Un découpage documentaire complexe

2Mais quelle cathédrale, au reste ? L’acte épiscopal, dans sa période classique d’expansion (xii^e-xiii^e siècles), a fort à faire avec l’activité scripturaire du chapitre cathédral, en des relations complexes, faites de complémentarité, d’émulation, de litiges et de récriminations, que peuvent désamorcer ou attiser les chanoines, leur mesnie, leurs dignitaires. Les modalités de « l’élection » de l’évêque, ses absences campagnardes ou curiales, jusque dans la sépulture, laissent souvent du champ aux chanoines, qui ont beau jeu de se poser en gardiens des traditions et du trésor de la cathédrale, face aux étrangers « proposés » d’en haut pour assurer la succession épiscopale. La séparation effective des menses (associée à la division des archives) prend souvent du temps, jusqu’au xii^e, voire au début du xiii^e siècle. Le chapitre accueille des collaborateurs de l’évêque, archidiacres et chancelier en tête, tout comme ceux qui dirigent le service de la cathédrale : doyen, chantre et écolâtre, coûtre/trésorier, etc. Ces dignitaires ont tous vocation à produire de l’écrit, stocké sur place, à la conservation fragilisée.

3La crue des actes épiscopaux dans les dernières décennies du xii^e siècle se prolonge ainsi dans une diversification notable des auteurs d’actes « de la cathédrale » (doyen avec ou sans la communauté des chanoines, archidiacres, official ou officiaux, vicaire). Et ces genres nouveaux d’écrits, qui sont aussi bien concurrents que compléments, empruntent à l’acte épiscopal, dans son volet contentieux et/ou administratif ; comme emprunte à l’acte de l’officialité épiscopale l’acte des officialités du doyen et de tel des archidiacres… L’on y pressent alternativement l’implication d’un rédacteur d’actes épiscopaux, le recours commun à des formulaires apparemment assez présents à compter du xiii^e siècle, ou, plus fréquent encore, l’emprunt à un fonds commun de formules. Ces modestes corpus, qui se mettent en place progressivement jusqu’au début du xiii^e siècle, sont reliés de tant de fils à l’acte épiscopal qu’ils entrent légitimement dans le même champ d’observation.

4À l’autre extrémité se pose (à vrai dire depuis le x^e siècle au moins) le problème épineux des actes « privés » des évêques : en particulier, le statut de leurs aumônes et de leurs fondations d’obit, comme des premiers testaments qui nous soient parvenus – où la séparation des sources de don n’est pas franchement claire, avant la régularisation induite par la fiscalité pontificale, qui saisit les dépouilles des clercs morts ab intestat dans un rayon toujours agrandi autour de Rome. Ce beau matériau attend des études détaillées que permettent d’ores et déjà des corpus très riches (Angleterre, Portugal, cardinaux, etc.)2.

5Cette brève énumération semble valoir pour l’ensemble de la Chrétienté latine, au seul prix de glissements chronologiques, et de couleurs spécifiques. En matière de legs documentaire, l’unique faille, et de taille, est dans la compilation, la production soutenue et la conservation des « registres épiscopaux », particulièrement denses et normés en Angleterre et en Aragon, présents aussi en France mais avec une terrible discontinuité, à Rouen et à Angers.

L’invention diplomatique de l’acte épiscopal

6Sur les phases de l’intérêt porté aux actes épiscopaux en tant que tels, je ne vais pas plus m’attarder, sauf à rappeler les options très différentes offertes aux travaux entrepris dans les divers pays, dans les diverses écoles diplomatiques, avec autant de variété que l’on a mis, ou laissé, de cohérence et de passerelles entre les actes souverains.

7a) En Allemagne, dès les dernières décennies du xix^e siècle, le contexte politique et la vigueur de l’histoire constitutionnelle attisent les curiosités pour l’histoire des actes « semi-publics », ni royaux ni privés. L’expression est maladroite, mais évocatrice : elle affirme le caractère propre de l’acte épiscopal, conçu comme un type ferme d’écrit, et qui appelle aussitôt grappillage de formules royales ou pontificales. L’ancrage de ces considérations dans le terreau de l’histoire nationale ouvre la voie à de très nombreux travaux, qui examinent l’écriture et le formulaire (« Schrift und Diktat »), recherchent et publient les actes épiscopaux, fâcheusement limités, presque toujours, à des regestes.

8b) La réception se fait en France, mais comme à l’habitude partielle et sélective. Le manuel d’Arthur Giry (1894) consacre, limite et déplace la portée des travaux allemands. Avec son flair habituel, il met l’acte épiscopal en rapport avec la diplomatique des conciles et synodes, et son essor avec l’institutionnalisation des chancelleries. En mettant bout à bout les passages consacrés aux actes conciliaires et épiscopaux et aux lettres, on arrive à six bonnes pages, sans autre appui bibliographique que quelques éditions.

9c) L’Angleterre (et encore par diffusion capillaire, l’Écosse, le Pays de Galles, l’Irlande) offre un paysage captivant, terrain d’études éclairé en 1929, hors des chronologies continentales, par le plaidoyer de Frank M. Stenton en faveur de l’examen mais aussi de l’édition d’un genre documentaire susceptible d’éclairer l’organisation de l’église anglo-saxonne, les débuts du droit canon, l’organisation du système paroissial3. Il est suivi en 1950 de l’étude capitale de Christopher R. Cheney, qui dépasse de beaucoup le cadre institutionnel du titre4.

10d) Pour se limiter à cette rapide évocation, on signalera que le pas a été franchi d’une approche transnationale, voire internationale, de la diplomatique épiscopale européenne, sanctionnée au 8^e congrès international de diplomatique (Innsbruck, 1993), mais qu’elle est demeurée largement monographique5. D’autres initiatives ont intégré, aux marges, la diplomatique épiscopale à une démarche comparatiste et à une prise en compte fine des jeux d’influences qui concourent à le modeler, vus souvent du côté pontifical : le 5^e colloque de travail de la Commission internationale de diplomatique, tenu à Heidelberg en 19966 ; accessoirement le colloque franco-allemand L’Église de France et la papauté, xe-xiiie siècle (Paris, 1990)7.

Les éditions

11Un temps attirés par les actes des figures marquantes de l’épiscopat national, les éditeurs ont livré des matériaux très variés. Longue prédominance des regestes en Allemagne, départ plutôt tardif en France, favorisant nettement la province de Reims (Arras par Benoît-Michel Tock, Laon par Annie Dufour, Noyon-Tournai du temps de l’union, puis Tournai seul, par Jacques Pycke et Cyriel Vleeschouwers), avec un paysage pauvre encore, même si l’on y adjoint des thèses de grand prix à publier, Reims par Patrick Demouy, Bretagne par Cyprien Henry, etc.

12Le contraste est fort avec la Grande-Bretagne et en particulier l’Angleterre : l’entreprise des English episcopal acta, patronnée depuis 1973 par la British Academy, soutenue par les Presses universitaires d’Oxford, a sorti son premier volume en 1980. Une présentation détaillée va en être faite, mais je voudrais dire mon admiration devant la qualité et l’homogénéité souple d’une collection qui a déjà accueilli pour l’heure 45 volumes, parus de 1980 à 2016. Sans compter de petits cahiers de planches photographiques, le tout (si je ne me suis pas trop trompé) dépasse les 14 000 pages. Il faut y ajouter un volume de fac-similés d’actes originaux, 1085-1305, paru en 2012 et riche de 100 pages de planches.

13Comme cette dernière précision le souligne, la collection n’a pas hésité à jeter ses filets dans les corpus d’actes d’un long xiii^e siècle. Ce terminus ad quem s’est introduit progressivement, par pragmatisme, en considérant l’état de la documentation. Rigoureuse par contre l’organisation des volumes où les textes sont classés par épiscopat et destinataire, les lettres au roi à part, le tout encadré par les lettres de soumission du nouvel évêque à son archevêque, et à l’autre bout de la charge, par le testament du prélat. L’effet de corpus jouant à plein, la collection est l’une de celles qui ont le plus contribué au grand chantier de la réforme des pratiques de l’édition, avec les Anglo-Saxon Charters et les Regesta regum anglo-normannorum… Les choix faits procèdent tous de l’examen diplomatique et archivistique préalable du matériau, mais encore de la rapidité d’exécution et des attentes des historiens : d’où, au début au moins, la simple signalisation des textes déjà bien édités et accessibles, l’allègement de l’apparat critique, réservé aux variantes significatives, mais inversement la prise en compte systématique des mentions hors-teneur et des notes dorsales…

14Je voudrais maintenant en venir au cœur même des actes, et pour ce faire, par commodité, j’ai réparti quelques thèmes et questions autour de trois grandes périodes, successivement évoquées.

Les origines

15Y a-t-il des actes épiscopaux au haut Moyen Âge ? Oui et non semble nous répondre le bon vieux Marculf (début viii^e siècle), qui donne plusieurs modèles d’écrit épiscopal : un privilège d’exemption, classé au début de la compilation, en tête de la section des actes royaux (livre I, n^o 1 – il est vrai qu’il anime une école cathédrale), et un groupe de modèles de lettres épiscopales, relatives à des envois de dons et à des recommandations (livre II, n^os 44-47) : toutes matières en fin de compte très « publiques »…

16Quelques reliques insignes du ix^e siècle, quelques dossiers rares, parfois fournis, au x^e siècle (principalement dans l’espace ligérien) montrent la solidité, l’apprêt, l’originalité de l’acte épiscopal, qui est plus qu’un acte privé concernant un évêque – et je partage l’opinion de Benoît-Michel Tock, exprimée à propos de l’acte d’Agius d’Orléans, de 854, alors que Arthur Giry estimait qu’« il n’y a pas lieu d’insister sur la forme de ces divers actes, dont le texte ne diffère guère de ceux qui émanent d’autres personnes… » :

« L’acte d’Agius peut être considéré comme une charte épiscopale. Mais qu’est-ce que cette expression signifie ? Suppose-t-elle que la charte a été donnée par un individu qui se trouvait être évêque […] ou que, dans la diplomatique carolingienne, il y avait un type de document, spécifique et particulier, dont la caractéristique n’était pas seulement l’auteur, mais aussi la forme et/ou le contenu ? Certains historiens mettent en avant une “nette parenté entre actes épiscopaux et autres actes privés” [H. Atsma et J. Vezin]. D’autres, se reportant à des formulaires et à la période mérovingienne, admettent au moins explicitement qu’il y a bien un genre de l’acte épiscopal […]. On a ici un acte qui se distingue très nettement de la moyenne des actes privés de son temps. Mais qui n’est pas pour autant un acte d’allure royale8. »

17Même s’ils diffèrent sur le rapport à l’acte privé, Hartmut Atsma et Jean Vezin, en desserrant la chronologie, soulignent opportunément la variété de la typologie et des formes :

« Comme Giry, nous constatons que les actes épiscopaux ne constituent ni un genre juridique ni un genre diplomatique à proprement parler, mais qu’il existe différentes sortes d’actes émanés de l’autorité d’un évêque agissant en vertu de ses pouvoirs particuliers dans le cadre métropolitain ou diocésain. Ces actes ne se distinguent pas, à première vue, d’autres actes dits privés contemporains. Leur aspect paléographique, leur mise en page, leur formulaire même dépendent de différentes circonstances de lieu et de temps ainsi que de la variété des motifs qui ont conduit à leur réalisation9. »

18Comme il y a bien un milieu épiscopal, il y a bien des traits communs, des types partagés, une circulation de formules et d’options, voire de modes, telle par exemple la citation précoce et par ailleurs très rare, au fil du ix^e siècle, du millésime de l’ère chrétienne dans plusieurs actes épiscopaux.

19On a longtemps invoqué, à la suite de Giry, le fait que l’acte épiscopal devait une partie de son autorité rédactionnelle à la captation des formes du procès-verbal d’assemblée conciliaire et synodale, proche aussi des notices de plaid. Sans doute vaut-il mieux parler de cousinage, les deux catégories évoluant parallèlement. L’ouverture formulaire des procès-verbaux (« Dum in Dei nomine… resideremus… »), les colonnes de souscripteurs sont naturellement choisies quand l’acte épiscopal procède d’une décision prise en assemblée ; il ne s’y limite pourtant pas – ce que montre bien, du reste, l’acte d’exemption retenu par Marculf.

20La diplomatique épiscopale haut-médiévale produit en effet, avec régularité, des lettres « dimissoires » et de recommandations qui, aux clercs se rendant dans un autre diocèse, en y passant ou pour s’y établir, servent de passeport. L’époque carolingienne a systématisé la pratique et laissé plusieurs textes et de nombreuses formules, rassemblés et scrutés par Laurent Morelle10 ; l’épiscopat mérovingien semble ici avoir été le passeur, résolu, de catégories et de modèles rédactionnels déjà attestés vers les iv^e-v^e siècles. Il n’a pas ignoré non plus les privilèges décernés à de grandes fondations, où divers facteurs, jusqu’aux relations interpersonnelles, semblent marquer la diffusion des patrons d’écriture et expliquer de fortes analogies11. À l’autre extrémité du haut Moyen Âge, les providentielles découvertes d’actes des archevêques de Tours du x^e siècle, sauvés par leur remploi dans des dos de reliures, montrent et la fréquence du recours à l’écrit et la fermeté de l’emploi des formules, non exclusives d’adaptations fonctionnelles.

Un âge classique ?

21Issu donc d’horizons variés, qui permettaient aux temps anciens de couvrir les deux extrêmes, en solennité et en durée de vie, d’un spectre déjà très large, l’acte épiscopal classique (j’assume tout ce que l’épithète, retenue par commodité, a d’insatisfaisant), qui brille de tous ses feux au xii^e siècle, emprunte résolument aux grandes chancelleries. Plus qu’influence du haut vers le bas, le phénomène semble traduire la recherche d’étais, impériaux, royaux, pontificaux, renforçant le bâti d’un acte épiscopal en quête de respectabilité.

22Mais l’emballement de la production risque de fausser le regard : des pertes colossales, le soin archivistique très sélectif, atteignent fort probablement des lettres d’administration dont l’usage a dû rester vivace, à l’avantage des seuls privilèges délivrés aux maisons religieuses du diocèse, progressivement flanqués d’un nombre croissant de règlements de litiges, d’actes de gestion du temporel, de notifications de transactions diverses qui ouvrent le chemin aux actes d’officialité.

23Le cas est presque caricatural du Regnum Italie, où des présentations neutres (élaborées par des « notaires ») se voient remplacées au fil du temps, au gré des origines et des options de l’évêque, par des actes tirés tout droit de la matrice impériale/royale, ou de la fabrique « grégorienne » – comme dans l’Allemagne des zones guelfes où la rota pontificale trouve un nouveau biotope. Et souvent, l’Italie centro-septentrionale verra au xiii^e siècle le retour en force des notaires publics – un retournement diplomatique qui n’est pas forcément le signe d’une dégradation, mais réaffirme le lien de l’évêque avec sa cité et la participation à la vie de celle-ci, comme y a insisté Giovanna Nicolaj :

« ll notariato, ovunque sparso e presente in terra italiana e ormai laico, torna a pervadere le sale chete e riparate delle curie vescovili e, per sua parte, riannoda i fili già interrotti fra il vescovo e la città12. »

24Le phénomène n’est pas moins remarquable ailleurs, avec de fortes amplitudes zonales. Les « influences » pontificales, il vaudrait mieux dire la captation de traits pontificaux, sont effectives et efficaces, mais l’espace leur est souvent compté et leur finalité reste brouillée : assimilation de trouvailles juridiques, mimétisme chez des clercs partageant les mêmes idéaux, hommage à la tête, commodité de rédaction, emprunt de formules-choc qui ont fait leurs preuves ? Tout à la fois sans doute : clauses de réserve, clauses comminatoires, concepts-clés (sollicitudo, minister, etc.), parfois écriture (ligature allongée des groupes -ct- et -st-), rota, plus rarement colonnes de souscripteurs imitées des colonnes de souscriptions cardinalices, bene valete monogrammatique13, bulles de plomb, etc., sont tour à tour captés. Quelques emprunts forts marquent l’affiliation à la papauté grégorienne (Allemagne de la Querelle des Investitures, Italie, péninsule Ibérique) ; des emprunts plus réfléchis et mieux intégrés se rencontrent aussi, et culminent dans la seconde moitié du xii^e et au début du siècle suivant. Ces cas extrêmes restent rares dans le royaume de France et se font remarquer en premier lieu chez les archevêques de Rouen et de Sens.

25Les transferts se font aussi entre zones. Dans les marges est et nord de la Chrétienté latine, l’acte épiscopal est l’un des principaux vecteurs de la conversion et de l’édification de structures institutionnelles… L’imitation qui en résulte chez les « convertis » est particulièrement forte, comme si la conversion était aussi diplomatique, mais l’imitation est-elle volontaire ou induite par l’arrivée de nouveaux rédacteurs ? Peut-être les deux à la fois… Cette histoire reste en tous cas à mettre en perspective.

26Mais les emprunts ne sont pas tout. L’étude fine des formules et de leur assemblage doit être globale. La taille des corpus épiscopaux est favorable à l’opération : chaque corpus est maîtrisable et assez fourni à la fois. Les méthodes puis les constats sont à portée de main : les outils pragmatiques tels qu’ils ont été mis au point par Benoît-Michel Tock dans le cas d’Arras valent pour tous les corpus de même nature et pour d’autres buts que la répartition des actes selon les responsables de leur établissement (l’évêque et son chancelier, le bénéficiaire, un tiers)14. Les outils inventés par Michael Gervers pour élaborer automatiquement la carte de circulation des formules les plus « juridiques » des actes sont eux aussi à disposition ; à l’origine conçus pour dater les actes sans millésime de l’Angleterre des xii^e et xiii^e siècles, ils semblent être aussi bien adaptés à la reconstitution des oscillations du formulaire15.

27Au tout début de l’acte, les titulatures ne sont pas moins porteuses de sens que celles des souverains. La titulature « d’humilité » (du type « non meis exigentibus meritis, sed sola gratia Dei ») qui sous-tend l’affirmation d’une délégation divine absolue, est très grégorienne, mais recycle en fait des formules parfois employées dans les temps carolingiens (sur le thème du « minister indignus »). Leur souplesse est extrême et permet des effets de rupture stylistique et/ou idéologique, ainsi quand Jean de Salisbury se dit évêque de Chartres « divina dignatione et meritis sancti Thome ». Inutile enfin de reprendre le corpus des commentaires inspirés sur les préambules ciselés et les accumulations de clefs du comput qui signent, à Laon, à la fin du xi^e et au début du xii^e siècle, l’intervention de l’écolâtre-chancelier (et théologien) Anselme16.

28Autre grande richesse avec les souscriptions ou listes de témoins qui, sans être une exclusivité des actes ecclésiastiques (épiscopaux et abbatiaux), y sont particulièrement denses, et d’autant mieux exploitables qu’elles sont souvent l’objet de classements par état et/ou fonction. La prosopographie des dignitaires cathédraux, des cercles de vassaux « chasés », du groupe surtout des familiers de l’évêque s’y dévoile par bribes. La familia de collaborateurs du prélat, cet Inner circle qui, à la fin du xii^e siècle, reste relativement souple et faiblement institutionnalisé, révèle ainsi en détail son profil : fourni en magistri, riche de chapelains et de responsables de petites maisons liées à l’évêque, il constitue le vivier d’où sortiront les premiers vicaires et les premiers officiaux. On y trouve aussi des parents de l’évêque.

29Ces entourages épiscopaux, en concurrence même pacifique avec les chapitres cathédraux, avec des formes spécifiques mais des résultats concordants, sont ainsi très tôt des lieux privilégiés de réception, de filtrage, de diffusion des nouvelles normes juridiques et des nouvelles modes d’écriture des actes, qui cheminent souvent de concert.

Le continent caché

30Les trois derniers siècles du Moyen Âge restent encore largement, malgré quelques coups de sonde, un continent caché. Et pourtant, que de richesses et de nouveautés !

31Dans le sud du royaume de France, comme en Provence, en Dauphiné, les notaires captent très largement la production écrite de l’administration et de la justice épiscopales. Mais si l’on prévoit une possible utilisation de l’acte dans les terres septentrionales, le sceau de l’évêque (personnel ou emprunté à une juridiction gracieuse) vient s’inscrire dans un diptyque à double corroboration et à double signe de validation, notarial et épiscopal ; les solutions sont multiples et livrent des indices passionnants sur les systèmes d’authentification comme sur les représentations du pouvoir. Le syncrétisme peut aller jusqu’à faire du notaire public un secrétaire du prélat. Et la combinatoire est apparemment bien comprise des contemporains, au moins des spécialistes de l’écrit, des zones septentrionales.

32Par-delà ces avatars diplomatiques, le xiii^e siècle, siècle de la diversification et de la judiciarisation des actes, de la constitution raisonnée de lieux d’archivage, enregistre partout un profond réaménagement de la typologie des productions diplomatiques : le déclin des privilèges est aussi brutal qu’est massive la démultiplication des actes de gestion des paroisses (les actes de gestion du patrimoine de l’évêché semblent être par contre mal conservés) ; hypothétique en France (encore que bien attestée pour le diocèse de Rouen, originaux et registre d’Eudes Rigaud confondus17), l’évolution est patente dans l’Angleterre des English Episcopal Acta18. Les formulaires, très homogènes au premier regard, méritent d’être étudiés de près ; le fond concorde : la part est écrasante des actes, très formalistes, relatifs au contrôle et au déroulement de la présentation à l’évêque d’un desservant par le patron ; la forme chirographaire est fréquente (un exemplaire pour l’évêque, un second pour le desservant). Les actes associés sont variés : confirmations, règlements de litiges sur les droits de patronage ou sur les dîmes.

33Mais il y a mieux : au xiii^e siècle commencent à apparaître ou à se développer des actes spéciaux relatifs à la gestion spirituelle et au gouvernement des âmes, indulgences, contrôle des hôpitaux et léproseries, des chapelles manoriales et des maisons de tout genre disposant d’une cloche, des fondations pieuses (« chantries » en Angleterre), des cimetières, des confréries, etc., tous lieux propices à une plus grande perméabilité aux expressions pontificales. La reproduction de formulaires standards le dispute sur ce terrain aux exercices de style les plus audacieux. Les chancelleries épiscopales, désormais bien étiquetées comme telles, après avoir été des laboratoires du droit, deviennent des foyers d’humanisme, au style recherché. Les études sont encore diffuses sur ce thème, Italie à part.

34D’un bout à l’autre du Moyen Âge, en bref, l’acte épiscopal et ses satellites auront été à la fois reflet et moteur de grands courants diplomatiques, qu’ils contribuent à éclairer.