1Quelle drôle d’idée de consacrer un livre entier aux numéros deux dans l’histoire ! Dans l’imaginaire collectif, ils sont entourés d’une réputation sulfureuse : qu’ils soient fourbes, ambitieux et intriguants comme Iznogoud, le fameux personnage de bande dessinée inventé par René Goscinny et Jean Tabary, dont l’éternelle plainte « Je veux être calife à la place du calife ! » motive toute l’action, ou qu’à l’inverse ils soient discrets, serviles et modestes à l’instar de Waldeck Rousseau, les numéros deux incarnent comme un négatif du leader politique légitime tant leur libido et leur comportement sont à l’opposé des qualités les plus socialement reconnues pour exercer le pouvoir. Au moment de refermer les pages de cet ouvrage collectif, on ne peut pourtant que se féliciter d’une telle entreprise car non seulement elle éclaire le pouvoir politique sous un jour original mais elle permet, ce faisant, de mieux comprendre le fonctionnement de la dyarchie sous la V^e République.

2En effet, si les numéros deux n’ont sans doute pas toujours existé, ils semblent malgré tout intrinsèquement liés à l’exercice du pouvoir. À l’appui de cette idée, on invoquera le fait qu’on en trouve des traces dans l’Antiquité, alors que les sociétés sont faiblement différenciées et que le pouvoir repose sur une domination de type charismatique, c’est-à-dire sur la croyance dans les vertus exceptionnelles du chef. Ces numéros deux n’ont parfois pas de titres officiels, ni même de charges particulières. Ils ne sont de plus pas uniques, comme le montrent Maurice Sterk de Leeuw et Fabian Schulz à propos du principat ou Régine Le Jan et Warren Pezé à propos du royaume franc. Seconds parmi d’autres seconds (héritiers, ducs, etc.), ils ne se distinguent que par la faveur que leur accorde le roi et le fait qu’ils ne sont pas des prétendants « naturels ». Choisis par lui en dehors des groupes d’élites sur le seul fondement d’un attachement réciproque, ces « favoris » font corps avec lui plus qu’avec le pouvoir : d’une part, ils sont voués « corps et âmes » à la personne du roi dont ils dépendent entièrement ; d’autre part ils en sont les « bras droit », conseillant celui-ci en tout domaine et le suppléant dans certaines de ses tâches subalternes.

3Avec l’émergence de l’État moderne, les caractéristiques des numéros deux évoluent. Ceux qui occupent un tel rang appartiennent aux élites et, leurs missions devenant plus formelles et techniques, ils possèdent des compétences bureaucratiques. Le vice-chancelier de Bretagne au xv^e siècle étudié par Marjolaine Lémeillat est ainsi, sauf exception, de lignage noble, il s’appuie sur une solide formation juridique et présente de beaux états de service. L’ingénieur des mines Charles Freycinet, appelé aux côtés du ministre de la guerre Gambetta au début de la III^e République, est un autre exemple développé par Julien Bouchet. Ces numéros deux tendent à se détacher de la personne du numéro un pour faire davantage corps avec l’État au service duquel ils consacrent toute leur carrière. Institution faite homme, ces technocrates jouent à cet égard un rôle non négligeable dans la dépatrimonialisation de l’État – aux côtés bien sûr d’autres agents – ne serait-ce que parce qu’ils n’exercent pas le pouvoir en leur nom propre. Pour autant, la figure du favori ne disparaît pas. Les deux types de numéro deux coexistent et/ou se confondent en une seule et même personne. C’est ce que montre Marie-Catherine Vignal Souleyreau à propos de Richelieu dont l’ascension repose sur des compétences politiques et administratives ainsi que sur la confiance que lui accorde Louis XIII.

4N’en déplaise à Max Weber, ces profils hybrides ne disparaissent pas avec l’avènement des dominations légales-rationnelles. Aujourd’hui encore, la faveur continue de peser dans le recrutement des seconds aux côtés des compétences certifiées par des diplômes. C’est ainsi que, dès que la configuration politique leur en laisse la possibilité, les présidents de la République nomment à leurs côtés un Premier ministre dont ils ont éprouvé la loyauté par un long compagnonnage. Certains, comme Georges Pompidou lorsqu’il est nommé la première fois en 1962, n’ont d’ailleurs pas d’autre titre à faire valoir pour justifier leur position – ce qui vaudra à Pompidou le sobriquet de « Pompidour ». D’autres, comme Alain Juppé, au profil plus politique et technocratique, n’hésitent pas à revendiquer une relation quasi filiale avec le président1. Les Premiers ministres s’entourent de la même manière : aux côtés du Secrétaire général du gouvernement (SGG), poste très juridique occupé par un conseiller d’État qu’ils ne connaissent pas personnellement, le recrutement de leur directeur de cabinet repose sauf exception sur un critère de confiance que seule une fréquentation assidue et a fortiori des liens amicaux sont à même de garantir. Au début de la V^e République, c’est même le recrutement de tout leur cabinet qui repose sur une connaissance relativement intime de ses membres. Bien sûr, Pierre Racine n’aurait jamais occupé le poste de directeur de cabinet de Michel Debré s’il n’avait pas eu certaines compétences particulièrement bien ajustées à la situation politique2. Mais conseiller d’État comme Michel Debré, Pierre Racine est aussi un ami de longue date du Premier ministre3 ainsi qu’un « vieil ami de René Brouillet », le directeur de cabinet de Charles de Gaulle4. Son cas n’est pas isolé. L’aide de camp de Michel Debré est « un ancien de Rambouillet5 », sa cheffe du secrétariat particulier, « une ancienne collaboratrice du secrétariat aux affaires allemandes et autrichiennes6 » tout comme un de ses chargés de mission, Jean Leroy. On retrouve ces mêmes chaînes d’interdépendances à la fois professionnelles et amicales dans le cabinet Pompidou. Lorsqu’il accède à Matignon, il convoque le 9 avril 1962 Jean Donnedieu de Vabres – alors directeur du cabinet de Pierre Guillaumat, ministre délégué auprès du Premier ministre Michel Debré – pour lui confier le poste de directeur de cabinet. Les deux hommes se connaissent depuis longtemps, Jean Donnedieu de Vabres ayant participé comme Georges Pompidou au gouvernement provisoire dirigé par le général de Gaulle entre 1944 et 1946 grâce à René Brouillet7. Georges Pompidou lui indique juste quatre noms pour composer son cabinet8 dont trois sont des amis de longue date – le dernier est un ancien élève de Pompidou qui ne restera d’ailleurs pas longtemps dans le cabinet. Pour le reste c’est Jean Donnedieu de Vabres qui puisera dans les cercles de son entourage. C’est ainsi que Simone Servais, attachée de presse de plusieurs ministres sous la IV^e République, entre au service de Georges Pompidou. Elle a fait la connaissance de Jean Donnedieu de Vabres par ses relations familiales au lendemain de la guerre, et rencontré Georges Pompidou par le biais d’amis communs au cours de dîners, notamment chez l’inspecteur des finances Philippe de Montrémy. De la même manière, Anne-Marie Dupuy, sa cheffe de cabinet, entre au service de Pompidou d’abord à la banque Rotschild, puis à Matignon et enfin à l’Élysée. Insérée depuis longtemps dans le milieu gaulliste sans pour autant être membre de l’UNR, celle-ci connaît bien le beau-frère de Pompidou, François Castex, pour lequel elle a travaillé. Ce dernier est aussi un ancien camarade d’internat de Michel Jobert, entré au cabinet de Pompidou sur triple recommandation pour y exercer la fonction de directeur adjoint de cabinet.

5Ainsi, plus on se rapproche de l’épicentre du pouvoir et plus les frontières entre vie professionnelle, vie politique et vie privée sont de facto brouillées. Cela s’explique facilement : dans un univers où l’exercice du pouvoir est en grande partie délégué et où la compétition fait rage, il n’est sans doute rien de plus précieux que de pouvoir se reposer sur des personnes de confiance. Le risque est gros sinon de voir le numéro deux détrôner le numéro un. Et l’on comprend alors pourquoi les numéros deux étudiés dans ce livre s’analysent bien souvent, à l’opposé d’Iznogoud, comme des auxiliaires du pouvoir en place qu’ils renforcent du mieux qu’ils le peuvent. Ce n’est pas un hasard d’ailleurs si leur rôle semble saillir de configurations où le pouvoir du numéro un est fragilisé pour diverses raisons – minorité du roi, routinisation du charisme, absence d’héritiers, absence de la reine, extension du domaine royal, etc. On a tous en tête Richelieu dont la contribution au renforcement du pouvoir royal est célèbre. Comme le rappelle Marie-Catherine Vignal Souleyreau, le cardinal apporte à Louis XIII une armée, un corps diplomatique, un réseau d’informateurs, un système fiscal pour rétribuer les uns et les autres, un appareil administratif rationalisé et décentralisé. Également, dans la monarchie hispanique du xii^e siècle, le ministre favori du roi administre en son nom un vaste réseau clientélaire et fait rempart aux ambitions des infants de Castille. Dans un tout autre contexte, celui des monarchies héllénistiques étudiées par Hugo Chausserie-Laprée, les numéros deux servent tout autant le pouvoir à leur insu. Le phénomène des favoris s’y développe lorsque ces monarchies s’institutionnalisent et que l’on assiste à une routinisation du charisme des rois. Cernés par des courtisans qu’ils choisissent de moins en moins, les rois s’entourent de plus en plus de conseillers personnels sans fortune ni prestige familial ni clientèles, donnant ainsi à voir une « pédagogie royale de la grâce » (Hugo Chausserie-Laprée) qui réaffirme en creux leur autorité charismatique. L’ascension hors norme permise par le seul fait du prince déstabilise en outre l’ordre social et politique, et l’on comprend alors également pourquoi ces numéros deux ont si mauvaise réputation : étrangers à la cour, ces créatures du roi destinées à servir son pouvoir en reléguant celui d’élites plus légitimes ne peuvent que susciter de leur part des jugements dépréciatifs. A fortiori quand le roi attise la concurrence entre eux.

6Norbert Elias l’a montré depuis longtemps : loin d’avoir été des fainéants, les rois ont été des stratèges, maintenant « l’équilibre des tensions » entre factions rivales pour mieux assoir leur pouvoir dès lors qu’ils en étaient l’arbitre9. Plusieurs des contributions du livre s’inscrivent dans le prolongement de cette thèse. Elles soulignent le rôle clé que les numéros deux ont joué dans cet équilibre des tensions en tant qu’acteurs, instruments mais aussi victimes. Ainsi s’expliquerait selon Rémy Gareil l’instabilité chronique du vizirat sous le règne d’al Muktadir (908-932). Loin d’être un marqueur de la faiblesse du califat, comme l’affirme l’historiographie, celle-ci pourrait bien avoir été favorisée par le calife lui-même dès lors qu’elle lui confère certains avantages. Si les sources manquent ici pour en attester, ailleurs cette hypothèse est validée. Quelle que soit l’époque étudiée, les numéros un ont en effet largement entretenu la précarité du poste de numéro deux en les mettant en concurrence avec d’autre conseillers officiels ou officieux, en faisant peser sur eux la menace d’un renvoi et/ou en organisant un turn over rapide. C’est là même une caractéristique de cette position : dépendante, précaire, inconfortable. Pris en étaux entre les intrigues de palais, les convoitises qu’ils suscitent et le bon vouloir du prince qu’ils servent, les numéros deux vivent dans une incertitude permanente. Il n’est pas jusqu’aux plus puissants d’entre eux, tel Richelieu au faît de sa carrière, qui ne la subissent pas. Et là encore le passé résonne avec le présent. Les témoignages recueillis par la journaliste Raphaëlle Bacqué dans son livre consacré aux Premiers ministres de la V^e République – au titre évocateur – L’enfer de Matignon – sont à cet égard éloquents10. Les Premiers ministres interrogés y évoquent longuement leurs rapports problématiques au temps qui manque, qui use, se perd, n’est pas respecté, etc. C’est que, non seulement leur temps est compté – en moyenne ils ne restent pas plus de trois ans à Matignon –, mais il est incertain, la seule certitude qu’un Premier ministre peut avoir étant, comme le dit Jean-Pierre Raffarin, qu’« à un moment ou à un autre, un accident, un problème, une difficulté, un mécontentement11… » peut venir bousculer son emploi du temps. Cette incertitude ne tient pas qu’aux aléas de la vie politique et sociale – crise, mouvement social, catastrophe naturelle, sanction du Conseil constitutionnel, etc. Elle tient aussi à la concurrence que se livrent au sommet de l’État les membres du gouvernement. « Avoir deux ministres qui rêvent d’être à votre place, c’est assez courant », explique ainsi Jean-Pierre Raffarin.

« Moi je crois que j’en ai eu même plus de deux […] J’avais bien quatre ou cinq personnes qui pensaient pouvoir être à ma place, plus quatre ou cinq ministres qui roulaient pour ces quatre ou cinq personnes. Et donc finalement, j’avais quasiment, dans mon gouvernement, la moitié des ministres qui se disaient que si j’avais un problème, ils s’en satisferaient éventuellement12. »

7Nombreux sont les Premiers ministres qui déplorent ainsi le comportement déloyal de leurs ministres : refus d’obéir, petites insubordinations, fuites organisées dans la presse, « coups tordus » et pour certains recours à l’arbitrage présidentiel. Car c’est bien connu, certains ministres – ceux qui composent la « garde rapprochée du président » et lui doivent leur portefeuille ministériel – n’hésitent pas à pousser les portes de l’Élysée en cas de désaccord avec le Premier ministre. Et là encore nombreux sont les témoignages attestant que les présidents les reçoivent et même les y invitent, au mépris du respect des circuits hiérarchiques.

8L’agenda de l’année 1970 du président Pompidou témoigne de l’ampleur que peut parfois prendre cette pratique présidentielle. Sur 628 rendez-vous identifiés avec certitude cette année, 31 % le sont avec des ministres que Georges Pompidou reçoit le plus souvent en tête à tête13. Si un ministre ne voit certes pas plus souvent le président que le Premier ministre, les ministres sont donc des interlocuteurs privilégiés par rapport aux autres interlocuteurs du président, loin devant les ambassadeurs, personnalités, chefs d’État et journalistes – entre 8 et 6 % chacun –, ou encore les parlementaires et les hauts fonctionnaires – respectivement 5 % et 3 %. Surtout, si les ministres des Affaires étrangères et de la Défense sont les plus souvent consultés avec le Secrétariat général de la Communauté, des Affaires africaines et malgaches – respectivement 27 fois, 23 fois et 32 fois sur six mois dépouillés –, Georges Pompidou reçoit tout autant les ministres de l’Économie et des Finances (26 fois) et celui de l’Intérieur (24 fois) ; il reçoit aussi régulièrement le ministre de l’Éducation nationale (12 fois) et dans une moindre mesure celui du Développement industriel et de la Recherche scientifique (6 fois) et celui des Affaires culturelles (3 fois). Durant les quatre premiers mois de l’année, non seulement Georges Pompidou aura vu au moins une fois tous les ministres du gouvernement Chaban Delmas mais il aura aussi reçu plusieurs secrétaires d’État et même certains membres de cabinets ministériels.

9Les archives de Pierre Mauroy attestent que cette pratique s’est perpétuée avec l’arrivée de la gauche au pouvoir. On y trouve une chemise entière consacrée aux « convocations de Mr le Président de la République » adressées aux ministres14. Et comme chacun sait François Mitterrand avait aussi des « visiteurs du soir » non membres du gouvernement. Bien sûr, cette pratique présidentielle ne s’inscrit pas systématiquement dans une stratégie « éliassienne ». Elle permet plus largement aux présidents de se tenir informés des dossiers en cours. On sait néanmoins qu’à droite, lorsque Jacques Chirac était le Premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing, des membres du gouvernement se flattaient « de prendre des positions souvent incompatibles avec les miennes, sous le prétexte que l’Élysée les y aurait encouragés15 ». À gauche, Pierre Mauroy raconte aussi que, lors de la crise qui a précédé le fameux « tournant de la rigueur » au printemps 1983, François Mitterrand avait « demandé au secrétaire général de l’Élysée de réclamer aux autres Premiers ministres possibles une note sur les mesures qu’ils prendraient immédiatement après être sorti du système monétaire européen et pour assurer le succès de cette nouvelle politique. Il y avait Fabius, bien entendu, Bérégovoy… bref, ceux qui, parmi mes ministres, passaient par-dessus moi pour plaider la sortie du SME16 ».

10Engagés dans une compétition aussi bien « verticale qu’horizontale » (Maurice Sterk de Leeuw et Fabian Schulz) où les alliés sont moins nombreux que les concurrents, susceptibles d’être renversés ou révoqués à tout moment, n’ayant parfois comme ressource à leur disposition que la confiance que les numéros un leur accordent, les numéros deux ne peuvent dès lors participer ouvertement aux luttes de pouvoir. Comme François Payan étudié par Nicolas Soulas, ils mènent le plus souvent une guerre par procuration, autrement dit une guérilla dans laquelle l’affrontement n’est jamais franc et direct. Cela leur permet de se prémunir de leurs nombreux adversaires mais aussi – et peut-être surtout ? – de la méfiance du numéro un. Car plus ils montrent leur force, plus ils passent pour dangereux aux yeux des numéros un et plus ils se rapprochent alors de leur fin. L’âme damnée du numéro un est ainsi condamnée à la chute quoi qu’elle fasse : s’il ne fait rien conte ses adversaires le numéro deux est affaibli ; s’il cherche à s’en protéger, il risque la sanction du numéro un. C’est pourquoi les numéros deux avancent le plus souvent masqués et déploient des savoirs faire d’un type particulier. Pour survivre, en effet, ils doivent avant tout rester discrets et donc cultiver le secret ; ils doivent se « préserver des orages » (Julien Bouchet), les anticiper et donc espionner tout le monde ; ils doivent affaiblir leurs adversaires et donc savoir intriguer ; ils doivent trouver des alliés et donc savoir courtiser. Dans le même temps, ils doivent constamment rassurer le numéro un sur leurs intentions et montrer de manière ostentatoire leur loyauté. Ils s’appliquent donc aussi à servir, à flatter, tout en faisant profil bas. C’est tout particulièrement le cas pour ceux qui ne doivent leur position de numéro deux qu’à la faveur des numéro un : ils ne la conservent qu’en faisant preuve de modestie et d’une faible appétence pour le pouvoir. Les meilleures illustrations dans l’ouvrage en sont Pierre Waldeck Rousseau étudié par Christophe Bellon et Charles de Freycinet étudié par Julien Bouchet. Mais là encore les Premiers ministres de la V^e République en sont tout aussi exemplaires. Loin des vêtements précieux brodés d’or et de joyaux des maires du palais pippinides, qui donnent à voir leur position réelle à la cour, ces numéros deux s’imposent en effet « un devoir de grisaille17 ». À l’encontre de la tendance générale à la peopolisation de la vie politique qui marque la fin du xx^e siècle, ils privilégient une communication institutionnelle aride et les formats courts – ceux des journaux télévisés – qui laissent peu voir la personne derrière la fonction. Car la règle communément admise est « que Matignon ne se mette pas en valeur18 », y compris en période de cohabitation19. Comme l’a montré Pierre-Emmanuel Guigo avec Michel Rocard, le Premier ministre est par conséquent « parlé » plus qu’il ne parle20. D’une part, c’est au travers des commentaires de ses faits et gestes par les journalistes qu’il existe aux yeux de la très grande majorité des Français ; d’autre part, il ne participe aux jeux en direction des médias qu’à la manière des ventriloques au travers des propos de son entourage. Et lorsqu’il prend lui-même la parole en public il ne manque alors jamais de rappeler sa fidélité au président. C’est ce que Michel Rocard et son équipe rapprochée à Matignon ont appelé « la stratégie du Génie des carpettes21 », sorte d’assurance-vie qui consistait à citer Mitterrand dans toutes les prises de paroles publiques du Premier ministre pour pouvoir continuer à affirmer ses positions politiques tout en neutralisant les critiques au sein du PS.

11Calculs et stratégie d’un côté, docilité et servilité de l’autre : le poste, on l’aura compris, exige au total une disposition certaine à la dualité. Aussi, pour caricaturale qu’elle soit, la figure du fourbe Iznogoud n’est-elle pas totalement dénuée de fondement historique et sociologique. Mais loin d’être un trait de caractère propre aux personnes, l’un des grands mérites du livre est de montrer qu’il s’agit là d’un effet de position. De même pour la méfiance dont ils sont l’objet : celle-ci ne découle pas seulement de leurs actes. Comme le dit Marion Duschesne à propos des infants de Castille, il s’agit aussi d’une « méfiance institutionnelle ». Et cette analyse vaut aussi bien pour la « tentation de l’Élysée », i.e. l’ambition de prendre la place du numéro un. Car l’ascension du numéro deux ne consacre pas seulement la réussite d’un homme mais simultanément celle d’une faction ou d’un camp politique. Lorsqu’un nouveau vizir ou un nouveau Premier ministre arrive au pouvoir c’est de fait tout un réseau d’obligés, d’alliés, de « camarades », qui en profite via la distribution des postes à pourvoir dans l’administration et au gouvernement. Ce camp pousse alors au pouvoir, faisant pression sur le second pour qu’il défende au mieux ses intérêts collectifs. Le modeste Waldeck Rousseau est ainsi invité par les gambettistes à conduire leur majorité parlementaire après la chute de Gambetta, tout comme Georges Pompidou se voit décerné le titre de président d’honneur du groupe parlementaire gaulliste par le groupe lui-même après sa « mise en réserve de la République » en 1968 ; Pierre Messmer est poussé par la droite gaulliste à présenter sa candidature à l’élection présidentielle pour contrer celle de Chaban Delmas après le décès prématuré de Georges Pompidou ; Jacques Chirac est pressé en 1974-1976 de se comporter en chef du pouvoir exécutif par le camp gaulliste qui vient de perdre l’Élysée, etc.

12Le plus souvent l’aventure tourne court. Pour un Stilicho, un Pépin ou un Pompidou, combien de numéros deux n’ont-ils pas renoncé avant même d’échouer ? Pour toutes les raisons évoquées plus haut, la position de numéro deux n’est de fait pas l’antichambre du pouvoir comme l’illustre bien le cas d’Inigo Errejon pour le parti Podemos développé par Wendy Devilliers. Le plus souvent sélectionnés pour leur docilité, leur loyauté et/ou leur faible appétence pour le pouvoir, ceux qui l’occupent n’ont d’abord pas de dispositions particulières à devenir numéro un. Et quand bien même ils en auraient, ils sont pris dans des injonctions contradictoires. Coincés entre leur devoir de servir leur chef et la pression de leur entourage à servir leur cause, ils ne peuvent contenter les uns sans fâcher les autres. Critiqués par ailleurs par leurs adversaires, ils ne peuvent répondre aux attaques sans susciter la méfiance des numéros un. Et l’on comprend alors pourquoi au mieux ils sont oubliés, au pire stigmatisés comme d’abominables intrigants. Cet ouvrage rend donc finalement justice à tous ces acteurs de l’histoire discrédités par la position dominée de numéro deux qu’ils occupaient.