Dans l’ombre du Major Taylor et de Woody Headspath

3Né à Saint-Pierre en Martinique le 19 janvier 1883, Germain Ibron est souvent surnommé « Germain le nègre », mais pas au début de sa carrière. Ce nom de piste ne sera manifeste dans la presse que lors de ses dernières années d’activité, en un temps où les journalistes n’auront de cesse de gloser, sur l’incertitude de son année de naissance, illustration d’une posture paternaliste et stéréotypée que l’on retrouve encore aujourd’hui dans le topique de l’absence d’âge des Noirs. Il faut dire qu’Ibron ne prendra sa retraite qu’à l’approche de la cinquantaine, ce qui, finalement, justifie l’attention portée à son âge et à sa longévité.

4Arrivé en métropole, au tournant du siècle en tant que domestique d’une famille aisée, on ne sait pas comment il vient au cyclisme. On sait seulement qu’il commence à le pratiquer vers 1901-1902. D’abord dans l’ombre de Major Taylor, il apparaît souvent dans les courses aux côtés d’un autre Noir surnommé « Vendredi3 » et de celui qui deviendra son alter ego Woody Headspath (1881-1941). Titrant dans un entrefilet « L’invasion noire », L’Écho de Paris écrit ainsi en 1907 : « le champion amateur Headspath luttera avec ses semblables Major Taylor, Germain et Vendredi4 ». Avec Major Taylor, leur leader, ils sortent ensemble lorsque celui-ci est à Paris. Ils s’entraînent ensemble. Germain Ibron a pris l’habitude de boxer avec l’illustre Américain pour le maintien du corps, mais aussi pour le plaisir, ce que rapporte L’Auto dans un petit reportage sur le milieu constitué par les quelques cyclistes noirs de Paris5. Une hiérarchie est établie par les journalistes : le chef de file est Taylor, Headspath est son dauphin – souvent surnommé Major Taylor n^o 26 –, Ibron complète l’équipe.

5Ibron et Headspath s’entendent bien. Ils font très souvent équipe. En novembre 1906, aux championnats d’hiver du Vél’ d’Hiv, ils sont en lice contre des équipes nationales allemande, américaine, anglaise, française, danoise, russe, italienne, espagnole, autrichienne, belge. Ils forment une paire de « nègres », considérée comme l’équivalent d’une « nation », en l’espèce franco-américaine7. Leur duo se fait connaître, efficace et homogène, en individuel comme en tandem, ceci pendant une vingtaine d’années8. À leurs débuts, en août 1905, à Lisbonne, ils remportent ainsi une épreuve de tandem. Cinq ans plus tard, ils brillent toujours, comme au vélodrome Karreveld de Bruxelles le 22 mai 1910. Parfois, ils s’opposent en individuel après avoir été associés en « double », comme le 28 mai 1905, au stade vélodrome de Marseille où, battus en finale de la course de tandem, Headspath et Ibron se retrouvent en finale de l’épreuve individuelle sur trente kilomètres. Le premier s’impose au terme d’une course où les deux athlètes se sont entraidés pour disposer de leurs adversaires9. Parfois, des tensions peuvent apparaître autour de ces associations : lors des douze heures du Vél’ d’Hiv le 18 février 1906, l’annonce que l’équipe « nègre » Ibron-Headspath est en lice suscite l’intérêt. Et L’Aurore de s’amuser :

« Le nègre Germain réclame son camarade Headspath à tous les échos, afin de composer une équipe noire. Je ne crois pas cependant malgré toute la qualité de ces derniers que l’on pourra pronostiquer : les Noirs jouent et gagnent10. »

6Le même quotidien titre « histoire de nègres » lorsque Woody Headspath est mécontent de n’avoir pu concourir à la suite de la défection de Germain Ibron pour des raisons qu’il estime futiles. Il refuse de s’associer, sur ce coup-là, à un autre coureur, ce qui justifie cet autre commentaire de L’Aurore :

« Un Noir formant une équipe avec un Blanc il ne faut pas y penser, la fameuse couleur locale aurait mauvais teint, qui donc trouvera un Noir coureur à fournir à Headspath11 ? »

7On se pose alors la question de savoir si un tandem peut être composé d’un Blanc et d’un Noir. Malgré ce que laisse entendre L’Aurore, ce sera le cas à de nombreuses reprises.

8Pour le reste, la paire Headspath-Ibron n’est certes pas toujours la meilleure mais, au fil des ans, après la Première Guerre mondiale encore, ils restent parmi les très rares coureurs noirs en activité, considérés comme de bons faiseurs de spectacle. Aussi, en dépit de résultats fluctuants, on les programme. Ils sont une attraction de choix, et continuent à gagner leur vie sur les pistes. Pour autant, Germain Ibron reste méconnu du grand public car la presse n’en fait pas une figure majeure.

Une gloire aussi tardive qu’éphémère

9À l’instar d’Headspath, la longévité de Germain Ibron lui vaudra finalement un moment de gloire. Après la guerre, il se retrouve affublé du nom de scène, ronflant, de « Germain le nègre ». En 1921 par exemple, Le Miroir des sports note avec bienveillance qu’on le voit « qui roule avec une belle conscience sur les pistes de Paris et de province depuis une vingtaine d’années12 ». En 1926, à l’affiche du vélodrome de Vierzon, il est présenté comme « le Nègre martiniquais13 ». Dans cette même période, il arrive qu’on le qualifie de « représentant de l’Afrique14 ». Cette universalisation identitaire montre qu’il incarne bien autant l’identité ultramarine que l’identité d’une Afrique perçue comme entité coloniale avant tout, au-delà des différentes nationalités et cultures qui la composent.

10En 1927, sa carrière prend un tour inattendu qui lui place davantage la lumière médiatique. Cela fait donc de longues années qu’il hante les vélodromes, principalement parisiens. À 44 ans il est toujours en forme. Il apparaît comme ce que certains appellent alors « le Noir de service15 », ce qui en fait une figure singulière et lui vaut de signer son premier contrat de routier avec l’équipe allemande Opel ZR III, laquelle rassemble des Italiens (tels Gaetano Belloni et Adriano Zanaga) des Belges, des Autrichiens et des Français. Ce contrat est très surprenant : lui qui ne brille que sur des courses de six jours sur piste se retrouve ainsi dans une équipe de cyclisme sur route. En fait, l’intérêt de l’entrepreneur Fritz Van Opel et des dirigeants allemands se situe dans son apparence physique. Il est clairement recruté pour être une curiosité du peloton. Ainsi en va-t-il sur la course Berlin-Cottbus-Berlin, très populaire en Allemagne depuis sa création en 1909. Voici ce qu’en dit Paris-Soir.

« Germain Ibron ex-chasseur de primes promu grand routier par la volonté de Fritz van Opel est revenu d’Allemagne où il a participé à la grande épreuve Berlin-Cottbus-Berlin. S’il a figuré dans la course, il ne figure pas à l’arrivée. Mais cela n’a pas d’importance car le rôle que tenait à lui faire remplir son directeur a été parfaitement réussi. À l’hôtel, au départ ou sur la route Germain le nègre était acclamé à cor et à cri par les milliers de spectateurs massés sur son parcours. Et ce n’était que des “Schwarzen (nègre) !” “Schwarzen !” Cela n’empêche pas le Noir Ibron malgré qu’il perdît sa culotte en cours de route de rigoler dans son for intérieur car il touche une belle somme pour cela16. »

11Cette perpétuation de la culture du zoo humain à travers le cyclisme ne choque pas les journalistes. Pourquoi ? À cause de l’attitude de Germain Ibron. Ce dernier semble en effet endosser sans angoisse ni hésitation le rôle du Noir lanterne rouge. Est-il est toujours bon dernier ? Souvent, en effet, mais il est grassement payé pour endosser ce rôle. Pour le reste, sans doute est-il lui-même conscient, fort de sa très longue carrière, que le sort qu’on lui fait est lié à ce qu’avoir un Noir dans une équipe est un atout médiatique satisfaisant le désir d’exotisme du public massé sur le bord des routes ; routes sur lesquelles, aux regards curieux, s’ajoutent des imprécations plus ou moins racistes. L’Intransigeant rappelle un épisode emblématique de cette période.

« Un dimanche, au cours d’une épreuve sur une route de Westphalie, les paysans se rendaient à la messe dans un petit village lorsque, tout à coup, surgissant du brouillard, ils virent venir sur eux une apparition noire, gesticulant et criant. Les femmes effrayées se signèrent, appelant à leur secours tous les saints du paradis cependant que les hommes se demandaient avec anxiété si cette noire apparition n’aurait pas de conséquence néfaste sur leurs récoltes. Les villageois avaient pris Germain pour Belzébuth car aucun d’eux ne pouvait supposer qu’un fils noir de l’Afrique disputât une course cycliste dans le fin fond de la Westphalie17. »

12Bien plus pistard que routier, et trop vieux, Germain Ibron a du mal à tenir régulièrement l’enchaînement de centaines de kilomètres de course, sans parler des entraînements. Finalement, il sera limogé en 1928, bénéficiant néanmoins d’une attention plus soutenue de la presse française, par exemple celle de L’Intransigeant dans les colonnes duquel le réputé journaliste sportif Gaston Bénac le surnomme fréquemment « Germain Siki18 », faisant ainsi allusion à feu Battling Siki, premier champion du monde de boxe français dit « de couleur » (1922), mort assassiné en 1925 dont il est question dans cet ouvrage.

13Germain Ibron revient alors aux vélodromes et sa carrière dure encore et encore. Avec Headspath, toujours en activité, pour les mêmes raisons, il est questionné par Lucien Faucheux pour Paris-Midi en avril 1929 : « Quel est le plus vieux des deux ? Les deux Nègres fixent le ciment et restent muets19. »

14Alors qu’au printemps 1929 Woody Headspath raccroche enfin le vélo, Germain le nègre reste encore très actif. C’est ainsi qu’il participe à une réunion se déroulant au vélodrome Bugatti de Rueil le 1^er septembre 1929, tandis que le 22 octobre suivant, associé à Daniel Rebours, il remporte un match de tandem au Vél’ d’Hiv20. L’Auto le taquine alors, estimant qu’il « rajeunit tous les jours21 ». Quant au reste, le coureur ne rate pas l’occasion, lorsqu’elle lui est donnée – et ce n’est pas nouveau –, de jouer de sa couleur très ouvertement. Ainsi, lors des séances d’entraînement en pleine « chaleur sénégalienne » de septembre 1929 alors qu’un coureur roule torse nu pour brunir L’Auto précise que le Noir Germain, qui est de la partie, lui lance au passage – dans dans un langage « petit nègre » dont rien n’accrédite la réalité… – « mais moi pas nécessaire brunir22 ».

Nostalgie et massages

15Fin 1929, à 46 ans, Germain Ibron décide finalement de mettre un terme à sa carrière. Aussitôt, les journalistes font un constat amer et un brin nostalgique : il était le « dernier nègre » du cyclisme. C’est le titre que lui réserve L’Auto, le 1^er décembre en guise d’hommage. Lucien Avocat se charge de l’éloge, finissant sur une touche nostalgique et ne se cachant par des stéréotypes raciaux qui lui semblent devoir être mobilisés pour identifier Ibron et sa manière de courir.

« La retraite d’Ibron nous prive du dernier nègre pistard. Au reste, les coureurs cyclistes de race noire ne furent jamais bien nombreux en Europe et même en Amérique où, cependant, ils eurent un grand “patron”, un exemple admirable de ce qu’aurait pu faire en cyclisme les hommes de couleur : Major Taylor […]. Germain Ibron, plus modeste et moins doué athlétiquement courait depuis si longtemps que bien souvent nous étions inquiétés de son âge […]. Il n’était toutefois pas démuni de valeur : il avait surtout l’extraordinaire adresse de sa race et les habitués des vélodromes se souviendront longtemps de sa façon de naviguer dans un peloton de 50 coureurs de primes. Seulement le nègre n’avait jamais pu faire un effort de plus de 200 mètres au maximum. Nous n’avons donc plus de Nègres, la tradition se perd : quelle colonie bienfaisante rendra un sprinter noir aux pistes parisiennes23 ? »

16La petite notoriété de Germain Ibron demeure dans son après-carrière. Il se reconvertit comme soigneur et, principalement, comme masseur, se taillant ainsi une nouvelle réputation dans le milieu cycliste. Habile de ses mains, il soulage les coureurs aux muscles contractés, encouragé par quelques figures de renom tel Victor Linart, alias « Le Sioux », multiple champion du monde de demi-fond, qui a eu l’occasion de se faire « tripoter les muscles » par celui qui était encore officiellement coureur. L’Auto fait écho à cette reconversion en taisant l’identité noire d’Ibron.

« Certains se sont étonnés de ne plus voir le Noir Ibron dans les courses hebdomadaires du Vel d’Hiv parisien. C’est que Germain que l’on voyait depuis plus d’un quart de siècle sur les pistes parisiennes a définitivement raccroché le vélo pour embrasser une carrière de masseur-soigneur. Ceux qui ont recours à ses services ne tarissent pas d’éloge sur sa dextérité et Ibron à même déjà commencé à se faire une clientèle en ville. C’est un brave qui mérite de réussir24. »

17Deux ans plus tard, Paris-Soir lui consacre un reportage qui montre que sa cabine de massage au Vél’ d’Hiv est très fréquentée.

« Après avoir été un bon petit coureur et écumé les vélodromes de l’Europe entière ou la couleur de sa peau lui valait toujours un succès, Germain le nègre est devenu masseur, le roi des masseurs. C’est lui qui tripote les muscles après chaque séance d’entrainement au Vel d’Hiv au quartier des coureurs où il existe de nombreuses maisons de massage. Il est réputé et a ses techniques qu’il ne veut pas dévoiler25. »

18Au cours des années 1930, Germain Ibron devient pendant quelque temps l’homme à tout faire d’Albert Richter, le grand sprinter allemand (assassiné par les nazis en 1940) rencontré dans sa cabine de massage. Après le décès en 1935 de sa seconde épouse Mathilde Laquérie (avec laquelle il s’était marié en 1931), Germain Ibron accepte d’accompagner Albert Richter en Allemagne pour l’assister dans la préparation des courses. Après cette collaboration, installé dans le 17^e arrondissement de Paris, il ouvrira un magasin de bijouterie avant de décéder début 1963.

⁂

19Effacé des mémoires, Germain Ibron a pourtant marqué les milieux cyclistes au cours des trois premières décennies du xx^e siècle. Comme les autres « nègres » derrière Major Taylor, il a mené une longue carrière, s’assurant une belle vie à défaut d’une notoriété forte et durable. À l’instar de ses camarades, il suscite des commentaires contrastés sur plutôt que de sa couleur de peau : sympathie, paternalisme et racisme se croisent et s’entrecroisent. Nonobstant, jamais il n’est l’objet d’opprobres violentes, moins encore d’un rejet, d’une ostracisation liée à sa couleur. Par ailleurs, même si, clairement, sa couleur a fait de lui une attraction, on ne peut pas conclure qu’il a pu courir plus de deux décennies à cause d’elle et d’elle seule. Sans un brin de talent – il était un bon finisher et, on l’a vu, un coureur particulièrement habile à se dégager d’un peloton –, le mariage, porteur, entre couleur et aptitude à briller, même momentanément, n’aurait pas pu prendre et sans doute aurait-il eu une carrière plus courte, encore plus anonyme. C’est donc aussi bien l’homme noir que le coureur chevronné qui font trace ici. Un accordage qu’on retrouve chez un autre coureur de l’époque, le Tunisien Ali Neffati, évoqué par ailleurs en ces pages, avec de fortes résonances dans la manière dont la presse le représente, à l’équilibre entre rappel des origines et valorisation du talent sportif, et avec une sympathie manifeste qui, sans hésitation, interdit de parler du rejet des cyclistes noirs.