Conclusion
p. 243-248
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
1De l’Académie française, président de la Fondation nationale des sciences politiques
2Ce colloque est une heureuse initiative : son sujet est un véritable objet d’histoire. Il n’est pas totalement neuf : il y a eu sur lui des travaux en ordre dispersé, le champ est un peu défriché. Mais il était très utile d’établir des rapports entre les expériences locales et de les mettre en perspective tant dans la durée que dans l’espace. La durée : c’est le xxe siècle. L’espace : l’Ouest, le grand Ouest. Les expériences évoquées intéressent neuf départements (Finistère, Ille-et-Vilaine, Manche, Orne, Calvados, Sarthe, Maine-et-Loire, Loire-Atlantique et Vendée) et trois régions (Bretagne, Basse-Normandie et Pays-de-Loire). Ce découpage est-il judicieux ? L’Ouest catholique constitue-t-il un ensemble à la fois assez homogène et suffisamment différent du reste de la France pour être un cadre pertinent d’analyse ? Nous savons bien que la France est plurielle, qu’il y a plusieurs catholicismes. Je songe à ce que pourrait être un colloque analogue dans le Nord, avec les caractéristiques de son catholicisme très organisé, avec un patronat catholique, un mouvement ouvrier catholique. L’élargissement et la comparaison seraient suggestifs. Ce colloque a orienté l’analyse vers une réflexion dans un cadre géographique.
3Le sujet est important, même s’il ne concerne que des minorités. Les militants ne sont jamais qu’une minorité. Néanmoins, l’addition de ces minorités atteint un ordre de grandeur qui n’est pas négligeable. Le sujet en lui-même intéresse au premier chef l’histoire religieuse mais aussi l’histoire de la société, l’histoire culturelle et l’histoire politique. C’est bien un sujet d’histoire générale.
4S’il est un sujet qui se prête à la confrontation des chercheurs et des témoins, qui la requiert même, c’est bien un sujet de ce type, où il s’agit d’apprécier ce qu’a pu être l’engagement militant individuel. On ne saurait être trop reconnaissant aux témoins pour la qualité de leur témoignage, la pertinence de leurs réponses, leur modestie, la discrétion avec laquelle ils sont intervenus. On a bien vu ce que le témoignage ajoute aux documents écrits : le contact direct ; c’est le passé qui reprend vie sous nos yeux. Ce colloque m’a d’autant plus intéressé que je suis en l’occurrence à la fois historien et témoin. Je suis contemporain de ceux qui se sont exprimés. Presque tous les noms qui ont été évoqués me parlaient. J’ai bien connu René Colson. Michel Debatisse a été mon ami. J’ai longuement cheminé avec les dirigeants de la JAC.
5Il faut faire retour sur le concept de militant, la notion de militance et de militantisme. Le terme apparaît relativement tard. Son emploi courant est du xxe siècle et pas du xixe. Mais la chose elle-même fait partie de la vision la plus traditionnelle de l’Église. La distinction des trois Églises : militante, souffrante, glorieuse, associées dans la communion de saints, fait partie de l’enseignement dogmatique, ainsi que la notion d’une Église militante engagée dans les vicissitudes du monde et du siècle. Ce terme de militant a une double connotation. L’idée d’un combat (miles, milice) renvoie à une vision agonistique du militant (« j’ai combattu le bon combat ») et s’inscrit dans une perspective dualiste, conflictuelle, avec la métaphore du combat. En second lieu il implique discipline et cohésion : l’Église est une armée au combat. Cette connotation sera selon les temps et les cas plus ou moins explicite, consciente. Tout chrétien, tout membre de l’Église est appelé à être militant. En fait, les militants au sens propre du terme ne sont jamais qu’une minorité. C’est le problème de la discordance entre l’appartenance à une Église et l’engagement militant. Tout fidèle n’est pas un militant. Cette situation n’est pas propre à l’Église. Une sociologie élémentaire observe qu’en toute collectivité, il n’y a généralement pas plus de 10 % de ses membres disposés à s’engager ou aptes à exercer des responsabilités, et ce pour des raisons variées (capacité, refus de l’embrigadement, crainte du cléricalisme…). Il serait intéressant de savoir comment se fait le partage. La question a été posée : « Comment êtes-vous devenu militant ? » On a vu le rôle des intermédiaires, prêtres, famille, camarades, amis. L’institution aussi presse les fidèles, plus ou moins fermement selon les époques, de se faire militants. Il y a toujours eu des minorités engagées. Il y a toujours eu des hommes et des femmes que leur foi conduisait à accepter ou à prendre des responsabilités, dans l’Église ou dans la société.
6On a ainsi affaire à un phénomène constant, mais dont le contenu et le sens ont beaucoup varié. Il y a beaucoup de différences aussi bien dans les motivations individuelles, l’inspiration générale que dans les objectifs, dans les formes d’engagement, les relations avec l’autorité et l’institution ecclésiale. C’est pourquoi le militantisme peut faire l’objet d’une étude historique qui distingue des âges et des générations. Ce colloque était centré sur le xxe siècle mais il n’excluait pas le xixe sur lequel il a ouvert des aperçus intéressants. C’était souhaitable car seule la référence au xixe siècle permet de percevoir ce qu’il y a de neuf et d’original dans le militantisme du xxe siècle. C’est nécessaire aussi à cause des chevauchements : il y a un tuilage entre les générations. Telle forme de militantisme, même si elle cesse d’être principale, ne disparaît pas complètement : elle a une descendance, une postérité. Le militantisme du xixe siècle n’a pas disparu au xxe : il n’est pas impossible qu’il ressurgisse au xxie siècle.
7Sommairement, deux traits pour notre sujet caractérisent le xixe siècle. On a d’abord affaire à une Église très structurée hiérarchiquement, où le lien essentiel est d’obéissance et de soumission. On ne juge pas nécessaire que les chrétiens aient une connaissance claire de ce à quoi ils croient, il leur suffit de faire confiance à l’Église. Il ne faut certes pas prendre au pied de la lettre cette anecdote d’un journaliste à qui l’on demandait à quoi il croyait et qui aurait répondu : « Allez le demander à Rome. » Il reste cependant que l’on est en présence d’une Église qui fait appel à la discipline et à l’obéissance, qui n’admet guère le dialogue et moins encore la contestation. D’autre part, cette Église – et les deux faits sont en corrélation – est sur la défensive, elle a lieu de craindre son existence menacée par une société qui voudrait l’étouffer : en conséquence on serre les rangs. La discipline oriente le militantisme vers une adhésion inconditionnelle.
8Cela dit, le militantisme prend des formes variées. Il y en a d’ailleurs dont on peut se demander si elles entrent bien dans une définition même large du militantisme. Je pense à toutes ces personnalités qui jouissent alors d’une influence parce qu’elles ont une position sociale, ou une responsabilité intellectuelle et qui exercent de ce fait dans l’Église de France une autorité parfois supérieure à celle des évêques : Montalembert, Ozanam, Albert de Mun, Louis Veuillot qui essayent de mettre en accord leur conduite avec leur conviction et qui mettent au service de l’Église le crédit personnel dont ils disposent sont bien des militants, mais ils n’appartiennent pas tous à un mouvement, ils agissent à titre individuel. Ils s’engagent au service d’une Église menacée dans son existence : il s’agit de défendre les libertés de l’Église, l’autorité du pape. Les zouaves pontificaux, ces centaines de petits hobereaux, qui se battent pour la défense du Saint-Siège, dont certains se font tuer, ce sont bien des militants. Le militantisme du xixe siècle est très fortement ultramontain. L’Église invite tous les fidèles à se mobiliser et à se rassembler, à faire bloc chaque fois qu’il y a une situation de crise, par exemple dans l’opposition aux inventaires : ceux qui se barricadent à Sainte-Clotilde, dressent des pyramides de chaises pour empêcher les agents du fisc d’instrumenter, comme ceux qui tentent de s’opposer à l’expulsion des Jésuites de la rue de Sèvres ou des Chartreux ne sont pas seulement des militants : il s’agit du peuple fidèle ; ils sont des centaines, des milliers. On a évoqué l’épisode du Cartel des gauches, où la Fédération nationale catholique rassemble quelque deux millions d’adhérents : les Unions paroissiales regroupent les hommes pour d’éventuelles démonstrations de protestation. Après la seconde guerre, les actions pour l’école libre relèvent de cette stratégie défensive. Le million et demi de manifestants qui défilent le dimanche 24 juin 1984, s’inscrit dans la tradition de ce militantisme de défense des libertés contre l’État, le pouvoir, les impies.
9Il y eut aussi beaucoup d’initiatives au xixe siècle. À l’époque, on ne parlait pas de militants, mais des œuvres. On songe évidemment à l’Italie, avec l’Œuvre des congrès, mais en France aussi on parle des œuvres. À la fin du xixe siècle, il y a une efflorescence d’œuvres, dans une société qui reste encore très individualiste, où le phénomène associatif n’a pas droit de cité (il faut attendre 1901 pour que le seul fait de se grouper à plus de 20 cesse d’être un délit). De ce point de vue, l’Église est en avance. Elle crée toutes sortes d’associations, il y a même une revue L’Association catholique. L’ACJF est une association catholique fondée par des laïcs, dont l’originalité est que ce sont les jeunes eux-mêmes qui choisissent leurs dirigeants et arrêtent leur stratégie. L’inspiration du temps vise à constituer une société distincte à côté de la société globale : puisque le contrôle de la société civile a échappé à l’Église, elle en préservera au moins le peuple fidèle des influences délétères. On s’emploie donc à reconstituer un réseau d’associations qui permet aux fidèles de traverser l’existence sans avoir de rapport avec les impies. On aura ainsi une école libre, des syndicats chrétiens, un réseau de salles de cinéma, des bibliothèques, des associations sportives, des mouvements de jeunesse. Se crée une contre-société. Annie Kriegel disait qu’il y a eu dans la société française deux contre-sociétés complètes, le parti communiste et ses organisations satellites, l’Église catholique avec les siennes. Ce système reproduit en partie la pyramide sociale et ses rapports d’autorité. L’encadrement est assuré par les autorités sociales, les notabilités, châtelains, propriétaires fonciers, officiers. Dans la Fédération nationale catholique que préside le général de Castelneau, le rôle des colonels est prépondérant parce qu’ils partent tôt en retraite : c’est le phénomène que nous connaissons bien aujourd’hui, de la disponibilité du troisième âge. Le réseau est le reflet d’une société traditionnelle. Il faudrait en rapprocher ce qui a été dit de la structuration par catégories professionnelles. On a évoqué les médecins, mais il y avait aussi les cheminots catholiques, les pharmaciens ; toutes les professions avaient ainsi leur organisation. Il y aurait aussi beaucoup à dire sur la participation des femmes. On a évoqué les deux ligues féminines : le fait est capital si l’on songe au nombre des adhérentes, à la structuration des organisations, l’encadrement, le maillage du territoire, par les dizainières… L’idée est originale : au lieu que les journaux parviennent par la poste, ce sont les dizainières qui les distribuent. Occasion pour elles d’aller dans chaque famille, de resserrer les liens. Encore dans l’entre-deux-guerres, le journal qui a le plus gros tirage est celui de la Ligue féminine d’action catholique française (+ de 2 millions à la veille de la seconde guerre mondiale). Les dizainières sont bien des militantes. Gardons présent à l’esprit tout ce peuple engagé dans les œuvres pour la défense de l’Église.
10Au xxe siècle tout n’a pas disparu de cet état de chose. Mais on voit émerger un autre type de militants et de groupements. Le contexte a changé, la perspective s’est modifiée. Avec l’apaisement de la querelle religieuse, l’Église n’a plus de raison de se sentir aussi menacée : la préoccupation de défense religieuse est moins pressante. Il y a dissociation d’avec les formes d’action politique. En 1935, la hiérarchie interdit aux jeunes catholiques la double appartenance avec les ligues. Au repli se substitue une volonté d’ouverture, de présence active avec une forte intention apostolique au départ.
11Si le militantisme d’autrefois reposait sur l’obéissance, on fait désormais davantage appel à l’initiative et à la prise de responsabilité. Il y a un renversement du rapport entre clercs et laïcs. C’en est fini des prêtres-directeurs. Ils font place aux aumôniers dont le rôle est capital car ils assurent la continuité : dans les mouvements de jeunesse, le renouvellement est trop rapide et les sections tomberaient s’il n’y avait pas de permanents pour assurer la continuité. On prépare les citoyens à jouer un rôle actif dans la société. Le militantisme prépare aussi à l’émancipation féminine. Si, dans le premier âge, le militantisme était un prolongement et un instrument du cléricalisme, dans cette seconde phase, l’engagement comporte souvent une nuance d’anticléricalisme.
12Il y a aussi un élargissement de la pyramide sociale pour la répartition des responsabilités. Il y avait déjà beaucoup d’éléments venant des milieux populaires dans le militantisme du xixe siècle, mais ils n’avaient pas de responsabilités, ils étaient encadrés par les autorités sociales. La nouveauté est qu’ils accèdent désormais aux postes de responsabilité, dans le syndicalisme chrétien, les mouvements spécialisés. Il y a démocratisation dans l’exercice du pouvoir.
13À plusieurs reprises, on a fait référence aux concepts d’intégralisme et d’intransigeantisme. Le militantisme du xixe siècle est l’un et l’autre : intégraliste et intransigeant. Celui du xxe siècle reste intégraliste, mais n’est plus toujours intransigeant. Les deux notions ne sont pas nécessairement liées. L’intégralisme répudie l’intransigeantisme. Il ne s’agit pas de restaurer la chrétienté médiévale mais de refaire une nouvelle société. Il y a acceptation de la modernité et on apprend à distinguer l’action menée en chrétien et l’action en tant que chrétien.
14Autre différence : le militantisme du xixe siècle s’inscrivait dans le cadre paroissial ou diocésain, celui du xxe est national. Il échappe de ce fait à l’autorité de l’évêque, ce qui provoque des désaccords. Certains évêques interdisent la pénétration d’un mouvement national dans leur diocèse, la plupart l’encouragent. On est en présence de mouvements nationaux avec leurs appareils, des états-majors, des programmes d’année.
15Aujourd’hui tout n’a pas disparu de cet âge du militantisme. Le MRJC s’inscrit dans le droit fil de la JAC et a le souci de retrouver ses sources. On compte plus de 15 000 militants, pour un monde rural qui a beaucoup diminué. D’autres types surgissent : on en a vu des exemples avec les charismatiques, les traditionalistes et les intégristes. Dans un panorama du militantisme aujourd’hui, il n’y a plus beaucoup de grandes structures nationales. Mais si on additionne tous ceux qui participent à la catéchèse (220 000), les 70 000 bénévoles du Secours catholique, les 12 000 engagés dans l’ACAT, tous ceux qui animent des associations de spiritualité, qui participent activement aux synodes diocésains, on conclurait probablement qu’il n’y a pas beaucoup moins de fidèles engagés dans le militantisme catholique qu’au xixe siècle. Sans compter ceux qui militent dans des associations non confessionnelles, mais qui le font parce qu’ils pensent que c’est leur devoir de chrétien.
16Au terme de ce colloque, on songe à des prolongements possibles et à des approfondissements. Sur le rôle des aumôniers dans l’ACJF : les pères Dieuzayde à Bordeaux, Emonet à Marseille, le chanoine Lénauld à Caen ont joué un rôle capital dans l’implantation et le développement de l’Association. Sur le rôle des ordres religieux, leur politique, leur stratégie, non seulement les Jésuites ou les Dominicains, mais de petites congrégations. Des comparaisons avec d’autres Églises seraient intéressantes.
17Permettez deux réflexions pour finir. La première pour prendre acte de la réussite incontestable de la formation dispensée par les mouvements au xxe siècle. Ils ont inventé une pédagogie qui apprend la formation du jugement, la conduite d’une réunion. Des milliers de militants y ont fait l’apprentissage de la responsabilité. L’efficacité de l’action repose d’abord sur une conception de l’engagement conçu comme un impératif moral, puis sur la préparation à l’action. On débouche ainsi sur une formation par l’action, dans laquelle les aumôniers, les prêtres, jouent un rôle important.
18La deuxième réflexion est interrogative : quelle a été la portée du militantisme catholique ? Il a été déterminant dans la modernisation de la société française ; il l’a été aussi pour l’acceptation de la démocratie. Si le France connaît aujourd’hui une démocratie relativement apaisée, qui accepte le pluralisme, c’est un peu parce que l’Église a cessé de s’y opposer et que les chrétiens y ont pris leur part de responsabilités. Ceci reste vrai aujourd’hui encore : quand on passe en revue le personnel politique, qu’on s’interroge et qu’on scrute les raisons de son engagement, on constate que la proportion de ceux qui se sont déterminés à partir d’une éducation chrétienne reste forte, même s’ils ont ensuite pris leurs distances.
19Avec le thème de ce colloque on a donc bien rencontrer un grand sujet qui intéresse l’histoire générale de notre temps : il éclaire ce que la France est aujourd’hui et comment elle l’est devenue.
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