Des foires aux championnats : l’invention d’un sport

4Au milieu des années 1880, la lutte connaît un succès grandissant depuis quatre décennies. Les écoles et les traités prétendant l’expliquer, la codifier se multiplient. Elle entre dans la préparation militaire si chère à la Troisième République après le traumatisme de Sedan. Enfin, le public français est captivé par les assauts de lutte libre et française, donnés dans les baraques à foire, sous les toiles des cirques et dans les salles de spectacle où les combattants professionnels officient. Ces assauts mettent en scène des personnages hauts en couleur, au physique souvent dit herculéen. Ils se nomment Le Boucher, L’Indomptable, Le Terrible, et encore Paulus L’Aigle Orléanais, François Le Bordelais, Marseille Ainé, Étienne Garnier dit Le Rocher de la Loire, Ambroise Le Savoyard, Bergez l’Agenay… Ils incarnent la France des régions, des petites patries se défiant par le muscle. C’est un puissant motif d’adhésion identitaire pour le public des migrants provinciaux attirés par l’industrialisation dans les centres urbains.

5Bref, la lutte a le vent en poupe. Les salles dédiées – les Arènes Peletier ou le hall du Casino de la rue Cadet à Paris – font le plein. Les salles de music-hall, l’Eldorado et les Folies-Bergère mettent la lutte à leurs programmes, un spectacle marchand donc, pas un sport au sens institutionnel, réglementaire, compétitif.

6La mue sportive de la lutte intervient à la fin des années 1890, en un temps où le cosmopolitisme est devenu une norme dans des teams de lutteurs comprenant d’impressionnants molosses d’Europe centrale et orientale, d’Inde, d’Afrique. En 1897, un an après que la lutte gréco-romaine soit entrée au programme des Jeux d’Athènes (la lutte libre est admise en 1904 aux Jeux de Saint-Louis), c’est en puisant dans ce vivier que Battaglia, ex-lutteur devenu imprésario, organise un premier « championnat » de lutte à Bruxelles. L’expérience est renouvelée à Roubaix en 1898. À Paris, en 1899, les premiers championnats dits du « monde », organisés par Le Journal des sports, se tiennent au Casino. Peu après, concurrence médiatique aidant, Le Vélo monte un championnat international. La question de fonder une institution spécialisée se pose alors. En 1900, le journaliste Frantz-Reichel est un des premiers à le faire en en soulignant l’enjeu central : la lutte prenant sa source dans la culture foraine, spectaculaire, il faut que ses acteurs s’allient à ceux de la lutte sportive afin de créer une fédération qui codifiera et harmonisera ce ou ces sports tout en bannissant les combats au chiqué4. Ce projet aboutit en 1913 à la naissance de la Fédération Française de lutte. Frantz Reichel, déjà cofondateur de la fédération de boxe en 1903, en est président d’honneur ; François Le Bordelais, alias Paul Levacher, en est le vice-président.

7À l’échelle des années 1880-1910, la lutte, culture foraine, sans disparaître (témoins la riche histoire du catch), donne donc naissance à une culture sportive. Sous ce jour, nos lutteurs ont toute leur place ici. Les deux premiers participent du temps où la lutte n’est pas encore sportivisée, le troisième fait carrière au point de bascule sportivisant des années 1900.

Frénésie et soumission : polysémie et caricature du mot bamboula

8En Guinée, dans les langues sora et bola, le ka-mombulon ou kam-bumbulu est un tambour accompagnant danses et cérémonies. Par migrations, mutation et extension de sens, le mot, devenu kamboula (attesté en 1685) puis bamboula (attesté en Assinie, actuelle Côte d’Ivoire, en 1714) se met à désigner une danse violente et primitive. Marie Treps note que ce terme renvoie à un trait culturel sans connotation dépréciative5. C’est au xix^e siècle qu’il se charge de sens péjoratifs.

9Le premier à être diffusé, dans les années 1800-1860 renvoie à l’idée d’une danse débridée, jouissive, transgressive. « La bamboula », explique Le Panorama de l’univers en 1833, « est une danse infernale et sauvage qui prédispose les nègres des Antilles à accomplir les desseins les plus pervers » ; c’est un « raout diabolique », alcoolisé, « curieux » et déroutant6. En 1834, dans Le Ménestrel, joue le principe d’universalisation – de caricature – culturelle : la définition renvoie aux « noirs et mulâtres de l’Archipel américain » dansant au son d’un « baril recouvert de peau qu’un nègre frappe sans cesse de ses mains à l’instar d’un tambourin, quelquefois avec frénésie7 ». Si les fêtes sont l’affaire des coloniaux, les « bamboulas », bien plus débridées, excessives, sont le propre des noirs8 et les récits de voyages dépeignent des individus dansant, exaltés, des « sortes de bamboula9 ».

10La bamboula se confond ainsi avec l’idée de danse échevelée, à l’image du « Ballet négro » donné au Châtelet en 1864 sur le thème de la Case de l’Oncle Tom10 et des « danses bamboulas11 » présentées en 1888 dans la pièce L’Île aux singes. On pourrait multiplier les exemples incarnant l’idée topique d’une « danse primitive et violente12 ».

11Second sens : la figure supposément archétypale du bamboula. Dans nombre de feuilletons, elle désigne un personnage domestique(é), docile, soumis, parfois imbécile. Tel est le cas dans Le Bamboula d’Édouard Corbière (1836) et plus nettement en fin de siècle, au temps du colonialisme triomphant, comme dans La Petite Modeste, roman d’Édouard Didier publié en 1881 dans la presse de province. Avec le temps, le mot, qui cristallise l’idée d’un personnage bonhomme, fidèle, brave, assagi par la domination blanche, souriant et faisant sourire (il sait être un amuseur), acceptant son sort et, parfois, tiré du côté de la balourdise. Cette définition nourrira la représentation littéraire et théâtrale du noir dans les années 1870-191013 ; un noir exotique et obéissant au service des blancs et qui les admire. Témoins ces lignes de l’écrivain nationaliste Jules Lemaître mettant la symbolique coloniale au service d’un chant d’amour : « Sur des tapis je serai là, baisant le bout de tes babouches. Comme un fidèle bamboula, j’aurais soin de chasser les mouches. Et muet, sans te déranger, captif des grâces de ta pose, je te regarderai manger des confitures à la rose14… » Tous ces éléments forgent un personnage-archétype que les vedettes, à l’instar du clown Chocolat15, sont invitées à incarner.

12Enfin, bamboula devient une insulte. Exemple emblématique, en 1848, plusieurs écrivains concourent aux Législatives, dont Alexandre Dumas. Il échoue sévèrement. Échec marqué du sceau raciste. Comme le montrent les procès-verbaux des réunions publiques exhumés en 1902 par le journaliste Félix Duquesnel, il y a été traité de : « mal blanchi », « faux-nègre » et « bamboula16 », soit bien plus qu’un branquignol de la politique.

13À l’heure où les lutteurs dont il est ici question sont affublés ou s’affublent du surnom-pléonasme de « Nègre Bamboula », le mot, banalisé, figure jusqu’au répertoire des fanfares militaires (Polka des Nègres Bamboula)17 ! C’est une image d’Épinal, au point qu’un jeu porte ce nom fin du xix^e siècle. L’imaginaire qu’il véhicule n’est pas encore aussi caricatural qu’après la Grande Guerre. Engagement des troupes africaines aidant, le mot entrera dans l’argot des poilus. « Faire la bamboula » signifie dès lors se saouler comme un noir. Le bamboula devenant un fêtard sans code de bonne conduite ni limites, un incivilisé18 aimantant un cortège de représentations négatives héritières des premières acceptions du mot.

De la morgue à la nostalgie : Abdullah Jeffery

14Le premier à porter ce nom est Abdullah Jeffery. Selon le polygraphe Léon Ville, il est natif du cap de Bonne-Espérance au début des années 1850. D’autres sources parlent de la fin de la décennie19. Il arrive en France vers 1880, en plein engouement pour la lutte20. On cherche alors de nouveaux talents, or un négociant en café proche de Piero Le Fauve (qui gère la lutte pour les Folies-Bergère) l’a vu aux États-Unis et s’est employé à le faire venir.

15À Paris, Abdullah Jeffery est cornaqué par François Le Bordelais, alias Paul Levacher, futur vice-président de la fédération et figure de proue des lutteurs des Folies-Bergère. Dès ses premiers combats, on dit sa « force colossale21 » et redoutée.

16À l’hiver 1882-1883, il est vedettisé par une revue du Casino de Paris22 agrégeant un spectacle équestre, « des Syriens et Africains présentés en liberté par Monsieur Loyal », des acrobaties aériennes et des luttes à « main plate » données par Bamboula « Nègre du Sénégal », Paulus L’Aigle Orléanais, Alphonse, Piero le Fauve des Jungles et Henri L’Incomparable23. Notons que cette sénégalité fictive, en forme d’adoption forcée, fait de lui un sujet colonial.

17Bientôt, son renom croît. En juin, entre carrousels, hordes de faux apaches et arômes de pain d’épice, les journalistes baguenaudent parmi les curieux arpentant la très courue Fête de Neuilly24. Certains vantent les prestations des lutteurs, le clou de la fête. Parmi eux, le « Nègre Bamboula » :

« Le dernier pschutt est d’aller tous les soirs à la foire de Neuilly assister, entre dix heures et minuit aux grrrrandes luttes présidées par Marseille Jeune. […] Il va sans dire que nos plus élégantes horizontales, J. Dorval, Laticheff, Marie D.25, etc., ne manquent pas une séance et applaudissent […] les exploits du nègre Bamboula ou du Boucher de la Villette26. »

18À Neuilly, les lutteurs sont les rois des phénomènes parmi les « nains pénibles », les « géants d’improbables statures » et la faune des « stropiats, truands, dresseurs d’appeaux, clowns malingres, proxénètes, barnums, bluff, battage, imposture27 ». Ils incarnent une « image sublimée de la virilité athlétique28 » valorisée par l’identification aux territoires, l’animalité, la brutalité, les métiers sanglants : Géant du Ventoux, Armand le Boucher ou Nègre Bamboula. Ce dernier, attaché à la baraque à lutteurs de Marseille Jeune, épate le public. Dans Le Réveil, l’écrivain naturaliste Paul Bonnetain le met à l’honneur dans une peinture sociale colorée.

« Grouillante de monde, étalant indéfiniment un large et jaune ruissellement de lampions qui vient de loin en venant de Courbevoie, ressemblant à une coulée laiteuse, à un semis de graines d’or tremblantes, l’avenue souffle dans la nuit une folie de tapages, une ivresse de clameurs, féroces, chaudes et puantes. […] “Chez Marseille”, crient vingt voix perçantes. Et l’on s’arrête, on va chez Marseille, debout sur les tréteaux de sa barraque [sic], entouré de ses lutteurs […] À la suite du Duc de Fernan Nunez29, la bande se rue dans l’arène. “Kss ! Kss ! de la moelle ! Hardi Bamboula !” Et tout en s’installant et en encourageant le nègre et l’amateur30 qui se roulent sur le sable, les arrivants et les arrivantes saluent les spectateurs. On est en famille. Une chambrée dans laquelle gens du monde, artistes, rastaquouères et boudinés se connaissent et s’amusent à qui mieux-mieux31. »

19Ici, sinon par son nom de scène, le lutteur n’est ni distingué de ses condisciples ni déprécié. En 1883, personne ne s’appesantit sur son origine, sa couleur. Son accueil n’est pas marqué au coin du mépris racial. Un an plus tard en revanche, le récit médiatique prend trois voies différentes.

20La première consiste en des chroniques d’ambiance neuilléennes. L’évocation du lutteur y reste neutre.

21La seconde s’ouvre sur des considérations partagées entre inflexions péjoratives et portrait aimable de sa « majesté » Bamboula. Dans L’Univers illustré, on oscille entre être poncifs (raccourcis animaliers, assignation tribale) tenant de l’effet de style et réflexe d’assignation racialisant, voire raciste, on lit :

« Il y avait encore, ces jours derniers, un colosse nègre, taillé en Hercule Farnèse, noir comme de l’ébène, magnifique spécimen de la race zouloue. Il s’appelait de son vrai nom Abdula, et le public l’avait bien vite baptisé Bamboula. C’était vraiment un spectacle unique que de voir ce grand être, beau comme un bronze de Barbedienne, tomber en garde et bondir avec des souplesses de jaguar, tandis que les grelotteux qu’il eût écrasé d’une pichenette lui lançaient des plaisanteries idiotes. La force a cela de merveilleux qu’elle impose et s’impose, et vraiment ce Bamboula rehaussait le spectacle et lui donnait une étrange majesté en dépit des bancs de bois et des loques servant de cadre à la lutte. Au repos, il s’étendait sur le sable et fumait un cigare avec des morbidesses de tigre faisant sa méridienne32. »

22Il serait hâtif, malgré leur stéréotypie, d’assimiler ces lignes à une procédure toute méprisante. Dans cette description, le lutteur reste plutôt à l’honneur dans un décor désolant où se côtoient « loques » et « grelotteux ». Le dédain social est aussi bien souligné que le dédain racial. Enfin, rien n’entame explicitement la légitimité du lutteur.

23La troisième voie est incarnée par plusieurs titres franchissant le Rubicon critique. Les 30 000 lecteurs, surtout Parisiens, de Gil Blas découvrent ces propos, d’un chroniqueur malheureusement anonyme.

« Marseille, le célèbre lutteur, est comme toujours le rendez-vous des horizontales de grande marque. Bamboula, un nègre horrible, repoussant même de laideur, mais taillé en véritable Hercule et qui n’a pas été tombé encore par aucun amateur, est le favori de quatre clubeuses qui viennent l’applaudir chaque soir : Laure de C…, Francine de S…, Adelina B…, Alice B… ont pour Bamboula mille attentions délicates. Jamais Bamboula n’a été aussi heureux. Bravo Bamboula ! À qui le caleçon33 ? »
« Attention, la lutte va commencer. L’indien vient de terminer ses jongleries et l’homme aux couteaux… Voici les lutteurs […]. Bamboula ouvre la marche […] Ce nègre est bien l’être le plus curieux de cette troupe de lutteurs forains recueillie un peu partout et, dans la langue désossée de verbes dont se sert ce Jacko pour exprimer son admiration, il est amusant en diable. Lui aimer beaucoup voir petites femmes. À côté de Bamboula, se place Émile de Montmartre, Esaü de la Villette et le Bordelais dit Rempart de la Gironde. […] Très curieux aussi cet amateur ! Gentleman en diable et d’un chic à faire prendre certains grelotteux pour des décrotteurs. Il est scandaleusement beau […] un fort des Halles […]. C’est avec le sourire sur les lèvres qu’il tombe son bonhomme. Bamboula est le seul avec lequel il ne se soit pas mesuré34. »

24Ce double portrait renvoie à la dépréciation de la fête, de ses habitué(e)s et des lutteurs, Abdullah Jeffery au premier chef. On ne dénie pas sa force. On la craint. Même le fort des halles beau et chic – figure antinomique de l’horrible nègre – n’a pas le cran de l’affronter. Outre que ce portrait est mensonger (Jeffery avait belle allure35), est ici activé le topique d’une danse pugilistique brutale, frénétique, d’un « pantomime athlétique36 » symbolisant le danger. On retrouve ces signes chez le dénommé Joyeuse, collaborateur de Paris – aussi conservateur que peu diffusé – qui, au-delà d’une admiration craintive, critique hardiment le lutteur et le beau monde encanaillé dans un Neuilly de perdition où la dévotion pour un noir satanique est un symbole de faillite civilisationnelle.

« Il y a surtout un nègre fantastique, noir comme l’ébène, de sept pieds de haut, taillé en Hercule Farnèse, qui répond au doux nom de Bamboula et a le don d’allumer ces nobles et honnestes dames par ses bonds de jaguar en délire et par l’exhibition de ses formes sculpturales. […] Et la clarinette susurre, le trombone mugit, et la grosse caisse ronfle, et Bamboula se démène avec un rictus satanique, et les applaudissements, les interpellations, les cris s’entrecroisent, donnant une haute idée du degré de civilisation auquel sont parvenues les classes dirigeantes qui daignent s’intéresser à de si grandes choses37 ! »

25Un fait divers renforce cette idée de force brute et noire déstabilisante. Au cours d’une discussion houleuse, un homme est censé avoir traité Jeffery de « mal blanchi », lequel l’aurait alors « atrocement mordu au cou et au côté », la foule essayant de séparer les hommes, jusqu’à ce qu’un « autre nègre camarade de Bamboula » se mêle à la bagarre. Tout le monde termine au poste de police. Que les choses se soient ou non déroulées ainsi, Le Petit Journal, Le Cri du peuple et Le Gaulois38 (soit 700 000 lecteurs et lectrices39) les répercutent sans tancer les « noirs » ni regretter l’insulte du « blanc », mais en insistant sur la brutalité de la rixe, en suggérant donc le danger des colères et de la solidarité nègres qui, loin de l’arène, donnent lieu à tout autre chose qu’un mimodrame d’agression.

26Cette troisième forme du récit médiatique donne corps, assez ouvertement, à la condescendance, au mépris et, in fine, à une forme de rejet renvoyant à un point non encore évoqué : le pouvoir de séduction du noir sur les blanches, un topique dans la littérature et un fréquent sujet de blagues mi-racistes mi-salaces. Au total, Abdullah Jeffery est donc renvoyé à une catégorie certes remarquable par sa force, sa sculpture, mais infréquentable, voire repoussante, justifiant des comportements et une convoitise sexuelle blâmables invitant au désordre moral et social.

27Sur ces entrefaites, le 4 juillet 1884, le lutteur se tue accidentellement. Allant de Pantin vers la Porte Maillot en train, il se penche hors de son wagon d’impériale sans voir que le convoi aborde le pont de la rue de Villiers. Sa tête heurte la voûte. Il s’écroule. Il est happé par un train venant en sens inverse. On retrouve son corps sur le ballast, crâne fracassé, un bras presque arraché.

28À partir de cette mort tragique – que Le Petit Journal et d’autres titres traitent à même hauteur que la disparition, concomitante, du compositeur Victor Massé – une nouvelle image se dessine, empreinte de nostalgie. La mort redore la réputation du lutteur. Certes, chez les sycophantes, tout le monde ne désarme pas. Compassion relative. Railleries et tristes jeux de mots persistent. « Bamboula le lutteur, l’ornement de la baraque du Gros Marseille est mort », lance L’Express, « Que va devenir le high life ?40 ». Le Courrier de Paris apprend avec « stupeur » que « le beau nègre » ne sera « plus l’ornement des soirées de Marseille », « la vapeur » ayant eu raison « de ce barbare comme un géant qui broie un nain41 ». Ce ton n’est pas majoritaire néanmoins. Loin s’en faut. Ainsi, une vingtaine de quotidiens tirant à plus d’un million d’exemplaires et touchant environ 4 millions de lecteurs – certains n’ayant pas été tendres avec le lutteur – s’émeuvent de sa disparition et fustigent Marseille de n’avoir pas « fait relâche » pour honorer « Abdoul […], Bamboula comme l’avaient surnommé les belles-petites et les gommeux », « le great attraction des soirées athlétiques » neuilléennes42. Mort, Bamboula est enfin investi dans son identité : Abdullah, un prénom jamais imprimé. C’est dire l’influence de l’émoi (à cause d’un tragique accident ?) sur la reconnaissance post mortem de sa personne et, à rebours, l’impossibilité manifeste de cette reconnaissance pour un lutteur noir vivant.

29Par la suite, l’image remémorée d’Abdullah Jeffery se cristallise autour de sa force, de sa nonchalance, de son pouvoir de séduction. Plus de procédure de stéréotypie et de dépréciation à l’œuvre. Ainsi sous la plume d’un chroniqueur du Réveil. En 1886, il arpente la foire en pleurant le temps du « public select » et de « Bamboula tant regretté des belles », mais aussi la « sueur et la poussière43 ». L’image de la fête évolue donc à l’aune de celle du lutteur. En 1896 le fil naturel d’Alexandre Dumas, Henri Bauer, dans la « Chronique » qu’il tient pour L’Écho de Paris, rhétorique sur une fête ayant perdu une partie de son âme. Reprenant en partie la chronique publiée dix ans auparavant par Le Réveil (à moins qu’il n’en soit aussi l’auteur), à la centaine de milliers de ses lecteurs il dit :

« Le public partage ses faveurs entre l’arène naguère stade olympique d’Apollon et du nègre Bamboula, tant regretté par des belles après son funeste trépas, et les tourniquets où de triste lapins ahuris et malades attendent le dernier coup du destin. Là, antiques souvenirs, subsistent encore les Fatma et la Belle Tunisienne… […] Ô contrefaçon ! Ô décadence44 ! »

30D’autres évocations, d’année en année, témoignent de l’impression laissée par Abdullah Jeffery. Ainsi L’Athlète racontant sa vie à ses lecteurs45. Ainsi Georges Vanor se souvenant comment, en 1898, du haut de ses 19 ans, il avait vécu le choc de sa mort46. Ainsi La Culture physique soulignant encore en 1936 qu’il faisait partie des grands devanciers, des plus beaux athlètes47, Henri Thétard se remémorant le Boucher de la Villette les reins brisés par le colosse noir.

31L’évocation de l’histoire de la fête de Neuilly et de celle de la lutte justifie donc, au final, une mémoire nostalgique et anoblie d’Abdullah Jeffery, le « vrai Bamboula » disait Edmond Desbonnet48, personnage-étendard d’un temps où les festivités neuilléennes étaient joliment dérangeantes, transgressives.

32En définitive, en une année seulement, le premier Nègre Bamboula est accueilli avec une curiosité plutôt neutre, puis pour partie ridiculisé, enfin réhabilité dans la mort. Ici, pas de représentation médiatique unique, stable, pas de processus de stigmatisation systémique. Reste, son nom de scène, une disqualification en soi.

Pas de bonne troupe sans son Bamboula : José-Maria Delmas

33Au printemps 1887, un deuxième Nègre Bamboula fait parler de lui : José-Maria Delmas, Martiniquais dont on ignore la date de naissance49. La Vie moderne lui consacre un portait dans une enquête sur les modèles parisiens50. Il a deux métiers en effet : la lutte et la pose, grâce à sa plastique et parce que le recours à des modèles noirs est usuel51. Dans ce portrait, l’absence de distinction avec les modèles blancs est notable. Il n’est ni une curiosité ni une anomalie. Deux choses le singularisent cependant. D’une part, on ne lui prête pas d’histoire (« il n’a pas d’histoire ») et on ne cherche pas à lui en prêter. D’autre part, on l’inscrit dans une filiation noire, en héritier du Prince Salem, décoré de la Croix de guerre en 1870 et qui vendait ses services aux peintres parisiens.

34Au printemps, il combat aux Folies-Bergère et pour Marseille Jeune à Neuilly. Jusqu’en 1890, il y défie des courageux et des amateurs, mais aussi des professionnels comme Le Taureau de Provence, Devesh le Landais ou Eugène l’Espagnol. Lorsqu’on l’évoque, on pense aussitôt aux lignes consacrées une poignée d’années plus tôt à Abdullah Jeffery.

« Oh ! Les jolies mines anxieuses et même un peu féroces de nos demi-mondaines quand, le torse nu […], Nicolas Le Boucher, le beau lutteur […], vautré, rampant sur les genoux, s’efforçait […] de faire toucher les épaules noires du nègre Bamboula dans la sciure ! Et les applaudissements des petites mains gantées, les hourras fashionables des sportsmen et les bravi brava des belles chéries52. »

35Au cours de l’été, on admire sa force et sa technique au Cirque d’Été, dans la revue « Fête champêtre. Pantomime en trois actes » où il donne, d’après Le Figaro, des luttes « homériques53 ». C’est un phénomène parmi d’autres, à propos duquel on ne glose pas particulièrement.

« Il y a un défilé de pompiers commandés par le capitaine Guyon. Je ne vous dis que cela !… Puis le nain François qui paraît encore plus lilliputien comparé au tambour-major, une sorte de colosse, le géant Gardoski qui s’élève de deux mètres au-dessus du niveau de la Seine. Puis encore une lutte sério-grotesque qui rappelle – d’un peu loin – celle des gladiateurs de l’arène. Et le nègre Bamboula ! Et tout enfin ce qu’il faut pour égayer une fête champêtre, celle du Cirque d’Été la bien nommée ! restera longtemps sur l’affiche. Tout Paris voudra être à la fête54 ! »

36À nouveau, cet accueil ressemble à celui fait à Abdullah Jeffery en 1883. Subit-il ensuite, lui aussi, l’affirmation d’un ton partagé entre curiosité, bienveillance et mépris ? En 1888, lors de la Fête de Neuilly, Le Gaulois déploie un discours ambivalent.

« François le Bordelais est, de tous les lutteurs, le plus élégant et le plus savant. […] D’allure fine sans lourdeur, sans cette massivité qui fait ressembler tant de lutteurs à des ours se dandinant, il est, dans son genre, artiste et distingué. […] Il est savant, correct, nerveux. Une prise entre lui et le nègre Bamboula, quand celui-ci est dans un de ses bons jours, est extrêmement intéressante […]. Bamboula se tord et se démène avec des contorsions et des cris de sauvage tandis que le Bordelais le ceinture avec une énergie froide et silencieuse. Bamboula, qui fait la joie du public, et qui en profite pour lui extirper des cigares et des piécettes, est d’ailleurs un lutteur très habile. Je le vis pourtant un jour fort ahuri […]. Un jeune maître de boxe, Langlois […] défia en souriant le lutteur nègre. Le bon Bamboula fut tout stupéfait d’être « touché » de toutes parts par les deux poings gantés tandis qu’il essayait, en vain, de ceinturer l’agile et souple boxeur55. »

37D’un côté primauté du lutteur blanc savant et froid. De l’autre convoitise et habileté intermittente, sauvage, du noir. Bonhommie aussi, dont on discerne mal si elle le tire vers la naïveté ou la générosité. En 1888 et 1889, où qu’on le croise – à l’Exposition universelle, dans les salles parisiennes, dans des fêtes privées56, à Neuilly chez Marseille – José-Maria Delmas est croqué sous ces deux registres : neutralité la plupart du temps et, à l’instar du passage cité à l’instant, sympathie ambiguë. Affleurent ainsi, de temps à autre, des stéréotypes. À Amiens, en 1890, non content d’avoir lutté pour le 14 juillet, il danse sur une musique (forcément) « primitive », une bamboula en somme. Mais cette inflexion stéréotypique ne domine pas. De façon significative, dans l’ordre des assignations, les lutteurs blancs sont, eux aussi, rapportés à des figures sauvages et animales (ours, taureau) et pas lui (dans l’ordre de la félinité de son prédécesseur). On voit ici, au passage, comme il serait instructif d’étudier les assignations animalières dans l’histoire du sport, d’interroger l’histoire médiatique et littéraire du bestiaire sportif avec ses lignes de partage entre blancs et noirs, avec la gamme de ses paraboles et/ou assignations.

38En 1890, José-Maria Delmas devient transparent, et pour cause. À l’été 1891, on apprend que, malade et hospitalisé depuis un an, il est mort au Kremlin Bicêtre, le 22 juillet. Au lendemain de sa mort, il est à son tour rétabli dans sa véritable identité.

« Le nègre Bamboula, qui eut son heure de succès spécial, vient de mourir […]. Bamboula, de son vrai nom José-Maria Delmas […] très adroit équilibriste, excellait surtout à faire claquer un énorme fouet et à tirer de vraies fusillades. […] son tour favori, qui émerveillait le public, consistait à briser un rondin [qu’il] coupait d’un coup net de trique […]. Pauvre Bamboula57 ! »

39Cette brève du Petit Journal est reprise par La France, Le Parisien et de nombreux titres jugeant bon ou non d’adopter sa chute (« Pauvre Bamboula ! »). Ici, comme dans L’Intransigeant58, elle est supprimée et le regret avec. Là, elle est remplacée par une autre considération, comme dans L’Écho de Paris : « Ainsi, peu à peu, disparaissent les personnages les plus curieux du Paris-Pittoresque59. »

40À la différence d’Adbullah Jeffery et en dépit d’une carrière plus longue, José-Maria Delmas n’a pas de postérité médiatique, sauf à considérer de rares évocations peu après sa mort, tel le rappel de ses dons lors des championnats du monde 1900. En 1929, trente-huit ans après sa mort, René Wisner, dans La Volonté, réveillait son nom dans une chronique s’opposant à la décision du préfet de la Seine d’interdire dans les fêtes foraines les diseuses de bonne aventure, les boxeurs et les lutteurs, autrement dit des « spectacles immoraux ». Ce faisant, le journaliste rappelait les belles heures d’une lutte encore foraine incarnée par José-Maria Delmas alias Le Nègre Bamboula deuxième du nom60. On en revient par là à l’empreinte de la nostalgie évoquée à propos d’Abdullah Jeffery.

Neutralité et effacement : le mystérieux troisième Nègre Bamboula

41Au cours des années 1890, la figure du bon Nègre Bamboula continue à faire florès dans la musique et dans la littérature, comme dans le personnage clé campé par Léon Sazie et Georges Grison dans Jacques l’Honneur. Roman dramatique, diffusé en feuilleton dans Le Petit Journal en 1892 puis, jusqu’en 1894, dans Le Petit Marseillais, La France de Bordeaux, Le Mémorial de Haute-Loire, enfin publié à Paris en 1895 et adapté à la scène en 1898. Un comédien blanc masqué ou « barbouillé61 » de noir jouait alors le rôle de Bamboula. Il en va de même, en 1898 toujours, d’un roman de Jacques-Antoine Vila feuilletonné par Le Libertaire (Mémoires d’un forçat) où Bamboula est un prisonnier noir assassiné derrière les barreaux62. Le mot est aussi utilisé par toute une série de saltimbanques. Vers 1895, un garçonnet sillonne les routes de l’Hexagone avec une troupe de danseurs comme « spécialiste de la gigue américaine63 ». Fin xix^e siècle, un Bamboula non identifié ni identifiable donne de nombreux « concerts orientaux64 ». Il semble que ce soit lui que Le Gaulois croque en 1898 dans une peinture sociale moqueuse de l’hippodrome de Longchamp et de façon humiliante : « le légendaire Nègre Bamboula offre au public en chantonnant sur un rythme oriental macabre, ses nougats et ses berlingots. Merci, merci ! Toujours content ! Jamais malade ! Jamais mourir !…65 ». Au tournant des deux siècles, un contorsionniste du cirque Ferroni porte aussi ce surnom ; un homme personnifie l’Africain dans la troupe Oscar qui prétend suffoquer le spectateur avec sa galerie exotique : une « mouquère », des « japonaises » et un Nègre Bamboula66 ; un autre homme est la petite main de la magicienne Madame Rosar… Enfin, en 1898, un troisième lutteur dit Nègre Bamboula sort de l’ombre.

42Grâce à Edmond Desbonnet, on sait qu’il a environ vingt-cinq ans, qu’il travaille notamment pour la baraque des Frères L’Étaux67 et qu’en dépit d’« une académie impeccable » il sombra dans l’alcool et disparut de la scène vers 1910. Pour le reste, la presse est peu prolixe. N’avait-il pas l’étoffe de ces prédécesseurs ? On ne saurait le dire. Eut-il une carrière à éclipses ? Cela semble être le cas.

43Il apparaît donc à l’occasion des championnats de lutte de Roubaix mais, étonnamment, presque personne ne parle de lui. On note son sobriquet. Rien d’autre. Effort rédactionnel minimal. On le perd ensuite de vue. Il reparaît à la fin de l’été 1902, de manière éphémère, lors des Fêtes du Champ de Mars de Nyons, dans la Drôme. On ne note alors ni dépréciation ni assignation dans la presse locale et régionale. Témoin Le Petit Marseillais : « Les luttes d’hommes […] ont été très intéressantes. On a surtout remarqué l’adresse et la force du nègre Bamboula qui a été le vainqueur de la journée68. »

44Partant de ces rares mentions, ce dernier lutteur apparaît sous une complète neutralité. Par la suite, on suit sa carrière de manière très intermittente et difficile. Dans le champ de la lutte professionnelle et amateure, les véritables patronymes de lutteurs ordinaires concurrencent désormais les surnoms. Pour autant, le retour notable de commentaires sur lui, en 1907, à l’occasion des championnats du monde, ne lève pas le voile et l’énigme de son identité reste entière. La presse généraliste le nomme sans dire ses qualités ou ses défauts. Tout juste sait-on, par le biais de dépêches et articulets recopiés d’un quotidien à l’autre, que c’est un « terrible géant » et un des « champions » en lice69. Cette expression mérite d’être soulignée. Jusque-là, les lutteurs noirs ne la méritaient pas. Est-ce la conséquence d’une lutte devenue sportive, compétitive ? On peut en faire l’hypothèse, d’autant que l’entrée dans le langage courant de la notion de champion de sport se joue entre les années 1890-1900. Pour le reste, le mystère s’épaissit : la presse, spécialisée y compris, ne mentionne aucun « Nègre Bamboula » aligné dans le championnat du monde. Il y a Williams, un Martiniquais ; Amalhou, Sénégalais ; enfin Sidi ben Daoud et ses 103 kilos – un « très beau gars », juge L’Auto, « africain »70… L’un d’entre eux est-il notre homme ? On ne peut le dire et c’est dans ce dernier flou que disparaît la figure du lutteur campé en Nègre Bamboula.

45Ce dernier aura donc été peu suivi et jamais renvoyé aux topiques raciaux parfois activés pour parler d’Abdullah Jeffery et José-Maria Delmas.

⁂

46Premier élément de conclusion : le caractère archétypal du nom de baptême de ces lutteurs. Malgré des déclinaisons dans le champ du spectacle non sportif, le Nègre Bamboula incarne avant tout la figure du lutteur noir. Jusqu’à un point de césure situé dans la seconde moitié des années 1900, tout bon lutteur venu d’Afrique, des Antilles, d’Amérique, mérite ce surnom. Ce tic de langage, souligné par Edmond Desbonnet en 1910, infuse de la réalité à la fiction. En effet, en 1901, dans Mémoires d’une gouape71, Charles Gravier suggère que toute baraque à lutteurs digne de ce nom doit avoir son Nègre Bamboula, avec pour référence le vrai Bamboula, premier du nom, c’est-à-dire pas « un pauvre diable ramassé » on ne « sait où72 ».

47Ceci amène à un deuxième point touchant à la reconnaissance des lutteurs comme personnes plutôt que comme personnages. Dans le cas d’Abdullah Jeffery et José-Maria Delmas, la chose se joue clairement dans la mort. Le masque du Bamboula-lutteur cède alors la place à l’homme. Nonobstant, dans les années 1900, tandis que les lutteurs sont de plus en plus souvent désignés par leurs patronymes, le troisième Nègre Bamboula reste anonyme comme ses contemporains Amalhou et Williams qui n’ont qu’un prénom. Or, comme le souligne Didier Rey73, d’autres lutteurs de l’époque, Guy Baucard et Moussa ben Lamadi, sont désignés dès 1900 par leurs noms entiers et leurs origines. On se trouve donc, vers 1905-1910, dans une transition en forme de tuilage : on passe du temps où domine le voile du surnom74, donc l’effacement de l’identité citoyenne, à celui de la dénomination par le nom et prénom, donc du temps des lutteurs forains anonymes et des jeux de rôle (du noir notamment) au temps des champions de couleur identifiés. Notons au passage, que ce processus concerne aussi des lutteurs blancs, certains d’entre eux étant restés entièrement masqués derrière leur nom de scène et le jeu d’identification auquel il renvoyait (origine, région, métier…).

48Troisième élément : l’évolution de récit de presse. À l’échelle d’un quart de siècle, les processus implicites ou explicites de racialisation dépréciative, parfois notables, ne dominent pas. Ils tendent même à s’estomper au fil des ans. Par ailleurs, ex abstracto, le talent des lutteurs est toujours reconnu et ils sont craints. Bien sûr, leur nom de scène est en soi une atteinte à leur intégrité, un pléonasme humiliant. Pour autant, jamais un journaliste ne justifie qu’ils méritent ce nom – pas plus, du reste, qu’ils ne regrettent sa dimension caricaturale. Par ailleurs, si la lutte est peu ou prou renvoyée du côté d’une danse primitive, sauvage, puissante, elle est domestiquée par et pour le barnum. Enfin, les Bamboulas peuvent être irascibles, mais malgré tout des hommes fréquentables, aimables, épatants et séducteurs. Ce sont en définitive d’exotiques phénomènes, des spécimens de la race noire, mais jamais appréhendés avec l’œil terrible de l’ethnographie voyeuriste, de l’indigénisme à l’œuvre dans les zoos humains. En somme, on ne peut pas conclure à un racisme aussi détestable et systémique.

49Cette considération en appelle une autre : s’ils sont çà et là disqualifiés, ils ne sont ni les seuls sujets ni les principaux sujets de la disqualification. Celle-ci porte bien autant, sinon plus, sur les élites et demi-élites qui déchoient à Neuilly en particulier ; et il est impossible de dire qu’elle est liée centralement ou uniquement à la fréquentation ou à l’admiration du noir. Procédure schizophrène au total car, on l’a noté, le temps passant, on finit par regretter l’époque où la fine fleur parisienne baignait parmi les Parigots, dans le grand brassage d’une Fête à Neuneu où l’on révérait les bamboulas.

50Dernier élément : dans l’ordre des phénomènes, les lutteurs noirs sont des faire-valoir centraux. Ils sont valorisés par et dans une large galerie de phénomènes dont, finalement, on les différencie par l’efficacité de leur lutte. Ce sont des combattants redoutables, des égaux donc, parfois de flegmatiques souverains de l’arène. La lutte, dans sa fonction spectaculaire et sportive, se définit et s’anoblit donc, notamment, par le frottement ou la mise en tensions des origines (continentales, nationales, régionales, locales) et des couleurs. Sous ce jour, le lutteur est une figure semi-exotique ou janusienne, française et étrangère, parisienne et provinciale, noire et blanche avec toutes les variations de gammes permises par le cosmopolitisme d’un milieu qui, dès les années 1890, regroupe d’innombrables origines de l’Europe à l’Inde, de l’Orient à l’Occident en passant par l’Afrique. De cet accordage métissé qui constitue une part essentielle de l’identité spectaculaire de la lutte des années 1860 aux années 1910, témoigne cette ode aux lutteurs signée en 1908, dans L’Auto, par un jeune auteur, Lucien Gumpel75. On y voit comme le blanc et le noir se mêlent et se démêlent. Une bête bicolore à deux corps. On y devine aussi le poids de la vieille indistinction associée au nègre combattant : le blanc est personnifié par Tom Cannon, un Britannique champion du monde des lourds, quand le noir reste Bamboula. Les choses évoluent donc, à pas comptés.

Soulignant le ring d’un trait sombre,
Les fracs, autour des jeux troublants,
Lui font une couronne d’ombre
Où s’enchâssent les plastrons blancs.

Car entre ses frêles clôtures,
– Parc à brebis de Trianon –
Sont lâchés les rois des ceintures :
Bamboula contre Tom Canon.

Comme des chiens en allégresse,
Ils froissent leur cuir blême ou noir
Qui luit de sueurs et de graisse
Sous les lampes du promenoir.

Alerte ! un bras couleur de rouille
Croche un torse au pâle pigment
Qui se détord sans qu’on débrouille
Le farouche enchevêtrement.

Serait-ce un monstre du Cocyle
Dans nos music-halls égaré
Qui en vient en coquette
Convulsé son dos bigarré.

Mais l’accouplement se termine
Par la chute d’un corps meurtri
Et dans le tas d’étrange mine
L’œil enfin peut faire son tri.

Surpris, pendant qu’ils se détachent,
De voir sans noir la peau du blanc
Et sans la moindre blanche tache
Le combattant au sombre flanc76.