Quand la couleur importe apparemment peu (1888-1893)

4Quel portrait la presse faisait-elle de lui avant sa venue à Paris ? Insistait-on sur sa couleur ou sur ses performances ? Fut-il infériorisé par la couleur ?

5Les premiers lecteurs qui le découvrent comptent parmi les habitués de l’édition européenne du New York Herald. De 1888 à 1895, on l’y mentionne des dizaines de fois, rarement comme champion nègre – ainsi « Australian negro6 » – le mot nègre est pourtant coutumier dans ses colonnes. Il est à une reprise « the fameux black boxer7 ». Plus souvent, il est « colored champion », « colored pugilist8 » et, plus fréquemment encore, on ne dit pas sa couleur.

6Dans la presse française la première mention date de 1891. En octobre, l’Américain Jack Madden lance un défi pour des combats au Madison Square Garden. Gil Blas cite Peter Jackson comme rival possible sans dire sa couleur9. En novembre, Le Soleil révèle qu’il va défendre son titre de champion du Commonwealth face à son compatriote Frank « Paddy » Slavin sans parler de sa couleur et de sa nationalité10. La Revue des sports publie aussi une brève sur ce futur combat du « nègre » Jackson11. Sa couleur n’accapare pas cependant un rédacteur bien estomaqué par les 2 000 livres du prize du combat.

7Sur la foi de ces trois premières mentions, Peter Jackson ne réveille ni critique ni tentation de gloser sur sa légitimité à affronter des rivaux blancs. Le recours au mot « nègre » dans La Revue des sports renvoie à une charge dépréciative implicite, mais la banalité du mot dans le glossaire d’époque, ajouté à l’absence de tout commentaire, ne permet pas de conclure à un accueil dépréciatif.

8Le combat contre Frank Slavin règle un contentieux entre les deux hommes remontant à une bagarre dans une auberge australienne12. Il a lieu en mai 1892 au Coven Garden Theater de Londres. En France, Le Soleil, La Souveraineté, L’Étendard et Le Constitutionnel reprennent une dépêche d’agence. En plaçant à tort l’événement à New York, ils relatent un « grand combat de boxe » entre le « champion australien » et « un boxeur noir », vainqueur à la dixième reprise13. Presse au ciseau aidant, Le Matin, La Croix, Le Parisien, Le Petit Parisien, L’Événement, L’Univers et la presse de province s’inspirent, quant à eux, du Gaulois.

« Avant-hier soir a eu lieu un combat de boxe au National Sporting Club, entre Frank Slavin, le champion australien, et Peter Jackson, un nègre colossal […]. Il y a eu dix passes et dans chacune d’elles le nègre a eu l’avantage. À la huitième, l’Australien Slavin, déjà tout contusionné et ensanglanté, a reçu dans l’œil un coup de poing qui le laissera borgne. Il a persisté à lutter, mais dans les deux dernières reprises, il était constamment lancé d’un bout à l’autre du ring comme une simple balle de caoutchouc. Finalement, le champion australien, couvert de “noirs” et de “bleus” est tombé épuisé, râlant sur le sol14. »

9Qu’observe-t-on ? Que le boxeur est, si l’on veut, déchu d’une nationalité australienne profitant au seul Frank Slavin. On omet aussi de signaler qu’il est un sujet britannique et champion du monde de couleur. On le dit « nègre » à deux reprises. Reste enfin le jeu de mots sur les « noirs » et les « bleus ». Formule facile. Maladroite pourra-t-on juger, mais sans haute valeur dépréciative. Il faudrait le témoignage du rédacteur et de ses paraphraseurs pour aller plus loin.

10Seul Le Figaro, à l’avant-garde de l’histoire de l’information sportive15, dépasse ces recopiages desquels on ne peut tirer de solide conclusion. Pour la centaine de milliers de lecteurs16 du quotidien, son correspondant anglais écrit :

« Je ne m’explique [pas] que l’on ne propose pas un bill destiné à interdire […] la boxe et ses sauvageries. […] Le duel pour l’honneur est défendu et sévèrement puni en Angleterre […] mais il est permis de se battre à coups de poings pour de l’argent, devant un public aussi nombreux que choisi ; et en payant vingt-cinq louis, les étrangers, dit-on, pouvaient au Sporting club assister au plus ignoble des combats. Peter Jackson est un nègre, Frank Slavin est un blanc, mais quelle que soit la couleur de leur peau, je les considère tous deux comme ne faisant pas partie de l’humanité. […] Il y a eu dix reprises ; à la dernière, Slavin, le nez tuméfié, les yeux mi-clos, battait l’air de ses poings sans pouvoir atteindre Jackson, et le nègre continuait de frapper le blanc sans merci : les coups sonnaient sur [sa] poitrine. Acculé dans un coin du ring [il] finit par être abattu comme un bœuf. Jackson fut proclamé vainqueur aux applaudissements frénétiques de l’assemblée. Les 6,250 francs qu’a gagné Slavin pour ses yeux pochés, ses côtes enfoncées, le guériront-ils de ses blessures ? Ce joli cataplasme ne produira peut-être pas l’effet souhaité. Quoi qu’il en soit j’avoue que je ne m’apitoierai aucunement sur le sort d’un individu dont le métier devrait être mis hors la loi dans un pays civilisé17. »

11Ici, le sens critique porte sur la « sauvagerie » de la boxe (en Grande Bretagne, en France le débat fait parfois rage autour de sa légalité, de sa moralité), pas sur la légitimité des matches interraciaux. Le correspondant du Figaro établit d’ailleurs une culpabilité équitable : l’amoralisme pugilistique dissipe les couleurs. Rien à voir avec la relation de l’événement aux États-Unis, marquée par la sidération face à l’équité avec laquelle est traité Peter Jackson18.

12Pour le reste, personne ne rhétorique sur la morale de cette victoire. Personne n’estime bon de dire que la démonstration de Peter Jackson vaut une officieuse qualification comme challenger du nouveau roi des poids lourds : l’Américain James Corbett. Or Peter Jackson a croisé les gants avec lui en mai 1891 et il a fait mieux que résister puisque les deux hommes se sont quittés sur un match nul, après 61 reprises et plus de quatre heures de combat.

13Par ailleurs, Peter Jackson n’est pas disqualifié par la couleur au-delà de la charge négative du mot « nègre ». La presse ne se focalise pas sur ce point. Et cela demeure. En mai 1894, James Corbett donne une série d’exhibitions aux Folies-Bergère, la salle de spectacle diffuse un communiqué rappelant ses combats, dont celui de 1891 contre Peter Jackson, dont la nationalité est mentionnée, mais pas la couleur ; or une partie de la presse reprend ce communiqué au mot près19. Quant à James Corbett, il donne deux chroniques au Gaulois et à L’Événement, parlant du « champion australien » Peter Jackson sans dire sa couleur et en se référant à leur duel20. Si la parole de James Corbett n’engage que lui-même, son discours n’en est pas moins offert aux quelques 25 000 lecteurs des deux quotidiens. En tout cas : toujours aucune polarisation sur la couleur de Peter Jackson, ce que confirme, parmi d’autres, une brève de 1894 du Journal des débats annonçant un combat, aux États-Unis, entre Peter Jackson et James Corbett21. Cette rencontre n’aura pas lieu. Peter Jackson se défausse malgré un prize money rémunérateur (175 000 francs). À cette occasion, pour la première fois, un quotidien en pleine progression22, L’Écho de Paris, qui n’a encore jamais mentionné le boxeur, use de cette expression insistante : le boxeur est un « négro23 ». Reste que ni ici ni ailleurs la dérobade de l’Australien n’est associée à sa couleur et/ou à un stéréotype comportemental s’y rapportant24.

14À la veille de son arrivée à Paris, bien plus que comme noir ou « nègre », Peter Jackson est donc connu comme un boxeur australien de belle réputation ayant tenu tête, avec superbe, au champion du monde.

Une sensation parisienne (1894)

15En 1894, la carrière de Peter Jackson prend un tournant. Ses belles années étant derrière lui, il peine à trouver des contrats. Attiré par la mise en spectacle croissante de la boxe anglaise en Europe, surtout dans sa capitale « bicéphale » Paris-Londres25, il traverse l’Atlantique pour se relancer en livrant de lucratifs combats d’exhibition. Il gagne Londres, puis Paris et les Folies-Bergère où la mode des « sparring exhibitions » avec des anglo-saxons a été lancée en 1889 par le boxeur et lutteur américain Tom Cannon. Sous la houlette de l’imprésario Fred Boon, un des artisans de l’industrie de la boxe anglaise à Paris26, Peter Jackson foule le pavé parisien le 5 décembre 1894, avec un sparring-partner recruté à Londres, le Gallois David Saint-John, ex-mineur de fond qu’il a repéré lors d’une exhibition contre… James Corbett27. La presse suit l’affaire de près. La représentation du boxeur se précise, passant cette fois par des voies médiatiques de diffusion massive puisque les titres à grands tirages entrent dans la danse, à l’instar du Matin, du Petit Journal et du Journal. Dans ce dernier – un demi-million d’acheteurs et, lecture multiple aidant, environ deux millions de lecteurs – on lit :

« Hip, hip, hurrah ! Après Corbett, champion d’Amérique, Peter Jackson, champion d’Australie. Dans quelques jours nous télégraphie notre correspondant de New York, le célèbre nègre, dont le nom brille d’un formidable éclat dans les fastes pugilistiques, sera dans nos murs. Les Parisiens qui ont eu, l’année dernière, la bonne fortune d’admirer Corbett […] seront probablement conviés à contempler son terrible et invaincu adversaire. Il y a tout lieu de croire, en effet, qu’un imprésario intelligent engagera le champion australien et nous permettra d’applaudir le terrible “negro”28. »

16Passons sur le fait que la presse ignore le contrat liant Peter Jackson et les Folies-Bergère, laissons de côté l’ignorance des journalistes qui font de lui un Américain (lui-même s’ingéniait parfois à se faire passer pour Jamaïcain) pour se demander si on retrouve ailleurs cet enthousiasme associé à l’usage d’une expression si péjorative que négro. La réponse est négative. Les journalistes se plaisent à suggérer, sans en dire le détail, son palmarès impressionnant. Autre perspective : louer sa beauté, sa grandeur, sa puissance. Gil Blas insiste : Peter Jackson n’a rien de la « difformité disgracieuse » des « lutteurs », des « briseurs de chaînes » – donc des phénomènes de foire – ; c’est un « gaillard de belle taille, bien découplé, d’une musculature vigoureuse, avec des membres solides » que « les petites Parisiennes » sauront admirer tout en « louant l’aimable directeur » ayant eu l’idée « d’exhiber » de si « belle académies masculines !29 ». Le Petit Journal invite « tous les amateurs » à « profiter » de l’occasion « unique d’assister aux exercices professionnels du géant australien30 ». Troisième élément récurrent dans le discours de la presse : le rappel, ni insistant ni moqueur ni condescendant et ne mobilisant aucun stéréotype, de sa couleur. Le Gaulois et Gil Blas disent : « superbe nègre à la musculature effroyablement puissante31 ». Dans Le Figaro, Victor Breyer campe un « nègre américain musclé comme pas un » dont le nom « brille en lettres d’or à la première page des annales du noble art32 ». Aux « non-initiés », L’Écho de Paris parle d’un « champion australien […] superbe nègre d’une force et d’une agilité merveilleuses33 ». Les rubricards du Public et de Voltaire louent les mérites d’un des « deux souverains » de la boxe (l’autre est James Corbett)34. La Justice dit : « champion nègre, roi du “ring”35 ». L’Événement se réjouit de la « bonne fortune » permettant d’étudier de visu la force et l’agilité prodigieuse du célèbre « Negro36 ».

17De façon assez surprenante toujours, les journalistes ne précisent donc pas que Peter Jackson est champion du monde de couleur depuis sa victoire contre le Canadien Georges Godfrey, en 1888, à San Francisco. Le savent-ils seulement ? La question se pose. Et pas plus ils ne disent que l’Américain John Sullivan, champion du monde de 1882 à 1892, avait élevé une « barrière de couleur37 » pour protéger son titre en refusant d’affronter l’Australien au temps où la victoire lui était, disait-on, assurée. Peter Jackson s’en plaignit, regrettant le manque de « loyauté » de l’Américain38, lequel ne céda jamais aux sirènes de l’argent – certains clubs comme le California Athletic Club étant prêt à débourser des dizaines de milliers de dollars pour organiser un tel choc. Le silence de la presse sur ce point traduit-il son accord avec le principe du rejet d’un titre interracial ? On ne peut en jurer. Mais il a malgré tout quelque chose d’assez éloquent si on l’analyse à l’aune du temps qui passe. En effet, jusqu’aux années 1920, personne ne regrettera le refus de John Sullivan, justifié par sa « répugnance » pour la « couleur39 » de Peter Jackson. Personne ne tança l’Américain qui refusait ce combat au prétexte de ne pas « souiller la race blanche40 ». Des preuves ? Il y en a pléthore. Voyons celle-ci, emblématique, située en 1925, quand Tristan Bernard rappelle cette dérobade dans ses mémoires de boxe en la mettant au compte de la poltronnerie et du racisme de Sullivan, mais sans s’offusquer et sans juger utile de préciser qu’un titre unifié aurait empêché le coupable Américain de se défiler41.

18À partir du 8 décembre, Peter Jackson honore donc un contrat de huit soirées, apparemment fort bien rétribué par Jules Marchand, propriétaire des Folies-Bergère42. Ce dernier tient là un prodige, pratiquement parlant comme dans le portrait que la presse en dresse. C’est une aubaine pour sa salle. Le sensationnel est le principal levain de sa popularité et de sa rentabilité43. On se presse rue Richter pour voir un sensationnel programme en trois actes : exhibition en trois reprises du « champion-boxeur nègre » et de David Saint-John, puis « Tableaux Vivants » du Palace de Londres, enfin, tour de chant de l’actrice et chanteuse Émilie Bouchaud, connue depuis ses débuts à l’Européen, en 1890, sous le nom de Mademoiselle Polaire.

19La presse redouble d’éloges. Peter Jackson est fêté par une ribambelle de journalistes n’ayant à l’évidence pas mis un orteil aux Folies-Bergère. Ils s’appuient sur la même dépêche pour jurer, pieux mensonge, qu’ils avaient prédit la portée de l’événement44. Il est de bon ton d’être à l’heure de Jackson, du great event, de participer de cette « société du spectacle » en plein essor et amatrice d’autocongratulation45. L’exhibition est encore plus appréciée par les journalistes qui ont vu ! Journalistes estomaqués car ils ne connaissaient jusque-là le talent de Peter Jackson que par littérature, palmarès et rumeur interposés. Journalistes émoustillés qui relaient ce défi : le boxeur invite tout courageux, amateur ou professionnel, à un contest to a finish, un combat sans limite de reprises jusqu’à la mise hors de combat d’un des pugilistes, pour une bourse de 25 000 à 50 000 francs. Journalistes conquis enfin, car Peter Jackson et David Saint-John ne font pas dans le chiqué. On loue « la stupéfiante vigueur et l’adresse merveilleuse du boxeur46 ». On dit comme le « véritable géant » déploie une « puissance musculaire extraordinaire et une endurance merveilleuse47 ». Plus encore, on observe que dans un assaut pourtant « théorique », le « “jeu” de Peter Jackson », qu’on rétablit enfin dans son titre de « champion du monde noir », est « effrayant de vigueur », qu’enfin « les deux champions » sortent de scène « ensanglantés48 ».

20Une semaine durant, la salle de 2 000 places est archicomble, attirant la colonie anglo-saxonne de Paris (Américains, Anglais, Australiens, Canadiens), les élites curieuses de boxe, le Tout Paris sportif, enfin un public plus large qui plébiscite ce spectacle comme elle plébiscite le nombre grandissant de combats organisés par les promoteurs voyant dans la boxe et la lutte un « créneau porteur » susceptible d’occuper « une nouvelle niche de marché49 ».

21Au fil des jours, la presse compare favorablement la technique et l’efficacité du boxeur à celle de James Corbett50. On distingue leurs styles sans en référer à leurs couleurs et sans hiérarchiser le swigging de l’Américain, roi du déplacement, des parades et des ripostes, et le strait fight de l’Australien, solidement campé sur ses jambes, presque statique, mais agile, rude encaisseur et doté d’une droite foudroyante51. Même tonalité lorsqu’il est invité à l’Académie de boxe Joseph Charlemont en présence de plusieurs maîtres52 : il est un exemple dans l’ordre du noble art, rien de plus, rien de moins. Pour le reste, on en fait un « redoutable nègre53 » qu’il faudrait être fou pour défier. L’affiche de la salle de spectacle vante d’ailleurs le « champion nègre du monde ». Aucun commentaire dépréciatif n’est néanmoins associé à cette négritude. Jusque-là, il fait l’unanimité, dans un effet transverse notable effaçant les frontières entre presse populaire à grand tirage et presse d’opinion à plus faible audience. Les compliments se succèdent, plus encore lorsqu’on découvre ses talents de comédien – « The Black Prince » ayant été salué par la critique pour son interprétation dans The Uncle Tom’s Cabin aux États-Unis en 1893-189454.

« Un détail inédit […] : “le champion noir du monde” qui boxe si merveilleusement chaque soir aux Folies-Bergère […] ne se contente pas d’être le premier parmi les boxeurs, mais c’est aussi un acteur de talent. C’est ainsi qu’il vient d’accomplir en Australie et en Amérique une longue tournée théâtrale dans laquelle il interprétait avec succès le rôle de « l’oncle Tom » dans la célèbre et populaire pièce de Stowe “La Case de l’oncle Tom”55. »

22Vient la fin du contrat. Peter Jackson doit rejoindre Londres. On le regrette. Il laissera un public orphelin d’un « illustre boxeur » et de sa « suite inoubliable de triomphes56 », estime-t-on dans Le Journal. Ces regrets partagés et/ou recopiés par la concurrence57 sont passagers. Succès aidant, Peter Jackson change d’avis ou est convaincu par Marchand de prolonger son séjour. La presse est dès lors inondée d’encarts appelant à venir voir le phénomène. Le programme reste à l’affiche jusqu’au 12 février 1895. À cette date, les articles, articulets et autres brèves traitant pour tout ou partie de Peter Jackson confirment les observations faites précédemment sur sa représentation. Une nouveauté s’y ajoute cependant : il devient prétexte autant que sujet, certaines plumes s’appuyant sur sa présence pour débattre des vices et des vertus de la boxe.

23Dans le camp des pourfendeurs, le très conservateur et nationaliste Écho de Paris confie une pleine colonne de une à Onyx, éditorialiste aussi anonyme qu’incisif. Passons sur le fait qu’il ignore la reconduction du contrat de Peter Jackson pour mieux souligner qu’il le réduit à un minstrel. Du reste, ce ne sont pas les Noirs faisant carrière sur les planches qui justifient sa méchante humeur, mais le tempérament français, selon lui partagé entre immobilisme et « idée fixes ». Deux travers que le « violent » et « hygiénique » exercice de la boxe pourraient knock-outer. Parabole sur une « dégelée » salvatrice.

« Le célèbre Peter Jackson, boxeur nègre de son état comme Chocolat est clown et le nègre de la porte Saint-Denis, vient de quitter Paris. Le passage de ce muscle australien sur la scène […] n’a pas été très sensationnel ; décidément, nous ne sommes pas encore mûrs pour les joies athlétiques. Le Français, voyez-vous, est l’homme d’un petit nombre de passions numérotées, très prosaïques et incurables : entre autres celle des dominos, celle des scandales politiques ou financiers, celle surtout des grands enterrements nationaux. Mais ce peuple pondéré estime que ça suffit ; il ne veut pas qu’on lui en inocule de nouvelles ; il n’a de complaisance que pour ses faiblesses spécifiques ; il réprouve en bloc les passions exotiques. C’est ainsi qu’il a apporté aux courses de taureaux une âme résolument vache et qu’il serait évidemment rebelle aux émotions d’un combat de coqs58.
Les assauts de la boxe n’ont guère conquis plus de suffrages. Cependant, s’ils n’ont pas le privilège de porter au rouge cerise l’enthousiasme du public, il faut reconnaître que ces matches ne laissent pas tout à fait froid. Il y a un certain nombre de gens plus ou moins vétustes que déride instantanément le spectacle d’un poing écrasant une trogne ; rien n’équivaut à la drôlerie d’un corps virant sur lui-même, d’un coup sur le cœur, il s’abat sur le carreau. […] Il ne faudrait pas se laisser tromper par les apparences […]. Les deux messieurs à moitié nus qui se font du thorax ont beau mettre des gants pour se toucher, ils ne s’en démolissent pas moins galamment. Il serait tout à fait déplacé de s’imaginer que leurs attaques sont de la frime et que le sang dont parfois leur face se barbouille n’est qu’un vague sirop de groseilles […]. Le public […] est [là] pour les dégâts rouges. Il éprouve une joie sans mélange à voir un coup de poing porter. Quand ce coup est un maître-coup, cette joie devient du délire : tant les hommes ont besoin de se sentir esclaves ! Par contre, lorsque, après plusieurs passes, les boxeurs semblent encore à peu près intacts, le public se met à pousser divers grognements comme le jus d’un citron. […] Les gens que la nature marâtre a doté d’un nez de travers ne seraient-ils pas ravis qu’un salutaire gnon leur vint redresser cet appendice […]. Les fonctionnaires âgés ne préféreraient-ils pas se faire fendre l’oreille de cette façon héroïque […] qui leur vaudrait quelques applaudissements ? Enfin, ne rendrait-on pas service aux monomanes en les mettant entre les mains, entre les poings si vous voulez, de Jim Corbett et Peter Jackson, qui parviendraient peut-être, à la suite de savantes dégelées, à rendre instables les idées fixes dont ils sont les pitoyables victimes59 ? »

24Onyx ne discute donc pas la légitimité de Peter Jackson à boxer, à s’appuyer sur un faire-valoir blanc (David Saint-John) et à divertir le public par un spectacle transgressif au prétexte qu’il valoriserait les noirs. En janvier 1895, on trouve un son de cloche voisin dans le quotidien royaliste Le Soleil. Le boxeur est à nouveau prétexte pour dauber. À ses 40 000 lecteurs, le poète, romancier et journaliste Charles-Alfred Canivet dit :

« Il y a quelques temps je signalais l’apparition, au moins saugrenue, sur les planches d’une maison à exhibition, d’un boxeur célèbre du nom de Peter Jackson qui […] occupa de sa personne le Tout-Paris futile et désœuvré. […] le spectacle ne fut pas très vif, car au fond, nous n’aimons pas beaucoup en France ces spectacles répugnants […] Il faut croire que nos jeunes cerveaux s’embrument ou s’embroussaillent et qu’ils n’entendent plus grand’chose à l’esprit français […] C’est un vilain spectacle que celui de la boxe : deux hommes, placés vis-à-vis l’un de l’autre, s’assommant, quand ils ne se tuent pas. Il est même si vilain qu’on ne le pratique plus, publiquement, en Angleterre. […] Puisque ces divertissements sont interdits en Angleterre, il est de toute nécessité que les champions et leurs tenants cherchent asile ailleurs ! […] C’est ainsi que dans les environs de Compiègne deux virtuoses du noble jeu de boxe se sont livrés à une capilotade en règle sous les yeux émerveillés de bon nombre d’insulaires. […] Cela ne serait vraiment pas la peine d’avoir dépensé autant d’encre que d’éloquence, à l’endroit des combats de taureaux, pour être exposé à rencontrer, ici ou là, des hommes en train de s’aplatir le nez, de se casser les mâchoires, en un mot de s’entre-assommer de la façon la plus sauvage, en toute liberté, tout au moins sous les yeux d’une police et d’une gendarmerie qui n’ont pas reçu d’ordre. Le moment est venu de leur en donner et de renvoyer les bouchers exotiques s’écharper chez eux60. »

25Dédain pour les Folies-Bergère, son public. Mépris de la boxe. Étrillage d’une jeunesse censée avoir perdu « l’esprit français ». Anglophobie rejetant sur la Perfide Albion l’exportation du désastreux spectacle de la boxe. Là encore, le propos n’est pas tourné contre Peter Jackson.

26Deuxième perspective : il arrive, rarement, que le boxeur soit un faire-valoir dans des plaidoyers pour la boxe et la self defense. Ambassadeur de la cause malgré lui, il est ici racialement ingenré. Témoin le propos de l’influent chroniqueur sportif et hippique de Gil Blas Charles-Maurice de Vaux, alias le Baron de Vaux.

« On a beaucoup parlé de boxe ces temps-ci à propos par exemple des exhibitions récentes des champions d’Amérique Jim J. Corbett et Peter Jackson […]. Nul sujet n’est pourtant si mal connu. […] En effet, il n’y a pas en France de salles de vraie boxe, sauf à Paris. […]
Et c’est bien regrettable que nous délaissions ce splendide exercice qui développe si magnifiquement le muscle, le sang-froid, le coup d’œil, la bravoure, qui habitue en toutes circonstances à plus compter sur soi-même plus que sur de problématiques maréchaussées. Et qu’on ne nous parle pas de cette brutalité : il n’arrive pas plus d’accident dans les salles de boxe que dans les salles d’escrime ; et c’est là un prétexte de paresseux. En Angleterre, pays de la boxe, ils retroussent leurs manches et c’est un combat très dur, mais d’allure hautement humaine et loyale. […] La boxe, sérieusement enseignée en France serait, selon nous, l’aurore d’une vraie rénovation physique. […] Un homme qui la possède à fond est certainement beaucoup moins dangereux que s’il ne savait rien et se contentait de piocher au hasard61. »

27Ainsi, s’agissant de l’accueil médiatique fait à Peter Jackson, on peut parler d’un enthousiaste non feint et durable renvoyant à sa plastique, à sa force et à sa résistance. Sur le plan corporel, il renvoie au goût contemporain pour l’« esthétique nègre » dans le champ des arts et du sport, à l’affirmation d’une figure canonique nouvelle62. Quant à sa force et sa résistance, elles caractérisent son excellence pugilistique, qui font de lui une référence.

28Est-il, par ailleurs, dit « nègre », « noir », « négro » ? Certes. Sa couleur est toutefois rarement précisée. Lorsqu’elle l’est, aucun commentaire dépréciatif n’y est adjoint. On rejoint ici Gérard Noiriel notant la rareté de l’association entre le mot nègre et des adjectifs dégradants63. Sa couleur ne le rend pas illégitime. Sa présence dans une salle parisienne n’est pas malvenue. S’il y est une attraction liée à sa couleur, on n’observe rien qui tienne du voyeurisme exotique et de la dégradation tels qu’ils s’expriment avec les zoos humains depuis une quinzaine d’années et, au tournant des années 1880-1890, dans les attractions ethnographiques en forme de tableaux vivants de l’indigénat – à l’instar de celui des Dahoméens donnés en 1893-1894 dans plusieurs salles parisiennes64. Deux réalités cohabitent ici, l’une n’effaçant pas l’autre : Peter Jackson est noir sans être rapporté à la figuration coloniale, à l’indigénat – sa nationalité australienne aidant ? – et il n’est pas l’objet du mépris qui construit une partie de l’imaginaire colonial65, qui « structure l’imaginaire sur les noirs66 » dans une France en pleine expansion en Afrique. Assurément, sa présence aux Folies-Bergère fait l’événement par la couleur, comme pour le clown Chocolat67 et la trapéziste Miss Lala68, l’un et l’autre proies de l’exploitation spectaculaire, circassienne, de la figure nègre69, mais cet événement tient tout autant, sinon plus, à ce qu’il est l’égal de grands poids-lourds blancs, James Corbett et Frank Slavin en tête.

29Ne doutons donc pas que Peter Jackson aiguillonne la curiosité par sa couleur, comme cela a été le cas à Londres peu avant70. Néanmoins, il n’est jamais défini comme un phénomène de couleur. Ce faisant, il n’est pas non plus l’objet de ce que Paul Gilroy, parlant des années 1920 et du courant négrophile, nomme le « snobisme ethnique71 ». La presse, unique source au travers de laquelle un grand nombre de lecteurs désormais peut se le représenter, n’entraîne donc pas la cristallisation d’une représentation racialisée, prise dans les raies de la culture coloniale. Plus : aucune image du boxeur n’étant publiée, pour peu que tel ou tel journal ne dise pas sa couleur, alors ces lecteurs peuvent l’imaginer comme un boxeur des Antipodes, exotique, pittoresque, mais pas parce qu’il est « nègre ».

Un simple faire-valoir ? (1896-1901)

30Peter Jackson quitte la France en février 1895 pour s’engager avec son compère David Saint-John dans une tournée anglaise ponctuée par leur passage à l’Aquarium, un des poumons de la vie sportive londonienne. Dès lors, la presse hexagonale le suit de loin en loin, jusqu’à sa mort en 1901, l’évoquant peu pour lui-même, sinon après sa défaite contre Jim Jeffries, en 1898. Le cœur de la carrière de Peter Jackson allant de 1886 à 1894, on ne peut pas mettre cet effacement au compte d’un désintérêt. Il tient à une actualité bien moins dense qu’à l’époque où ils enchaînaient les combats.

31Son évocation est donc principalement justifiée par la mémoire de ses hauts-faits. Cette polarisation s’exprime souvent au prétexte de l’actualité de James Corbett, le seul à qui il est systématiquement comparé. Or, fin 1896, ce dernier, toujours champion du monde des lourds, joue son titre contre Bob Fitzsimmons. À l’approche du combat, les pronostics vont bon train. Pronostics s’appuyant sur le rappel, en forme de référence ultime, du duel de 1891 avec Peter Jackson ; duel ayant abouti à un nul d’anthologie et ayant imposé l’idée aux États-Unis et ailleurs qu’un jour ou l’autre il y aurait un champion du monde unifié noir. Gustave de Lafreté, au seuil de sa brillante carrière de journaliste, estime alors dans Le Vélo que l’Américain n’a trouvé que « dans le nègre Jackson son égal72 ». Voici une considération des plus familières jusque dans des périodiques où on s’attend le moins à la découvrir, à l’instar des Joies de la maison et de La Revue idéaliste73.

32En germe lors de sa venue à Paris, ce qu’on peut appeler le mythe Peter Jackson, arrimé au combat totémique de 1891, finit de cristalliser. La presse s’y référera presque toujours – comme de James Corbett d’ailleurs – jusqu’à trahir la réalité pour en accentuer la force symbolique. Ainsi Victor Breyer mentant « comme un arracheur de dents » en parlant d’un combat en 109 rounds74 !

33James Corbett et Peter Jackson se valent donc et se côtoient au firmament pugilistique. Les journalistes jugent-ils, par voie de conséquence, ouvertement ou implicitement, que cette égalité de talent appelle l’égalité des chances, autrement dit l’organisation d’un championnat du monde interracial ? Non. Suggèrent-ils que Peter Jackson doit se satisfaire de son rôle de champion du monde de couleur ? Pas plus. La ségrégation justifiant l’existence des deux titres mondiaux ne semble préoccuper ni chagriner quiconque.

34Pour le reste, l’alternance des désignations relatives à la couleur ne change pas. Peter Jackson est tantôt « champion australien75 » tantôt « terrible nègre76 », « figther nègre77 ». Cette valse – ou cette valse-hésitation ? – est d’autant plus notable qu’elle se joue souvent dans les colonnes d’un seul titre. Exemple clé : Le Vélo – clé car le quotidien, créé en 1892 et dorénavant bien installé, donne le la de l’information sportive et que quotidiens et périodiques le pillent allègrement. Or deux désignations prévalent dans Le Vélo : champion et nègre. Ainsi, en 1897, Victor Breyer, qui use couramment du mot « nègre », livre des souvenirs londoniens datant de l’époque du combat Peter Jackson vs Frank Slavin. Il se remémore la « haine féroce » de la guerre des communiqués d’avant combat, l’effervescence gagnant Londres, mais ne mentionne pas la couleur du champion australien, « le plus terrible frappeur » qu’il ait « jamais vu », qui avait « endormi Slavin en trois ou quatre rounds, sans lutte pour ainsi dire78 ».

35Que retenir à ce stade ? Une admiration à certains égards a-raciale. Pour suivre Gérard Noiriel se référant aux années 1900, on n’observe pas un « blanchissement79 » du boxeur dans la célébration de ses performances et pas plus un noircissement. Admiration traduite aussi par l’usage de plus en plus coutumier de son surnom, racialisé cette fois : « l’Enclume noire80 » – qui fera florès après la mort du boxeur81. En somme, la chronique médiatique sur Peter Jackson, quoique légèrement janusienne, ne comprend pas de considérations sur les couleurs de peau et la supposée hiérarchie des races.

36En mars 1897 a lieu le combat entre Bob Fitzsimmons et James Corbett. Ce dernier perd son titre. L’émoi est grand. L’encre coule. Quel outsider pour le nouveau champion du monde ? Peter Jackson ? Sur le papier, c’est possible et alléchant. Cela supposerait néanmoins une révolution : l’unification des titres. Ouvre-t-on le débat ? Toujours pas. De deux choses l’une : soit les journalistes de tous bords évitent soigneusement, par peur d’être iconoclastes, voire d’être voués aux gémonies, d’envisager une hypothèse prohibée, soit, par conviction, ils se satisfont de la distinction des titres. Personne n’engage le début d’un débat en un temps où, du reste, Peter Jackson s’est mis en retrait de la vie pugilistique.

37Sur ces entrefaites, Bob Fitzsimmons, arguant être arrivé à ses fins – devenir roi des poids-lourds –, prend sa retraite. James Corbett retrouve officieusement son titre. À nouveau, Peter Jackson est le seul à qui on le compare, sans envisager une rencontre. Boxeur lui-même, Frantz Reichel, vingt-six ans et promis à une brillante carrière, écrit : « James Corbett n’a trouvé son égal que dans le nègre Peter Jackson », une « véritable enclume » ; un égal sur le ring et au-delà puisque « Corbett est, lui aussi, un véritable gentleman, par l’allure et la façon d’être82 ». Deux gentlemen boxeurs donc, dont on sait qu’ils ne peuvent pas boxer l’un contre l’autre pour le titre mondial. Une fois encore, taisant l’évidence, Frantz Reichel, comme ses confrères, se garde de débattre, ce qui revient à accréditer la discrimination raciale des rings. Seul Georges Prade tente un coup par la bande : il enjoint les deux hommes à se mobiliser, invitant James Corbett à faire « comme le nègre83 », autrement dit à relancer sa carrière et à le défier. Personne ne relève ce vœu pieux ou ce coup d’épée dans l’eau. D’une part, sans la moindre prise sur deux boxeurs vivant aux États-Unis et en Australie, Georges Prade brasse de l’air. D’autre part, Peter Jackson soigne alors son vague à l’âme en Australie et si on parle de son retour sur les rings, l’intéressé lui-même n’a pas une folle envie de repasser les gants84.

38Après cet épisode, Peter Jackson est moins en vue. Pour cause : après avoir vécu d’exhibitions, il est donc rentré en Australie où il dispense des cours de boxe en s’adonnant à la boisson. Il tente néanmoins de relancer sa carrière en 1898, pour des raisons pécuniaires, alors qu’on lui a diagnostiqué la tuberculose et qu’en lieu et place de son habituel chewing-tobacco c’est du sang qu’il crache lorsqu’il reprend l’entraînement. En mars, à New York, James Jeffries le bat par KO technique. Quelques titres français le notent, au mieux dans des brèves85. Ses dernières prestations ont lieu sur l’Île Vancouver, au Canada, du 17 au 23 août 1899. Celui que la presse locale dédaigne en parlant d’un « diamant 18 carats has-been86 », y croise les gants trois fois de suite avec l’Américain Jim Jeffords, d’abord pour deux exhibitions, puis pour un combat qu’il perd par KO technique. En France, aucun écho à cette défaite. Peter Jackson est devenu une ombre, de moins en moins rapportée à sa couleur. Lorsqu’on le nomme, c’est en faire-valoir, toujours au prétexte du combat de 1891. Ainsi, lorsque James Jeffries est croqué après 1898, on rappelle usuellement sa victoire sur Peter Jackson, soit une référence87. Il en ira de même jusqu’à la fin de la carrière de James Corbett.

39Cette seconde période amende nos conclusions initiales sans les bouleverser. Amendement par la dilution de la figure de Peter Jackson : il n’est plus célébré comme prince du ring qu’en référence au combat de 1891 et, de manière significative, personne n’a le soin de rappeler ses belles heures, qu’elles soient australiennes, américaines, parisiennes ou londoniennes. Il devient, avant tout, l’alter ego noir de James Corbett, l’homme d’un combat d’anthologie et, en second lieu, l’homme de l’impossible ou impensable combat pour un titre unifié.

1901 : discret éloge funèbre

40Le 13 juillet 1901, la tuberculose et les excès d’alcool ont raison de Peter Jackson. Il s’éteint à l’hôpital de Roma, petite ville du Queensland proche de Victoria. Des dépêches circulent aussitôt dans le monde entier, suscitant un vrai émoi en Australie. En France, on relaie l’information avec retard. Son décès n’est pas une urgence informative, ce qui dit comme la frénésie jacksonienne de 1894 était très circonstancielle. Le Vélo informe ses lecteurs le 11 août. À la une, Victor Breyer ne se réfère pas à sa gloire parisienne mais à sa lutte épique de 1891 avec James Corbett.

« Depuis quelques années déjà, Jackson avait à peu près disparu des arènes pugilistiques, n’étant plus de taille à y tenir le rôle de champion qu’on lui avait attribué à ses débuts. Il n’en était pas moins resté un des boxeurs les plus connus du monde entier en raison de sa surprenante série de succès il y a de cela environ quinze années. À ce moment, il sembla que le terrible nègre ne trouverait pas son maître […]. Il mit le sceau à sa réputation en faisant match nul avec Corbett. Ce fut l’apogée de sa carrière et peu après la déchéance commençait pour celui en qui chacun saluait déjà le vrai champion du monde. […] Jackson commença à s’adonner à la boisson [et] redescendit ainsi bientôt au rang de simple outsider […]. Le fameux nègre en avait été réduit à accepter un modeste emploi comme professeur de boxe. Peter Jackson ne fut jamais un boxeur de classe au point de vue scientifique. Sa qualité très importante […] était une endurance excessive. Les coups les plus formidables ne laissaient point de trace sur “l’enclume noire”, ainsi qu’on avait surnommé le colosse qui vient de mourir, misérable et phtisique, au moment où il aurait dû être encore dans toute la plénitude de sa force88. »

41Cet article méritait d’être cité en longueur car il synthétise la façon dont le boxeur a été peint par la presse depuis 1894 ; la manière qu’ont eu les journalistes d’éluder la question du titre mondial unifié tout en suggérant, timidement, que Peter Jackson aurait pu (ou du ?) être champion du monde ; leur choix, enfin, net et maintenu, d’indiquer la couleur de Jackson et de s’y adosser pour produire un avis dépréciatif.

42Cet article méritait aussi d’être cité car il témoigne de la tonalité dominante de la presse en 1901. Pour cause : de L’Écho de Paris au Petit Bleu de Paris en passant par Le Rappel, La Lanterne, le xixe siècle et par certains titres de province et maints périodiques, on se plaît à recopier ou paraphraser Victor Breyer qui, du coup, directement et indirectement, parle à des centaines de milliers de lecteurs.

43Il le méritait encore pour être comparé à un autre rappel de Peter Jackson dans Le Vélo. Rappel automnal, sans signature cette fois et sous un titre tirant vers l’apologie : « Disette d’étoiles ». Peter Jackson, y lit-on, « était un des derniers représentants de la race des grands champions89 ».

44En deux instantanés cohabitant dans un même titre, on voit donc s’exprimer l’authentique admiration pour le boxeur et les limites, l’ambivalence de cette admiration.

45Cet article méritait enfin citation car il est un des très rares – et le plus long – suscité par la mort de l’Australien. Cette rareté témoigne d’un attachement relatif et/ou déclinant pour Peter Jackson. Pour preuve le retard avec lequel L’Auto, prétendant pourtant être au cœur de l’actualité, mentionne sa disparition : le 15 octobre 1901, dans un entrefilet de une certes, mais un entrefilet seulement. Deux journaux hormis Le Vélo consacrent quelques lignes à sa disparition : La Lanterne et Le Radical. En août, La Lanterne rappelle les « exploits » du « célèbre boxeur nègre », dont le combat qu’on sait90. En octobre, Le Radical relaie le projet du directeur du Sidney Referee : dresser une stèle commémorative au Centennial Park de Melbourne91.

46Victor Breyer excepté, personne n’éditorialise donc sur la perte de Peter Jackson. Il a droit à un salut poli, guère plus, avec un petit supplément d’âme chez ceux qui, comme Radical, Le Vélo, Le Journal et L’Auto, relaient le projet d’érection d’une stèle, sans espérer ouvertement qu’elle soit dressée. L’admiration ne justifie pas de dire que Peter Jackson a si bien mérité de la boxe qu’il doit être honoré par un monument capable de défier le temps et de maintenir son souvenir vivant.

47En mai 1903, un monument est inauguré à Toowong, dans un cimetière situé à la périphérie de Brisbane. Dix tonnes de pierre. Le visage de Peter Jackson sculpté sur un médaillon de marbre. Sur la stèle : un lion couché, comme au repos après cent batailles – il arrivait, dans la presse anglo-saxonne, que le boxeur soit comparé à un lion fatigué par trop de combats. Des milliers de personnes assistent à son inauguration et aux courses de vélo dédiées à la mémoire du boxeur92. En France, pas un mot.

Quelle postérité ?

48Ce silence n’augure pas de son oubli. La presse s’y réfère jusqu’à l’entre-deux-guerres, surtout au fil de l’actualité des poids-lourds. À maintes occasions, parmi lesquelles le championnat du monde Jeffries-Corbett de 1903 ou les combats parisiens de Jack Johnson lorsqu’il s’exile à Paris en 1913, la presse a deux réflexes. D’une part, elle convoque la mémoire du combat de 1891. D’autre part, elle raconte la saga des illustres devanciers. À ce titre, sous la plume de Jacques Mortane et de bien d’autres jusqu’aux années 1930, Peter Jackson côtoie, sans distinction de race, de couleur, James Corbett, Bob Fitzsimmons, Jack Johnson93… Peter Jackson fait partie des « grands ». On s’indigne d’ailleurs, homonymie aidant, qu’il puisse être confondu avec l’Américain Young Peter Jackson, qui n’a ni son palmarès ni son renom94.

49Deuxième source de remémoration, à partir de 1910 : les souvenirs d’ex-rivaux publiés par La Vie au grand air, le périodique sportif de référence de la Belle Époque. Certains sports commencent à entretenir leur mémoire, à édifier leur Panthéon et la presse en fait moisson. En outre, on vibre à l’heure des boxeurs afro-américains réfugiés à Paris, Jack Johnson et Sam Mc Vea en tête. On donne alors la parole aux ex-adversaires de Peter Jackson. En 1910, Bob Fitzsimmon et James Corbett vantent un « merveilleux » boxeur de « haute valeur95 ». En 1912, James Jeffries dresse le portrait amical d’un « gentleman boxeur96 », soulignant une dimension déjà croisée et capitale. Peter Jackson fut en effet grandi par la voie de sa courtoisie, durant sa carrière et après sa mort, notamment par l’historiographie américaine. Aux États-Unis, il était perçu, l’instar du portrait dressé par son premier et fantasque biographe, Alfred Greenwood Hales, comme un homme et un boxeur noir et respectable entre autres parce qu’il était resté célibataire et qu’il n’avait pas eu, jurait-on, d’aventure connue avec une blanche97, qu’enfin il se montrait toujours délicat avec les femmes98. La presse française n’est pas en reste néanmoins, ce qu’illustrent de façon emblématique les portraits de Peter Jackson, du Canadien Georges Dixon alias Little Chocolate et de l’Américain Joe Gans dans La Boxe et les boxeurs en 1910, qui les présente comme des « hommes dans toute l’acception du terme99 » (par opposition à des héritiers supposément moins gentlemen, Jack Johnson en tête) et soumis à « l’acceptation de l’ordre social », c’est-à-dire la « domination blanche100 ».

50Troisième justification à la remémoration du boxeur, en partie associée à la précédente : les articles sur la diaspora des boxeurs afro-américains à Paris. Ils justifient de fréquentes généalogies « nègres » renvoyant au xix^e siècle. Témoin la façon dont La Boxe et les boxeurs élève Peter Jackson, Georges Dixon et Joe Gans au rang de « merveilleuse sainte Trinité101 ». Là encore Peter Jackson est systématiquement évoqué parmi les grands devanciers dans toute fresque sur l’histoire des poids lourds. Notons enfin son évocation dans les enquêtes sur les écoles nationales de boxe102. Au total, ici encore, Peter Jackson est auréolé par le rappel de sa puissance – en particulier sa signature : le coup de masse au cœur – de son endurance et plus encore par le fait d’armes de 1891 et, in fine, sa fonction d’ouvreur pour les boxeurs « de couleur ».

51En considérant ces différentes perspectives, il apparaît que Peter Jackson est d’abord l’homme d’un combat digne des annales, donc défini par la nature de sa boxe infiniment plus que par sa couleur ou son comportement. À la fin de la Belle Époque, seuls deux journalistes écornent légèrement son image tout en activant ces topiques. En 1909, Joseph-Renaud livre à L’Action une critique n’ayant jamais eu cours du vivant de Peter Jackson : il estime que, comme James Corbett, « ex-gladiateur » s’étant « foulé » les mains contre lui103, Peter Jackson a cédé aux sirènes du music-hall et gâché son talent. Le second est Victor Breyer, le journaliste qui, de très loin, a le plus écrit sur le boxeur et, ce faisant, influencé ses confrères. On a entrevu qu’il se partageait entre respect et soupçon de sens critique lié au peu d’académisme de la boxe de l’Australien. Soudain, en 1904, Peter Jackson n’est plus qu’un « véritable bœuf dont le seul mérite consistait à recevoir les coups sans sourciller mais qui ignorait les principes même de la boxe104 ». La mort libère-t-elle le mépris et la morgue du journaliste, jusqu’alors contenus ? On peut le postuler, d’autant qu’en 1905, passé du Vélo, en pleine crise, à L’Auto en pleine ascension, le très opportuniste Breyer dresse à nouveau le portrait ambigu d’un champion bestial ayant eu de rares heures de gloire et pas assez de constance.

« Si j’accorde ici au nègre Peter Jackson […] une place aussi importante, ce n’est point qu’il faut voir en lui un champion dans la véritable acception du mot, mais parce qu’il fut vraiment dans son genre un être extraordinaire, le prototype de la force brutale pour ne pas dire bestiale. Imaginez-vous un colosse, semblable à une statue de bronze. Il ne possédait presque rien du boxeur, ni la science ni la souplesse, ni la vitesse, ni la légèreté, mais une endurance telle à recevoir les coups qu’on l’avait surnommé : L’Enclume Noire. J’étais parmi les spectateurs – et je déclare que c’est un de mes souvenirs sportifs les plus saisissants – le soir de juin 1890 où Franck Slavin et Peter Jackson se retrouvèrent en face l’un de l’autre […]. Ce qui s’était passé ? Pendant les huit premières reprises, Slavin, sans pour ainsi dire recevoir un coup avait “trimballé” l’énorme masse de son adversaire d’un bout à l’autre du ring […]. L’Australien s’était tout simplement usé à frapper comme on s’userait à cogner sur un mur, et à la neuvième reprise celui sur qui s’abattait […] une grêle de coups et qui n’avait même pas paru les sentir, n’avait plus eu qu’à prendre l’offensive pour triompher d’un homme dont les forces s’étaient usées à cogner. Jamais Slavin ne consentit à rencontrer de nouveau Jackson, et, bien mieux, plus jamais l’Australien ne se montra à la hauteur de son ancienne réputation après cette mémorable soirée105. »

52Victor Breyer ajoute que Peter Jackson, le « nègre extraordinaire », le « démon noir », n’a pas, ensuite, su rester l’homme de 1891, perdant sa superbe, jusqu’à ce que, « colosse qu’on aurait cru bâti en granit », il s’éteigne, alcoolique, triste reflet de lui-même. Ici rien ne relève certes, ad litteram, d’une critique racialisée. Reste l’idée d’un naufrage, d’un art dévoyé, d’une boxe primitive, voire animale, jamais associée à des boxeurs blancs et faisant partie de l’arsenal des caricatures sur les noirs. Ici flotte donc une impression de mépris. Or, redisons-le, Victor Breyer est lu, recopié ; on peut postuler que si par la suite Peter Jackson est souvent réduit à un monolithe capable de tout encaisser106, un archétype de la « résistance » propre aux noirs107, il n’y est pas pour rien.

53Est-ce à dire qu’insensiblement on finit par racialiser, par ségréger Peter Jackson ? Jamais nommément. Implicitement oui, à une occasion. En 1910, Jacques Mortane étudie « la suprématie du noir » révélée notamment par de « merveilleux échantillons de la race noire » dont Peter Jackson108. Pour le reste, de la façon la plus ordinaire, il est un fameux « nègre109 », plus que jamais l’Enclume noire110 et il arrive qu’on le défende en tant que noir, ce qui nuance la représentation précédente. Ainsi, en 1911, La Presse, publie une enquête sur « la boxe et les noirs » de Georges Gaillard. Sans éviter quelques écueils en forme de stéréotypes, il y milite, in fine, dusse « l’orgueil des blancs » en être « humilié111 », pour un égalitarisme qui n’a jamais été questionné jusque-là en France et pour la reconnaissance du talent pugilistique des noirs. Pensons aussi à l’article de Laurent Tailhade cité en introduction, parlant de « l’harmonie », des « forces naturelles », fondamentalement de la « beauté » ; une beauté dont Georges Carpentier et Peter Jackson sont, à ses yeux et avant la Grande Guerre, des incarnations. Or il faut bien mesurer que Georges Carpentier forme alors, avec Jean Bouin, le duo d’idoles sportives des Français. Peter Jackson leur étant in fine comparé, y verra-t-on le signe d’un rejet ?…

⁂

54Repartons de nos interrogations initiales. Lorsqu’il arrive France, où il fut le premier boxeur noir de renom, Peter Jackson fit-il sensation et/ou scandale au prétexte de sa couleur ? Il fit sensation, pas scandale. Rien n’accrédite l’idée d’un accueil défavorable parce que raciste.

55L’admiration qu’on lui voue alors est-elle maintenue et évite-t-elle l’ornière de la racialisation ? On peut répondre par l’affirmative à ces deux questions. À la fin de la Belle Époque, ce qu’il reste de son portrait se réduit à trois idées dominantes : une illustre gloire du passé (dont on ne précise plus qu’il a été la coqueluche momentanée du public parisien) ; un boxeur-encaisseur (l’Enclume) hors-norme à la technique fruste ; enfin et surtout l’homme de deux combats : principalement le combat d’anthologie contre Corbett en 1891 (en soi, par son caractère mémorable avec ses soixante-et-un rounds, mais aussi parce qu’il augure d’un futur ou blanc et noirs se disputeront le même titre), secondairement le championnat du monde rendu impossible par le racisme de Sullivan.

56Au total, la question de la couleur, peu évoquée, discutée, est quasi périphérique même si sous la plume de l’influent Victor Breyer elle révèle une forte tentation stigmatisante qui, d’après Petrine Archer-Shaw, pourrait traduire le malaise du journaliste. En avant-gardiste, Peter Jackson a en effet semé la graine d’une inquiétude, voire d’une prophétie : un jour ou l’autre un noir dominera les poids lourds, les Dieux du ring112. Or, à l’époque ou Victor Breyer libère sa parole, cette ère vient de s’ouvrir avec les victoires de Jack Johnson sur quantité d’adversaires blancs, dont Jeffries, Jeffrods, Corbett et son titre de champion du monde acquis en décembre 1908. On sent là tout le malaise de certains journalistes et observateurs. À l’évidence, on ne veut pas discuter la ségrégation ayant eu cours et qui aura de nouveau cours entre 1911 et l’immédiat après Grande Guerre. Prenons encore pour preuve la posture d’un amateur très éclairé : Tristan Bernard. En 1925 encore, il évite soigneusement de questionner le sujet et de tancer Sullivan pour avoir refusé de se mesurer à Peter Jackson113. Il se garde aussi, en général, de donner trop d’attention aux boxeurs noirs. Il en fait des silhouettes passagères, rien de plus. Cette manière d’éluder l’histoire ou une partie de l’histoire de Peter Jackson perdura, s’exprimant jusqu’au cinéma dans le film de Raoul Walsh Gentleman Jim (1942) où la mise en scène de Corbett, Sullivan, Slavin, qui appelait l’évocation de Peter Jackson, aboutit à un silence édifiant114. Ce signe d’une reconstruction de l’histoire, renvoyant à la puissance du racisme américain, vaut-il pour la France ? Non, jusque dans les années 1930, Peter Jackson garde bel et bien sa place de grand parmi les grands.

57Pour l’essentiel cependant, l’évitement de la question raciale dans le cas de Peter Jackson renvoie à l’idée que les sportifs, les boxeurs en particulier, constituent des exceptions dans l’ordre de la stigmatisation raciale. On rejoint ainsi Timothée Jobert dans son travail pionnier sur les boxeurs noirs en contexte colonial. Peter Jackson n’a semble-t-il pas, du moins sous le jour médiatique, souffert de sa condition de noir en France115. Tout autre représentation serait donc caricaturale, mensongère. Elle consisterait à plaquer – ce qui n’est pas inhabituel – des représentations exportées du modèle américain. De fait, à la Belle Époque, les combats mettant en scène des chocs entre noirs et blancs, au prétexte en particulier de l’instrumentalisation du racisme de l’opinion – et donc pas au titre d’un quelconque « progressisme116 » – déterminent des émeutes, font des morts, des blessés, parfois par dizaines117. La situation est toute différente en Angleterre et en France, ce que souligne d’ailleurs Bob Petersen : si Peter Jackson toucha au plus près, en Australie et aux États-Unis, la violence ségrégative, il ne fit pas la même expérience sur le Vieux Continent.