Respect, compassion et caricatures : l’amitié ambiguë pour les lutteurs noirs

8Les lutteurs du milieu du xix^e siècle portent des noms de scène mêlant origines régionales et traits de personnalité, vrais ou fantasmatiques, visant à susciter chez les spectateurs l’identification aux « petites patries » tout autant que le frisson, en jouant sur l’image d’un lutteur puissant et fort, en une époque où « la force exerce une fascination […] profondément ancrée dans l’individu et la société13 ». Cependant, comme le souligne Thierry Arnal, « la force brute, assimilée aux volumes et à la masse corporelle », « expression d’une virilité véritablement dynamique » est, dans un troisième tiers du xix^e siècle qui voit la montée en puissance des sports modernes, peu à peu remise en cause par « d’autres qualités, comme l’énergie, la résistance, l’agilité ou encore la souplesse », « véritables critères de définition du corps athlétique14 ». On peut donc parler d’une dichotomie entre un modèle traditionnel du corps massif, brutal, puissant et un modèle nouveau, plus technique, plus intelligent, accompagnant la mue de la lutte, au tournant des xix^e et xx^e siècles, vers sa déclinaison moderne et compétitive. Quoi qu’il en soit, la lutte reste avant tout ancrée à un code de la force et, si possible, d’une force brute, même si elle est policée par des règles plus ou moins flottantes jusqu’au début du xx^e siècle. Dans cette recherche et cette mise en scène, les lutteurs noirs ou « nègres » jouent un rôle notable. La chose est soulignée dans ce volume par Philippe Tétart et Didier Rey15, mais il faut redire combien les combattants dit « de couleur » entrant en scène dans les années 1880, exercent sur le public un mélange de fascination, de répulsion et de peur. Avec l’imaginaire du sauvage, qui nourrit alors une partie du vade-mecum définissant les Noirs, ils incarnent une force animale et primitive. Un lutteur dit « de couleur » dans une troupe, c’est l’assurance d’attirer de nombreux curieux, de les étonner et de les divertir autant, sinon plus, que de les séduire par leurs qualités proprement combattantes. La recette de l’opposition entre le Blanc et le Noir est un autre facteur d’attraction, surtout pour les courageux qui, parmi le public, prétendent défier les professionnels. « À qui le caleçon, messieurs ? 300 francs à l’amateur qui tombera mon nègre16 ! » En 1908, La Vie au grand air relate à ce sujet une anecdote éclairante. Elle date des années 1890 et se joue avant l’organisation de la foire de Monteti, laquelle se tenait à Saint-Maur, en banlieue est de Paris.

« La foire de Monteti était d’un bon rapport pour les banquistes qui s’y rendaient, il y avait donc une concurrence acharnée pour l’obtention des places. Or, cette année-là, deux troupes concurrentes de lutteurs avaient sollicité un emplacement pour la journée de fête. Pour l’emporter, un des directeurs eu une idée. “Et puis, tenez, m’sieu l’adjoint, je n’hésite pas à vous le promettre, on vous amènera le ‘nègre’”. “Vous avez un nègre, mon ami ?” insista l’adjoint au maire visiblement aguiché par cette révélation. “Et nous l’aurons à Monteti, ce nègre ?” — “Oui m’sieur” — “Évidemment, avec le programme que vous me tracez, vous devez offrir un spectacle d’un rare intérêt athlétique, j’en conviens. Eh bien, je vous donne la préférence à vous et à votre nègre […]. Je crois que la foire de Monteti sera cette année particulièrement attrayante”17. »

9En 1897, L’Athlète de Lille rapporte une autre anecdote renforçant l’idée de la crainte et, tout à la fois, de la fascination, suscitée par le lutteur noir18. Vers 1883, « un négociant en café » ayant connu en Amérique « un nègre, très fort », le fait venir à Paris. Il s’agit d’Abdullah Jeffery, dont le portrait a été croqué en ces pages, mais qui justifie quelques lignes malgré tout19. « Doué », dit-on, d’une « taille gigantesque et d’une force colossale », il devient en très peu de temps « un adversaire redoutable ». Un jour, à Aubervilliers, il lutte « sans méfiance, tranquillement », mais, tout à coup, il s’aperçoit « que la lutte n’avait rien de courtoise » ; alors, « furieux de ce manque de bonne foi », il serre « son jeu en employant toute sa force herculéenne », et abat littéralement son adversaire, qui trépasse quelques heures plus tard.

10Tous les lutteurs noirs ne sont pas aussi terribles qu’Abdullah Jeffery. Certains sont mêmes recherchés par les directeurs de rings parce qu’ils sont dociles, doux, peu combatifs, malléables, discrets. Comme l’a déjà souligné Timothée Jobert20, les qualités des lutteurs noirs dans l’exercice de leur art importent autant que les représentations véhiculées à leur endroit, lesquelles varient selon leurs origines ; par exemple celle du caractère rudimentaire de leur technique et, par ailleurs, de leur capacité à perdre face aux Blancs. En 1908, La Vie au grand air se plaît d’ailleurs à préciser qu’au xix^e siècle « engager un nègre à la journée était évidemment la chose la plus banale du monde d’autant qu’il n’était pas nécessaire qu’il connût même l’a.b.c. de la lutte21 ». Cette mémoire du lutteur « nègre » est même, dans ce cas, dépréciative, puisqu’on affirme dans le même temps qu’il est aussi « roublard et sans doute un peu voleur ». La Vie au grand air, avec son cortège de stéréotypes, suggère encore que la présence d’un « noir comme de l’ébène » suffit, au fond, à faire le spectacle. Pour le reste, quelle que soit l’issue du combat, scénarisé ou pas, toute apparition du Noir fait sensation, sous deux ordres antagonistes : s’il bat un Blanc, il apparaît alors terrifiant et transgresse l’ordre de la supériorité raciale, s’il est battu, il confirme l’ordre des races22. Sa présence même constitue donc, au-delà de ses qualités, de ses défauts, un fort facteur d’attraction.

11Cette représentation toute caricaturale commence à faiblir au tournant du xx^e siècle ou, du moins, elle évolue. On reconnaît alors aux lutteurs noirs d’être parfois de fins combattants, à l’image de ce « lutteur africain » [anonyme], dont L’Athlète de Lille assure, en 1897, qu’on « dit le plus grand bien23 ». L’évolution du statut des lutteurs noirs s’exprime bien dans l’émergence, fin 1903, de l’impressionnant Martiniquais Anastase Anglio, plus de 110 kilos sur la balance. Lors d’un match l’opposant au métropolitain Walfort, L’Auto note que « le nègre est chaleureusement applaudi dès son apparition sur le ring », s’attirant « les sympathies du public depuis sa belle victoire sur le champion allemand Rytzler24 ». Sans doute, germanophobie aidant, cette victoire contre un Allemand pèse-t-elle de tout son poids dans la légitimation du Martiniquais. Mais pas seulement. Ses progrès aussi : « De l’avis de tous », lit-on dans L’Auto, il devait « baisser pavillon », or le contraire s’est produit. L’Auto insiste enfin sur cet autre point : Anastase compense un aspect physique rustre par une intelligence et une technique fine. « Le nègre Anglio, un énorme gaillard, bien en muscle, un nègre à la figure intelligente et même malicieuse, s’est révélé à nous comme un lutteur de tout premier ordre, connaissant à fond son métier. Un peu brutal peut-être, mais fin lutteur25. » L’ascension d’Anglio, rapide, fait le reste, de sorte qu’il « devient le grand favori du public, le lutteur populaire par excellence », qu’il reçoit « les suffrages de l’assistance26 ». Même lorsqu’il est vaincu, le public « réclame à grands cris sur l’air des lampions son favori […]. Il faut donc rappeler le nègre, qui vient saluer. Il est chaudement acclamé ; on lui lance des fleurs, des mouchoirs. Pour un peu on se croirait en Espagne, à une corrida de taureaux27 ». Cette amitié du public, apparemment assez éruptive, n’a cure du verdict sportif. Début décembre 1903, il est battu par Raoul le Boucher, qui « refuse » de « serrer la main au nègre ». Alors les spectateurs acclament Anastase et sifflent Raoul28. Anglio est-il un cas singulier ? Non, semble-t-il. Les lutteurs noirs forcent souvent l’admiration – ce qui n’empêche pas, du reste, la permanence, souvent, d’un cortège de caricatures dépréciatives.

12Admiration des plus ambiguës donc, soulignant derechef, comme l’a montré Didier Rey, que le lutteur noir peine à s’arracher à sa condition essentialisée et caricaturée de noir29. Témoin, cet arrêt sur image, en novembre 1906, avec trois cas significatifs. Une soirée de lutte – elles sont alors pléthores – est donnée au Casino de Paris. Trois « nègres » sont en lice : Zipps, « un nègre colossalement fort30 » dont on ignore l’origine ; le « Congolais » Hervé et l’afro-américain Santos Willis. Cette affiche confirme, au passage, la présence ordinaire de combattants noirs sur les scènes parisiennes. Or, que se dit-il au sujet de ces trois combattants. L’Auto donne le la. « Le Nègre Zipps fait la joie de son habituel cortège de turfistes31 en tombant en 42 secondes le mastodonte Marius Coulay32. » L’Auto dépeint alors le vainqueur en ces termes : « Et le nègre, toujours content, jamais battu, montrait éperdument ses dents pour remercier le public de son ovation. » Hervé s’affronte pour sa part à un Allemand, Otto Mayer. Deux solides lutteurs de 95 kilos. Le Congolais perd en quatre minutes et L’Auto regrette qu’il n’ait pas su saisir sa chance, sans en appeler à la moindre caricature nègre. Enfin, Santos Willis défie Cazeaux, à qui il rend quinze kilos et contre qui il fait match nul après une lutte acharnée au cours de laquelle et au terme de laquelle le public prend fait et cause pour le « nègre » face à la brutalité croissante de son adversaire. Trois cas de figure donc et à chaque fois du respect pour les combattants. Dans le premier cas, popularité et caricature ; dans le second, froide recension du combat sans mentions racialisantes ; dans le dernier, franc soutien au « nègre » contre la brutalité du Blanc. L’équivoque de la représentation du lutteur noir est ici bien exprimée, à laquelle il faut rajouter l’idée de compassion.

13Cette dernière est souvent à l’œuvre, toujours avec sa puissante part d’ambiguïté, car la caricature voisine souvent avec elle, renvoyant à l’idée d’un Noir frustre et perdu. Une fois encore, Anglio est un cas emblématique. Fin 1903, à l’issue d’un combat pour la ceinture d’Or dont il sort vaincu contre Raoul le Boucher, on lit ces mots dans L’Auto :

« Pauvre nègre ! Comme je le plains, car franchement, il méritait bien de triompher de son redoutable rival, et, de l’avis de tous, sans la malchance qui s’acharne après ce vaillant athlète, il aurait battu Raoul le Boucher33. »

14Le journaliste poursuit en évoquant une discussion avec Anglio avant le combat. Il « me contait ses peines ; il me disait toutes les misères que lui faisaient subir ses rivaux en dehors du ring ».

15Empathie effective, semble-t-il, mais surjouée, ce que souligne bien, en contraste, le fait que le journaliste ne résiste pas à recourir au supposé petit nègre qu’on met communément dans la bouche des lutteurs. Reste que la compassion ne semble pas feinte.

« Ses yeux, des yeux d’un être qui souffre, étaient inondés de larmes. Il me disait que, sans les bravos du public, il aurait abandonné le championnat depuis longtemps mais qu’ayant enfin trouvé des gens pour le juger à sa juste valeur. »

16Il ressort de ces quelques éléments d’observation deux choses. D’une part, ne doutons pas, comme l’a souligné Timothée Jobert34 que, les lutteurs, comme d’autres sportifs noirs, soient reconnus pour leurs mérites, lesquels leur valent, parfois, de devenir des coqueluches sportives du public et d’être défendus par lui face aux Blancs mauvais joueurs ou trop brutaux35 – comme lorsque Pons perd toute retenue face à Anglio, sous les huées du public. C’est le cas d’Anglio durant la courte période de 1903-1904, où il est en vue. D’autre part, la tentation d’être caricatural ne cède pas : le « nègre » est souvent montré en situation de faiblesse ou de soumission, comme un être frustre déjà bien content d’être là, même dans la défaite. Une antienne encore vivante dans les années 1920, lorsque L’Auto prête au « nègre Falot » cette étrange réaction : en difficulté face au Tunisien Mourzouk, il aurait gratifié son adversaire d’une série de « Méci, Missié !… Méci, Missié36 ! » à chaque coup reçu…

17À partir de 1906, les lutteurs noirs sont moins en vue. Du moins, les critères de popularité ou de respectabilité évoluent, justifiant qu’ils soient moins nombreux à percer. On attend désormais qu’ils soient toujours dominants. La nonchalance, la passivité, la mollesse, le manque de combativité sont désormais des facteurs de rejet. Ils ne peuvent plus être seulement, pour certains, des faire-valoir. Un nouveau venu sur la scène de la lutte incarne ce changement : le « nègre tunisien » Mourzouk. Lors du Grand Prix de Paris organisé par le Cirque Métropole, on relève la présence de ce « terrible nègre », « le plus beau lutteur que l’on puisse imaginer », présenté comme « la brutalité personnifiée », comme « l’homme qui vous enfonce une côte ou qui vous tord un membre en souriant37 ». C’est un lutteur « dangereux », « un homme courageux, chose rare pour un nègre38 ». Changement de donne donc. Une affaire de mode ? On ne saurait en juger. On sait, en revanche, que l’univers de la lutte a mauvaise réputation et que le public semble s’en détourner momentanément. Les nombreux trucages ont fini par lasser le public. Les journalistes spécialisés témoignent de ce qu’un besoin de sang neuf, de rupture, se fait sentir. Rupture que les Turcs vont incarner en ramenant la lutte « sur la scène des music-halls » et en ouvrant […] une ère de prospérité sur laquelle les professionnels ne semblaient plus compter39. Ces lutteurs turcs en particulier – et parfois hindous, bulgares… –, avec un autre exotisme, donnent à voir une facette différente de l’altérité combattante.

Les Turcs et la force brute : une altérité bien moins soulignée

18La présence en France de lutteurs turcs ou issus des pays d’Europe centrale et balkanique, remonte aux années 1890. En 1902, se remémorant leur arrivée, La Vie au grand air estime que 1894 fut « l’année qu’on pourrait appeler l’année des Turcs40 ». D’emblée, à l’instar de Kara Osmann et Nouhroulah, ils rivalisent avec les meilleurs français, tel Paul Pons. On organise des tournées spécifiques et les Folies Bergère s’enorgueillissent de présenter ces nouveaux combattants venus de Turquie et qui sont définis par comparaison avec les Noirs. « Si travailler comme un nègre est une expression peu juste, étant reconnu que le nègre est plutôt paresseux que travailleur », lit-on en 1899 dans La Vie au grand air, « l’expression fort comme un Turc peut s’employer sans crainte d’être contredite sérieusement41 ». Les observateurs notent leur force supérieure et des différences corporelles : Les Noirs seraient plutôt fins et athlétiques ; les Turcs imposants par leur masse et leur stature trapue. Les Turcs font pleinement partie de ce qui définit un beau plateau de lutteurs.

« Depuis la victoire de Kara-Ahmed en 1899, les Turcs sont à l’ordre du jour. Un championnat du monde sans la participation d’au moins un Turc est chose qui semble inadmissible. MM. Borney et Desprez font d’ailleurs chaque année l’impossible pour s’assurer la participation d’un ou même de plusieurs lutteurs de Turquie42. »

19La plupart des lutteurs turcs débarquant à Paris ont combattu avant dans d’autres pays d’Europe, au gré des contrats. Des directeurs de salles repèrent les meilleurs d’entre eux dans les compétitions organisées en Allemagne, en Belgique ou en Italie. Ils recrutent aussi, directement, dans l’Empire ottoman, à l’image de l’ex-lutteur Doublier qui s’y rend en 1897 et ramène « trois magnifiques spécimens de la race turque43 ». Les autres arrivent le plus souvent « du fin fond de la Bulgarie pour disputer » des combats à Paris et rehausser la valeur des compétitions.

20Au milieu des années 1900, ces lutteurs apportent donc le renouvellement en mettant en avant des qualités différentes de celle des Noirs, la presse insistant en particulier sur leur cruauté. Nombre d’anecdotes témoignent de chocs lors desquels, pris dans la folie combattante, les Turcs sont à deux doigts d’étrangler leur adversaire, ce dont on s’émeut44. Le « coup de pouce » de Yousouf, qui est supposé créer une douleur que l’athlète dose « savamment » pour « travailler » et « vaincre » ses adversaires de ses « mains de fer45 ». Les directeurs de salle n’hésitent pas, manifestement, à mieux payer les lutteurs46 et, à lire la presse, personne ne trouve à redire à cette inflation. La cote marchande des Turcs ne cesse de grimper : « Ils en veulent, ils y mettent le prix. » Les Turcs ont toutes les qualités que l’on est en « droit d’attendre d’un lutteur » ; ainsi, Kara-Osmann « est superbement musclé, possède un corps magnifique de la couleur du plus beau bronze47 ». Sur le plan technique, les connaisseurs peuvent « reconnaître leur grande supériorité48 ». L’admiration pour la force brute domine. En 1905-1906, Nouroullah, plus communément appelé Nourlah, en est l’un des emblèmes. Il est décrit comme une « montagne humaine […] intombable ».

« La Vie au grand air donne l’exemple de celui qui “se pose contre tous, c’est Nouroullah, véritable montagne humaine, que son poids et sa taille rendent intombable. Il n’y a contre lui pas de lutte possible au sens sportif du mot. Les lutteurs les plus scientifiques et les plus forts s’usent, s’épuisent contre cette masse vivante qui, par la seule force d’inertie, peut opposer une résistance contre laquelle tous les efforts viennent se briser”49. »

21Autre variable, le Turc a gagné la liberté, l’émancipation offertes par la France. C’est un élément clé le différenciant du lutteur noir, à propos duquel cette dimension n’existe pas. Dès la fin du xix^e siècle, certains journalistes insistent sur ce point : chez eux, ces hommes « n’ont le droit de lutter qu’en présence des pachas ou du sultan. Il leur est interdit de s’exhiber dans les cafés-concerts ou autres établissements analogues50 ». Cette liberté rime aussi avec popularité soulignée plus nettement que celle entourant les lutteurs noirs : « Chaque fois que Nourlah et Sélim mettaient le pied dans la rue, ils étaient aussitôt entourés d’une foule de badauds qui ne les quittaient pas d’une semelle. Entraient-ils quelque part, la meute des curieux posait patiemment à la porte attendant leur sortie51. »

22Mais cette liberté et la nature de leur lutte ne sont pas sans poser problème. D’aucuns considèrent que leur domination tue le spectacle et rend leurs adversaires méfiants, fuyants, moins enclins à signer des contrats. Cela vaut dès les années 1890. « Faute de luttes intéressantes, le public ne va pas voir, étant certain d’avance de voir triompher les sujets du Sultan52. » « Les Turcs s’amusent un peu avec leurs adversaires, et après quelques minutes » ils les tombent « comme ils veulent et sans effort53. » Les directeurs de troupes sont alors obligés de se séparer des lutteurs turcs pourtant les plus forts ou d’inciter à la mise en place de primes pour récompenser celui qui parviendra à les vaincre. Certains Turcs créent des épreuves pour attirer des adversaires. En 1900, Nourlah invente la Ceinture d’or pour inciter ses adversaires à le défier. L’épreuve connaît un succès incontestable54.

23Malgré tout, les Turcs sont des vedettes. Organisateurs de tournoi, managers, journalistes prennent clairement soin d’eux. On va les chercher à leur arrivée à Paris. On les reçoit solennellement dans les rédactions. Rien de comparable avec les lutteurs noirs, dont on se souvient qu’ils sont l’objet d’une admiration ambiguë n’aboutissant pas à un respect sans faux-semblants.

L’athlète idéal et les catégorisations

24En 1906, le journaliste Fioravanti propose, dans La Vie au grand air, sa définition du lutteur idéal55. Il associe alors le « bras » de Laurent de Lyon, au « cou » et aux « épaules » du Russe Ivan Padoubny, à « la décision, l’à-propos et la finesse » de Félix Bernard et de l’Italien de Pietro Dalmasso ; il en appelle aussi au « courage » et à « l’endurance » du « nègre Abdullah […] dur à la souffrance au point de croire qu’elle n’avait pas de prise sur lui » ; il y ajoute enfin la « qualité de muscle » et de « force », de Yousouf, « un Turc des plus athlétiques ». Portrait, donc, d’un lutteur hautement métissé, universel en somme, réunissant des morceaux de lutteurs exceptionnels sans se soucier d’aboutir à un patchwork multinational et multiracial.

25Au quotidien, loin du fantasme de ce journaliste, la presse sacrifie plus volontiers à l’association de la nationalité des lutteurs et de leurs qualités – ces dernières étant parfois transversales. Tel est le cas pour les Turcs. Ali Hamed est ainsi « merveilleusement construit » ; il possède « cet esprit de combativité particulière aux Turcs56 ». Les journalistes évoquent les valeurs morales supposées des Turcs : honnêtes et refusant les arrangements. En 1902, à l’issue d’un match truqué, Yousouf s’approche de son adversaire et lui « crache à la figure » tout son mépris57. Tel autre Turc est « courageux, brave, résistant ». Enfin, « comme tous leurs compatriotes, d’apparence calme, avec la démarche résignée », les Turcs ne rechignent jamais à aller jusqu’au « supplice » car « le fatalisme est la formule ordinaire de leur état d’âme. Tout dans leurs mouvements et dans leur physionomie trahit cette mentalité58 ». Certes, tous les Turcs ne sont pas aussi vertueux : on regrette ainsi que Kara-Ahmed soit un « très habile truqueur et un roublard de tout premier ordre59 ». S’ils n’épousent les caractéristiques attendues d’eux, ils ne sont pas dignes de l’identité turque, à l’image de Madrali-Ahmed qui, selon un chroniqueur de La Vie au grand air, est « trop froid pour un Turc60 ».

26On voit donc, au fil du temps, s’affirmer des idéaux-types tendant à catégoriser et comparer les lutteurs. Noirs et Turcs sont inévitablement placés en vis-à-vis, les premiers étant bien souvent les sujets d’une critique à charge. Par exemple, si les Turcs sont réputés durs au mal et combatifs, comme certains Noirs du reste, nombre de lutteurs « de couleur » sont, pour leur part, amalgamés à l’idée de fragilité physique et, parfois, psychologique. Il y aurait donc une hiérarchie des lutteurs, les Turcs dominant leurs confrères ultramarins, africains. Leur inconstance supposée renvoie, au fond, à l’opposition de caractéristiques corporelles déjà soulignées en ces pages : d’Amalhou, qui fait carrière à partir de 1907, on estime qu’il a des « attaches » trop « fines » pour déployer de la force, « attaches » qui, par ailleurs, facilitent les « prises des avant-bras » par ses adversaires61. Le manque de technique est un autre élément qui revient souvent. Sans que cela soit systématique, le combattant noir tend à être infériorisé. On peut donc considérer que, dans ce temps de cohabitation entre lutteurs orientaux et noirs, se construit une hiérarchie qui dévalorise plutôt les seconds. Peut-être est-ce une des raisons qui explique leur présence, moins nette, à partir de 1906-1907. Ni les ressortissants de l’Empire ottoman, ni les Noirs ne font état de leurs origines ou de leurs différences. Cependant, les journaux éprouvent assez vite la nécessité de marquer la différence entre lutteurs turcs et noirs. Ils ont pourtant été souvent confondus et réunis derrière l’appellation générique de « nègres » ou de lutteurs noirs. La combativité des Turcs, leur puissance et leurs victoires nombreuses obligent à les distinguer pour éviter l’amalgame avec la fragilité parfois physique et souvent psychologique mise en avant par la presse pour les lutteurs noirs : « Sans vouloir diminuer la qualité de ceux qui ont été présentés, nous inclinons à croire qu’il y a une et même plusieurs classes de différence entre eux et leurs compatriotes qui s’exhibaient à Paris, il y a six ou sept ans. Doublier, qui les avait ramenés de Constantinople, avait vraiment conduit à Paris le dessus du panier. Nous avons vu, à cette époque, ce qu’il y avait de mieux dans le genre : Yousoufï, Nouroullah. Court-Déréli, Mehmet. Aglezi-Atélich est le seul qui n’ait pas voulu passer la frontière62. » Comme les lutteurs noirs, les Turcs ont été largement exploités par les organisateurs de combat. « Ce pauvre Turc commence à être fatigué à force de lutter tous les soirs. Pauvre Cotch Mehmet63 ! » Les combats entre « nègres », bien que moins fréquents, font toujours le bonheur des spectateurs à condition d’être de bon niveau. Or, les lutteurs issus des colonies et des mondes ultramarins ne semblent plus être à la hauteur pour les organisateurs de combats qui sont en train de changer la donne dans le recrutement des hommes forts.

Un cosmopolitisme originel accru

27Les temps changent pour tout le monde et les modes passent. Insensiblement, à partir de 1907, c’est au tour des Turcs d’être moins plébiscités par le public et, du moins l’imagine-t-on, moins sollicités donc moins présents sur les rings. Les organisateurs de combats ne les excluent cependant pas complètement. D’ailleurs, fin 1908, à l’occasion du tournoi international de lutte en plein-air de Paris, L’Auto titre : « Les Turcs entrent en lice. Ils veulent du gâteau64 ! » Après une courte période moins faste, ils reviennent donc en force. La presse s’emploie d’ailleurs à rappeler les premiers pas des Turcs sur les scènes françaises65. Parmi les héritiers, Soliman, à propos duquel on s’interroge : sera-t-il un « second Yousouf ? », « Est-il digne d’un Kara Ahmed66 ? » Néanmoins, les organisateurs se tournent de plus en plus vers des lutteurs issus d’autres pays. Là encore, le phénomène n’est pas nouveau. Dès le seuil du siècle, voire avant, on croise sur la scène de la lutte des Anglais, des Russes, des Autrichiens, des Américains, des Suisses, des Allemands, des Hollandais, des Belges, des Australiens…, autant « d’échantillons cosmopolites du Monde du Bras Tendu et de la Main Plate67 », selon le mot de L’Athlète. Mais le phénomène s’amplifie. Est-ce à cause de la lassitude des spectateurs pour les combats avec des « nègres » et la moins bonne fortune des Turcs ? Rien ne l’accrédite formellement dans le discours des médias, mais on peut en faire l’hypothèse. Quant aux lutteurs afro-américains, ils sont trop rarement sur les rings tricolores pour relancer l’intérêt du public. Comme si les lutteurs exotiques avaient fait leur temps, les directeurs de salle se mettent alors en quête de lutteurs blancs. En 1906 déjà, certains spécialistes soulignent que les Russes et les Slaves sont en position de force. Ils sont par exemple très nombreux lors des championnats du Monde disputés au Casino de Paris68. Une nouvelle colonie conquiert donc la capitale, composée, entre autres, de lutteurs bulgares, polonais, hongrois, russes… Eux sont aussi présents depuis une dizaine d’années. Témoin l’arrivée en France, en 1899 de Ladislaus Pytlasinski, un Polonais, de Nikola Petrov, un Bulgare ou du Russe Ivan Padoubny. Sept ans plus tard, dans le championnat du monde des Folies-Bergère, on compte un Russe, un Suisse, un Allemand, un Anglais et des Américains. Souvent, ils rencontrent les lutteurs « noirs » de la génération précédente – au sens le plus large cette fois –, autrement dit les Turcs, les Africains (y compris du Nord), les Ultramarins ; ce qui tend en fin de compte à créer trois catégories : hommes de l’Est ; Français et Européens de l’Ouest ; « Noirs » au sens élargi. Dans cette nouvelle donne, si l’on en croit les journalistes, les premiers sont dominants. Les lutteurs de l’Est sont toutefois également opposés à leurs homologues noirs : Turcs, Tunisiens, originaires d’Afrique noire ou d’Outre-mer. « Quelques fins lutteurs qu’ils soient », les Turcs « se heurtent à des colosses, produits des races slave et anglo-saxonne69. »

28Selon les chroniqueurs de l’actualité de la lutte, à la différence des lutteurs noirs, les Slaves ne montent pas sur les rings pour faire rouler leurs muscles. C’est leur technique qu’on vante, parfois acquise sous la conduite d’entraîneurs français pour certains expatriés en Europe de l’Est. Ainsi, le Russe Padoubny, volontiers présenté comme un Cosaque, « met au service d’une vigueur exceptionnelle, une science de la lutte qu’il ignorait autrefois. C’est Hugues de Paris, un homme qui a un peu disparu de France et professe au Cercle athlétique fondé à Saint-Pétersbourg par le comte de Beaurepaire, qui lui a appris à lutter70 ». Au-delà, les faveurs du public semblent désormais aller aux nouveaux venus. Souvenons-nous de la popularité d’Anglio en 1903-1904, popularité reconnue et, de ce fait, nourrie par L’Auto. Or, que lit-on dans L’Auto en 1906 : « Nous allons revoir le terrible nègre Anglio aux prises avec le populaire Lurich. D’avance, le public souhaite ardemment la victoire du sympathique lutteur russe. Lurich sera donc grand favori71. » D’une coqueluche à l’autre donc… Lurich devra déployer tout son talent pour résister « aux fréquentes et dures attaques du merveilleux Martiniquais72 », jure-t-on encore, mais sans envisager sa victoire. Quelques jours plus tôt, c’était le Turc, Ahmed, dont L’Auto annonçait, froidement, qu’il avait été « magistralement embarqué » par un « terrible Polonais73 ».

29Quelles sont les qualités permettant aux lutteurs slaves en particulier de vaincre ? Une partie de celles attribuées à quelques lutteurs noirs et surtout aux Turcs peu avant : la détermination, la cruauté, la sauvagerie. Elles s’expriment par exemple dans le portrait de ce Russe : « Originaire de Sibérie, il vient tout droit des montagnes où, seul, avec son coutelas, il chassait l’ours. C’est un homme prodigieusement fort, qui ne pourra jamais être tombé lorsqu’il sera plus familiarisé avec les roueries de la lutte74. » Le registre évolue cependant : là où les Noirs – au sens élargi dit plus haut – étaient brutaux tout à la fois par nature et par besoin, les Européens de l’est en particulier, le sont uniquement par nature, renvoyant à une figure proprement barbare.

30Mais tout n’est pas dit des spécificités des lutteurs slaves. Le panel des lutteurs s’élargit sur la base des nationalités, mais également sur celle des styles et des postures. Se dessine alors un inventaire de qualités spécifiques, empruntant souvent à un catalogue de stéréotypes n’ayant pas à voir avec le sport. La Vie au grand air s’emploie, fin 1908, à les lister. S’agissant des Suisses, on se félicite que Paris « possède […] les meilleurs bergers de l’Oberland bernois » dont les particularités sont le refus du chiqué « à outrance », la « sincérité intransigeante ». Les bergers-lutteurs sont « doux, nonchalants, extrêmement bons, incapables dans la vie courante d’une brutalité, d’une brusquerie, ce sont des êtres que la lutte transforme75 ». Les Nordiques sont censés être l’incarnation d’un esprit « farouche » tel celui du Danois Patersen. Les Italiens, eux, sont souvent précédés par une réputation de triste aloi, allant parfois de pair avec des menaces : « On fit savoir au Sibérien que s’il avait le malheur de tomber Raicevich [un Italien malgré son nom], il recevrait deux coups de couteau à la sortie. Les esprits étaient tellement surexcités que la menace aurait été exécutée. Le géant était venu de Sibérie pour lutter et non pour se faire tuer ».

⁂

31Pour mettre fin à un professionnalisme souvent construit sur le spectacle et la triche, y compris dans des épreuves dont l’objectif est sportif, mais aussi à des luttes qui font la part belle aux lutteurs « gras et épais », forts mais peu agiles, musclés mais massifs, symboles d’une représentation de la virilité ancienne76, La Vie au grand air imagine fin 1908 un championnat de lutte amateur, dans laquelle les lutteurs seraient « des gens qui savent que la lutte n’est pas une exhibition de viande, où le plus lourd doit triompher, mais un sport qui demande avant tout de la science et de la finesse77 ». Pour Jacques Mortane, une telle compétition permettrait de massifier cette pratique en France sous des formes réellement sportives, notamment pour relever les défis olympiques et triompher à l’étranger. Il s’agit donc là, de couper avec la lutte vulgaire, une pratique encore tout imprégnée par la culture des Hercules. On imagine donc des compétitions dans lesquelles il n’y aurait pas « de bluff, pas de résultats acquis d’avance78 ». La première du genre est le championnat de France, présenté comme « une fête de l’amateurisme ». Cette épreuve cherche assez clairement à mettre un terme à la suprématie des étrangers qui raflent tous les prix. Ils en sont donc exclus, car « pour s’inscrire, il faut être Français et amateur79 ». Des relents nationalistes, dans une période où la grandeur des Nations est importante, émaillent la création de ce championnat qui valorise « la belle lutte gréco-romaine, loyale et sincère80 », qui serait l’apanage de la France et permettrait donc de former « des amateurs capables de triompher des meilleurs hommes de l’étranger81 ».

32En est-ce pour autant fini de la lutte « commerciale » où le spectacle peut parfois primer sur les règles, où le sensationnalisme s’exprime par la stature (souvent colossale) des athlètes, par leurs origines, leurs couleurs ? Non. En témoigne, au tournant des années 1910, la publicité faite aux lutteurs hindous. Ils sont déjà présents de loin en loin et cette fois présentés comme le nec plus ultra en matière de lutte – sans parler des Japonais, eux aussi évoqués comme des modèles dès lors qu’on organise des défis entre eux et les Européens, comme en 1910. En témoignent aussi le plateau de lutteurs participants aux championnats du monde professionnels parisiens. En 1909, ceux qui se défient au Moulin Rouge sont Français, Danois, « Bohémiens », Allemands, Russes, Belges, Serbes, « Cosaques », « Nègres », Transvaliens, Polonais, Turcs et Italiens. En 1913, la liste des nationalités est la suivante : Français, Japonais, Russe, Américain, Suisse, Écossais, Belge, Allemand, Italien, Suédois, Italien. Si aucun Turc, si aucun « Noir » n’y participe (témoignant une nouvelle fois des évolutions soulignées plus haut dans les modes à l’œuvre depuis la fin du siècle précédent), l’exotisme, comme utilitarisme de l’industrie du spectacle sportif, est donc loin d’être passé de mode mais, sans doute, avec le tournant de la réglementation et l’affirmation d’un circuit amateur, le modèle, voire l’idéal du lutteur sans frontière met à mal le cosmopolitisme ayant eu cours depuis la fin du xix^e siècle. Or, dans ce tournant, rien n’accrédite l’idée que tel ou tel type de lutteur – Slave, Africain, Turc… – aurait eu plus de responsabilité dans le besoin d’ouvrir une nouvelle ère. Sous ce jour, même si les lutteurs « nègres » sont sans doute les plus critiqués de tous – et cependant adulés dans certains cas, mettant ainsi à jour la schizophrénie récurrente du récit de presse –, ils ne sont pas rendus, plus que d’autres, responsables du besoin d’un recentrage national, car c’est bien de cela qu’il s’agit alors, même si Paris reste peu ou prou la capitale mondiale de la lutte.