L’ACJF dans l’Orne au tournant des XIXe et XXe siècles
p. 47-52
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Index géographique : France
Texte intégral
1L’histoire de l’ACJF ornaise est d’abord une histoire de ruptures et de rendez-vous manqués. Périodiquement, la fédération départementale est victime des aléas de l’histoire nationale – la Première Guerre mondiale tue plusieurs cadres et de nombreux adhérents – ou du contexte local, assez particulier. Aussi, l’ACJF ne s’installe-t-elle durablement dans l’Orne qu’après 1920, alors que les premiers groupes locaux avaient fait leur apparition à la fin du xixe siècle.
L’ACJF concurrencée à ses débuts
2Le premier groupe, l’Union Saint-Michel de Sées, est reçu officiellement à l’automne 1886, année même de la fondation du mouvement. Mgr Trégaro, évêque de Sées, lui accorde sa bénédiction, tandis que Léon Harmel, pour marquer l’événement, préside la cérémonie1. Quelques mois plus tard, un second groupe est créé à Alençon.
3Ceci étant, l’arrivée de l’ACJF dans l’Orne intervient dans un contexte local particulier. À la même époque, se mettent en place différentes œuvres, notamment les Cercles ouvriers de Sées, d’Alençon et Argentan ainsi que le Syndicat agricole de Sées. Avec une République de plus en plus hostile à leur égard, les catholiques opèrent une sorte de repli sur eux-mêmes tout en développant de nouvelles institutions et de nouveaux lieux de sociabilité2. D’ailleurs, la tension s’accroît entre la hiérarchie diocésaine, épaulée par les élites laïques catholiques locales, et la préfecture soutenue, comme il se doit, par les milieux républicains. Pour différentes raisons3, le diocèse est en conflit ouvert avec le préfet de l’Orne. Mgr Trégaro est qualifié par les services de renseignements, d’évêque hostile au régime. Quant aux notables de la région d’Alençon et de Sées, également opposés à la République, chacun d’entre eux co-dirige l’ensemble des œuvres catholiques et les cadenasse.

L’ACJF dans l’Orne en 1909
4Dans ce contexte d’hostilité ouverte et de provocations réciproques, les services de police et la préfecture surveillent attentivement chaque nouvelle association confessionnelle et, le cas échéant, limitent leur portée lorsqu’elles ne sont pas interdites4. Enfin, la hiérarchie diocésaine manifeste un certain désintérêt pour ce nouveau type d’œuvres où les laïcs tiennent une large place5. Dans ce contexte, les groupes d’ACJF sont incapables de se développer et disparaissent quelques mois après leur apparition.
5Jusqu’en 1906, l’ACJF est absente de l’Orne alors que des groupes émergent dans les départements limitrophes. Pourtant, depuis l’arrivée d’Henri Bazire à la présidence de l’association, en 1899, l’objectif est d’étendre l’action de l’œuvre, notamment en milieu rural. L’Orne est une cible toute désignée. Seulement, le terrain est déjà occupé par une autre organisation de jeunesse, l’Union provinciale de la Jeunesse catholique normande, et le diocèse de Sées, très en retard sur le développement des œuvres, lui accorde une certaine confiance.
6En 1900, les dirigeants des Philippins de Rouen, œuvre de jeunesse importante et influente dans son diocèse, fondent la revue La Source. Imprégnés par les idées du Sillon de Marc Sangnier, les rédacteurs manifestent régulièrement leurs sympathies pour la République. Avec la multiplication des patronages et autres cercles de jeunesse, l’équipe de La Source a l’idée de fédérer l’ensemble de ces œuvres au sein d’une vaste union englobant les « deux » Normandie. La future Union provinciale de la Jeunesse catholique doit devenir un lieu de ralliement, d’émulation et d’information pour tous les jeunes catholiques normands.
7Au même moment, les œuvres suscitent de plus en plus l’intérêt du diocèse ornais. Cependant, leur organisation est entièrement laissée à l’initiative et, surtout, à la bonne volonté des curés de paroisse. En ce début de xxe siècle, le nombre d’œuvres de jeunesse n’atteint pas dix. L’Union provinciale vient donc opportunément combler un vide et, face à son dynamisme, l’ACJF n’a pas sa place. Elle l’a d’autant moins que, lors du deuxième congrès de l’Union normande, en 1904, à Flers, les congressistes refusent l’adhésion à l’ACJF, alors que des représentants nationaux, invités à l’occasion, assistent aux débats6 !
8Quoi qu’il en soit, l’action de l’Union provinciale de la Jeunesse catholique convainc la hiérarchie diocésaine de l’intérêt et de la nécessaire organisation des œuvres de jeunesse. En 1904, neuf groupements de jeunes existent dans le diocèse. En 1906, ils sont une trentaine. Lors de la retraite annuelle des prêtres, en 1905, Mgr Bardel, évêque de Sées, affirme le besoin de développer les groupes de jeunes et, en particulier, les cercles d’études.
9Toutefois, l’Union provinciale de la Jeunesse catholique de Normandie suscite tiraillements et méfiance entre les différentes parties (diocèses, dirigeants des groupes locaux, fondateurs, Bas et Haut Normands…). Certains craignent l’hégémonie des groupes rouennais, de loin les mieux organisés. De plus, en cette période de Séparation, les sympathies républicaines de La Source dérangent, notamment Mgr Bardel et sa hiérarchie7. Pareillement, les influences du Sillon parmi les dirigeants régionaux (issus pour la plupart des rangs des Philippins de Rouen) et les rédacteurs de la revue de l’Union ne sont pas au goût de tous, en particulier de Mgr Guérard, évêque de Coutances Avranches, qui ne cache pas son attrait pour l’Action française. Enfin, c’est peut-être la raison principale, beaucoup, dont Mgr Bardel, se méfient d’un mouvement de jeunesse qui n’est pas entièrement dévoué à l’Église. En septembre 1905, lors du troisième congrès de l’Union, à Évreux, les discussions s’attardent sur un passage des futurs statuts. Un des articles précisait que l’Union de la Jeunesse catholique de Normandie serait « au service de la cause catholique ». Or, la formule ne convient pas à une partie du clergé qui obtient une modification substantielle. Ces termes vagues sont remplacés par « au service de l’Église catholique ». L’Union doit être clairement soumise, dévouée et liée à l’action des hiérarchies diocésaines.
10Face à ces difficultés, l’Union provinciale est condamnée ; le champ est de nouveau libre pour l’ACJF. Cependant, le bilan de cette expérience originale est loin d’être négatif. En effet, celle-ci a permis d’éveiller de nombreux prêtres du diocèse de Sées, ainsi que certains jeunes catholiques, à l’importance des œuvres et aux principes du catholicisme social. Enfin, elle les a sensibilisés aux questions rurales – nous en reparlerons plus loin. D’un certain point de vue, l’Union de Normandie a largement préparé le terrain à l’ACJF.
L’implantation du mouvement au début du xxe siècle
11Devant l’échec imminent du groupement régional et le retard de l’Orne vis-à-vis de la Manche ou du Calvados, Mgr Bardel décide de prendre les choses directement en charge. Premièrement, il fait éditer des statuts types pour l’ensemble des œuvres de jeunesse de son diocèse. Ceci devait couper court à tout problème organisationnel. Puis, il propose comme thème de réflexion, lors des premiers congrès diocésains8, la constitution et l’animation des patronages et autres groupes de jeunesse. Au grand séminaire de Sées, il impose aux jeunes prêtres, des cours consacrés à la sociologie, à l’encyclique Rerum Novarum et aux œuvres de jeunes. En dernier lieu, l’évêque de Sées accorde une large confiance à l’ACJF et l’encourage à multiplier les groupes dans son diocèse.
12À la différence de l’Union provinciale, le mouvement d’Albert de Mun présente plusieurs avantages qui semblent séduire Mgr Bardel. L’Association est entièrement dévouée à la cause de l’Église et ses militants se décrivent comme étant de zélés auxiliaires des prêtres. Ensuite, son organisation diocésaine permet un meilleur contrôle et une action plus proche du terrain. L’ACJF a également pour ambition de former une élite catholique et cette idée retient spécialement l’attention de Mgr Bardel. Ce dernier, enfin, envisage de développer les œuvres sociales, mutuelles et syndicats agricoles. Or, l’ACJF peut être, en la matière, un puissant catalyseur.
13Ces circonstances et ces raisons expliquent la place essentielle accordée à l’Association, lors des congrès diocésains de 1907 à 1910, ainsi que son développement somme toute rapide, pour un département rural et à la population éclatée. Entre 1906 et 1909, quatorze groupes, rassemblant 200 militants environ, sont créés et affiliés. À l’été 1906, la section d’Alençon est refondée sous l’impulsion du futur président diocésain, Émile Maréchal. Un an plus tard, se tient le premier congrès inter diocésain (Laval, Le Mans et Sées), sous la présidence de Mgr Bardel et de Jean Lerolle ; 300 jeunes y participent. En août 1908, le premier congrès départemental, à Flers, est l’occasion de dresser un premier bilan optimiste9 : huit groupes sont officiellement reçus (soit presque 150 jeunes) ; neuf sont en attente d’affiliation et cinq avant-gardes préparent les plus jeunes à entrer dans l’ACJF. Au total, entre 350 et 400 jeunes sont touchés par l’Association. La moitié des groupes est localisée dans le Bocage, autrement dit la partie la plus religieuse de l’Orne. Le plus notable reste que la plupart des sections sont situées en milieu rural.
14À l’aube du premier conflit mondial, comment mesurer l’activité de groupes aussi récents ? Il s’agit d’une question à laquelle il est encore difficile de répondre. Néanmoins, durant cette période, l’ACJF a posé des jalons pour ses activités futures, celles de l’entre-deux-guerres. En outre, elle a amorcé une action syndicale forte et durable, dans le milieu agricole.
15Il faut garder à l’esprit que La Source avait préparé le terrain parmi les militants qui lisaient la revue. Ses méthodes de travail, sans oublier ses préoccupations en matière d’action sociale, étaient analogues à celle de l’ACJF : enquêtes, causeries avec l’aumônier, commentaires de l’actualité ou de passages de la Bible… Mais, est-ce bien suivi ? En 1909, Jean Vallée, président du groupe d’Alençon, dresse un portrait peu flatteur des activités intellectuelles des militants. L’étude n’est pas assez pratiquée ; Les Annales, La Vie Nouvelle et La Jeune Normandie (le bulletin régional de l’ACJF) sont peu lues ; les groupes n’ont pas recours aux enquêtes et aux questionnaires. En revanche, sur le plan religieux, l’ACJF est plus exigeante que La Source et l’Union provinciale. Par exemple, Mgr Bardel, via l’Association, met un point d’honneur à étendre les retraites de conscrits destinées aux jeunes partant au service militaire10.
16Sur le terrain, les premiers groupes ont, semble-t-il, une plus large portée. Dès leur fondation, ils vont au contact de la société et transforment le discours d’action sociale en réalité. En 1907, les militants de Flers entretiennent une popote où les enfants des grévistes des usines textiles viennent déjeuner. Quelques mois plus tard, ils ouvrent une garderie de vacances, mais échouent sur la création d’un syndicat de mineurs. Ceux de Vimoutiers fondent une mutualité scolaire.
17Les initiatives les plus fécondes et les plus durables sont prises en matière agricole. En ce sens, l’ACJF de l’Orne applique les consignes du congrès d’Angers (1908) consacré à la question agraire. Elle met surtout en pratique les vœux des différents congrès diocésains. En effet, Mgr Bardel souhaite vivement multiplier les œuvres agricoles – il s’agit même d’une priorité – et confie une partie de cette tâche à l’ACJF. En 1907, l’abbé François, secrétaire général de la puissante Fédération agricole du Nord, vient expliquer aux jeunes militants et à leurs aumôniers ce qu’est le syndicalisme agricole d’inspiration chrétienne. Un an après, le groupe de Tanville participe à la création d’une coopérative laitière. Mgr Bardel confie officiellement à un jeune aumônier d’ACJF, l’abbé Onfray, la charge de fonder, dans tout le diocèse, syndicats et mutuelles agricoles. En 1914, ce dernier et quelques militants locaux – lorsqu’ils étaient présents – sont à l’origine d’une vingtaine d’organisations11.
18À la veille de la guerre, le bilan des activités de l’ACJF est un bilan en demi teinte. L’Association est bien implantée dans le diocèse de Sées et a, très rapidement, montré son dynamisme. Mais, en raison de sa jeunesse, elle n’a pas encore donné naissance à une nouvelle élite catholique. Les combats de 1914-1918 n’arrangent en rien cette situation, au contraire. Ensuite, les groupes, pour moitié ruraux, demeurent très isolés du fait de leur éloignement, ce qui ne favorise pas l’émulation. Enfin, les actions de terrain, qui se voulaient durables, vont, pour beaucoup d’entre elles, échouer à cause de la guerre.
Notes de bas de page
1 L’Union Saint Michel compte vingt-cinq jeunes militants. L’abbé Darel, archiprêtre de la cathédrale, devient son aumônier.
2 Cf. G. Cholvy, Histoire des organisations et mouvements chrétiens de jeunesse en France (xixe-xxe siècle), Cerf, 1999, p. 77 sqq.
3 En 1885, le préfet de l’Orne a refusé la démission de Mgr Trégaro qui souhaitait vivement retrouver l’armée en tant qu’aumônier militaire, puis a fait suspendre les traitements de deux prêtres du diocèse.
4 Lorsque le Cercle catholique militaire d’Alençon est fondé, le préfet de l’Orne fait interdire aux soldats de le fréquenter, sous peine de condamnation.
5 À propos des patronages normands créés à la fin du xixe siècle, Nadine-Josette Chaline écrit que la grande majorité d’entre eux ont été créés sur initiative individuelle de curés ou de vicaires soucieux de « préserver les jeunes garçons quittant le catéchisme ». N.-J. Chaline, Histoire religieuse de la Normandie, Chambray, CLD, 1981, p. 279.
6 Les dirigeants de l’Union provinciale et de La Source, issus pour la plupart des Philippins, sont largement influencés par les idées du Sillon et ne souhaitent pas décevoir les représentants nationaux, également présents lors du congrès de Flers. En fait, les congressistes optent pour le statu quo puisqu’ils refusent aussi l’adhésion au mouvement de Marc Sangnier.
7 Il ne faut pas oublier qu’en novembre 1902, Mgr Bardel est condamné pour abus par le Conseil d’État. Avec l’archevêque de Besançon et l’évêque de Nice, il avait organisé une pétition de l’épiscopat français, en faveur des congrégations. Le 4 décembre 1902, son traitement est suspendu par Émile Combes, président du Conseil et ministre des Cultes.
8 À partir de septembre 1905, lors d’un grand congrès annuel, Mgr Bardel réunit l’ensemble de son clergé et des responsables d’œuvres. Tous les ans, il propose des thèmes de réflexion et fait parvenir à tous les prêtres des questionnaires destinés à préparer les discussions des congressistes. Une partie de l’organisation du diocèse est ainsi, passée au crible. Des objectifs sont également fixés pour l’année à venir, puis, au congrès suivant, les résultats sont évalués. Mgr Bardel, homme d’organisation, souhaitait, de cette manière, mettre plus de cohérence dans la gestion de son diocèse afin, notamment, d’endiguer une indifférence religieuse croissante.
9 Ce congrès est aussi l’occasion d’organiser l’Union diocésaine de la Jeunesse catholique de l’Orne.
10 Ces retraites devaient fortifier les âmes des appelés afin qu’ils puissent affronter les « dangers » de la caserne et évitent de perdre la foi.
11 En janvier 1908, ces syndicats et ces mutuelles sont rassemblés au sein de la Fédération agricole de l’Orne. L’abbé Onfray en est le secrétaire général pendant vingt ans. En 1939, ce syndicat agricole est la plus important de l’Orne avec 6 000 adhérents. Sur ce syndicat, cf. E. Poisson, « L’exemple ornais d’un syndicalisme agricole d’inspiration chrétienne, 1887-1939 », Agriculture et paysans dans l’Orne 1800-1940, Revue de la Société historique et archéologique de l’Orne, n° 3 (septembre 2001), p. 61 à 85.
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