Préface

1Thomas Dobrée, Jean-Simon Voruz, Paul Bellamy : le négociant, l’industriel, le politique. Trois patronymes emblématiques de l’histoire nantaise du xix^e siècle, parfaitement représentatifs des trois dimensions de l’engagement local de l’élite protestante. Les protestants nantais : une minorité sociologique (moins de 1 % de la population) mais une influence de premier ordre dans les affaires de la cité, puisqu’ils représentent plus de 10 % des capitaines d’industrie et un peu moins de 8 % du négoce-armement, sans que ces vocations épuisent, du reste, la sociologie professionnelle du corpus. Le premier mérite du travail de Charles Nicol est d’apporter une connaissance neuve sur les milieux d’affaires locaux du xix^e siècle qui n’avaient pas fait l’objet jusqu’ici de travaux universitaires approfondis. Comme souvent en matière d’histoire portuaire française, une longue tradition historiographique a longtemps privilégié l’Ancien Régime au détriment de l’époque contemporaine. La thèse de Charles Nicol s’inscrit, par conséquent, dans le sillage d’un renouveau des recherches sur le monde portuaire français des xix^e et xx^e siècles, une dynamique qui s’est traduite par la multiplication de thèses et de colloques depuis une grande décennie. Au fond, l’auteur reprend le travail là où Olivier Pétré-Grenouilleau, un autre Nantais, l’avait arrêté avec sa magnifique étude sur L’argent de la traite. Milieu négrier, capitalisme et développement : un modèle (1996). Sur ce thème même des traites négrières, de leur apogée au xviii^e siècle à leur reprise éphémère au début du xix^e siècle, Charles Nicol montre que les protestants se sont partagés entre les deux camps, abolitionnistes et négriers.

2Dans ce contexte, Thomas I Dobrée symbolise le nouveau visage du capitalisme marchand nantais. Cette thèse livre enfin une connaissance plus juste de ce négociant-armateur visionnaire qui, à l’instar du Lorientais Borne-Boiset ou du Bordelais Balguerie-Stuttenberg, a très tôt compris que l’avenir du commerce ultramarin français ne résidait plus dans les relations exclusives avec les colonies antillaises, mais dans la constitution d’un horizon maritime étendu à l’échelle du monde. Du reste, Thomas Dobrée n’est pas une figure isolée à Nantes. Louis-François Tollenare et Charles Le Cour Grandmaison font partie de cette cohorte d’« armateurs modernistes » comme les a qualifiés Francis Démier.

3L’autre grande affaire des protestants nantais fut l’industrie, et cela même avant la révolution industrielle du xix^e siècle. Charles Nicol rappelle d’abord que les fortunes des grandes familles protestantes du xviii^e siècle ne se sont pas seulement fondées sur le négoce, mais aussi sur l’indiennage, qui était alors ce que l’on appellerait aujourd’hui une industrie de pointe. En l’occurrence, l’apport des Suisses, tels les Petitpierre, a été décisif pour faire de Nantes le troisième centre d’indiennage français, derrière Rouen et Jouy-en-Josas. Plus impressionnante encore est la contribution des entrepreneurs protestants à l’industrialisation nantaise au xix^e siècle, puisqu’on les retrouve non seulement dans toutes les filières qui comptent (métallurgie, conserverie, biscuiterie, raffinage du sucre) mais surtout à la tête des plus grosses affaires, à l’instar de Jean-Simon Voruz, dans la métallurgie, de la famille Lefèvre-Utile dans la biscuiterie ou encore Nicolas Cézard dans le raffinage du sucre. La conserverie, qui devient un monopole nantais, est aussi le terrain d’expression privilégié des protestants.

4Enfin, les milieux d’affaires protestants nantais ont joué un rôle majeur dans la modernisation de leur outil portuaire. En témoigne, par exemple, ce projet méconnu, conçu par Adolphe Lebaudy et Alphonse Cézard qui consistait à installer des dock-entrepôts à l’anglaise à la fin des années 1850 dans le nouvel avant-port de Saint-Nazaire. Dans l’esprit des deux hommes, Saint-Nazaire n’était pas seulement voué à être une tête de ligne transatlantique et un pôle de la construction navale française, dédiée à la fabrication des paquebots à vapeur, il devait être également un port d’entrepôt des denrées chères, à l’image de Londres ou du Havre.

5Ce n’est pas non plus le moindre des mérites de Charles Nicol que de s’être livré à une précieuse étude prosopographique du corpus qu’il a mis au jour avec persévérance et méthode. Tout historien qui a utilisé cette méthodologie d’investigation en mesure les vertus heuristiques, mais sait aussi combien elle représente d’abord une tâche fastidieuse de collecte de données, d’élaboration des différentes entrées, ainsi que de familiarisation avec certains outils informatiques, avant qu’elle ne livre ses premiers résultats. Et ces derniers se sont avérés de première importance pour appréhender la sociologie de l’élite protestante nantaise. Sans surprise, les unions matrimoniales sont la poursuite des relations d’affaires, tout comme l’accès aux postes clés du pouvoir urbain (chambre de commerce, tribunal de commerce, mairie). Du reste, la communauté protestante ne pratique pas systématiquement l’endogamie religieuse et l’auteur relève même une tendance structurelle à l’ouverture, sinon à la conversion au catholicisme chez certains de ses membres. Charles Nicol se livre également à une pesée de la réussite matérielle de l’élite protestante, qui occupe en bonne part les sommets de la fortune locale. Il consacre également de longs et riches développements à l’action évangélique et sociale de l’Église réformée de Nantes. Un savant équilibre entre analyses quantitative et qualitative donne de la chair aux chiffres, comme le montrent les nombreuses études de portraits de famille et de personnalités.

6Disons enfin quelques mots de l’auteur qui est d’abord une personnalité attachante, à l’ardeur juvénile et à la passion communicative. Sa plume alerte en est la manifestation à chacune de ces pages. Contribution majeure à l’histoire contemporaine du protestantisme français, le livre de Charles Nicol enrichit également notre connaissance de l’histoire des élites sociales et de l’histoire politique locale du xix^e siècle. Elle comble enfin de façon magistrale une importante lacune relative à l’histoire industrielle et portuaire de la ville de Nantes dans sa première contemporanéité.