Un port et des protestants

3L’histoire urbaine de Nantes est celle d’une saga portuaire. Les protestants y occupent une position de choix. La porte océane de l’estuaire de la Loire lie étroitement les protestants à la mer. Attestée dès le xvi^e siècle, leur présence à Nantes et Saint-Nazaire au xix^e siècle fluctue en permanence entre deux pôles, l’un, urbain, consacré aux manufactures et à l’industrie, l’autre, portuaire, voué à l’armement et au négoce. Les quais, qui séparent la Loire de la terre ferme, forment un trait d’union entre ces deux pôles. Qu’ils soient manufacturiers, industriels, négociants ou armateurs, les protestants vivent et dépendent pour l’essentiel de la Loire et du trafic maritime. Ils sont très majoritairement d’origine étrangère. Comment pouvait-il en être autrement après que, à la Révocation de l’édit de Nantes en 1685, leurs coreligionnaires furent chassés, pour ne pas dire pourchassés ?

4Dès le xvi^e siècle, les huguenots se sont tournés vers la mer. Leur présence précoce sur l’océan Atlantique est intimement liée à l’activité commerciale, voire à la pêche dans certains lieux, au gré des embarquements successifs1. Nous connaissons l’encouragement de l’amiral de Coligny pour les expéditions en Floride ou vers La Havane, son attachement au port de La Rochelle, où il se réfugia un temps, ainsi que Philippe Duplessis-Mornay qui ouvre la voie des Huguenots vers l’océan. Ce natif des terres, natif de l’actuel département du Val d’Oise, en 1549, gouverneur de Saumur, principal et fidèle conseiller politique d’Henri de Navarre, nourrit une vision stratégique maritime offensive à l’échelle atlantique et mondiale. Dans son esprit, il s’agit de brider les velléités expansionnistes du roi Philippe II d’Espagne sur tous les continents2. L’objectif est de conclure des alliances avec l’Angleterre, le Danemark, les Pays-Bas pour empêcher toute activité maritime espagnole en Europe du Nord-Ouest et du Nord. Duplessis-Mornay est aussi celui qui envisage de fonder une colonie huguenote en Amérique après le massacre de la Saint-Barthélemy. Selon lui, l’enjeu de la mer est consubstantiel à l’avenir des huguenots et du royaume de France. Le contrôle des ports est la condition au succès de cette stratégie. C’est ainsi qu’il imagine la prise de Saint-Nazaire en 1588 dans le but de contrôler et de verrouiller l’estuaire de la Loire. C’est encore lui qui entre dans Nantes le 10 avril 1598 avec à sa suite des gentilshommes huguenots pour préparer l’arrivée, trois jours plus tard, d’Henri IV et la signature de l’édit de Nantes.

5Cette période est celle des découvertes. Le Portugal, l’Espagne, l’Angleterre et les Provinces Unies se disputent la conquête des océans et du Nouveau Monde. Paradoxalement, ce n’est que plus tard, dans le camp adverse, que les stratégies maritimes de Coligny et portuaires de Duplessis-Mornay seront parfaitement comprises et partagées ; en la personne du cardinal de Richelieu qui ne cesse à la fois de briser les foyers huguenots des ports français et de promouvoir, dans le même temps, des opérations de commerce en réponse à ses rivaux ibérique et britannique. La place de l’Atlantique, de la mer océane atlantique entre l’Ancien et le Nouveau Monde, s’en est trouvée profondément changée3. Pour les protestants, la mer rime avec trafics, dans le sens noble du terme ; trafics avec les autres nations vers lesquelles l’on s’aventure et enfin s’implanter outre-Atlantique. Le ressort de l’aventure maritime protestante trouve aussi sa source dans l’opportunité de faire fortune, y compris grâce à la traite négrière.

6De la révocation de l’édit de Nantes en 1685 à la promulgation de l’édit de tolérance en 1787, l’économie atlantique, véritable espace de liberté, participe au développement des pays où se réfugient les protestants ainsi qu’à leurs conquêtes américaines ou africaines. Les échanges commerciaux, tout comme la colonisation engagée par les nations qui ont adopté la Réforme, se font par voie maritime. Par ailleurs, les protestants mettent en œuvre des stratégies sociales et économiques dans le but de faciliter leur intégration dans les pays d’accueil. Ce qui permet pour certains d’entre eux leur retour en France dès le milieu du xviii^e siècle. Les protestants du début du xix^e siècle, forts d’un savoir-faire manufacturier acquis dans les pays du Refuge et rompus aux méthodes du négoce, jouent un rôle économique capital dans les ports français de l’Arc atlantique : les cotonniers au Havre, les commerçants du bois du Nord européen à La Rochelle, les producteurs d’eaux-de-vie dans le Cognaçais, les négociants en vin à Bordeaux, les raffineurs de sucre et les promoteurs de la métallurgie à Nantes, les chaudronniers suisses de la navale à Saint-Nazaire, pour ne citer qu’eux, sont principalement de confession protestante et originaires des pays dits « du Refuge » où ils trouvèrent asile à la révocation de l’édit de Nantes. Lors de la mutation économique de l’ère industrielle du xix^e siècle, ils jouent un rôle décisif, participent au développement des infrastructures portuaires et à la transformation urbaine. La société portuaire constitue de fait une société urbaine dont l’activité, tant économique, sociologique ou culturelle, est déterminée par la fonction portuaire4. Ce n’est pas nouveau : dès l’antiquité, le développement des ports de l’estuaire engendre une urbanisation modelée par la communauté économique maritime. Au Moyen Âge, les espaces portuaires se structurent en territoires à part entière et se distinguent de la ville tout en coexistant à l’intérieur des remparts comme à La Rochelle5.

7Les protestants ont joué un rôle déterminant dans l’histoire de Nantes, notamment au xix^e siècle. Leur relation au port et à l’industrie naissante est primordiale. Nous les retrouvons actifs lorsque Saint-Nazaire, fille du port et de l’industrie nantaise, devient, au milieu du xix^e siècle, tête de ligne de la Transatlantique pour l’Amérique centrale. Ainsi, le xix^e siècle fait figure d’âge d’or pour les protestants nantais : influents, ils s’intègrent tant dans le domaine économique que politique. Dans le domaine religieux, ils sont partie prenante des conflits théologiques entre libéraux, partisans d’une étude critique de la Bible, et évangéliques, fidèles à la théologie dogmatique de Calvin. Ils sont présents dans les œuvres sociales et dans l’enseignement. Nous les retrouvons en franc-maçonnerie et conservateurs de collections artistiques, soit par affinités personnelles, soit par convenance sociale. Cette minorité, dotée d’un esprit éclairé et novateur, a su saisir les opportunités et prendre appui sur les atouts portuaires de la ville de Nantes. Ainsi en est-il de Paul Bellamy, dernier maire protestant de Nantes au xx^e siècle, dont l’œuvre considérable est aussi l’aboutissement de nombreuses transformations portuaires et urbaines entreprises au siècle précédent.

8Une question fondamentale se pose : l’appartenance religieuse a-t-elle été déterminante dans l’ascension des protestants nantais ? Réussit-on mieux parce qu’on est protestant ? Comme le suggère Max Weber, y a-t-il corrélation entre protestantisme et capitalisme6 ? Soyons clair : de notre point de vue, les protestants n’ont pas engendré le capitalisme, dont les origines sont bien antérieures à Martin Luther et Jean Calvin. Mais en raison de leur statut de minorité et des persécutions dont ils ont été parfois victimes, ils nouent des rapports décomplexés avec l’argent et la réussite sociale. Les catholiques ont souvent considéré, avec un zest d’hypocrisie, que tout ce qui touche à l’argent relève du tabou. Or, pour les protestants, le métier a une valeur intrinsèque que Dieu a donnée à accomplir aux hommes. Cette éthique protestante du travail expliquerait pourquoi la révolution industrielle a commencé en Angleterre et aux Pays-Bas. Cela s’applique-t-il aux protestants ligériens ? Après tout, la Belgique, pourtant catholique, s’en est très bien tirée. Les ports vénitiens particulièrement catholiques, également. Plus simplement, la représentation de la minorité protestante à Nantes dispose d’un statut particulier : elle est composée, pour l’essentiel, d’étrangers au début du xix^e siècle. Et cette spécificité allogène s’est avéré un atout. Cette minorité constitue, aux yeux de beaucoup de Nantais, un gage de prospérité et de progrès. Car les protestants en affaire innovent dans les manufactures, sur les quais, dans la navale ou dans la métallurgie. Ils sont émancipés de toute tradition régionale parfois contraignante. Ils ne sont pas ancrés dans les us et coutumes locales et disposent de leurs propres réseaux relationnels, notamment avec la Suisse, de réseaux littoraux atlantiques avec la Grande Bretagne ou bien l’Allemagne. Ils sont acteurs du développement économique, social et urbain. Par ailleurs nous verrons qu’ils savent aussi ouvrir leur périmètre aux catholiques lors de mariages mixtes. Des descendances, issues tant de dynasties protestantes que catholiques, choisissent l’une ou l’autre des deux confessions.

9Le statut de minoritaires n’a donc pas été un handicap. Ils ont participé à l’histoire urbaine nantaise, dont l’expansion vers l’ouest de Nantes s’est intensifiée dès le xviii^e siècle. Le port de Paimbœuf, à une quarantaine de kilomètres plus en aval, n’est aux yeux des armateurs et négociants nantais qu’une dépendance de celui de Nantes qui connaît une profonde mutation géographique. Les îles qui en faisaient « la petite Venise de l’Ouest » n’en formeront bientôt plus qu’une seule, ce, dès le début du xx^e siècle : l’Île de Nantes7. Les raisons de ces aménagements, finalisés entre les deux guerres mondiales, sont multiples : principalement la lutte contre la pollution des eaux et la propagation des épidémies tel le choléra qui touche Nantes à plusieurs reprises. Mais aussi, le dragage en Loire qui sape les quais et déstabilise progressivement les bâtiments, les crues récurrentes qui inondent les îles et rendent les ponts impraticables. Les multiples canaux et « boires », ces bras morts de la Loire, qui serpentent entre les manufactures constituent un frein au développement. La circulation est de plus en plus difficile dans une ville morcelée par les quatre bras principaux de la Loire, deux affluents et quatre îles principales.

10Jusqu’en 1880, Nantes traverse plusieurs crises. La ville, alors principal port français d’armement, passe d’une prospérité rayonnante à l’effondrement de son trafic au début du xix^e siècle. Les causes en sont connues : le blocus continental et l’enchaînement des conflits durant les guerres impériales, la perte de Saint-Domingue en 1804 où les Nantais étaient fortement investis, l’interdiction de la traite des noirs en 1817 sur laquelle reposait l’essentiel de l’économie maritime nantaise tournée vers les Antilles. Nantes doit adopter une nouvelle économie. L’industrie remplace alors le négoce négrier. Puis ce fut la crise du sucre ; la betterave du nord de la France portant un coup sérieux à l’industrie de la canne à sucre importée des Antilles. Ensuite le port de Nantes doit faire face aux difficultés de navigation fluviale dues à l’augmentation du tonnage des navires. C’est ainsi que l’avant-port de Saint-Nazaire voit le jour. En effet, la principale raison du déclin portuaire nantais au XIX^e tient à l’ensablement de la Loire. D’où la délégation du port de commandement à l’avant-port de Saint-Nazaire. Les techniques de dragage étaient à l’époque impuissantes pour permettre aux navires de fort tonnage de remonter la Loire malgré un marnage important qui leur offrait un tirant d’eau supérieur à marée montante et un courant naturel à marée descendante. L’arrivée du chemin de fer, concurrent du transport fluvial, soutenu par l’obstination du maire protestant, Ferdinand Favre (1832-1866), porte « le coup de grâce ».

11Nantes emprunte alors un chemin nouveau lorsque la révolution industrielle bascule les rives de l’estuaire vers des activités économiques innovantes. Certes, l’industrie était déjà présente, mais plus en aval : les fonderies de canons à Paimbœuf des protestants Voruz, la forge de Basse-Indre du protestant Thomas Dobrée. Les industries vont peu à peu s’approcher de Nantes qui engage une division de la ville fonctionnelle et hygiéniste. Sur la rive droite et sous l’impulsion de Ferdinand Favre, des travaux d’aménagements urbains sont effectués pour élargir les voies, créer des espaces verts dont celui du Jardin des Plantes, concourant ainsi à agrémenter la rive nord et à renforcer l’attractivité de la partie bourgeoise de la ville. Des lignes de chemin de fer sont construites, directement sur les quais, contribuant à couper davantage les habitants du fleuve. Les îles de la Loire, programmées pour être réunies en une seule au xx^e siècle, accueillent les activités indésirables que la ville veut circonscrire, comme les hôpitaux et surtout les industries. L’île de la Prairie-au-Duc est aménagée pour éviter que les usines ne se déplacent sur la rive droite de la Loire, notamment à Chantenay.

12C’est le temps où l’activité du port de Nantes est basée sur l’industrie alimentaire, le raffinage de sucre dominé par des protestants et la construction navale. Tout comme à l’époque du commerce triangulaire, la Loire est perçue comme pratique, cette fois pour exporter la production industrielle. Et encore ; le canal de Nantes à Brest, ouvert en 1892, serait presque plus adapté que la Loire dans ce rôle. Un canal ! Voilà une bonne idée pour redynamiser le trafic de la Loire jusqu’à Nantes. Car dès 1857, Saint-Nazaire n’est plus une annexe mais bien une rivale en aval. Après le redressement enregistré la première moitié du xix^e siècle, le poids global des marchandises chargées sur les quais nantais s’effondre8. Malgré l’élaboration d’une stratégie industrielle, les années 1850 n’en marquent pas moins l’amorce du déclin du port de Nantes. D’où l’idée du creusement d’un canal latéral, celui de la Martinière, mis en service en 1892, qui apporta dans un premier temps une véritable bouffée d’oxygène9. Ce canal profond de six mètres, se révèle rapidement obsolète. Dès 1903, les techniques de dragage et la correction des passes permettent d’ouvrir un chenal direct et profond de huit mètres en Loire jusqu’à la mer. Nous verrons que les nombreux choix économiques et politiques ont été opérés par des protestants en responsabilité à la mairie, à la chambre de commerce, aux affaires et sur les quais. Ils sont déterminants souvent pour le meilleur ; parfois ils subissent des échecs retentissants. On ne peut pas comprendre le rôle des acteurs portuaires protestants nantais et nazairiens du xix^e siècle sans prendre en considération l’histoire de la Loire et de ses transformations.

Le protestantisme à Nantes : une réalité mal connue

13Cet ouvrage s’appuie sur de très nombreuses sources, à commencer par des sources manuscrites dites « primaires » protestantes conservées aux archives municipales de Loire-Atlantique tels que les registres des baptêmes, mariages et sépultures (BMS). Les très nombreux articles du bulletin de la société de l’histoire du protestantisme français, une des plus grandes sources pour les historiens, sont plus régulièrement consacrés à l’édit de Nantes et à un roi « venu en réalité châtier une ville rebelle10 ». Par ailleurs, l’historiographie générale de Nantes et de Saint-Nazaire tend à envisager les rapports entre ces deux villes portuaires comme constamment antagoniques, voire même irréconciliables. Sans nier cet aspect conflictuel, encore prégnant, les sources révèlent à la fois l’intérêt que portaient les protestants nantais au développement de Saint-Nazaire tant sur le plan économique et portuaire que sur le plan religieux11. Leur soutien indéfectible au développement du chemin de fer a été déterminant dans l’essor industriel de l’estuaire de la Loire. Enfin, nous avons bénéficié de travaux effectués qui n’avaient pas pour objet d’étudier le protestantisme sur l’estuaire de la Loire. Nous gardons à l’esprit deux exemples très révélateurs parmi tant d’autres : les registres des francs-maçons consignés par Henri Librec, en les croisant avec les registres de l’église réformée, nous ont confirmé la présence de protestants liés aux activités portuaires et actifs dans les loges au début du xix^e siècle12. Quand le professeur Serge Daget dévoile les armateurs et manufacturiers soupçonnés de pratiquer la traite illégale, sans spécifier leur appartenance religieuse, il nous livre les noms de protestants bien connus sur la place nantaise13.

14Pour retracer et illustrer la spécificité des protestants de l’estuaire de la Loire, notre méthode a consisté à croiser différents types de parcours historiques : les histoires économique, religieuse et politique sont souvent présentées séparément. Il fallait faire preuve d’interdisciplinarité. Nous ne pouvions pas nous contenter de puiser dans les archives du consistoire, certes une mine d’informations précieuses, mais consulter également les sources extérieures à l’Église réformée, tels des journaux de l’époque, des rapports et procès-verbaux municipaux ou bien encore, des sources de la Chambre de commerce. En croisant ces sources, nous avons entrepris une histoire religieuse sans nous limiter aux discours religieux des protestants nantais. La foi protestante qui a modelé les acteurs de notre histoire s’est nourrie de rencontres audacieuses avec la science, l’industrie, la culture, l’histoire et la politique. Il nous a semblé intéressant de tisser des liens entre ce que l’histoire dit de la réalité religieuse des protestants à Nantes et la perspective théologique de cette histoire. C’est ainsi que l’historien peut restituer le contexte global exact, à la fois politique et théologique, institutionnel et individuel.

15Il nous a semblé également fondamental, en croisant plusieurs disciplines, de présenter cette analyse des protestants nantais et nazairiens au regard de leur sociologie, marquée par l’économie portuaire, mais aussi au regard de leurs différents degrés de parenté et des vicissitudes que leur appartenance confessionnelle a engendrées. Ce livre n’est pas l’histoire d’une communauté religieuse refermée sur elle-même mais bien celle d’une minorité d’hommes et de femmes témoins et acteurs de la métamorphose urbano-portuaire de l’estuaire de la Loire du xix^e siècle à nos jours.