Les militants de l’Action catholique ouvrière dans le diocèse de Nantes de 1950 à 1975
p. 157-168
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Texte intégral
1Dans un pré-rapport à la grande Mission de Nantes de 1958, les responsables ACO affirmaient : « Le monde ouvrier est déchristianisé, ou plus exactement n’a pas été christianisé » en concluant que « si les ouvriers accomplissent encore des gestes chrétiens, le monde ouvrier, en tant que réalité collective, ne pose pas consciemment de gestes à référence évangéliques1 ». C’est donc dans cette problématique dont il ne s’agit pas ici de discuter le bien fondé pour le diocèse que s’inscrit le nouveau mouvement d’action catholique quelques années après sa fondation dans un département fortement marqué par une tradition ouvrière remontant au xixe siècle, en particulier dans le secteur de la Basse-Loire2.
2Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale l’industrie en effet est encore située principalement le long du fleuve jusqu’à son estuaire grâce aux activités de Nantes et des communes avoisinantes comme Couëron ou Basse-Indre et plus en aval de Saint-Nazaire. Ici comme ailleurs les années cinquante marqueront en quelque sorte l’apogée d’un monde ouvrier en pleine effervescence avant le développement d’un secteur tertiaire lié aux nouvelles activités administratives et universitaires de la grande métropole de l’Ouest3. La décennie suivante, quant à elle, outre ces transformations, connaîtra de profondes mutations avec une diversification industrielle due à la mise en place, entre autres, d’une politique de restructuration de la construction navale qui employait encore en 1950 18 500 personnes dont 7 300 à Nantes et 11 200 à Saint-Nazaire4. Celle-ci s’accompagnera d’une reconversion des entreprises métallurgiques vers des productions plus élaborées. L’industrie lourde glissera alors vers l’aval de Nantes alors que la plupart des entreprises fusionneront avec de puissants groupes5.
3Cette mutation rapide des structures ne pouvait que provoquer durant les « Trente glorieuses » des tensions sociales importantes. De grands conflits ont marqué toutes ces années, en particulier dans la métallurgie. Des grèves concernant l’emploi ou le pouvoir d’achat se suivent en 1955, 1957, 1964, 1965, 1971 et 1973. C’est dans ce contexte que s’inscrit l’ACO qui, en même temps qu’elle veut témoigner de la Bonne nouvelle de l’Évangile, entend bien être pleinement engagée dans le mouvement ouvrier6. Or cette action va se situer dans un département « marqué, selon un de ces militants, par le cléricalisme bourgeois, par la collusion existant entre l’Église et l’aristocratie puis entre l’Église et la bourgeoisie », alors que « le mouvement ouvrier s’est opposé depuis son origine à cette classe bien pensante7 ». Les références en effet ne manquent pas dans le passé à la tradition profondément anticléricale de l’anarcho-syndicalisme de la Basse-Loire8. Il s’agissait donc, pour reprendre le thème déjà développé à Paris par le cardinal Suhard en 1948, d’abattre « le mur qui sépare l’Église de la masse » en reprenant l’affirmation discutable que dans le diocèse, « l’Église s’est située à côté et en dehors du monde ouvrier, par la majorité de ses pratiquants, par ses préoccupations (constructions d’églises, œuvres, réunions, dévotions) par ses membres influents (classes moyennes petit bourgeois [sic])9 ». Telle est donc la mission que vont se donner les militants du mouvement crée en 1950 avec l’aval de la hiérarchie et dont la première rencontre nationale aura lieu en octobre de l’année suivante. Celui-ci, selon sa charte, devra se développer autour de trois piliers : regroupement de militants engagés, animation spirituelle et évangélisation10.
L’implantation dans le diocèse
4Celle-ci sera relativement rapide et forte avec l’accompagnement d’un clergé conscient désormais des problèmes de la classe ouvrière à l’heure où, au grand séminaire, le père Basseville, supérieur de 1947 à 1952, développe l’enseignement de la doctrine sociale de l’Église avec des rencontres entre séminaristes et militants chrétiens. La personnalité du sulpicien, qui devait être nommé par la suite à la tête du séminaire de la Mission de France, marquera fortement ses étudiants11. Mais cette volonté de rejoindre le monde ouvrier n’était pas, en fait, totalement nouvelle dans le diocèse. Elle avait été, avant la Seconde Guerre mondiale, associée à la naissance et au développement de la JOC-JOCF. Celle-ci, à partir de 1928, avait vite recruté des militants grâce à l’appui du vicaire général Lemoine et d’une génération de jeunes prêtres parmi lesquels il faut citer particulièrement Maurice Chaignon futur aumônier fédéral du mouvement12. « École sensationnelle de formation » selon la formule employée dans les souvenirs du militant syndicaliste Gilbert Declercq qui en fut permanent de 1942 à 194413, elle regroupera en mai 1952 à Nantes, à l’occasion du 25e anniversaire de sa fondation 2 000 garçons et filles14. Elle constituera indéniablement un vivier pour l’ACO naissante. Une enquête de 1960 révèle que pour les secteurs nantais 37,3 % des militants du mouvement en étaient issus15. En 1968, alors qu’au niveau national 38,7 % de ceux-ci sont d’anciens jocistes, au niveau du diocèse la proportion est de 41,5 %, proche de la moitié.
5Si dès 1946 à Saint-Nazaire et en 1949 à Nantes on compte déjà des militants chrétiens engagés dans le monde ouvrier après avoir été pour certains adhérents au MPF, il n’y a pas au départ de l’ACO de regroupement diocésain mais deux organisations parallèles dans ces villes. Il faut attendre l’année 1960 pour voir se créer un comité central. À cette date le mouvement compte déjà 105 équipes représentant près de 1 200 militants implantés dans les agglomérations nantaise et nazairienne et dans les secteurs qui vont se constituer autour de la Basse-Loire, d’Ancenis et Châteaubriant16. En 1975, date de la fin du mandat concernant les mouvements d’action catholique, le nombre des militants de l’agglomération nantaise atteint alors son maximum, 756 répartis en 71 équipes ; quant au secteur de Saint-Nazaire on en compte 518 avec 56 équipes.
6L’ACO va progressivement passer dans la pastorale diocésaine « d’une œuvre parmi les œuvres » durant l’épiscopat de Mgr Villepelet (1936-1966) au stade de d’une priorité officiellement reconnue avec son successeur Mgr Vial (1966-1982). Le premier qualifié de « libéral impénitent », doutant parfois de l’efficacité de certains mouvements ou de leur orthodoxie doctrinale, a l’intelligence de s’entourer d’hommes de confiance. Parmi ceux-ci se dégage la personnalité de Joseph Guiho qui, lors de son ordination en 1906, avait déjà promis « dans le secret de son cœur de consacrer toute sa vie à l’évangélisation de la classe ouvrière17 ». Curé de la paroisse des Batignolles aux portes de Nantes où est implantée une grosse usine métallurgique, il est nommé vicaire général en 1937, fonction qu’il remplira jusqu’en 1957, cumulant celle-ci avec la direction des œuvres diocésaines. « Homme providentiel de l’Action catholique spécialisée » il est à l’origine de nominations d’aumôniers ou de curés qui auront un rôle important durant les premières années de l’ACO comme R. Foucher ou M. Thomas18. Son influence sur le chef du diocèse est indéniable car celui-ci est, selon la formule d’un de ses prêtres, d’un « autre univers ». Mais Mgr Villepelet sait écouter et on peut lui parler ouvertement. Laissant faire le plus souvent, il soutient même directement l’action du mouvement lors des crises sociales qui secouent le département et plus particulièrement la Basse-Loire. En août 1955 il consacrera une lettre pastorale à ce sujet et en mai 1960, assistant au rassemblement de Pontchâteau à l’occasion du dixième anniversaire de l’ACO, il affirmera devant plus d’un millier de présents son attachement et celui de l’Église à celle-ci. Dès 1951, en visite pastorale à Saint-Nazaire, il avait déjà déclaré aux militants présents : « Les minorités agissantes ont une extrême importance, parfois plus que les majorités. Vous êtes de ces minorités agissantes19. »
7Son successeur, Mgr Vial (1966-1982), est d’un autre tempérament et d’une autre formation. Issu d’un milieu modeste, vocation tardive, il a fait des études d’ingénieur avant d’entrer au séminaire20. Par la suite il a été aumônier de JOC et d’ACO. Humaniste profondément soucieux de la promotion des « sans-grades », il est un inconditionnel de l’Action catholique. Il aura à présider la Commission épiscopale du monde ouvrier et on retrouvera à ses côtés des hommes qui partagent son projet pastoral. Ainsi R. Rouaud, ancien aumônier diocésain de l’ACO, curé de Saint-Pierre de Rezé, sera nommé en 1967 délégué diocésain à la mission ouvrière. Très proche de ces aumôniers l’évêque se joindra à eux pour des déclarations communes, prenant position à leurs côtés comme en 1971 lors du conflit des Batignolles en exprimant un « accord avec les aspirations et les requêtes qui sont le fond du combat de la classe ouvrière21. »
8La Mission de Nantes en 1958 sera une étape non négligeable dans l’histoire de l’implantation de l’ACO dans le diocèse. S’inscrivant dans le cadre des « missions générales » organisées par le Centre pastoral des missions de l’intérieur (CPMI) crée en 1951 par le P. Motte, elle sera préparée par plusieurs enquêtes de sociologie religieuse concernant la ville et sa banlieue22. L’importance numérique des ouvriers pratiquants adultes (9 500) ne devait pas masquer le retard du taux général, 10 % par rapport en particulier à celui des professions libérales qui s’élevait à 76 %. Ce taux était pourtant supérieur à ceux de Lille (6 %), Lyon (5,2 %) ou Marseille (3 %)23. Tous les rapports préparatoires à la mission considèrent l’évangélisation de cette partie de la population nantaise comme l’objectif pastoral le plus important.
« Nous ne connaîtrons les réactions collectives du monde ouvrier, affirme un de ces documents, que par des contacts avec des militants ouvriers et pas seulement avec des ouvriers pratiquants. Ce sont des “militants engagés” qui nous diront le mieux les réactions devant les événements, devant telle décision d’Église, telle déclaration d’évêque, devant les grèves. C’est pourquoi la responsabilité d’une équipe d’ACO revient “normalement” au curé24. »
9On dressait à ce propos un tableau assez dramatique de la situation malgré la présence d’une trentaine d’équipes d’ACO et l’existence d’une JOC très vivante avec près de 800 militants. À ces constatations s’ajoutaient un certain nombre de souhaits. La commission du monde ouvrier formulait ainsi les vœux suivants :
« Un responsable de cette mission ayant mandat pour une coordination de toute la pastorale ouvrière – une ACO-JOC plus orientée vers les milieux de travail avec les aumôniers chargés de ces milieux et reconnus comme tels – un clergé de paroisses organisées en secteurs, et soucieux d’une pastorale d’évangélisation du monde ouvrier – des prêtres au travail, dont la place dans l’ensemble de la pastorale demande une recherche25. »
10Le bilan de la mission elle-même qui s’étala sur un mois, du 9 mars au 6 avril, s’avéra dans bien des domaines, assez nuancé. En ce qui concerne la reconquête du monde ouvrier, priorité des priorités, une trentaine d’équipes nouvelles s’étaient constituées en marche vers l’ACO sans que l’on puisse bien savoir quelle serait leur persévérance. Le nombre des équipes entre 1956 et 1959 passait donc de 41 à 56. En comptant environ onze membres par équipe, cela représentait un peu plus de 1960 nouveaux militants. Ce résultat non négligeable mais limité était cependant loin de répondre aux espérances et la commission déclarait brutalement : « Pour autant qu’on puisse juger à l’heure actuelle il faut dire que la mission n’a pas atteint son but ». Mais au-delà des statistiques on pourra mesurer l’intérêt de cette étape aux résolutions qui la suivirent : « 1) Qu’elle [l’ACO] ne devienne pas un nouveau tiers-ordre ouvrier avec un rythme très chaud de récollections, retraites, réunions. 2) Qu’elle ne devienne pas une aristocratie ouvrière. 3) Qu’elle soit préoccupée des païens ». Et on ajoutait « l’entrée en ACO ne doit pas ressembler au placement d’une carte syndicale ou d’une carte de membre d’un parti politique26. »
11Relancée par ce temps fort de la Mission qui aura des répercussions à l’échelle de l’ensemble du diocèse, le mouvement en suivant en cela son évolution au niveau national va s’organiser à plusieurs échelons27. Les comités de secteurs rassemblent des responsables d’équipes de base. On en comptera 19 en 1966 avec théoriquement un responsable et un aumônier avec, à Saint-Nazaire, une instance particulière : le bureau de secteur. Au niveau supérieur se situent les deux équipes nantaise et nazairienne constituées de représentants de secteurs. En 1972-1973 la première comptera 22 membres dont la fonction était ainsi définie par un de ses aumôniers :
« Il s’agissait de partages de vie à partir de l’actualité de la vie du monde ouvrier, presque toujours à partir d’événements, de faits, d’actions… Il y avait aussi la conscience d’être l’équipe qui avait à faire que la sève circule partout dans le mouvement et donc de fournir des moyens, des rendez-vous, des temps forts28. »
12L’équipe diocésaine est bien l’organisation supérieure de toutes ces structures, constituée avec un certain retard puisqu’elle apparaît seulement en 1960-1961. On y retrouve 18 membres en 1968-1969 dont quatre aumôniers. Ce nombre restera à peu près identique jusqu’en 1975. Ce comité assure la liaison avec l’évêque en invitant un de ses représentants à chaque réunion. Il envoie des représentants aux rencontres nationales. Des nantais siégeront d’ailleurs au comité national comme E. Thomere, de Saint-Nazaire, dès 1951. Cette militante sera réélue en 1953. Quant à P. Evain, après avoir été membre de ce comité, il deviendra permanent du mouvement en 1961, comme M. Gendek, de la Basse-Loire, en 1972. Ces présences, au niveau parisien, confirment la vitalité de l’ACO en Loire-Atlantique qui est devenue majeure.
Les militants
13Sans vouloir entreprendre ici une prosopographie détaillée des principaux représentants du mouvement en terres nantaises engagés selon l’expression de Mgr Vial « au nom de l’Évangile qui ne serait pas neutre29 », on peut au moins tenter de présenter ici deux itinéraires significatifs. Gilbert Declercq, né en 1920 d’un couple de métallurgiste, après avoir obtenu un CAP de dessinateur et être passé par la JOC est embauché en 1944 comme dessinateur aux Chantiers navals Dubigeon30. Son engagement syndical à la CFTC l’amènera à assurer le poste de permanent à l’Union départementale en 1945 puis celui de secrétaire « charismatique » de celle-ci à partir de 1951.
14On remarquera à ce sujet la forte appartenance syndicale des militants ACO au niveau diocésain comme on le constate au niveau national, dans la logique de la solidarité de classe31. En 1963 à Nantes ils sont 56 % à être dans ce cas et près de 95 % à Saint-Nazaire en 1968. Durant les premières années du mouvement c’est majoritairement vers la CFTC que l’on se tourne. Après la déconfessionnalisation de celle-ci en 1964, les choses changeront. En 1968 la répartition au niveau départemental pour les membres syndiqués est la suivante : 88 % à la CFDT, 4,3 % à la CGT, 2 % à FO et 1,1 à la CFTC32. Dans l’histoire de la déconfessionnalisation elle-même G. Declercq a joué un rôle important. Dès 1959 il avait été convaincu que les grandes grèves de Saint-Nazaire et de Nantes de 1955 et 1957 avaient eu des répercussions sur l’état d’esprit des militants chrétiens en les amenant à considérer que le type de développement capitaliste fondé uniquement sur le profit ne pouvait qu’engendrer des inégalités sociales de plus en plus fortes33. Son syndicalisme très marqué à gauche et des contacts avec des organisations comme la CGT dans le cadre d’actions unitaires le situeront au bureau confédéral où il est entré en 1957 parmi les minoritaires qui contestent la référence confessionnelle du syndicat. Mais ceux-ci en 1961 deviennent majoritaires et, au congrès national de novembre 1964, 70,11 % des mandats confirment une prise de distance décisive avec la tradition du catholicisme social avec le passage à la CFDT. Au plan nantais cette décision ne venait que confirmer une évolution évidente chez les membres de l’ACO :
« La grande majorité peut-être 90 %… sinon plus, confirme un ancien aumônier, étaient favorables à l’évolution de la CFTC, car, par le fait même, cela donnait à l’Action catholique ouvrière toute sa place de mouvement d’Église, alors que si le syndicat était chrétien pourquoi fallait-il un mouvement chrétien en complément34 ? »
15Autre figure emblématique, celle de Pierre Evain. Serrurier d’armement aux Chantiers de Bretagne, il avait fait son apprentissage dans cette entreprise nantaise. Durant trois années il sera permanent à la JOC avant de se faire réembaucher en 1951 dans ces mêmes chantiers où il devient le secrétaire de la section syndicale CFTC35. Les grandes grèves de Saint-Nazaire et de Nantes en 1955 seront pour lui, comme pour d’autres militants ACO, un « véritable baptême du feu ». À cette occasion et alors que le patronat chrétien tentait d’établir un dialogue avec les responsables syndicaux, G. Declercq déclarait dans La Croix : « La CFTC n’est pas l’assistante sociale du régime capitaliste36. » À Nantes un comité intersyndical avait été constitué composé de cinq délégués FO, cinq de la CGT et cinq de la CFTC dont P. Evain qui témoignera plus tard :
« C’est à travers les grèves de l’été 1955 que s’est précisée notre contestation radicale du capitalisme, son incapacité fondamentale à assurer le développement d’une société humaine, à répondre aux besoins et aux aspirations essentielles des hommes37. »
16De 1958 à 1961 l’Union des métaux de Nantes lui confiera la charge de secrétaire avant qu’il ne rejoigne le secrétariat national de l’ACO. D’autres noms devraient être cités comme ceux de P. Mabit, L. Boissel, Jannée, etc. Les témoignages d’anciens militants confirment les comptes rendus de révisions de vie à propos de l’esprit de solidarité et d’engagement qui caractérise le mouvement durant ces années. J. Couvrant, chaudronnier aux Ateliers de Bretagne et délégué du personnel, se souvient :
« On essayait de voir les problèmes de haut. On aime bien se retrouver avec d’autres que nous, discuter si on a bien ou mal fait. Les autres ne jugent pas forcement comme vous. Il faut comprendre le jugement des autres38. »
17Ce point de vue est partagé par L. Rousseau électricien-charpentier à l’usine des Batignolles : « C’était [l’ACO] un lieu de réflexion et de témoignage. Ça a joué un rôle important pour la prise de conscience des travailleurs sur les lieux de travail39. » Le fait de militer en couple au sein d’un même mouvement n’a pas aussi été négligeable comme en témoigne un ouvrier forgeron des chantiers Dubigeon :
« Nous étions tous les deux en ACO, on n’a donc jamais eu de problèmes à ce niveau-là, même dans les conflits les plus durs. Comme elle militait aussi de son côté, elle me soutenait : quand l’un de nous n’avait plus le moral, l’autre l’avait encore parce que c’était toujours en dents de scie40. »
18Attentifs tout au long de ces années « aux aspirations et aux requêtes qui sont le fond de combat de la classe ouvrière », les membres du mouvement sont également concernés par les événements nationaux. Ainsi en est-il pour la guerre d’Algérie durant laquelle, à l’occasion des révisions de vie, on réagit aux articles de Témoignage. Des tracts signés conjointement avec la JOC-JOCF affirment « l’hostilité à l’OAS ». Une note de l’équipe nantaise rédigée par les aumôniers et les responsables d’équipes conseille d’esquiver les discussions d’ordre « temporel pur » mais également d’éviter le seul débat sur « les principes chrétiens », ce qui risquerait de ne pas pousser à un engagement précis dans la vie quotidienne41. Lors des événements de 1968 les militants sont bien présents dans les manifestations et dans les usines. Ils se retrouveront derrière Mgr Vial qui, comme le mouvement, se prononce pour une société nouvelle et affirme le 1er juin qu’« en cette Pentecôte 1968, l’Esprit saint fait irruption dans l’Histoire des hommes pour renouveler la face de la terre ». Par la suite en septembre une relecture des événements sera proposée par une brochure diffusée par les aumôniers. Cette réflexion aboutira le 27 octobre à un rassemblement à Nantes de 800 militants auxquels se sont joints des représentants d’autres mouvements pour une mise en commun sur la liberté, la violence, l’unité ouvrière, etc.42. Pour certains enfin l’engagement dans la vie de la cité passera par l’adhésion à un parti politique. Mais il s’agit d’une minorité. En 1965, 4,5 % des militants de Loire-Atlantique, exception faite de Saint-Nazaire, étaient inscrits à un parti, 3,5 % au PSU, 1 % au MRP. Trois ans plus tard, pour l’ensemble du département, ils ne sont que 7,5 % engagés politiquement dont 4,3 % au PSU, 1,9 % au Centre démocrate et quelques-uns dans des clubs socialistes43. Dans le domaine politico-religieux la question scolaire, particulièrement délicate dans un diocèse où les écoles libres accueillent en 1962-1963 près de 80 000 élèves pour le primaire et 10 000 dans les collèges, va entraîner des prises de position de l’ACO à l’heure où Mgr Villepelet rappelle que « la place normale de l’enfant chrétien se trouve à l’école chrétienne ». En mars 1964 les premiers à réagir sont 26 curés nantais proches du monde ouvrier qui dans une lettre à l’évêque contestent la politique de constructions menée dans le diocèse. De son côté le comité diocésain de l’ACO dénonce un nouveau mode de financement de l’école privée faisant appel aux industriels et commerçants en affirmant : « Pourrons-nous soutenir encore longtemps que l’Église n’est pas liée aux puissances d’argent44 ? » Relayée par de nombreux militants il contestera par la suite à l’école libre le monopole de l’éducation chrétienne, rejoignant ainsi les prises de position des mouvements ou partis de gauche.
La Mission ouvrière
19À l’heure de sa naissance l’ACA avait affirmé le caractère essentiellement apostolique de l’ACO, son indépendance à l’égard de tous les mouvements temporels, la transcendance de sa mission et la nécessité de l’animation spirituelle de ses membres45. Il se trouve que dans la région nantaise, comme on a pu le voir, certains de ses membres ont particulièrement illustré la vie syndicale jusqu’à l’échelle parisienne. Mais se limiter à ces activités serait singulièrement rétrécir le champ d’action du mouvement en négligeant en particulier son rôle au sein de la Mission ouvrière qui avait été réorganisée au plan national au cours du second semestre 195446. En 1957 il avait été décidé de créer des « secteurs missionnaires » dans les diocèses pour une meilleure coopération entre ceux qui trouvaient concernés par le milieu ouvrier. L’ACO y sera bien évidemment partie prenante.
20Dans le diocèse le premier à avoir été créé est celui de Rezé, dans la banlieue nantaise, en 1958. La Mission ouvrière sera par la suite ainsi définie par les membres de l’ACO comme « un lieu de rencontre, d’autres diraient un tissu de liens, qui se constitue entre des personnes et des groupes humains qui travaillent à l’évangélisation du monde ouvrier avec un souci de coordination47 ». Un premier comité est constitué des responsables locaux de l’ACO, JOC-JOCF et d’aumôniers. Il faudra attendre 1965 pour voir se mettre en place un Conseil diocésain de la Mission ouvrière (CDMO) alors que se créait le secteur de Saint-Nazaire. En 1967, après l’arrivée de Mgr Vial, des religieuses entreront officiellement dans ce conseil. Au mois d’octobre le vicaire général Legouic lançait un appel à neuf congrégations de sœurs œuvrant dans le diocèse. Il leur propose « d’apporter un complément de regards en particulier sur la vie des familles ouvrières telle que la voient les religieuses ». Sept d’entre elles rejoindront alors la Mission ouvrière par l’implantation de petites communautés dans des quartiers populaires48. R. Rouaud qui représentera l’évêque au CDMO de 1967 à 1983 suivra en particulier l’expérience des sœurs qui, à partir de 1968, s’engageront dans le monde du travail. En mai 1970 une session de la Mission ouvrière sera consacrée à cette présence. Y participeront une vingtaine de membres de l’ACO aux côtés de responsables et de religieuses plus particulièrement concernées. La présence de l’ACO à d’autres rencontres sera toujours significative de l’intérêt qu’elle porte à cette institution. On la retrouve ainsi, toujours en 1970, parmi les 150 laïcs délégués de divers mouvements, les 40 religieuses représentant les congrégations concernées, les aumôniers de secteurs et plusieurs prêtres ouvriers à la session intitulée « Au cœur du monde ouvrier, l’Église grandit ». De même une délégation diocésaine participe-t-elle en mai 1975 à Lyon à la session nationale, préparant à cette occasion un document évoquant l’historique du mouvement dans la région nantaise49. À cette date les militants ont levé leurs réserves qui avaient présidé à la question des prêtres ouvriers. Une phase d’expérimentation avec un travail à temps partiel s’était mise en place à partir de 1966 dans deux ou trois secteurs de Nantes et de Saint-Nazaire avec une priorité pour celui de Nantes-sud-Rezé. En 1970 ils seront sept prêtres à temps complet, 5 à Nantes et 2 à Saint-Nazaire alors que l’ACO suit attentivement cette présence au monde ouvrier.
21Dans les Pays de la Loire, la Loire-Atlantique se situe, et de loin, en tête en ce qui concerne le nombre des militants d’ACO. Ainsi à la session d’études régionales à Angers en 1966 elle est représentée par 60 laïcs et 8 aumôniers suivie d’assez loin par le Maine-et-Loire avec 45 laïcs et 5 aumôniers50. Au nom de l’évangile ses militants ont été sur tous les fronts concernant la vie ouvrière, notamment lors ses grandes crises sociales qui ont secoué le département. Cet engagement les amènera progressivement, à partir de 1970, à privilégier l’option socialiste dans la vie politique nationale. Aussi est-il intéressant en conclusion de comparer l’itinéraire de certains de ces hommes et de ces femmes avec leurs homologues dans le monde paysan51. Ceux-ci ont été également formés par un mouvement d’Action catholique, à savoir la JAC. Comme eux ils manifestent une forte solidarité professionnelle dans le cadre de l’action syndicale, FDSEA, CDJA. Quelques-uns s’engageront même dans le combat politique au nom d’un socialisme à visage humain. Cependant si, à la fin des années 1950 et plus tard en 1968, dans un contexte de crise, des rapports intersyndicaux sont noués, il n’y aura pas fusion entre le mouvement ouvrier et le mouvement paysan52. De même le CMR. et l’ACO poursuivront-ils leur voie spécifique après l’abandon du mandat en 197553.
Notes de bas de page
1 Nantes en mission 1957-1958, Nantes, 1958, p. 63-64.
2 Cf. M. Launay, « Le xixe siècle », F. Abbad (dir.), La Loire-atlantique des origines à nos jours, Saint-Jean-d’Angély, Bordessoules, 1984, p. 329-333 ; P. Bois Histoire de Nantes, Toulouse, Privat, 1977, p. 327 sqq. ; Y. Guin, Le mouvement ouvrier nantais, Paris, Maspero, 1976.
3 C. Willard (dir.), La France ouvrière. Histoire de la classe ouvrière et du mouvement ouvrier français, t. 2 : De 1920 à 1968, Paris, Les Éditions ouvrières, 1995, p. 305.
4 A. Vigarie, « Économie et société », Loire atlantique. Au confluent du rêve et de la société (Encyclopédies Bonneton), p. 263 sqq, Paris, 1998.
5 J. Fierain, « Les fusions de 1955 dans la construction navale à Nantes – Saint-Nazaire », Enquêtes et Documents, Nantes, Centre de recherches sur l’histoire du monde atlantique, t. VIII (1984), p. 51-94.
6 P. Pierrard, L’Église et les ouvriers en France 1940-1990, Paris, Hachette, 1991, p. 221.
7 G. Declercq, Syndicaliste en liberté, Paris, Seuil, 1974, p. 63.
8 B. Hazo, Les anarchistes bleus 1880-1914. Le mouvement ouvrier à Saint-Nazaire et en Loire-inférieure, La Baule, 1980.
9 Compte-rendu d’une session d’ACO – Saint-Nazaire novembre 1956, cité dans J.-P. Poyard, « L’Église de Nantes et le monde ouvrier en Loire-atlantique de 1954 à 1975 », Enquêtes et Documents, Nantes, Centre de recherches sur l’histoire du monde atlantique, t. X (1985), p. 219.
10 R. Wattebled, Stratégies catholiques en monde ouvrier dans la France d’après-guerre, Paris, Éditions ouvrières, 1990, p. 201 ssq.
11 Cf. J.-F. Six, Cheminements de la Mission de France 1941-1966, Paris, Seuil, 1967 et J. Guehenneuc, Dictionnaire du monde religieux de la France contemporaine : la Bretagne, Paris, Beauchesne, 1990, p. 37.
12 F. Richou, La jeunesse ouvrière chrétienne. Genèse d’une jeunesse militante, Paris, L’Harmattan, 1997.
Le Père Chaignon devient le premier aumônier diocésain de la JOC/F en 1937. Après avoir fait des études de lettres à l’Université catholique d’Angers, il fut nommé professeur à l’Externat des Enfants-nantais. Il assurera la charge d’aumônier de la JOCF à partir de 1940. Supérieur du collège Saint-Stanislas en 1947, il sera nommé curé de la paroisse Sainte-Croix de Nantes en 1957. Il décède en 1983.
13 G. Declercq, op. cit., p. 79 sqq.
14 L. Berger, L’épiscopat nantais de Monseigneur Villepelet (1936-1966), Mémoire de maîtrise, Nantes, 1992, p. 122 ; Y. Durand (dir.) Histoire des diocèses : Nantes, Paris, Beauchesne, 1985, p. 282.
15 Cf. A. Sauvaget, L’Action catholique ouvrière dans le diocèse de Nantes de 1950 à 1975, Mémoire de maîtrise, Nantes, 2001, auquel nous sommes principalement redevable pour cette étude.
16 En 1966 la Basse-Loire est composée de deux secteurs. Saint-Nazaire passera de trois secteurs en 1960 à 7 en 1966. Nantes en comptera 6 en 1960 et 9 en 1971.
17 M. Chaignon, Le chanoine Joseph Guiho, 1er curé des Batignolles, vicaire général de Nantes (1881-1957), Nantes, Éd. Seco, s.d.
18 J.-P. Poyard, « L’Église de Nantes et le monde ouvrier en Loire-atlantique de 1954 à 1975 », Enquêtes et Documents, Nantes, Centre de recherches sur l’histoire du monde atlantique, t. X (1985), p. 223.
Les aumôniers diocésains seront successivement M. Giraud (1950-1952), R. Rouaud (1952-1963), P. Beurel (1963-1967), P.Templier (1965-1972), J. Brosseau (1967-1973), M. Gaborit (1972-1978).
19 Cité dans L. Berger, op. cit., p. 127. Mgr Villepelet démissionnera au lendemain du concile Vatican II. Il disparaît en 1982.
20 Cf. Le diocèse de Nantes, op. cit., p. 285.
21 Cité dans A. Sauvaget, op. cit., p. 94-95.
22 Cf. J.-F. Motte et M. Dourmap, Mission générale –Œuvre d’Église, Paris, 1957, p. 8. Selon ces auteurs « l’essentiel est une meilleure articulation de toutes les formes d’apostolat à l’intérieur d’une unité sociologique suffisamment large pour faire apparaître les vrais problèmes humains… ». Cf. également E. Fouilloux « Vers une histoire du Centre pastoral des missions à l’intérieur », Les Missions intérieures en France et en Italie du xvie au xxe siècle. Colloque de Chambéry 1999, Université de Savoie, 2201, p. 427-436.
23 M. Launay, « De la Mission paroissiale à la Mission générale : une étape dans l’histoire de la pastorale contemporaine », Enquêtes et Documents, Nantes, Centre de recherches sur l’histoire du monde atlantique, t. XIV (1988), p. 91.
24 Nantes en Mission (1957-1958), Nantes, 1958, p. 67.
25 Ibid., p. 76.
26 Ibid., p. 73-74.
27 J. Debes, Naissance de l’Action catholique ouvrière, Paris, Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, 1982, p. 272 sqq.
28 Propos de l’abbé P. Templier, cités par A. Sauvaget, op. cit., p. 38.
29 Cité dans J.-P. Poyard, op. cit., p. 226.
30 G. Declercq, op. cit., p. 86.
31 Cf. P. Pierrard, op. cit., p. 331.
32 Cf. A. Sauvaget, op. cit., p. 69. En 1976 au niveau national pour 1 000 syndicalistes ACO il y aura 747 CFDT, 158 CGT, 21 FO, 14 FEN, 8 CFTC.
33 G. Declercq, op. cit., p. 70. La CFTC passait de 1 000 adhérents à 2 000 dans la métallurgie nantaise.
En 1947 « il devait y avoir une cinquantaine d’adhérents sur environ 15 000 manuels dans la métallurgie ». Ibid., p. 76.
34 F. Georgi, L’invention de la CFDT 1957-1970, Paris, CNRS, 1995 p. 191-192.
35 G. Declercq, op. cit., p. 4.
36 Cf. C. Bourgoin, Le patronat chrétien de Nantes de 1930 à 1989, Mémoire de maîtrise, Nantes 1989 ; A. Bovard, Émile Decré. Un grand commerçant chrétien, Nantes, 1997, p. 47.
37 Cité dans G. Declercq, op. cit., p. 62. À cette époque la CFTC passait de 1 000 à 2 000 adhérents dans la métallurgie nantaise.
38 Cité dans B. Fevre et J. Peneff, Autobiographie de militants nantais de la CFDT, Cahiers du LERSCO, n° 4 (septembre 1982), p. 162.
39 Ibid., p. 174.
40 Ibid., p. 96.
41 Cf. A. Sauvaget, op. cit., p. 135.
42 Semaine religieuse de Nantes, octobre 1968.
43 Cf. A. Sauvaget, op. cit., p. 63-64.
44 Cf. Cercle Jean XXIII, École catholique : aliénation ?, Paris, 1968, p. 155 et Berger L., op. cit., p. 201-203.
45 Cf. R.Wattebled, op. cit., p. 189.
46 G. Cholvy G. et Y.-M. Hilaire, La France religieuse. Reconstruction et crises 1945-1975, Toulouse, Privat, 2002, p. 68.
47 Cité dans L. Berger, op. cit., p. 206.
48 Dont les sœurs de Saint-François d’Assise de Saint-Philbert de Grand Lieu, les sœurs de la Sainte famille de Grillaud, les sœurs franciscaines oblates du Sacré-Cœur de Jésus, etc. Cf. J. Dufour, Les religieuses en Mission ouvrière dans le diocèse de Nantes, Mémoire de DEA, Nantes, 2000, p. 84 sqq.
49 Cf. A. Sauvaget, op. cit., p. 149.
50 Ibid., p. 43. La Sarthe, quant à elle, est représentée par 20 militants et 4 aumôniers.
51 Cf. les itinéraires étudiés par R. Bourrigaud, Paysans de Loire-atlantique, Nantes, Centre d’histoire du travail, 2001.
52 C’est pourquoi selon R. Bourrigaud, il est impossible d’intégrer les biographies des militants paysans dans un dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, à moins que celui-ci ne devienne un dictionnaire des militants en général (cf. op. cit., p. 26, n. 3).
53 Sur cette période cf. D. Pelletier, La crise catholique. Religion, société, politique, Paris, Payot, 2002, p. 234 sqq.
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