URL originale : https://books.openedition.org/pur/234772

Chapitre V. Une assimilation professionnelle et sociale
p. 147-164
Texte intégral
Des relations d’affaires dans les unions matrimoniales
1Les mariages entre membres des mêmes familles sont une constante en vertu de la taille restreinte de la communauté protestante1. Si l’on prend le cas de la famille Admyrault, dont les membres sont négociants et originaires de La Rochelle, elle s’allie avec la famille Bourcard de Nantes à deux reprises en 40 ans. Une descendante Bourcard se marie en retour avec un Admyrault2. Et d’autres avec les Möller ou Bonamy de Nantes. La famille Bellanger, négociante nantaise dont l’un d’entre eux est corsaire (Jean-Marie Bellanger né en 1781), se lie durant une soixantaine d’années avec les familles Favre, Vaurigaud, Péquin, Durand-Gasselin, Zwingelstein, Krug ou Benignus sur 6 générations3 ! Le sucre allie les Say avec les familles Delaroche et Duméril. La famille Berthault se lie principalement avec les Durand-Gasselin mais aussi avec les Julliot, Favre, Faure de Bordeaux, Burgelin et Bellamy, pour ne citer que celles-ci sur 4 générations. La famille Bouscasse, très présente dans le milieu du négoce et de l’armement rochelais, se lie avec les Norvégiens Mörch négociants de La Rochelle, les Couve de Bordeaux, les Burgelin et Bellamy de Nantes. Les d’Allens, négociants originaires du Havre, comptant des capitaines et assureurs maritimes, s’allient successivement aux Canaud, Mörch, Benoît, Philippe et Bellamy tout le long du xixe siècle et dans la première partie du xxe siècle. Les Coninck liés aux Monod, voguant tant à Paris qu’au Havre, se lient avec des familles nantaises : les Rossel et dans les affaires avec les Dobrée. Ces derniers n’ont pas de descendance.
2Les Gorgerat, indienneurs, se lient aussi par leurs descendances aux Favre et aux Gâche. Enfin les Say ont un lien de sang avec d’importantes familles protestantes nantaises de souche ou de passage : les Voruz, Lauriol, Hardouin, Kerr, jusqu’aux Raoul-Duval négociants Havrais convertis au protestantisme et dont l’un, Nicolas, est pasteur à Nantes durant la Seconde Guerre mondiale. Louis Matiffa, pasteur et descendant également de la 5e génération, lui succède à Nantes.
3On se marie également entre familles de pasteurs : Le pasteur Charles Ducasse se marie avec Louise Fargues née à Mouchamps en Vendée et fille d’Henri Fargues pasteur à Nantes. Leur fils Jean est baptisé à Nantes le 30 juillet 18914. À la fin du siècle, toutes ces familles cousinent entre elles notamment au travers de celle des Durand-Gasselin que nous aborderons plus loin.
Le cas des Petitpierre
4La famille Petitpierre est emblématique de la domination du négoce suisse sur le port de Nantes jusqu’à la fin de la traite négrière5. Elle est aussi révélatrice des mariages endogames sociaux et religieux dans le milieu protestant lié au négoce. L’analyse de cette famille pourrait s’apparenter à celle d’une caricature tant elle frôle la consanguinité au regard des liens de parenté entre ses membres. Au commencement, deux frères, Simon-Louis et Ferdinand, qui s’installent à Nantes en 1763. Originaires de Couvet en Suisse, ils maîtrisent parfaitement la technique de fabrication de toiles d’indiennes. Les Petitpierre croisent fatalement d’autres Suisses indienneurs sur le port de Nantes. C’est dans ce milieu que vont se concentrer l’essentiel des unions matrimoniales protestantes dès la fin du xviiie siècle. Ainsi Simon-Louis s’unit avec Suzanne Rother le 2 mai 1771, elle-même sœur d’indienneurs suisses originaires de Berne, Abraham et Samuel Rother. Jean Ulrich Pelloutier, autre indienneur, fait partie des témoins du baptême de Suzanne-Marie, leur premier enfant aux côtés des Rother et Kuster6. Leur second enfant, Louis-Emmanuel, est baptisé en présence de la famille Bourcard (indienneur et armateur), des Meir et Köchlin toutes deux familles négociantes. Il s’agit ici d’une communauté très soudée avant la Révolution française et qui le demeure bon an mal an jusqu’au milieu du xixe siècle. Simon-Louis décède jeune à l’âge de 38 ans en 1771 laissant à sa femme et à son frère Ferdinand l’entreprise qui se hisse au sommet des indienneurs nantais. Il sort de la fabrique 26 000 pièces soit pratiquement le quart de ce que livrent les 9 ateliers principaux locaux en activité7. Dans le même temps, leur sœur Marguerite Petitpierre épouse Antoine Favre, indienneur également originaire de Couvet et futurs parents de 6 enfants dont Ferdinand Favre futur maire de Nantes. Ce mariage a lieu dans la chapelle de l’ambassadeur de Hollande à Paris8.
5Le succès des indiennes de traite amène la famille de Ferdinand Petitpierre à acquérir de nombreux biens immobiliers et propriétés, comme celle dite du « Clos sur l’Eau » sur la rive sud de la Loire à Saint-Sébastien-sur-Loire. La propriété comprend un cimetière familial. Pour que la fabrique Petitpierre se développe, la famille n’hésite pas à recruter, en Suisse, des graveurs-dessinateurs comme Pierre Maader et absorbe peu à peu les concurrents, à commencer par les maisons Rother, Favre, Pelloutier-Bourcard, Daviès, Falligan, Dubern… Cette stratégie de recrutement « à la Suisse » explique sa surreprésentation dans les registres protestants de la première partie du xixe siècle. Les nouveaux venus sont apparentés ou résident dans les mêmes villages suisses d’origine. En 1806 il ne demeure que trois manufactures : Favre-Petitpierre et Compagnie, Gorgerat et Forestier. Puis, une seule, celle de Favre-Petitpierre.
6C’est ainsi que se dessine une véritable mosaïque d’unions matrimoniales entre membres de la même famille et qui se fondent parfaitement dans l’environnement nantais des affaires. Dans un premier temps, Marguerite Petitpierre se marie avec Antoine Favre. La fille aînée, de leurs 6 enfants, Rose Marguerite Favre, épouse son oncle Ferdinand Petitpierre qui développe l’entreprise9. Ils ont 4 enfants dont l’un d’entre eux, Fleurus Petitpierre, maire de Saint-Sébastien-sur-Loire épouse sa nièce Augustine Petitpierre en 1849. Elle est la fille de son propre frère, Pierre-Auguste Aristide décédé 11 ans plus tôt10. Le frère de Rose Marguerite Favre, Abraham, épouse une fille Marie Petitpierre, originaire également de Couvet et cousine de la principale branche Petitpierre à Nantes. De cette union naît Émile Favre qui, à son tour, épouse en 1826… Lucine Petitpierre pareillement née à Couvet. Son frère, Ferdinand Favre (homonyme et neveu du futur maire de Nantes) épouse en secondes noces Henriette Bellanger en 1845. Tandis que sa sœur, Éléonore Bellanger épouse en 1847 le pasteur de Nantes Benjamin Vaurigaud. Sa tante, Rose Marguerite a aussi épousé en 1809 le pasteur Jacques Barré en secondes noces après le décès en 1803 par noyade de Ferdinand Petitpierre à l’âge de 57 ans11. On se marie également entre les Favre et les Gorgerat…
7Il est peu commode de se retrouver dans ce labyrinthe familial non exempt de consanguinité. Mais au regard de la descendance observée jusqu’en 1904, toutes les unions se réalisent dans le milieu protestant d’affaires ou négociant tels que les Barrat ou les Rousseau de La Brosse très présents dans les registres de l’église réformée12. Ces alliances familiales et d’affaires ne sont pas exemptes de dissensions au sein de la branche de Ferdinand Petitpierre. En premier lieu, la manufacture Favre-Petitpierre n’a que le nom de Favre car à la mort de Ferdinand, son épouse Rose Marguerite rompt l’alliance avec son frère, Abraham-Louis Favre en confiant la gestion de la société à ses deux fils aînés et à son autre frère Ferdinand (futur maire de Nantes). Il en résulte une fâcherie familiale définitive. À sa mort, en 1835 à Rezé, Abraham-Louis sera le seul des Favre à ne pas être enterré dans le cimetière familial du Clos sur l’Eau. Il est inhumé dans le carré protestant du cimetière Miséricorde13.
8Cette rupture n’a pas porté chance à la manufacture familiale. Les fils n’ont ni la compétence ni la motivation pour développer l’entreprise Petitpierre. Par ailleurs, ils sont levés par la conscription napoléonienne. Ferdinand embrasse une carrière militaire qui le propulse commandant d’État-Major. Aristide finit rentier. Le troisième Frère, Gemmapes, engagé dans la cavalerie, est l’enfant terrible de la famille. Turbulent, déserteur de l’armée puis réincorporé, il est porté disparu en Russie en 181414. Leur oncle Ferdinand s’est déjà orienté vers d’autres activités industrielles telles que la raffinerie de sucre et la fabrication d’engrais puis la politique. À tel point que la manufacture dépose le bilan en 1808. Douce revanche pour Abraham qui a conservé une activité sous la dénomination sociale de Favre-Petitpierre. Implanté sur l’île de Petite Biesse, 5 rue Beauséjour, sa fabrique prospère jusqu’en 1848 et tourne définitivement la page de l’indienne de traite. Dans la foulée, Rose Marguerite se sépare de son second mari, le pasteur Jacques Barré, qui regagne ses Cévennes natales.
9Que reste-t-il de cette famille hors du commun ? Les indiennes Petitpierre ont disparu ainsi que leurs machines, cardes, calandres, et planches d’impressions. Les abris des manufactures disparaissent également ainsi qu’une rue Petitpierre sur l’île de Nantes. La magnifique folie du Clos sur l’Eau, « Le Singe Doré », propriété de Ferdinand Petitpierre est tombée sous les tractopelles des promoteurs en 1971 pour laisser place à un lotissement et à une maison de retraite. Demeure le cimetière familial ouvert lors des Journées nationales du Patrimoine. Seul Fleurus, quatrième fils, a laissé une trace de la saga Petitpierre en région nantaise. Maire de Saint-Sébastien-sur-Loire de 1831 jusqu’à sa mort en 1859, il ne cache pas ses sympathies orléanistes puis républicaines. Il fait même flotter le drapeau tricolore sur le clocher de l’église15. Il instaure la gratuité de l’école publique en 1833, établit le cadastre du bourg, édifie un nouveau cimetière. Marié à la fille de son frère, il n’a pas de descendance. Tout risque de consanguinité est écarté. Fleurus Petitpierre rattache sobrement le nom de cette famille à une impasse d’un lotissement récent dans la ville où il fut maire durant vingt-huit années.
Des familles négociantes de confession protestante surreprésentées ?
10Malgré la faible présence des réformés à Nantes, nous constatons leur présence aux postes clé du pouvoir : mairie, chambre de commerce, tribunal de commerce. Comme nous l’avons vu préalablement, il est malaisé de déterminer avec certitude le pourcentage du nombre de protestants réellement influents dans le négoce Nantais et sur les quais même si les Dobrée, Voruz, Thomas, et les noms évoqués plus haut y exercent un véritable contrôle.
11Le nombre total de négociants permanents varie selon les études et les années, entre 250 et 400 toutes origines confondues, représentant les premières fortunes ou, du moins, faisant preuve de richesse16. Nous avons donc retenu dans un premier temps 355 négociants, armateurs, les plus significatifs. Soit fortunés ascendants de négociants nantais et/ou pouvant faire partie du corps électoral de 1815 à 1848. Ce qui explique la surreprésentation protestante. En effet, durant la Restauration, le droit de vote est réservé au contribuable d’au moins 30 ans et payant 300 fr et plus de contributions directes. La Monarchie de Juillet abaisse le seuil à 25 ans et 200 fr de contributions directes. L’étude du corps électoral révèle que Nantes en 1820 ne compte que 607 électeurs. En 1832 la nouvelle législation porte le nombre à 936 et enfin à 1 189 électeurs en 184617. La cote correspondant à la riche bourgeoisie est de 424 en 1820, de 508 en 1832 et de 673 en 1846 à la veille de la révolution de 1 848 établissant le suffrage universel. Paul Bois révèle dans son étude que 93 % des cotes inférieures à 1 000 fr de contributions font partie de l’ensemble. La société nantaise n’est pas dominée par une étroite oligarchie de la fortune, mais de plus en plus, par une bourgeoisie simplement aisée.
12Sur les 355 négociants nantais les plus fortunés, que nous avons inventoriés, de la fin du xviiie siècle à la fin du xixe siècle, 119 d’entre eux sont protestants, soit 36 % des recensés. À ce chiffre, nous pourrions rajouter les 18 consuls de confession protestante ayant aussi une fonction de chargés d’affaires et qui ne sont pas comptabilisés parmi les négociants/armateurs ou électeurs. Soit un total de protestants et apparentés s’élevant à 135 (38 %). Il convient de relativiser ce chiffre à l’évidence très surévalué et très peu représentatif de la réalité sur un siècle. En revanche, ce tableau indique avec une quasi-certitude les noms de familles protestantes nantaises qui ont compté mais il ne liste pas la totalité des familles nantaises « simplement aisées ». Notamment industrielles. En effet, si on se base sur un nombre total de 800 commerçants et marchands qui ont marqué le siècle, ce pourcentage n’a que peu de signification.
13À Bordeaux qui compte beaucoup plus de réformés qu’à Nantes, les réformés de cette ville figurent à hauteur de 10 % dans la liste des commerçants en 186018. Et si on applique la règle du suffrage censitaire sur la décade 1815-1825 à Nantes, le pourcentage passe largement sous la barre des 5 %. Mais cela n’a pas beaucoup de sens non plus parce que bon nombre d’acteurs protestants sur le port ne sont pas de nationalité française ou n’y résident que quelques années. C’est le cas de Nicolas Cézard, Geoffroy Dobrée ou bien encore de Frédérick de Coninck non-inscrits sur les listes électorales.
14Afin d’évaluer l’influence économique (hors de toute considération du régime censitaire), une autre méthode plus significative consiste à additionner les familles industrielles qui ont contribué à l’essor de Nantes et de la Basse-Loire. L’étude d’Yves Rochcongar nous livre une liste quasi exhaustive des entrepreneurs prédominants dans la seconde moitié du xixe siècle19. Ces 91 notices bibliographiques permettent d’affiner la représentation protestante d’une façon plus tangible. 16 d’entre eux sont effectivement protestants par tradition familiale ou proches de par les unions matrimoniales ou bien encore sympathisants ; soit 17 % environ des fiches de ces principaux capitaines d’industrie qui ont façonné l’histoire industrielle et portuaire de Nantes :
Arthur Benoît (gendre de Charles Lechat) et fabricant de conserves alimentaires ;
Samuel Burgelin, brasseur fabricant de bière et trésorier du consistoire ;
Henri Canaud, capitaine de navire et fabricant de conserves ;
Charles Cassegrain (converti au catholicisme) ;
Nicolas Cézard, armateur et raffineur de sucre ;
Hippolyte Durand-Gasselin, banquier et industriel ;
René Étienne, raffineur (par alliance) ;
Vincent Gâche, constructeur de navires ;
Ernest Gouïn, branche israélite convertie au protestantisme, constructeur de locomotives ;
Mathias Haëntjens, armateur et Louis Haëntjens, négociant armateur, ce dernier qui se convertit au catholicisme ;
Gabriel Lauriol, armateur, apparenté à la famille de l’amateur Hardouin,
Julien Charles Lechat, industriel et maire de Nantes, converti au protestantisme ;
Charles Philippe, fabricant de conserves alimentaires, beau-père de Charles Lechat ;
Achille Say, raffineur ;
Louis Vallet, filateur, (sympathisant) et vénérable de la loge du Grand Orient de France, Mars et les Arts de 1836 à 1839 ;
Jean-Simon Voruz, fondeur.
15Si on ôte les convertis, par alliance ou par sympathie, en ne retenant que ceux issus des lignées traditionnellement protestantes, (soit par ordre alphabétique, Burgelin, Canaud, Cassegrain, Cézard, Durand-Gasselin, Philippe, Say et Voruz), le chiffre passe sous la barre des 9 %. Enfin nous avons consulté les « Étrennes de Nantes et du Département de Loire Inférieure » ainsi que les Almanachs du commerce entre 1799 et 1900. Les relevés effectués fournissent une indication plus affinée du nombre des armateurs, négociants, commissionnaires recensés ou inscrits à la Chambre de commerce à partir du rétablissement des chambres en 1802. De 1799 à 1900, 155 négociants sont inscrits en moyenne par an. Avec des plafonds en 1820 de 235 armateurs, négociants, commissionnaires et en 1828 de 223 ; des planchers, 111 en 1865 et 95 en 1900. La part des protestants diminue au fil du siècle. Elle atteint un pic de 13 % en 1806 pour descendre à moins de 4 % en 1875 et stagne à 5 % de 1880 à 1900. Les protestants représentent 7,60 % des négociants nantais durant le xixe siècle, soit un chiffre inférieur à celui du milieu industriel. Mais si on prend l’exemple de l’année 1811, on ne compte que 16 protestants sur 162 négociants cités dans l’almanach soit près de 10 %. Les chiffres en valeur absolue des protestants dans le monde du négoce sont assez variables et n’excèdent jamais la vingtaine.
16C’est pourquoi nous estimons que le nombre de protestants armateurs, négociants et industriels confondus et connus, qui ont fait de Nantes une grande ville portuaire et industrielle, représente plus de 10 % des capitaines d’industrie au xixe siècle et moins de 8 % des armateurs et négociants. Ce pourcentage est probablement inférieur si on intègre d’autres paramètres, tels que les petits négociants, grossistes et détaillants de moyenne envergure. La frontière entre le marchand, le négociant, le commerçant de second rang est de plus très perméable. Il n’en demeure pas moins que ce contingent, même révisé à la baisse, est considérable au regard d’un nombre total de protestants qui n’a jamais dépassé 0,67 % de la population nantaise. Il est très difficile de définir la part des richesses générées par les familles protestantes au port et à la ville. Mais si l’on considère les fortunes des Say et Voruz, les avoirs des Philippe dans la liste des industriels énoncée plus haut en y rajoutant l’immense patrimoine des Dobrée, l’influence des protestants sur la période étudiée est loin d’être négligeable. Nous avons pu aussi constater la présence de familles d’amateurs rochelais soit par contractualisation de mariage ou pour affaires : les familles Admyrault, Babut, Bouscasse, Delmas, Thurninger, Mörch ont eu une influence sur le développement économique nantais en lien avec l’industrie. Cependant, la prépondérance des familles négociantes au sein de la communauté protestante ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt. D’autres professions sont indiquées dans les registres et leur somme est bien supérieure à celle des négociants.
Des unions avec des catholiques et une sociologie qui se démocratise dans le temps
17Au fur et à mesure des années, de nombreux mariages sont mixtes au sein de la bourgeoisie nantaise. Les conversions au catholicisme qui en résultent sont fréquentes : c’est le cas pour la descendance des familles Haëntjens, Voruz, Maës, Étienne, Chéguillaume, une branche Say… Par ailleurs, le peu d’intérêt pour les affiliations religieuses de nombreux protestants ou en rupture avec l’orthodoxie incarnée par la paroisse de Nantes a-t-il accentué le phénomène de décomposition des familles exclusivement protestantes ? C’est notamment le cas pour la famille Haëntjens, innovatrice sur le plan économique, plutôt conservatrice sur le plan politique, mais convertie au catholicisme par ses relations sociales et matrimoniales. Seule la branche protestante Durand-Gasselin confirme ce phénomène d’intermariage confessionnel jusqu’à la seconde guerre mondiale.
18L’ouverture de ces unions fondées sur le lien économique et non plus uniquement sur la qualité confessionnelle a aussi permis de sortir la bourgeoisie protestante nantaise d’une forme de confinement. Inversement, des catholiques se convertissent au protestantisme ou acceptent que leurs enfants soient élevés dans la foi protestante lors d’une union avec un(e) conjoint(e) protestant(e). C’est le cas des Lauriol, Lechat ou de l’israélite Gouïn, pour ne citer que ces exemples20. Cette propension est identique à celle de Bordeaux et de La Rochelle. En fait l’intégration professionnelle protestante diffère tout au long du siècle : elle est le fruit d’une contribution économique déterminante en lien avec le port, le commerce maritime en droiture et sa capacité à s’investir dans de nouveaux marchés. Un Thomas Dobrée ou un Jean-Simon Voruz n’ont rien de commun sinon cette capacité à innover au-delà de leur appartenance à la confession protestante. Notons que bon nombre d’entre eux sont naturalisés longtemps après leur installation en France. Les cas Favre (avant 1830) et Voruz (naturalisé en 1848) en sont deux exemples patents.
19Les 1 652 actes de mariages relevés dans les registres nous offrent une source précieuse car elles indiquent les professions. Ainsi, et en apparence, les rentiers, avec 143 entrées et les propriétaires, 120 entrées, arrivent en tête des premières catégories sociales. Mais il convient à nouveau de nuancer ce chiffre en trompe-l’œil. Ce sont en réalité les employé·es et les commerçants qui représentent les contingents les plus importants avec respectivement 424 employé·es et 283 artisans-commerçants notifiés dans les registres. Viennent ensuite les rentiers et propriétaires et les ouvriers. Nous présupposons quelques erreurs de transcriptions ou de déclarations des pasteurs. Mais nous pouvons estimer qu’elles se situent à la marge.
20C’est ainsi que le tableau suivant nous livre un pourcentage fiable.
Tableau 1. – Répartition par secteur d’activité.
Primaire dont métiers de la mer | Secondaire Ouvriers et employés | Tertiaire dont enseignants, militaires et artistes | Négoce commerçants industriels & rentiers |
80 | 662 | 247 | 663 |
4,84 % | 40,07 % | 14,95 % | 40,13 % |
21À la fin du xixe siècle les classes moyennes (qui comprennent une petite bourgeoisie) et populaires sont majoritaires : fonctionnaires, ouvriers convertis au protestantisme via la Mission populaire évangélique, artisans ou petits commerçants démocratisent la communauté réformée même si la moyenne et haute-bourgeoisie y occupent une place très importante. Ces chiffres méritent d’être comparés avec ceux de l’étude réalisée par Christian Vogels du département de sociologie, de l’université de Nantes, à l’occasion du cinquantenaire du temple de Nantes en 2006. C’est ainsi que le sondage commandé par l’Église réformée de Nantes montre qu’au début du xxie siècle, les élites sociales et culturelles sont toujours surreprésentées en son sein (32,6 % de cadres et professions intellectuelles supérieures et 28,4 % de membres enseignants, de santés et de services). 46,3 % des sondés sont titulaires d’un BAC +4 et plus et 20,6 % sont de niveau DEUG ou licence. Mais comme le précise Christian Vogels, « les études longues ne favorisent pas toujours l’accès à des salaires élevés ou très élevés […]. Instruits, sans doute le sont-ils, mais riches, c’est loin d’être sûr ». Politiquement, les protestants se situent alors à 36,8 % à gauche, au centre (gauche et droit) à 35,8 % et à droite à 17,4 %21.
La Mission populaire évangélique (MPE)
22Nous avons vu que le protestantisme à Saint-Nazaire est naturellement tourné vers son port. Les protestants, pour la plupart employés ou ouvriers forment une minorité sociale différente de celle des protestants Nantais. Cependant Nantes compte un fort contingent ouvrier pour lequel le Conseil presbytéral agit. Et pour cela l’Église réformée s’appuie sur une mission évangélique. Au commencement, un pasteur britannique, Robert Whitaker Mac-All qui se rend à Paris dans un quartier populaire. En 1871 les hauteurs de Belleville sont encore sous le choc des milliers de morts de la « semaine sanglante ». Le Temps des Cerises est passé et l’insurrection de la Commune a échoué. La misère plonge le monde ouvrier dans le plus grand dénuement. « Je refuse une religion imposée. Je suis prêt à accepter une religion de liberté en même temps que de réalité », aurait dit un ouvrier au pasteur Mac-All. La réalité ? Le pasteur accepte et fonde une Mission, la future Mission populaire évangélique (MPE)22. Moins de quinze années plus tard, la Mission regarde vers l’ouest. Et alors que le temple de Saint-Nazaire attend des marins étrangers et de nouveaux prosélytes, la Mission Mac-All met le cap sur les côtes bretonnes en 1885 et remonte la Loire jusqu’à Nantes à bord d’un navire évangélique, Le Mystery23. Sans le savoir, les évangéliques restent fidèles à la tradition des courants d’idées venus par la mer et sur l’estuaire de la Loire.
23À Nantes, la mission Mac-All tient des réunions dès 1884. Le nombre de conversions à Nantes est significatif tout au long du xixe siècle : 52 personnes dont 12 couples entre 1840 et 1860 ; 22 conversions entre 1860 et 187024. Elles sont le fruit de mariages mixtes et nombre de prosélytes issus des classes les plus laborieuses trouvent dans la MPE un lieu d’accueil plus conforme à leurs attentes en termes d’animation et de culte. C’est principalement au début du xxe siècle que se développe la mission à Nantes avec la bienveillance de l’Église réformée qui accueille dans le temple des réunions dès 1903. Un pasteur marque l’implantation de la MPE à Nantes : Emmanuel Chastand (1888-1974). Il organise, des réunions de prévention de l’alcoolisme. Il ne cache pas ses sympathies socialistes et sera même candidat « antialcoolique » aux élections législatives de 1919. Il est l’initiateur de nombreux projets sociaux qui perdurent toujours au xxie siècle : aide sociale, soutien scolaire, braderie, études bibliques… Emmanuel Chastand est un des initiateurs et acteurs du christianisme social français. Il œuvre pour changer les conditions sociales des individus afin de sauver leur âme et pense même que l’Église primitive ressemble au communisme originel25.
Saint-Nazaire : une place à prendre et des débuts difficiles
24Les protestants nazairiens escomptaient une plus forte participation aux cultes avec la création du temple. Les « flottants » et l’augmentation constante de la population justifient leur optimisme. Mais cette élévation du nombre de protestants ne se produit pas. Les trois cents paroissiens espérés au culte le dimanche dans le temple ne sont pas au rendez-vous. Pire, les pasteurs célèbrent le culte parfois devant un auditoire maigrelet.
25En premier lieu, les marins britanniques boudent le temple et préfèrent se retrouver entre eux. Un arrêté du préfet en 1898 les autorise à ouvrir une chapelle provisoire à Saint-Nazaire « afin de permettre aux marins anglais d’assister à l’exercice de leur culte26 ». Le culte a lieu tous les seconds et quatrièmes dimanches de chaque mois dans une salle du consulat britannique, place Marceau. Le pasteur Irby, aumônier anglican, est aussi chargé des cultes anglicans à Nantes au 5 quai de la Fosse. La seconde difficulté qui entrave les espoirs des protestants est l’absence d’un pasteur résidant à Saint-Nazaire. Depuis le milieu du xixe siècle, les pasteurs de l’Église réformée de Nantes, tels Benjamin Vaurigaud, Jean Sohier ou Henri Fargues, assuraient les offices.
26En 1889, le pasteur Lassalle de la Mission populaire de Nantes assure un service hebdomadaire à Saint-Nazaire jusqu’en 1894. Ensuite le pasteur Biau, autre agent de la MPE à Nantes, effectue les déplacements. À cette époque, 60 protestants assistent régulièrement au culte et l’école du dimanche réunit une quinzaine d’enfants. À partir de 1898, le service est plus régulier mais avec le départ de quelques familles et sans pasteur, l’église de Saint-Nazaire périclite au début du xxe siècle. Souvent les pasteurs ne trouvaient que huit ou dix auditeurs, parfois moins27. En 1902, le conseil presbytéral, à Nantes, consacre une grande partie de ses réunions au douloureux problème de Saint-Nazaire. Tous les membres s’accordent à reconnaître que la Société Évangélique et la Société Centrale, qui fusionnent en 1910 en future SCE (Société Centrale Évangélique) ont créé des postes dans des églises moins importantes que celle de Saint-Nazaire et qu’à Trignac, foyer ouvrier avec peu d’emprise catholique, il y aurait une œuvre d’évangélisation fort intéressante à entreprendre.
27La MPE affecte, en 1903, le pasteur Creissel à Saint-Nazaire pour une durée de 6 mois. Alors « les auditoires » s’élèvent jusqu’à 175 personnes28. Cette collaboration avec la MPE, commencée en 1904, a perduré tout le long du xxe siècle. C’est la recherche d’un pasteur permanent et l’instabilité de l’Église réformée à Saint-Nazaire qui conduisent les protestants nantais à confier Saint-Nazaire à la Mission Mac-All (ou MPE). Sur ce point, l’explication est très clairement apportée par Paul Bellamy en 1904 :
« Après de longues études, le conseil presbytéral estima que l’église de Saint-Nazaire n’était pas assez prospère pour en faire une base ou un centre d’action. Par la suite, c’était à une société d’évangélisation pure qu’il fallait faire appel. L’agent devrait continuer l’œuvre d’Église, et Dieu le voulant, cette œuvre se développerait par les conquêtes d’évangélisation. C’est alors et alors seulement, dans quelques années peut-être, qu’il y aurait lieu de s’adresser à la SCE pour lui demander de se substituer à la Mission populaire en créant un poste de pasteur à Saint-Nazaire […]. La Mission populaire voulut bien décider conformément au désir du conseil presbytéral que Mr Creissel resterait chargé de la direction des deux stations de Nantes et de Saint-Nazaire29. »
28En octobre 1903, le pasteur Louis Bonnet fut à son tour nommé à Saint-Nazaire mais presque aussitôt congédié30 ! Enfin, en décembre 1904, le pasteur Corby prit ses fonctions à Saint-Nazaire toujours sous le couvert de la MPE conformément au rapport de Paul Bellamy. Dès 1884, une première réunion de la Mission Mac-All s’était tenue à Saint-Nazaire. En 1888, la somme de 1 100 F est allouée pour la mission d’évangélisation à Saint-Nazaire31. Parmi ces évangéliques partis à la rencontre de la classe ouvrière, le pasteur Jules Sainton est un pasteur baptiste qui parcourt les villes de Bretagne au bénéfice de la Mission Mac-All. La rencontre entre deux formes de protestantisme à Saint-Nazaire, l’une plus sociale et évangélique en milieu ouvrier, l’autre plus classique, ne se fait pas sans difficultés : en 1886, les réformés refusent de prêter leur lieu de culte aux membres de la Mission. Il est exact que les responsables réformés de Nantes comme ceux de Saint-Nazaire sont issus de la moyenne et petite bourgeoisie. Et l’approche évangélique de la Mission, en direction d’un prolétariat grandissant à Saint-Nazaire, diffère sensiblement de leurs habitudes cultuelles32.
29Par ailleurs, les réformés de Saint-Nazaire conservent leurs petites habitudes et se consacrent à l’édification de leur temple. Aussi, le projet en 1897 d’une extension de la Mission Mac-All à Trignac n’est-il pas vraiment porté par les protestants nazairiens et échoue. Mais la baisse de fréquentation au temple, la désaffection religieuse due à une période profondément anticléricale et la fin du Concordat en 1905 obligent l’Église de Nantes à supprimer un des deux postes pastoraux. Par conséquent, la desserte devient difficile à Saint-Nazaire et cette situation contribue à l’entente des deux courants protestants. Du reste, beaucoup de familles fondatrices de l’annexe réformée ont quitté Saint-Nazaire au début du xxe siècle. Avec l’arrivée du pasteur Corby, c’est un tout autre élan qui s’imprime à Saint-Nazaire. Et même si officiellement, l’annexe de Saint-Nazaire dépend de la SCE, la MPE en assure l’animation bien avant d’en avoir officiellement la charge en 192833.
30Les missions de Saint-Nazaire et de Nantes plus connues sous le nom de « Fraternité » ou « Frat », rassemblent des prosélytes d’origine catholique de milieu modeste et ouvrier principalement. Leurs premiers lieux d’accueil sont à proximité des quais de Nantes sur la Fosse, dans le quartier des ponts sur l’île de la Grande Biesse puis à Chantenay. À Saint-Nazaire comme à Nantes, les employés et ouvriers fréquentant la MPE travaillent dans les industries liées à l’activité portuaire, telles que la métallurgie, la navale ou bien encore dans les raffineries de sucre. La venue des évangéliques comme leur installation progressive sont rivées à la mer et à la Loire. Une différence subsiste cependant entre les deux villes. À Saint-Nazaire, la MPE et l’Église réformée ne font qu’un – et plus particulièrement après la Seconde Guerre mondiale – alors qu’à Nantes les locaux et leurs animations respectives sont séparés tout en entretenant des ponts qui subsistent toujours.
31Le conseil presbytéral de Nantes songe même à l’éventualité d’une paroisse propre à Saint-Nazaire dont les limites incluraient les villes de Bourgneuf, Paimbœuf, Saint Hilaire de Chaléons, Chéméré et Saint-Viaud au sud, Redon, Pontchâteau et Donges en « suivant la voie ferrée ». Le pasteur en poste, Héliodore Jospin, grand-oncle de Lionel Jospin, propose une église autonome rattachée à l’Union des Églises réformées évangéliques et dépose à la sous-préfecture les statuts d’une association cultuelle publiés au Journal Officiel le 28 avril 1914. Il accueille le 10 juin 1914, pour la première fois, le consistoire dans le temple de Saint-Nazaire. Il y annonce fièrement la formation d’une association cultuelle légalement constituée et déposée le 21 avril 1914 à la sous-préfecture de Saint-Nazaire. L’admission définitive est adoptée. Les frontières géographiques de cette Église autonome ne sont pas encore bien définies mais elle est promise à un bel avenir sous l’impulsion de Jospin. Alors que les délibérations de la séance du consistoire ne font aucunement référence aux graves événements qui se préparent, la Première Guerre mondiale vient contenir cet élan remarquable et Saint-Nazaire reste sous l’autorité de la Mission Mac-All.
Les œuvres
32Avant l’installation de la MPE, l’Église de Nantes avait sensiblement investi dans l’action sociale et l’éducation. En 1872, 12 diacres aidés de Thomas II Dobrée viennent en aide aux foyers nécessiteux34. La bourgeoisie protestante approvisionne les différents bureaux de bienfaisance : Mme veuve Dobrée, Charles Rossel, Caroline veuve Möller, Mme veuve Dumoustier, Mary Osburn veuve du général Cambronne, les conserveries à travers Henri Canaud et la veuve de Charles Philippe, une demoiselle Karcher, la veuve Albertine Vallin née Anthus pour les sommes conséquentes de plusieurs dizaines de milliers de francs de l’époque entre 1841 et 1896…35
33En mai 1878 l’asile protestant pour personnes âgées, cher à Thomas II Dobrée, reçoit le concours financier de Durand-Gasselin père mais aussi de tous les noms que nous côtoyons dans notre étude : Bellamy, Burgelin, Colombel, Raoul-Duval, Voruz… l’établissement est reconnu d’utilité publique en 189836. La question sociale protestante concerne aussi l’enseignement. Après l’école de la rue de la Bastille fondée par Thomas I Dobrée, une seconde école primaire ouvre ses portes rue Dugommier en 1842. En 1873, on compte un total de 86 élèves sans obligation d’appartenir à la confession réformée. Sa communalisation en 1877, au grand dam de Thomas II Dobrée, s’effectue sur demande du consistoire même si des réserves s’expriment quant à l’instruction religieuse. On redoute surtout que l’Église catholique se substitue aux protestants. Ainsi s’exprime Benjamin Vaurigaud : « Nous ne pouvons pas et nous ne devons pas renoncer à conserver, tant que des congrégations restent dans la place, des instituteurs portant l’estampille officielle de notre culte et nous fournissant la garantie suffisante que nos enfants ne seront placés sous des influences hostiles. » Le consistoire exprime une autre crainte : « Placé entre le cléricalisme et la libre pensée, la neutralité est un vain mot…, les jeunes instituteurs débarrassés du clergé sont devenus champions de la libre pensée. L’université fait de l’incrédulité une pensée maîtresse37. »
34Malgré ces réserves, l’Église réformée de Nantes joue globalement le jeu progressiste de la laïcisation de l’école. Les dons important des veuves Dobrée, Peyrusset ou bien encore de La Jarriette permirent l’achat d’un local pour l’établissement de l’école rue Dugommier. Avec le concours d’Hippolyte Durand-Gasselin, la bourgeoisie protestante s’est mobilisée et a incontestablement été active face à la question sociale et à celle de l’enseignement. Quant à Saint-Nazaire qui bénéficie de l’arrivée du chemin de fer dès 1857, beaucoup de familles bourgeoises nantaises ou parisiennes protestantes s’y déplacent pour la saison des bains de mer ou bien à Pornichet (alors commune de Saint-Nazaire). Tout au long de la seconde partie du xixe siècle, ces familles diffusent de la documentation dans laquelle il est précisé que le protestantisme est une « religion plus commode que le catholicisme38 ». L’ouverture d’une école protestante à Saint-Marc-sur-Mer (commune de Saint-Nazaire) dont le projet ne verra jamais le jour inquiète cependant très sérieusement la hiérarchie catholique. En 1857, le curé de la paroisse, l’abbé David, décide de prendre des mesures coercitives pour « enrayer l’avance protestante » en menaçant les mères catholiques de ne plus pouvoir recevoir les sacrements catholiques et en excluant leurs enfants de la préparation à la première communion39.
35À l’évidence, l’intégration protestante à Saint-Nazaire est plus difficile qu’à Nantes. Mais que de chemin parcouru depuis le milieu du xixe siècle. En 1873, on doute encore du protestantisme à Saint-Nazaire. C’est ainsi que le paroissien Zelling s’adresse au pasteur Vaurigaud dans ces termes à propos d’un projet de conférence : « J’ai la certitude que des personnes de la meilleure société de Saint-Nazaire seront heureuses de vous entendre et il est utile que le vrai but et les antécédents du protestantisme à Saint-Nazaire soient connus dans ce pays ». Le même auteur demandait aussi au pasteur Vaurigaud de lui trouver une épouse protestante40. C’est la fin de cette époque où les protestants perdus dans le port comptent sur les pasteurs de Nantes. Ils ont résisté à l’environnement hostile des catholiques, mais aussi à l’indifférence de la population. « Notre patrie traverse une crise terrible qui la sauvera ou la conduira aux abîmes », notait le pasteur Corby en 1909 au sujet de l’anticléricalisme à Saint-Nazaire41. Cette image de Saint-Nazaire, marquée par le développement du syndicalisme et les longues grèves ouvrières, n’eut aucun impact sur l’installation de la MPE à Saint-Nazaire. « La population est généralement antipathique aux idées cléricales et aux ultraminoritaires », note une famille protestante dans un courrier adressé au pasteur Vaurigaud. Et de rajouter dans le même courrier : « L’influence cléricale n’est pas très puissante malgré les grandes dépenses faites ici. Les catholiques ne réussiront pas à faire de Saint-Nazaire, une ville cléricale, ils ne font que des indifférents en matière de religion42. » Cette tradition anticléricale n’est pas surprenante dans une ville-champignon telle que Saint-Nazaire : les idées de Marx font leur chemin. Le socialisme et le syndicalisme se développent. Les premiers conflits sociaux apparaissent, l’organisation de la défense des travailleurs aussi. Pour de nombreux ouvriers issus de la campagne et venus travailler à la ville, la mutuelle et le syndicalisme ont remplacé le patronage et le sermon du curé le dimanche. Ville ouvrière et républicaine dans un département conservateur, Saint-Nazaire se développe d’une façon spectaculaire avec la révolution industrielle et portuaire. Le cléricalisme catholique n’a que peu de prise sur la population. Cette seconde moitié du xixe siècle voit les protestants tracer un sillon peu profond mais d’une remarquable ténacité. L’inauguration du temple en 1898 en est l’aboutissement.
36En décembre 1904, le pasteur Corby nouvellement nommé donne une impulsion nouvelle à la communauté protestante. Le nombre de baptêmes augmente ainsi que celui des mariages au cours des années 1900-1910. Le culte rassemble chaque dimanche une quarantaine de paroissiens. La hiérarchie catholique s’en émeut et dépose plainte à l’encontre de Pierre Corby en 1908 : il est accusé de vouloir « rompre l’unité des familles43 ». Le tribunal rejette l’accusation et Pierre Corby continue à développer avec zèle l’œuvre réformée de Saint-Nazaire qui compte des conversions de catholiques au protestantisme44.
37Héliodore Jospin est nommé à sa suite en août 1912 : il y célèbre un premier mariage le 24 septembre 1912. Son ministère est dynamique de 1912 à 1929. Jospin bénit et signe plus de 50 % des actes de mariages de 1863 à 1940. Les registres de mariages sont remarquablement bien tenus : les professions des mariés sont rarement oubliées. Il n’hésite pas non plus à faire déplacer des membres de sa famille pour bénir leurs mariages : ainsi Maurice Jospin, Jacques Jospin, Jacqueline Jospin et Marcelle Jospin sont mariés à Saint-Nazaire par leur frère ou cousin Héliodore Jospin. Les actes sont en hausse et la fréquentation au temple aussi. Après la guerre 14-18, une première salle de réunion est installée dans un baraquement à proximité du temple. La cohabitation est alors très paisible entre l’annexe de l’Église réformée à Saint-Nazaire et la MPE. Sur le baraquement, un écriteau accueille les curieux : « Foyer ouvert à tous45. »
Notes de bas de page
1Ce phénomène est aussi probant dans le milieu protestant bordelais tout au long du xixe siècle : les alliances se multiplient entre les familles Bosc, Balguerie, Baour, Guestier, Lawton, Johnston, Lawton, Cruze, de Luze. En 1900 toutes ces familles cousinent entre elles avec les Faure et les Schÿler. Pacteau de Luze S., op. cit., p. 160.
2Martinetti B., Les négociants à La Rochelle au xviiie siècle, Rennes, PUR, coll. « Histoire », 2013, 448 p.
3Benignus, dont trois générations de pasteurs du milieu du xixe à la fin de la seconde guerre mondiale.
4ADLA, 124 J 18.
5Gaillard A., Les Petitpierre, indienneurs à Nantes, Saint-Sébastien, Les amis de Saint-Sébastien, juin 2010.
6AMN, GG 508.
7Gaillard A., Les Petitpierre, op. cit. p. 9. Pour aller plus loin sur les raisons sociales des manufactures, nous renvoyons à Cousquer C., op. cit., et plus particulièrement p. 170-171.
8Ibid., p. 12 et ADLA, série I BMS 1788-1792.
9Roy B., op. cit., p. 214.
10Le mariage a lieu au temple le 6 février 1849. Comment l’interdiction de cette union a-t-elle été levée par l’autorité préfectorale ? En vertu de la notabilité de Fleurus ? Il est bien déclaré sur le registre d’état-civil que « Fleurus et son épouse étant oncle et nièce, ils ont présenté comme levant la prohibition résultant du degré de parenté des lettres patentes qui demeureront annexées au présent acte », ADLA, 124 J 25.
11Vatinel D., « La famille Petitpierre », Nantes, Cahiers du Centre Généalogique de l’Ouest, no 125, 2014, p. 19.
12Rose, quatrième enfant de la descendance de Ferdinand Petitpierre, épouse Auguste Barrat, avocat et financier parisien.
13Gaillard A., op. cit., p. 33.
14Pour plus de détails sur Gemmapes, nous renvoyons plus longuement à l’ouvrage détaillé de Gaillard A., op. cit., p. 37.
15Gaillard A., op. cit., p. 39.
16AMN, série F2, Centre de documentation de la CCI, Bovar A., op. cit. André Bovar en dénombre environ 230 en permanence tout au long du xviiie siècle parmi les lesquelles 26 fortunés se détachent.
17« Le suffrage universel élargi donne 23 000 électeurs à Nantes en 1848 », Bois P., « La vie politique au xixe siècle », in Bois P. (dir.) Histoire de Nantes, op. cit., p. 295-296.
18Pacteau de Luze S., op. cit., p. 156.
19Rochcongar Y., Capitaines d’industrie à Nantes au xixe siècle, op. cit.
20Nantes compte au xixe siècle une petite communauté juive qui ne dépasse pas 150 membres. Le recensement de 1851 indique 108 israélites résidant à Nantes, ADLA, 6 M 17. 133 israélites en 1861 et 138 en 1866, ADLA 6 M 20 et 6 M 24. Un consistoire est créé en 1834 et la synagogue est inaugurée en 1871. Kahn C. et Landais J., Nantes et les Nantais sous le Second Empire, op. cit., p. 90-92. Pour aller plus loin, Toczé C., Les juifs en Bretagne, ve-xxe siècles, Rennes, PUR, coll. « Histoire », 2006.
21Vogels C., « Comment être protestant en terre catholique quand vos racines sont catholiques et protestantes ? Les paradoxes de l’Église réformée de Nantes et Loire-Atlantique », additif p. 2-4, Livre du cinquantenaire du temple de Nantes, 1956-2006, Nantes, imprimerie Hélio Graphic, 2006, 129 p.
22Nous renvoyons pour l’histoire de la MPE à Morley J.-P., 1871-1984, La Mission Populaire Évangélique, Les surprises d’un engagement, Paris, 1993.
23SHPF, archives de la MPE, registre du Comité 1886. Carluer J.-Y. et Poton D., Les protestants de l’Ouest, La Crêche, Geste éditions, coll. « 30 Questions », 2007, p. 56.
24Carluer J.-Y., thèse…, op. cit., p. 881.
25Morley J.-P., op. cit., p. 38.
26ADLA, V1 84.
27ADLA, 124 J 81 Rapport de Paul Bellamy, 1er mars 1904.
28ADLA, 124 J 143 Conseil presbytéral du vendredi 25 avril 1902.
29Rapport de Bellamy P., op. cit.
30Carluer J.-Y., op. cit., p. 897, SHPF, archives de la MPE, registre du Comité, 1900-1905, p. 254, 293, 316…).
31Ibid., p. 862.
32Concernant les missions baptistes et méthodistes en Bretagne, notamment autour des pasteurs gallois James Williams, John Jenkins et William-Jenkyn Jones puis Jules Sainton, nous renvoyons à Carluer J.-Y., Protestants et Bretons, Carrières-sous-Poissy, La Cause, 1993, et plus précisément au chapitre v, « La Bretagne, terre d’évangélisation », p. 199-253.
33Le synode régional des Églises réformées évangéliques officialise le principe du transfert des bâtiments de l’annexe de Saint-Nazaire à la MPE. En 1931, la MPE acquit le Temple pour la somme de 60 000 F, ADLA, 124 J 5.
34ADLA, 124 J 142, conseil presbytéral du 5 février 1872.
35Nous retrouvons l’intégralité de ces dons auxquels nous pouvons rajouter les noms de Anthus, Beck née Cheyssial, Faerber, Lesage, Delante (10 000 f en 1877), Filleul, fille Cheyssial, Ponge (née Lucas), Krauss…, ADLA, 124 J 90 « Dons et Legs ».
36ADLA, 85 V 1.
37ADLA, 124 J 56, délibérations du consistoire du 18 juillet 1873.
38Olivaud H., « L’Église locale face aux mutations de la population nazairienne sous le Second Empire », Bulletin de l’Association Préhistorique et Historique de la région nazairienne, Saint-Nazaire, no 61, avril 1996, p. 20. Malheureusement, ces documents n’ont pas été conservés et sont rapportés par les catholiques.
39AHDN, boîte de paroisse de Saint-Nazaire, lettre du curé au vicaire général l’abbé Richard, 8 octobre 1857.
40ADLA, 124 J 81, lettre de Zelling à Vaurigaud : « Vous m’avez parlé il y a longtemps que vous me recommanderiez à une demoiselle pour me marier, malheureusement malgré mon désir jusqu’à présent, je ne connais aucune demoiselle protestante ; je ne voudrais pas me marier avec une dame catholique… ».
41Carluer J.-Y., op. cit., p. 975, et rapport de la MPE, 1909, p. 121.
42ADLA, 124 J 81, lettre de M. et Mme Bachelot-Villeneuve à Benjamin Vaurigaud, 1873.
43Ibid.
44Un prêtre aurait même été converti, Carluer J.-Y., op. cit., p. 897.
45« Ce fut tout d’abord une grande pièce dans un rez-de-chaussée minable. Un pasteur de Nantes venait de temps en temps parler de la Bible aux pauvres gens qui la fréquentaient. Plus tard, cette « Frat » a été établie sur un grand terrain dans un baraquement comprenant une grande salle […]. » Témoignage de Mme Pinard-Lecorre dans le journal de la « Frat » de Saint-Nazaire, Le Message, no 3, 1994.

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les protestants et Nantes
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://freemium.openedition.org/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3