1Né dans une famille paysanne du Trégor finistérien un peu avant la Première Guerre mondiale, François Tanguy Prigent a traversé le siècle en brûlant les étapes pour atteindre le Palais-Bourbon en 1936 et le gouvernement en 1944 en premier et plus jeune de la classe. Pourtant, cet authentique petit paysan breton, fils d’une famille républicaine et socialiste de petits exploitants propriétaires, devenu fermier pour mieux partager le sort de ceux qu’il défendait contre les ventes-saisies et le « fascisme rural » dorgériste1, n’avait que son certificat d’études primaires. Produit de l’école laïque, le jeune paysan complète sa formation générale et politique avec l’aide de son instituteur en poussant la charrue et en dévorant des livres. De là vient sa soif d’apprendre et surtout sa volonté d’éduquer le peuple par ses centaines d’articles dans la presse socialiste et dans la presse nationale, par ses prises de parole dans des centaines de réunions publiques et de meetings ou par ses allocutions radiodiffusées pour expliquer la politique agricole et les nécessités du rationnement dans les gouvernements de la Libération.

2Militant, éducateur, propagandiste, le jeune homme doit d’abord s’affirmer dans sa propre famille contre la mémoire d’un frère aîné mort dans l’enfance, le souvenir d’une mère trop tôt disparue, et les crises d’autorité d’un père démoli par les épreuves de la Grande Guerre. La figure et le modèle du grand-père sont là pour compenser. Ambitieux et fier, jamais complexé par ses origines paysannes et bretonnantes, doué d’une grande volonté et d’un charisme exceptionnel, le jeune Tanguy se fait d’abord connaître dans son milieu trégorrois. Il va étonner et séduire par sa précocité en créant par exemple une section socialiste à 15 ans et demi dans sa commune de Saint-Jean-du-Doigt, puis en se faisant élire contre des notables radicaux, en moins de deux ans d’octobre 1934 à mai 1936, conseiller général, maire puis député du pays de Morlaix. Si l’année de service militaire à Paris lui a ouvert de nouveaux horizons ainsi que les cercles socialistes, sa véritable école de formation a été le militantisme à gauche. Au début des années 1930, le militantisme à la SFIO allié à l’action syndicale à la CNP et sur le terrain coopératif, en fait une figure omniprésente dans sa région puis dans le Finistère. Le jeune paysan parlant à d’autres paysans parvient à greffer les idées et les valeurs du socialisme français sur le fonds d’une culture politique républicaine, laïque et radicale, dans des régions où l’affrontement avec l’Église catholique et la droite est le clivage politique majeur. Occupant tout l’espace politique à gauche pour la SFIO, il empêche les premiers pas d’un communisme rural dans le Trégor finistérien alors que le Centre Bretagne le verra s’implanter durablement après la guerre.

3Très actif, voire activiste, appuyé par Guy Le Normand son mentor, Tanguy Prigent gravit très vite les échelons de la responsabilité au sein de la SFIO et de la CNP, participant pleinement comme député et conseiller du ministre Georges Monnet à l’expérience du Front populaire qui déçoit ses espoirs de réforme agraire. L’approche de la guerre conduit le socialiste pacifiste à remettre en question ses convictions et à prendre conscience du danger nazi. Dans la débâcle de mai et juin 1940, au front, comme beaucoup le socialiste doute de cette Troisième République qui s’effondre et s’interroge sur les responsabilités de son parti. Mais dans un sursaut républicain, il rejette le 10 juillet 1940 les pleins pouvoirs au maréchal Pétain et revient défendre ses administrés occupés. Un des éléments les plus exceptionnels de la vie politique de Tanguy Prigent est qu’il mène de front et immédiatement le combat contre la Révolution nationale de Vichy et l’engagement résistant dans la reconstruction du parti socialiste et la mise en place du mouvement de Résistance Libération-Nord. Le maire de Saint-Jean-du-Doigt joue sur les deux tableaux sans jouer le double jeu. Il mène jusqu’à l’extrême limite au début 1943, par voie de presse et de réunions, la lutte légale et publique pour la défense de l’autonomie paysanne et coopérative. Se battant contre la tutelle de la Corporation paysanne, il poursuit le combat engagé dans les années 1930 contre l’Office central de Landerneau. Mais en même temps, il fréquente à Paris des socialistes résistants et met sur pied des organisations en Bretagne avant de plonger dans la clandestinité totale à l’été 1943. Les autorités de Vichy ne sont jamais dupes et la longévité de cette opposition publique au régime tient en partie à la mansuétude de l’occupant pendant un temps ; sans doute les Allemands n’ignorent-ils pas que son Bulletin gêne les autorités françaises. Sans doute aussi a-t-il bénéficié de l’appui de son ami Guy Le Normand, interprète à la Kreiskommandantur de Morlaix. En tout cas, il n’a jamais suivi Le Normand dans un ralliement qui semble avéré au régime de Vichy comme c’est le cas d’autres notables socialistes2. Prenant de grands risques, y compris pour sa famille, Tanguy Prigent joue un grand rôle dans l’organisation de la résistance dans la France de l’Ouest en 1943 et 1944. Il pratique toutes les formes de lutte jusqu’aux combats de la Libération dans son Trégor. C’est sans doute ce rôle pionnier dans la Résistance qui lui vaut d’être nommé ministre de l’Agriculture par le général de Gaulle en septembre 1944.

4Pendant trois ans, celui qui n’a d’autre diplôme que le certificat d’études primaires, comme son collègue communiste Charles Tillon, occupe un poste difficile en ces temps de pénuries et de rationnement. Il est même en première ligne, au Ravitaillement, à la fin de 1945 et au début de 1946, quand il faut rétablir la carte de pain, et en 1947 quand il faut en réduire les rations. Très populaire dans ces dizaines de voyages à travers la France, sachant trouver les mots justes pour convaincre ses auditoires, le jeune ministre défend la politique de reconstruction des gouvernements de la Libération. Avec volontarisme, il pousse à la création du syndicalisme agricole unifié et de gauche dont il rêve, la CGA, rapidement investie par les forces conservatrices. Il met en place les réformes auxquelles il tient comme le vote en 1946 du statut du fermage et du métayage et engage une vaste politique de modernisation de l’agriculture française qui portera ses fruits quelques années plus tard. Mais, le paysan-ministre reste avant tout un militant socialiste qui devient un dirigeant respecté de la SFIO. Sa politique doit servir la France sans oublier l’essor du socialisme. Or, Tanguy Prigent est déçu des consultations électorales de 1945 et 1946 qui placent la SFIO derrière le PCF et en troisième position. À partir de l’été 1946, le ministre de l’Agriculture est partisan de quitter le gouvernement car il estime que les responsabilités politiques et économiques de la SFIO ont conduit à son affaiblissement électoral. Pourtant, en militant discipliné, il reste au gouvernement jusqu’en octobre 1947 alors que la défense des intérêts de « ses paysans » le met de plus en plus en porte-à-faux avec les autres membres du gouvernement et avec ses camarades socialistes Vincent Auriol et Paul Ramadier. Son attachement au « dirigisme » fait qu’en 1947 il n’est plus en phase avec les méthodes de gouvernement et la philosophie politique de la nouvelle majorité qui se dessine. C’est ce malaise, ajouté à un positionnement à gauche dans la SFIO, qui font que Tanguy Prigent a soutenu Guy Mollet quand il a pris la direction du parti en 1946.

5Dans les années 1950, en pleine guerre froide et dans un affrontement quotidien avec le PCF, des convictions démocratiques, européennes et atlantistes communes vont souder les deux hommes ; de l’appui malgré tout à la troisième force à la bataille pour la CED et dans la guerre d’Algérie. Devenu secrétaire fédéral de la SFIO du Finistère, et malgré ses graves ennuis de santé, le député de Morlaix contrôle solidement sa fédération acquise à la majorité du parti socialiste. Jusqu’à la rupture provoquée par le 13 mai 1958, Tanguy Prigent suit Guy Mollet, acceptant un poste ministériel qui ne l’attire guère, en 1956-1957. Il soutient apparemment sans états d’âme la politique algérienne et internationale du maire d’Arras et accepte l’intensification de la guerre d’Algérie.

6Mais, le Breton, attaché à sa langue et à sa culture, est aussi un homme de convictions. En mai 1958, Tanguy Prigent refuse les conditions du retour au pouvoir du général de Gaulle qu’il admire et respecte. Contre le ralliement de Guy Mollet au fondateur de la Cinquième République, il prend la tête de l’opposition socialiste à de Gaulle puis à Mollet. Sa culture républicaine et sa conception du socialisme l’empêchent d’avaliser un coup de force et les conditions de création du nouveau régime. La rupture personnelle avec ses amis socialistes n’en est que plus douloureuse. Refusant la scission du PSA, en septembre 1958, Tanguy Prigent espère encore redresser la SFIO de l’intérieur mais abandonne le combat un an après à la surprise de ses camarades finistériens. Il s’engage alors à fond comme toujours dans le soutien à l’indépendance algérienne. Dirigeant du PSA puis du PSU, le député de Morlaix, battu en 1958 et réélu en 1962, place ses espoirs dans un socialisme rénové et modernisé. Mais il découvre dans ce petit parti des luttes de courants paralysantes, rêvant toujours d’une gauche réunifiée. La trajectoire de Tanguy Prigent est singulière et exceptionnelle. L’intelligence, le désintéressement, le militantisme forcené, l’engagement précoce dans la Résistance, la fidélité à son parti malgré les errements de la guerre d’Algérie y sont pour beaucoup. L’homme a néanmoins le courage de rompre ses amitiés les plus fortes au nom de sa conception du socialisme démocratique. Sa vie, notamment privée, n’est pas absente de faiblesses. Ses dernières années sont faites de souffrances physiques et morales même si son aura reste forte dans son pays du Trégor. Des années 1930 aux années 1950, Tanguy Prigent a contribué à développer le socialisme démocratique dans le monde rural dont il était issu alors que la SFIO avait beaucoup de mal à s’y implanter faute de militants et de relais. C’est l’une des personnalités bretonnes qui a permis au socialisme de s’enraciner dans la région, en particulier dans les années 1960, lorsqu’au sein du PSU des laïques et des chrétiens ont pu travailler ensemble. Tanguy Prigent n’a pas vu dans les années 1973-1990 le basculement électoral vers la gauche et le nouveau PS de la Bretagne. Mais, avec d’autres, son action militante pendant 40 ans, avait tracé la voie.