun, individuellement, est bon, le tout ne vaut rien, car l’action n’est pas unique ». Là encore Henriquez est l’objet de critiques fondues dans une critique collective qui ne peut pas être tirée vers la problématique de l’altérité.

11En 1901, on trouve toujours sa trace dans les équipes d’Albert-le-Grand et du Stade français21. Léon Manaud note favorablement sa prestation défensive lors de la victoire inattendue du Stade français sur le RCF dans la demi-finale du championnat de France. Il « félicite » Henriquez, « malgré quelques fautes, car plusieurs fois il a sauvé la situation22 ». Peu après, il commente un match de championnat interscolaire, à Levallois ; match remporté avec difficulté par Albert-le-Grand (3-0). À cette occasion, les « quelques fautes » sont critiquées plus sévèrement par ce même Léon Manaud.

« Pendant toute la première mi-temps, Louis-le-Grand a conservé nettement l’avantage, à part deux incursions d’Albert-le-Grand qui n’ont donné aucun résultat, les trois-quarts, Henriquez en tête, s’entêtant à exécuter des passes inutiles sur place. Henriquez a, du reste, été le plus mauvais de la ligne alors qu’il aurait dû être le plus brillant. Décidément, ce joueur a besoin d’être bien encadré pour tenir sa place23. »

12Cette critique et l’insistance sur le besoin de bien l’encadrer sont notables mais, de nouveau, au regard de la problématique envisagée ici, elles ne renvoient pas à sa couleur. Au total, on ne saurait dire qu’il a été accueilli et présenté par la presse sous le jour de ses origines et de sa particularité dans un univers de joueurs majoritairement européens et blancs. C’est le seul constat qu’on puisse faire à l’aune du corpus analysé et de mentions souvent réduites à la composition d’équipe24.

13Après qu’en juin 1901 L’Auto nous apprenne qu’il fait partie des lauréats d’un concours de pronostic en rugby (23^e rang sur plus de 4 300 participants, ce qui témoigne, jugera-t-on, d’une science assez sûre du jeu), on perd sa trace25. Henriquez met-il un terme à sa carrière de rugbyman ? Se consacre-t-il plus pleinement à ses études ? Repart-il rapidement en Haïti ? On l’ignore. On ne retrouve sa mention qu’un siècle plus tard, dans la presse haïtienne. De retour en Haïti, les frères Henriquez fondent l’Union sportive haïtienne et l’Union des sociétés sportives haïtiennes (1912) et Constantin est le premier président du Comité olympique haïtien (1906, réélu en 1912). Il collabore à plusieurs journaux, dont Le Soir, Le Nouvelliste et Haïti-Sport, dont il est cofondateur en 190826. Pour le reste, on sait qu’il est l’auteur d’un ouvrage en forme d’hommage aux « villes et aux bourgades » d’Haïti (1934).

14Que reste-t-il en somme ? L’image d’un joueur parmi d’autres joueurs, étranger certes, « de couleur » certes, mais sans que cela pèse sur sa représentation. Finalement, Henriquez semble être un exemple vivant du cosmopolitisme qui définissait alors pour partie Paris, qui était promu comme un signe favorable par une partie de la presse et des rubriques sportives depuis la fin du xix^e siècle, et qui participait donc à définir pour partie le rugby parisien (sans doute pas hexagonal), avec des joueurs anglais, écossais, américains, caribéens, brésiliens, etc., appartenant tous à la génération des « gentlemen27 » ayant tracé la voie au rugby, par le Nord, avant qu’il ne migre vers le Sud.

Georges Jérôme, André Vergès et les fantômes du XV « nègre » de 1905

15Georges Jérôme et André Vergès appartiennent eux aussi à cette frange de joueurs témoin de l’ouverture d’un rugby peu sensible, semble-t-il, à la question de l’altérité. Ils appartiennent à la ligne d’avants du Stade français des années 1900. Le premier est né à Cayenne, en Guyane, en 1883. Du second on ignore la date et le lieu de naissance. Les deux joueurs sont connus à partir de 1904, ce dont témoigne ce portrait offert à ses lecteurs par La Vie au grand air, sans qu’aucune mention de leurs origines et de leur couleur ne vienne parasiter le propos.

« Gérome [sic]. L’étoile de l’équipe, depuis un an. Remuant en diable et débrouillard comme pas un, lorsqu’il tient le ballon : une étoile filante, si vous voulez… Mais léger, léger… à déshonorer le quinze bleu et rouge. Le sait bien d’ailleurs, et tâche de le faire oublier en occupant beaucoup de place dans la partie. […] Vergès. Un poids lourd qui fonce terriblement dans les mêlées. Une des grosses unités légendaires du Stade, un de ces avants formidables devant lesquels le trois-quarts le plus décidé du Racing hésite et hésitera encore davantage lorsque Vergès aura gagné un peu en “tête”28. »

16On retrouve Georges Jérôme début février 1905, lorsqu’il prend le capitanat de son équipe lors d’un match de rugby dit « original », « Nègres contre Blancs » – ou « Noirs contre Blancs » – promu à la une de La Vie au grand air29 et dont la mémoire court encore dans les années 193030. Ce match, largement publicisé, jusque dans la presse de province, est scénarisé par ses deux concepteurs, Georges Jérôme et Frantz Reichel, autour de l’opposition et, à la fois, de l’association blanc-noir. Ainsi le ballon est bicolore, les oriflammes installées aux Parc des Princes sont noires et blanches, tout comme les tissus drapant certaines tribunes ; bien sûr les noirs jouent en noir et les blancs en blanc ; enfin, à l’issue du match, tous les joueurs se retrouvent Place Blanche pour un apéritif et à la Taverne du Nègre31 pour le reste de la soirée. Tout ceci a bien plus l’air d’un coup de publicité, d’une fantaisie propagandiste en faveur du rugby que d’une mise en scène délétère de l’opposition des races. D’ailleurs, le jeu d’opposition est à certains égards factice. Marescal, du RCF, figure parmi les noirs. Or il est blanc, ne devant son noircissement qu’à de possibles origines cubaines. Pour le reste, le match n’est pas présenté comme tel. La Petite Gironde est un contre-exemple. Au demeurant, son rubricard apprécie l’initiative ex abstracto, pour le beau rugby qui sera donné aux spectateurs32. Même ligne pour Le Matin, avec une photographie montrant Jérôme et Reichel, posant comme deux potaches se disputant le ballon noir et blanc33. Les « incolores », selon le mot de Charles Gondouin, sont défaits 6-5 par « quinze avérés nègres34 » ayant offert à un millier de spectateurs « un égal succès de gaieté de bon aloi et d’intérêt sportif ». Rien n’est dit de Jérôme en particulier. L’essentiel tient ici dans l’existence, jusqu’à présent méconnue, au-delà des cas de Jérôme et Vergès, d’un véritable vivier de rugbymen « de couleur » permettant de composer une équipe. Ils se nomment Marescal, Henry, Laraque, Païva, Martinet, Auguste, Camille Lahuere, Réguéra, Archer, Dorlein, Brissette, etc. On ne sait rien d’eux ou presque et il semble compliqué de réunir plus que des bribes d’information : Marescal joue alors au RCF et est peut-être Cubain ; Laraque semble être Haïtien ; Païva, dont le patronyme a une consonance tahitienne, joue au RCF et semble être un bon tennisman ; le stadiste Camille Lahuere est Guyanais ; Réguéra est difficile à identifier puisque deux frères jouent pour le Stade français sous ce nom ; Brissette joue au RCF et a eu des talents d’escrimeur. Autre élément : la plupart appartiennent encore ou ont appartenu à des équipes scolaires, lycéennes. Ce ne sont donc pas des jeunes hommes du peuple – ce que montre d’ailleurs leurs autres pratiques (escrime, tennis), mais des héritiers, scolarisés, au besoin expatriés pour cette scolarisation, ce que nous trouvons à plusieurs reprises avec les sélectionnés en équipe de France.

17L’accueil fait à cette équipe noire, réunie par Jérôme, est pour l’essentiel neutre. Nonobstant, il arrive qu’affleure une forme d’irrévérence. On ne saurait d’autant moins taire qu’elle émane en particulier de L’Auto, alors en train d’affirmer son magistère sur l’information sportive. Bref, sans dénier la légitimité des noirs à jouer, sans remettre en cause l’à-propos de la rencontre et sans critiquer leur jeu, Môssieur Auguste, malheureusement anonyme, surjoue malgré tout, sur un ton se voulant humoristique, l’opposition des couleurs. Il insiste sur la surprise et l’admiration des spectateurs pour les « représentants de la race de Cham » plutôt que pour les rugbymen virginaux qui incarnent les blancs.

« Les amateurs de rugby avaient compris que les gros nuages noirs qui se promenaient de par le ciel sur un fond blanc n’étaient qu’une preuve de l’impartialité que les dieux voulaient garder. Les deux équipes firent leur apparition à trois heures précises au milieu de la curiosité générale. Les blancs dans leur costume d’une virginité impeccable sont moins regardés que les nègres. Car enfin, si à la Faisanderie les spectateurs avaient pu admirer quelques représentants de la race de Cham, c’était la première fois qu’un “quinze” en entier faisait son apparition. Dire que les quinze étaient d’un noir d’ébène, ce serait peut-être exagéré. La gamme était complète : on remarquait bien deux spécimens du plus pur Africain, mais les autres avaient sans doute décoloré sous le climat parisien, tels Païva, Marescal. Quant à Martinet, il avait sans doute oublié de se faire passer à la suie, encore qu’il lui aurait été difficile de cacher sa qualité de remplaçant avec ses cheveux blond doré. Si la partie ne fut toujours d’un très grand intérêt sportif, le spectacle […] fut toujours d’un très joli effet35. »

18Paradoxe méritant d’être souligné : c’est malgré tout L’Auto qui fait le plus de publicité à la rencontre, en soulignant également les rôles de Jérôme et Reichel dans son organisation. Dans La Vie au grand air, Charles Gondouin est moins préoccupé de jouer sur les couleurs et leurs variations. Il n’en écrit pas moins, a priori inspiré par L’Auto : « Très supérieurs à leurs incolores adversaires par leurs avants, les nègres ont triomphé […]. Les fils de Cham ont triomphé des fils de Japhet par six points à cinq36. »

19Après cet épisode, c’est à nouveau sans insistance critique que Jérôme et Vergès sont dans la lumière, début 1906, lorsqu’ils rejoignent la sélection USFSA, renforcée par d’autres joueurs étrangers, dont l’Anglais William Crichton, l’industriel du Havre Athlétique Club, et l’Américain Allan Muhr, sportif polyvalent et homme clé du RCF. Ce sont les premiers duettistes noirs sélectionnés pour le tout premier match international contre une équipe néo-zélandaise réputée invincible, auréolée par sa récente tournée britannique et qui est vénérée comme la matrice originelle des All Blacks.

20La sélection française s’incline 38 points à 8 après avoir résisté un temps (8 à 3 à la mi-temps). Le score est sévère. Les Français n’ont pas démérité néanmoins. Ils ont passé le plus grand nombre de points encaissés par les Néo-Zélandais. Or, ces points sont surtout l’affaire des deux joueurs « de couleur ». Un premier essai est marqué à la suite d’un mouvement de dribbling de Georges Jérôme et de Jean Vergès. Le second essai est de Georges Jérôme. Dans L’Auto, Léon Manaud souligne les qualités des avants, dont Jérôme, sans signaler son métissage.

« Il faut louer les avants de leur entrain, de leur résistance et du soin qu’ils ont mis à ne pas trop se désunir. Jérôme, Branlat et Lessieux méritent des mentions particulières, mais tous ont aussi bien joué que les circonstances le leur permettaient37. »

21Trois mois plus tard, les qualités du duo sont à nouveau mises à l’épreuve, face à l’Angleterre (35-8). Dans L’Auto, Fernand Bidault loue ses efforts, mais regrette son manque périodique d’unité et le déséquilibre psychologique qui affecte les avants (« Lorsqu’ils se laissent gagner par l’affolement, il leur faut une mi-temps pour se reprendre38 »). La critique reste collective. Rien ne renvoie, même implicitement, aux origines de certains de ces avants.

22Georges Jérôme revêt à nouveau un maillot en partie tricolore en 1907. Au début de l’année, à une date coïncidant avec le premier match à l’extérieur du XV de France, face à l’Angleterre, à Richmond, non sélectionné, il hérite du capitanat d’une équipe parisienne réunissant des joueurs du Stade français et du RCF pour défier l’Afrique du Sud, qui effectue alors une tournée européenne, au Parc des Princes. Les Français encaissent 54 points (contre 6). Jérôme marque l’essai français. Fernand Bidault parle d’un « véritable désastre national » et de « ridicule » face à des Sud-africains jouant avec « une étourdissante maestria » leur donnant plein avantage, en dépit de la « touchante énergie » des Tricolores « jusqu’à la fin39 ». Rien ne filtre, à nouveau, sur la couleur de Jérôme.

23Parmi les grands absents, qui auraient pu renforcer ce groupe figure André Vergès. De son côté en effet, il a été retenu pour rejoindre Londres, en compagnie du quatrième joueur « de couleur » sélectionné en équipe de France, Henri Isaac, un jeune racingman dont il sera question plus loin.

24Au total, s’agissant des duettistes Jérôme et Vergès, on ne saurait dire qu’ils sont perçus, présentés et commentés en fonction de leur couleur, de leurs origines. Dits « nègres » ? À de très rares reprises et sans que cette mention, certes en soi dépréciative, soit renforcée par la moindre réflexion sur ce en quoi leur identité pèserait sur leur rugby, leurs performances et, bien sûr, leur légitimité à jouer pour la France et des sélections nationales. Cette conclusion est d’autant plus nette dans le cas de Georges Jérôme qu’elle est confirmée par son après-carrière. On ignore ce que devient André Vergès40. De Jérôme en revanche, on sait qu’après avoir quitté les instances dirigeantes du Stade français en 190541, puis le club, il écrit un peu pour L’Auto (1908), puis s’expatrie à Libourne, puis à Périgueux, en 1913. Il y devient l’entraîneur du XV local avant d’être appelé sous les drapeaux. Blessé, et démobilisé en mai 1919, auréolé de la Croix de guerre avec étoile d’argent et de bronze, on le retrouve très vite sur les terrains, comme arbitre (il donne quelques billets sur le sujet à Match). Or, au fil des ans, ses mentions dans la presse ne s’attardent pas plus sur son profil qu’au temps de sa carrière. En témoigne l’annonce de sa mort, en 1929 (d’une congestion cérébrale), lors de laquelle on rappelle uniquement le fait qu’il fut, en son temps « un des meilleurs joueurs français42 ».

Henri Isaac, héros de guerre

25Henri Emmanuel Isaac naît le 7 mai 1883 à Basse-Terre en Guadeloupe. Il est le fils d’Alexandre Isaac, avocat inscrit au barreau de Paris, spécialiste des affaires coloniales et des questions humanitaires, connu aussi comme dreyfusard et membre fondateur en 1898 de la Ligue pour la défense des droits du citoyen, qui deviendra Ligue des droits de l’homme. Il représente la Guadeloupe au Sénat de 1885 à 189943. Henri Isaac meurt le 20 juin 1917 à Châteauroux, dans un accident d’avion. Les Discours prononcés sur la tombe du cimetière de Vanves, le 23 juin 1917, font état de son activité professionnelle et de son service militaire exemplaire : « Magistrat Colonial, Sous-Lieutenant Pilote-Aviateur, Chevalier de la Légion d’Honneur, Décoré de la Croix de Guerre : Mort pour la France44. » Ce discours d’adieu omet son parcours sportif. Pour sa part, L’Auto attend quatre mois avant d’annoncer sa disparition dans une courte annonce de une, sous le titre « L’arrière du Racing, Isaac, tombe glorieusement à l’ennemi ».

« C’était un fort brillant joueur dont les belles qualités lui permirent de gagner ses galons d’officier d’infanterie. Isaac possédait un jeu d’arrêt impeccable et une sûreté de coup d’œil déconcertante. Il fut plusieurs fois international et compta longtemps parmi les meilleurs arrières que nous ayons possédés en France45. »

26Henri Isaac a probablement commencé à jouer au rugby au lycée de Vanves. Plus tard, il est sélectionné à deux reprises en équipe de France (1907-1908). Sa carrière internationale commence lors du troisième match du XV de France face à l’Angleterre, sur le terrain de Richmond. Après la cuisante défaite infligée par les Anglais au Parc des Princes en 1906, le comité de sélection maintient à son poste le puissant André Vergès, dont les efforts physiques seront appuyés à cette occasion par le renfort de cinq joueurs du Stade Bordelais. Bien que s’inclinant sur le score de 41 points à 13, les Français font preuve de progrès incontestables en faisant match nul à la mi-temps (13-13). Français parmi lesquels on compte un arrière, Henri Isaac, qui se distingue par sa contribution à la « défense magnifique » évoquée dans le compte rendu du match de Léon Manaud46. Lors d’un entretien faisant suite à la rencontre, le capitaine anglais, Basil Alexander Hill, confirme la valeur du joueur.

« Je dois vous dire […] que c’est la première fois que je vois une équipe si bien plaquer ses adversaires ; mes hommes ont pu s’apercevoir de la vigueur et de la justesse de vos placages [sic]. Votre arrière [Isaac] a été tout simplement merveilleux, je le considère, lui et Vareilles, comme vos deux meilleurs joueurs. »

27Basil Hill ne semble pas trahir la réalité puisque l’enthousiasme face à cette prestation exceptionnelle fait qu’Henri Isaac est acclamé par une partie des 6 000 spectateurs anglais à la fin du match47.

28En 1907, au matin d’une nouvelle rencontre entre les deux pays, Léon Manaud n’épargne pas Henri Isaac tout en en faisant, bizarrement, un des sept joueurs les plus influents de la sélection. Il se souvient de l’adoubement des spectateurs de Richmond. Là encore, comme précédemment, Isaac est un joueur comme les autres, appréciés à l’aune de ses faiblesses et de ses forces.

« Le jeune Bordelais Martin, qui devait tenir la place d’arrière dans l’équipe du “Reste” n’a pu faire le déplacement de Bordeaux-Colombes ; il a peut-être manqué une superbe occasion de se voir décerner la cape d’“International”, car Isaac, le titulaire de la place, s’est montré ce jour-là, moins brillant que jadis. Très courageux, très adroit sur le ballon, ses coups de pied manquent parfois d’ampleur, et je le crois moins apte que Combes ou Martin à supporter le heurt des avants anglais. Mais, rappelons-nous que, lors du dernier match France-Angleterre, sa façon de jouer lui valut les honneurs d’être porté en triomphe par la foule de Richmond48. »

29Au lendemain du match, Léon Manaud reprend la plume pour raconter le « premier grand match international au Stade du Matin » à Colombes, qui a abouti à une nouvelle défaite. Il met l’accent sur l’amélioration d’une sélection qui s’est inclinée 19-0 et souligne le déficit tricolore, notamment le fait que « l’arrière A. E. Wood » soit « quatre fois gros comme Isaac49 ». Pour autant, il explique que le jeune joueur a su prévoir « le danger » en renvoyant d’un « beau coup de pied de dégagement » une attaque anglaise, puis en plaquant Hudson qui tentait de passer en force en le « chargeant le long de la touche », tout prêt de l’en-but. Bref, conclut-il, « Isaac fut dans un de ses bons jours », se jouant plus d’une fois de « ses rivaux ». On cherche là encore, en vain, la moindre corrélation entre l’identité du Guadeloupéen et telle ou telle parabole, stéréotypique, parfois, dépréciative. En dépit de ses préventions avant le match, Léon Manaud se plaît à mettre en avant les qualités du joueur, malgré la défaite.

30L’absence de toute mention liée aux origines du joueur se retrouve-t-elle dans ses œuvres pour le FC Vaugirard puis le RCF ? Au printemps 1908, Frantz Reichel pense à lui le premier lorsqu’il anticipe le match entre le Trinity College Cambridge et le Sporting-Club de l’École de la rue de Madrid, dont les promotions anciennes et actuelles comprennent « nombre d’équipiers premiers de nos grands clubs, tels qu’Isaac50 ». Pas un mot par ailleurs. Un an plus tard, le nageur et journaliste Georges Drigny, futur président de la Fédération française de natation, souligne dans L’Intransigeant le manque cruel d’Isaac lors d’un match clé du championnat parisien entre le RCF et le SCUF. Là encore, aucune mention de sa couleur.

« En arrière gros handicap au Racing ; l’adroit et sûr Isaac toujours blessé ne jouera pas, il sera remplacé par un des frères Combemale qui tiendra j’en suis certain fort honorablement sa place, mais ne pourra faire oublier l’absent51. »

31Au titre de ses œuvres nationales et en club, on cherche donc vainement, à propos d’Henri Isaac, quoi que ce soit qui le catégorise par la couleur. La chose est-elle due à la légitimité rétrocédée, si l’on veut, par son père ? On ne saurait en jurer. Du reste, cette ligne neutre renvoie aux portraits qu’on a pu faire de ses prédécesseurs dans le XV tricolore. Elle renvoie aussi à une pleine indifférenciation dont on retrouve le signe dans L’Auto, après sa carrière. En 1911, Isaac est nommé juge à Pondichéry. On souligne alors ses exploits passés. Isaac est un joueur comme un autre, digne de la mémoire rugbystique nationale.

« Le Journal officiel du 3 janvier publiait la nomination comme juge de M. Henri Isaac. Ce nom ne vous est pas inconnu, n’est-ce pas ? Parbleu ! le nouveau magistrat n’est autre que l’ancien footballeur de l’équipe nationale, l’excellent Isaac qui fut porté en triomphe à Londres à l’issue d’un match France-Angleterre. Ses “arrêts”, comme magistrat, seront certainement dignes de ceux qui lui valait sa réputation comme “international”52. »

René Menrath

32René Marcel Menrath naît le 13 décembre 1889 d’un couple de parfumeurs. Son père, Arthur, est d’origine antillaise. Sa mère Louise, est métropolitaine. La famille réside à Neuilly-sur-Seine. Comme Henri Isaac, René Menrath naît donc dans une bourgeoisie installée, ce qui le distingue d’autres talents sportifs « de couleur » – boxeurs, lutteurs, cyclistes – d’extraction sociale bien moins privilégiée. Ceci devient donc, à l’évidence, un trait commun des joueurs croisés en ces pages, depuis les expatriés Henriquez, haïtiens envoyés en France pour étudier, à Henri Isaac en passant par René Menrath et Jérôme, ex-joueur du lycée privé Saint-Ignace de la rue de Madrid.

33Après des études à l’Institut commercial de Paris, qu’il suit brillamment53, avec l’aide d’une bourse départementale54, il traverse la Manche (1908). Il réside quelques mois en Angleterre. Y découvre-t-il le rugby ou en a-t-il déjà fait l’apprentissage à Paris ? On l’ignore. Quoi qu’il en soit, de retour en France, il rejoint le SCUF.

34Les lecteurs de la presse le découvrent à l’approche de la finale du championnat de Paris 1909, qui oppose le SCUF et le RCF. Il est présenté par L’Auto comme « le coup de pied le plus puissant de Paris55 », révélé entre autres par la confrontation du SCUF avec les London Devonians. Vient la finale et la victoire surprise du SCUF. Léon Manaud souligne que ce succès, obtenu à l’arraché est le fait, au dernier moment, d’une transformation de René Menrath. Il dit la qualité de son jeu défensif et lui reproche de ne pas avoir le sens de la mise en touche56. Dans La Vie au grand air, la victoire est clairement associée à son rôle57.

35Peu après a lieu un match de sélection pour l’équipe de France opposant les meilleurs joueurs du Nord et du Sud. Malgré la supériorité des avants sudistes, le Nord l’emporte grâce à sa ligne de trois-quarts et de René Menrath. La plupart des analyses de la domination des nordistes sont sommaires. Certaines soulignant leur caractère brillant au plus général58, mais d’autres décernent des brevets d’efficacité en nommant les joueurs. De René Menrath on souligne les qualités de jeu au pied en regrettant, à nouveau, l’imprécision de certaines relances59. Dès lors, il apparaît comme un candidat sérieux à la sélection nationale. Fin décembre 1909, Léon Manaud, qui a la dent dure, ne doute pas de sa sélection. À nouveau, sa prose montre que, comme ses prédécesseurs, il échappe à toute qualification par l’origine, la couleur, le métissage, alors même que cette qualification est régulièrement activée dans d’autres champs sportifs.

« L’arrière Menrath, du Sporting Club, vient de gagner définitivement ses galons d’international. C’est un arrière de bonne classe lorsqu’il s’agit de matches nationaux, en sera-t-il de même lorsqu’il va avoir à subir le choc des célèbres internationaux gallois ? C’est probable. De toute façon, il sera de dix coudées au-dessus de Caujols, qui fit piteuse mine l’an dernier à Leicester60. »

36En janvier 1910, René Menrath, dont une partie de la presse généraliste, à grands coups de presse au ciseau, loue la valeur61, fait donc partie de la sélection qui rejoint Swansea pour défier les Gallois dans le cadre du premier tournoi des Cinq Nations. La presse prédit une sèche défaite aux Français. Les Gallois les laminent en effet (40-14), mais l’honneur est sauf, titre Léon Manaud dans L’Auto, en renvoyant aux essais français et aux deux « buts » signés Menrath qui a encore, cependant, « beaucoup à apprendre62 ». Deux semaines plus tard, Paul Cartoux hausse le ton dans un compte rendu d’un match entre le SCUF et l’Association Sportive Française : Menrath mérite « d’être très vertement sermonné par les dirigeants du S.C.U.F. ». Chaud et froid donc, mais toujours sans que son métissage soit mobilisé pour appuyer la critique et pointer des défaillances susceptibles d’être essentialisées.

« Menrath, il faut prendre soin également de retirer les mains de vos poches… et vous occuper un peu moins de la galerie. Vous avez des qualités pour faire par la suite un arrière parfait, mais votre récente nomination (forcée) au grade d’international semble vous avoir donné une assurance que véritablement vous n’avez pas. Hier, vous avez mal joué, non pas que vous manquez de qualité, mais parce que vous n’avez pas daigné vous employer devant ce que vous appelez, depuis votre match de Swansea, une petite équipe. Eh bien, je vous avertis cordialement. Cette conduite a produit une pénible impression sur les spectateurs, et si vous continuez de même par la suite, les fervents du ballon ovale qui assistent à nos matches, se demanderont comment vous avez bien pu gagner les anneaux entrelacés de l’U.S.F.S.A., que vous portez avec tant de dignité sur votre maillot63. »

37Malgré sa prestation honorable à Swansea, Menrath n’est pas rappelé sous le maillot de l’équipe nationale. Il cède la place à l’arrière Julien Combes, du Stade français – « c’est un choix excellent64 » selon Léon Manaud – pour les trois matchs restants du tournoi. International une seule fois, il reste cependant un joueur de haut niveau. Il figure régulièrement dans les formations du SCUF en 1910, faisant l’objet de commentaires mitigés, parfois défavorables, comme lors d’une mince victoire sur le Bordeaux Étudiants Club.

« Le résultat de cette partie ne donnera certainement pas satisfaction au S.C.U.F. et à son capitaine. […] Reichel fut étonnant à l’ouverture. Les trois-quarts manquèrent trop souvent d’allant et Menrath fut franchement médiocre65. »

38Durant la saison 1910-1911, appelé sous les drapeaux, il remporte avec son régiment le championnat militaire. Il illumine les matches du Club Athlétique de Périgueux dans le championnat du Périgord-Agenais. La presse régionale évoque ses qualités d’attaquant au poste inhabituel de trois-quarts aile : « Menrath fut le meilleur de cette ligne, très adroit, d’une vitesse remarquable, d’une grande pénétration, il doit sous peu honorer le poste qu’il tient depuis deux dimanches seulement66. » L’Auto confirme, continuant donc à souffler le chaud et le froid67. Le chaud l’emporte cependant le plus souvent, comme lorsque « l’ex-international » prend le poste d’entraîneur de Port-Sainte-Foy et accumule les succès avec des « joueurs, légers, adroits », pratiquant « un jeu vite et ouvert68 ». On l’applaudit, comme à La Rochelle69. En 1912, le Club Athlétique Montponnais, dans le Périgord, profite de ses compétences et connaît une réussite là encore soulignée70.

39Son service militaire terminé, il retrouve Paris et le SCUF. Il y évolue jusqu’en 1914. Cinq ans plus tard, L’Auto évoque le retour à la vie sportive de « l’international […] aux coups de pied fameux71 ». Le trentenaire renoue en effet avec le jeu en mars 1919. S’il reste membre du SCUF jusqu’en 1928 au moins, sa contribution proprement sportive prend fin en 1920. On ne le croise plus, dès lors, que lorsque les « vieilles gloires sportives » sont mises en scène, comme lors d’un match de bienfaisance organisé au Stade Buffalo en mai 1929 où il joue au titre du CA Périgueux et sous le capitanat de Frantz Reichel, dans un match Paris vs Province72. Là encore, ce qui prévaut est le seul rappel de « sa carrière d’arrière de l’équipe de France73 ».

40Pour le reste, René Menrath reprend le métier de parfumeur de ses parents et fonde une famille à la fin des années 1920. Même s’il a longtemps fait partie du who’s who rugbystique, régulièrement vu dans les tribunes du tournoi des Cinq Nations, il est un des oubliés de l’ovalie « de couleur ». Et pour cause car, au long de sa carrière, il n’est jamais réduit à son histoire. Il est joueur, défini comme un scufiste souvent, parfois critiqué, parfois encensé, mais jamais enfermé dans son métissage.

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41À la différence du rugby anglais, le rugby français a donc connu, dès ses débuts ou presque, des joueurs « de couleur ». Là où, des décennies durant et jusqu’à éventuelle preuve du contraire, Jimmy Peters fut le seul ouvreur en la matière en Grande Bretagne74, un groupe notable de joueurs issus d’autres continents, noirs ou métis, foule les pelouses hexagonales. Sous ce jour, la France avance en ouvreuse, à l’heure même où les États-Unis, en dépit de sa culture éminemment ségrégative, s’ouvre aux premiers joueurs noirs75. Ils s’inscrivent dans un paysage où, matrice culturelle aidant, les joueurs étrangers, anglo-saxons surtout, ne sont pas du tout des exceptions. Le cosmopolitisme rugbystique semble donc avoir pesé dans le bon accueil fait aux joueurs « de couleur ». Mais est-ce le seul facteur inclusif pour ces joueurs ? Probablement pas. On peut en effet postuler que leurs origines sociales entrent en jeu. La plupart des personnages croisés ici appartiennent à des bourgeoisies installées (par la politique, par le métier) ou sont issus de milieux assez aisés pour être envoyés en France suivre leurs études. À cet égard, ils ne déparent pas de la société rugbystique du moment, marquée par son élitisme originel. Le milieu social efface-t-il la couleur ? On ne saurait en juger sans témoignage, mais l’hypothèse est là.

42Selon la terminologie usuelle de la Belle Époque, les mots « noirs » et « nègres » servent à les désigner. Mais leur usage est rare. En outre, il n’est jamais lié à un discours critique s’emparant de stéréotypes ou de procédures visant à essentialiser ou déprécier leurs qualités et leurs faiblesses. Le plus frappant, ici, est sans doute la mise en scène du match Blancs vs Noirs de 1905, clairement voulue par ses deux initiateurs, Frantz Reichel et Georges Jérôme. Si cet événement aiguise la curiosité des spectateurs et de la presse, et justifie quelques bons mots ambigus, il n’aboutit clairement pas à une analyse dépréciative. Ceci renvoie à une conclusion plus générale : les internationaux noirs ou métis ne sont comparés à leurs homologues blancs qu’en termes d’efficacité, ex abstracto de toute question d’origine, de couleur de peau.

43La trajectoire de ces quelques internationaux et, par la bande, de quelques anonymes non sélectionnés, témoigne aussi de la visibilité. Une visibilité relative néanmoins : le corpus exploité, avec quelques dizaines de références pour chacun des joueurs, ne permet pas de considérer qu’ils sont connus, encore moins bien connus, des lecteurs. Ce sont, à bien des égards, et sans que la dimension raciale intervienne, des personnages secondaires. Pour autant, cela remet en cause, de nouveau, l’idée de la transparence de la présence noire76, dans un temps où, au demeurant, on en ignore la démographie exacte77.

44Ceci posé, ne faisons pas de confusion entre discours de presse et accueil fait aux joueurs par le public. Quelles représentations traversent alors les esprits ? Voit-on ses joueurs comme des intrus, des incongruités ? On ne peut le dire. Il faut donc pointer du doigt les limites de l’exercice : au regard de la fabrique médiatique du sport et, semble-t-il, dans les clubs, l’altérité et le cosmopolitisme rugbystiques, consubstantiels à la pratique, ne sont pas des problèmes ; au regard des opinions, on ignore en revanche ce qui se joue.